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Vous !... Mais je n’ai pour soif qu’une amour sans mélange

Qui, ses yeux dans ses yeux, s’enivre de l’échange

Entre moi-même et soi, des plus secrets souhaits…

Je suis seul. Je suis moi. Je suis vrai… Je vous hais.

Paul Valéry (1995 : 172)

Précieux paradoxe que le « retournement orphique », soit celui d’une contemplation qui entraînerait la perte tout en rendant possible un chant qui « regagne », dont le rythme et les sonorités irrésistibles permettront de retrouver un objet d’amour ne pouvant cependant plus être tenu entre les bras. Ce serait là l’étrange réussite de certains textes littéraires, « écritures réparatrices » (Harel, 1992) par lesquelles le sujet guérit virtuellement une séparation originaire, disposant sur le théâtre de son esprit les éléments d’une médecine incantatoire.

C’est ainsi qu’avec Broda et Maulpoix on peut envisager la lyrique amoureuse comme fondatrice du lyrique même, l’objet d’amour et l’agrégat sémantico-sonore du nom étant inclus dans un même processus de recouvrement, l’horizon réparateur du langage projetant partout les liens épars d’un amour sans lieu. « Que voit le poète en se retournant ? Ce qui naguère fut réuni : une conjonction, une conjoncture. C’est vers des liens qu’il se retourne, aussi bien que vers des lieux ou vers un âge disparu » (Maulpoix, 2005 : 69). Liant le disjoint, l’écrivain n’en est pas moins englué dans un acte discursif qui s’ajoute à la relation d’origine qu’il fantasme, d’où la précarité de cette satisfaction imaginaire. Ce n’est donc qu’en se faisant écho de la perte que le chant répare, tel un vieillard soulageant son dépit en se ressouvenant du mieux qu’il peut de l’enfance, vieillissant du même coup de quelques instants supplémentaires.

C’est pourquoi un effort surhumain est nécessaire afin que la vitesse de l’oeuvre dépasse celle du temps objectif. « Seule une voix lyrique inouïe, apparemment inextinguible, est à même de préserver la puissance expressive de l’enfance », souligne ainsi Jean-Michel Maulpoix (ibid. : 70), reprenant à son compte un idéal aussi utopique qu’indestructible. L’écrivain Claude Gauvreau évoque quant à lui ce même idéal dans une lettre afin de mieux fonder sa poétique de la spontanéité :

Totalement inconscient de la valeur extraordinaire de ce que je produisais, je dessinais à flots continus comme un démon ; j’inventais de toutes pièces des mondes féeriques, des histoires fabuleuses : les hommes bleus, le Coffre Joliet, Arthon Bie… […] Ce fut une longue époque de délire, d’invention, d’insouciance et de rêve.

1993 : 122-123

Nous nous situons là bien avant l’oeuvre achevée. Beaucoup plus tard, au moment de consigner cette puissance juvénile dans un objet esthétique dont il assumera la responsabilité, l’artiste n’a d’autre choix que de quitter cette inconscience et d’effectuer un retour minimal sur sa relation avec la matière épousée, risquant par là de briser l’intuition imaginaire. C’est du moins la tension qui accompagne toute attitude lyrique, essentiellement tributaire d’un charme périlleux.

Écriture de la perte et voeu de reconquête, le projet esthétique de Gauvreau laisse place à des répétitions qui participent autant d’une façon de rejouer des scènes traumatiques que de tentatives cycliques pour dénouer l’impasse. C’est à partir de ce théâtre subjectif ou de ce « sujet-théâtre » que je tenterai de cerner le fonctionnement de l’écho, depuis les figures semi-fictionnalisées de Muriel Guilbault et de Paul-Émile Borduas, tout en essayant de lier leurs reformulations compulsives avec une pratique abondante de l’écholalie et d’autres redoublements sonores.

Dédoublements monistes

Quiconque se propose d’établir un répertoire des figures de l’écho dans les oeuvres et la vie de Claude Gauvreau disposera vite d’un réseau qui tendrait à couvrir la totalité de l’objet. Toujours dans l’ombre d’un autre ou au bras d’un fantôme, l’auteur accumule les échos subjectifs afin de mieux construire son identité esthétique. La vénération pour Paul-Émile Borduas[2] puis le militantisme au sein du mouvement automatiste ont des effets que l’on peut retracer du début à la fin des Oeuvres créatrices complètes (1977), certains des premiers textes étant inclus dans le collectif Refus global (1948), et l’ultime pièce de théâtre (Les oranges sont vertes, 1958-1970) mettant en scène un double de Borduas qui abandonne son leadership à un double de l’écrivain[3] – Gauvreau lui-même étant déjà devenu, après le retrait hâtif du maître, l’ultime porte-flambeau de l’« automatisme surrationnel ». De plus, nombre de recueils gauvréens font manifestement écho à la peinture automatiste par leur caractère non figuratif et la liberté ostentatoire de leurs agencements lexicaux. Un deuxième axe majeur d’écho est la présence répétée de personnages féminins tragiques, pour la plupart inspirés par la comédienne Muriel Guilbault[4], dont le roman Beauté baroque sera la biographie romancée. Écrit en 1952 après le suicide de Guilbault, le roman est qualifié dans le sous-titre de « moniste », son sujet humain servant de véhicule pour valoriser l’Unique à travers l’unicité de l’artiste. Enfin, un écho subjectif plus méconnu vient du père de Gauvreau, un militaire de profession rapidement absent du foyer et de la vie de ses enfants. Dans les trois cas, la convocation plus ou moins explicite du fantôme va de pair avec une recherche de légitimité individuelle et artistique qui occupe un espace considérable dans l’énonciation gauvréenne.

« Deux arbres s’inclinent avec effort comme attirés l’un vers l’autre. Leurs faîtes se touchent formant une arche » (Gauvreau, 1977 : 19). Inclus dans la didascalie initiale du texte « Les reflets de la nuit », disposé en tête des Oeuvres créatrices complètes, ce passage introduit déjà une série de polarités dynamiques (« effort » des arbres tendus l’un vers l’autre) qui seront très présentes dans le second texte « La jeune fille et la lune ». Dans ce dernier, une jeune noyée, écho manifeste d’Ophélie, flotte « entre deux eaux », monologuant post-mortem sur un mode descriptif, la multiplication des perceptions portuaires semblant mimer la décomposition du corps flottant. Possédée par la lune qui s’élève au-dessus de l’eau, la jeune fille s’exprime souvent sur un mode écholalique : « Holà ! Holà ! Les rats du quai jeûnent ! » ; « Hon ! Hon ! a fait la pie de l’usine » (ibid. : 24) ; « Hep ! Hep ! Torture dans l’anéantissement ! » ; « Je dors. Je dors. Je veux dormir » (ibid. : 25), avant que ces onomatopées rythmiques ne voient l’écho lui-même intervenir en conjonction avec l’influence lunaire :

Encore il semble que mes narines se dilatent au parfum de la lune et que ma joue trouve place sur le sable de son manteau de velours.

La lune.

L’ÉCHO – La lune !

LA JEUNE FILLE – La lune.

L’ÉCHO – La lune ! (Ibid.)

Outre l’amplification oratoire que ces extraits font entendre, ces répétitions doivent être lues dans le contexte d’une identification de Gauvreau à la figure féminine, laquelle lui sert de symbole pour exprimer son propre drame artistique, comme le suggèrent quelques tournures objectivantes ou carrément à la troisième personne insérées dans le long monologue : « Taxi ! dis-je » (ibid. : 23) ; « Verte ! L’eau est verte, dit la noyée, et mon nez ne veut pas saigner » (ibid. : 24). Dans ce deuxième extrait, mimesis et diegesis se fondent sans détour, ou plutôt se reflètent l’une dans l’autre, le miroitement de la lune sur l’eau s’infiltrant jusque dans la structure du texte.

Ainsi que le confirmeront d’autres textes, Gauvreau se crée notamment comme auteur en se reflétant dans une altérité féminine qu’il finira par attribuer explicitement à Muriel Guilbault, effet-miroir qui prend successivement l’allure d’un salut personnel et d’une rédemption amoureuse. Dans l’objet dramatique « Bien-être », interprété avec Guilbault elle-même et mettant en scène un mariage débouchant sur les funérailles de la mariée, on trouve cette réplique tenant à la fois du vampirisme et du reflet : « Ce soir je me coucherai sur ton corps dans la rédemption noire qui glisse des pierres pourtant rêvées » (ibid. : 43). Messie nécrophile, l’homme effectue la transmutation de l’imaginaire en réalité, ce qui s’accompagne une fois de plus de répétitions lexicales à l’allure de spasmes incantatoires : « Il n’y a personne. Il n’y a personne. Et j’ai mal aux yeux. […] Je vois les caveaux les caveaux caveaux » (ibid. : 46).

Dans l’objet dramatique « Nostalgie sourire », le jeune homme Mervè dira que « [l]es hommes vivent entre deux mots » (ibid. : 56), s’employant lui-même à aligner plusieurs couples de mots semblables :

Morsure ! Morsure ! Incompréhensible discours ! Je parle à mon âme, et mon âme seule comprend alors que je ne comprends pas moi-même. […] Je vois la caravane. Je vois la caravane. Je vois la caravane muette. La caravane muette. Muette. La caravane. La caravane ; les caravanes. La cara-bul.

Ibid.

Plus loin dans le même texte, un personnage de peintre semblera fournir de plus amples explications sur cette poétique de la redondance, en suggérant que le reflet constitue une façon d’étendre son corps et son moi dans le monde :

Mon bras travaillant dans l’amour de la vie. Mon bras travaillant dans les muscles de la vie. J’ai peint avec moi-même. Devenu matière moi seul je me suis peint.

Ibid. : 61

Cette expression conjointe d’un pouvoir créateur et d’un enfermement fatal est liée à une distance entre soi et sa chair, ce que le peintre exprime en disant que « L’homme de génie a suicidé son corps » (ibid. : 63). La possession du génie artistique s’assortirait donc d’une capacité à se dissocier de soi, voire à transmigrer entre les corps et les identités afin d’évoluer via les muscles d’autres vies, afin d’aimer la vie en s’y répandant, en s’y peignant.

Que ce soit à travers le personnage d’un artiste grandiose ou celui d’une demoiselle condamnée, c’est sa propre voix que Gauvreau veut entendre, mais aussi faire entendre, genèse et légitimation s’imbriquant d’un acte énonciatif à l’autre. De L’Asile de la pureté (1953) aux Oranges sont vertes (1958-1970), première et dernière pièces de théâtre de l’écrivain, en passant par La Charge de l’orignal épormyable (1956), un même scénario s’affine, où un personnage de créateur est mis en lien avec une figure de femme ou d’homme persécuté par la société, manière plus dialogique de valoriser le discours même qui se déploie. Gauvreau investit une énergie considérable dans la construction de son autorité, parfois au détriment de sa propre économie langagière étant donné les effets variables de la répétition et de l’insistance oratoire. Cette énergie s’explique par l’absence de tradition littéraire moderne au Canada français, la précarité des écritures surréalisantes ou non figuratives dans ce terreau, l’abandon du mouvement automatiste par Borduas et ses amis, le suicide de la muse Muriel Guilbault. Elle s’explique aussi par l’absence paternelle et le fantasme militaire qu’elle engendra. Toutes ces causes relèvent d’ailleurs d’un désir de filiation et de paternité subséquente, grâce à une prise de contrôle de la parole par l’écho d’autrui et sa symbiose avec l’écho de soi, ce qui prend tour à tour le visage de la passion érotique ou de la violence meurtrière. Dans tous les cas, le regard du poète se dirige d’abord à rebours, fixant une perte particulièrement douloureuse puis tentant d’en mettre en phrases l’improbable catharsis, chaîne orphique construite sur un manque et dont la réussite semble indissociable de la réitération.

Spectres paternels

Figurant aussi parmi les objets dramatiques des Entrailles (le recueil initial de Gauvreau), « Le soldat Claude » affiche sur le mode burlesque la dimension militaire de l’imaginaire gauvréen : « Un soldat est tout seul sur une butte de terre au milieu d’un champ désert. C’est le soldat Claude. Il fait nuit », nous informe la didascalie (ibid. : 65), prélude à un monologue où le protagoniste se laisse aisément aller à l’auto-description : « Sur les carrefours constellaires au milieu de la nuit qui fait pch-ch se tient un homme, inébranlable » (ibid.). Au centre d’une nuit écholalique (pch-ch), le soldat Claude se voit lui-même, son caractère inébranlable n’étant peut-être pas indépendant de ce regard. Ennemi des bourgeois, refusant l’invitation à « turlupiner » (ibid.) leurs fesses rosâtres, cet être déborde néanmoins de puissance sexuelle, secouant « le débarquement de ses souvenirs à coups de testicules » (ibid.), se rappelant les femmes des géants qui « ont consacré leur vie à compter les poils de son sexe » (ibid.), songeant « aux femmes enceintes qui lui sourient dans la pâte de farine » (ibid.)… Le développement narratif fait du soldat Claude un hybride de Zarathoustra et du Christ, alors que notre solitaire de la butte côtoie la « fontaine de Zarathlunska » (ibid. : 66) et qu’il amorce un calvaire après avoir reçu une balle dans la tête. Ce passage d’une sagesse inébranlable à une agonie rédemptrice s’effectue par le caractère « digital » de la balle de fusil, index scriptural qui perce le cerveau pour mieux s’approprier l’origine du jour : « femelle aux entrailles moites, la balle digitale a ressuscité les morts, la pluie est mauve, l’aurore est la baïonnette embrasée du soldat Claude » (ibid.). Alors que le soldat s’était adressé, sans réponse, à Cinéid puis à « Apollinaris des Poètes », la finale le voit se dédoubler de plus belle sous l’effet du feu violent : « Et moi et mon ami, côte à côte, moi la tête enfournée de feu, nous marchons dans les voiles d’orman » (ibid.). Guère plus seul sur la butte, l’homme « saisit sa tête par les cheveux dans sa main droite ; il la détache de ses épaules et la tient à bout de bras » (ibid. : 67), nous informe une didascalie, avant cette réplique finale où le chef du militaire est offert au jugement d’un artiste célèbre : « Tu montreras ma tête à Gauguin, elle en vaut la peine » (ibid.).

À côté de cet exemple, on observe un foisonnement de vocables issus de l’isotopie de la guerre, le ton de la poésie rejoignant d’ailleurs fréquemment celui d’une injonction militaire, voire dictatoriale. « Boucliers mégalomanes » ainsi que le recueil du même nom, les textes de Gauvreau sont des outils à la fois de défense et de bombardement dans la guerre sans merci qu’il mène en faveur de la liberté artistique. « J’ai soif d’étreindre le mal aux cent paupières rouges. Je suis un vagabond », s’exclame un personnage appelé « le guerrier » (ibid. : 77), alors que le monologuiste du texte « Au coeur des quenouilles » ouvre les vannes d’un imaginaire rempli d’hécatombes :

Le sang me bouscule dans le temps oublié une pleine galoche de sang. […] Rigoles de sang sur les tempes, chair de femme dépecée, chair d’homme flétrie. Je suis un criminel imminent.

Ibid. : 81

Dans Étal mixte (1950-1951), les régimes autoritaires sont évoqués de façon trouble, entre dédain et fascination :

[...] un ciment préfector qui a des oeils de princesse Qui a des moules de corbeau Qui a des suzes de bracchitta[5] […] C’est la folie allemande Qui a des noces pour se distraire et un poignet pour dire la messe.

« Sentinelle-onde » : 235

Syncrétisme germano-italien qu’on retrouve plus loin dans les Poèmes de détention (1961) « Vive le drapeau que l’on ne vend pas pour sa cocarde / Les bernes s’éloignent au pas militaire Je ne veux plus les voir […] L’Allemagne est abstraite pour Comboucchi » (« La chasse à la lib » : 875), poèmes dont les documents audiovisuels, reproduits dans le film Claude Gauvreau, poète de Jean-Claude Labrecque, illustrent le rythme belliqueux, plus proche de l’allocution totalitaire que du récital poétique.

Aussi silencieux que fut Gauvreau au sujet de son père, par contraste avec la reconnaissance qu’il démontre à quelques reprises pour sa mère, il est aisé d’en percevoir le fantôme à travers cette rhétorique autoritaire. Notons brièvement que, fasciné par l’institution militaire dont il faisait partie, Lucien Gauvreau s’est absenté définitivement du logis familial le jour même où naquit son fils cadet Claude, soit le 19 août 1925. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, seul l’aîné, Pierre, aura l’occasion de renouer brièvement avec le père, après s’être engagé dans l’armée canadienne. Selon Pierre Gauvreau, qui gardera une impression positive de l’armée, le cadet, encore enfant, n’était d’aucun intérêt pour le père[6]. Absent autant de la courte autobiographie de Claude que de ses correspondances, Lucien Gauvreau n’en est pas moins présent sous la forme d’une béance que les vociférations et la mégalomanie poétique tenteront de remplir, alors que la recherche d’un maître incontestable à travers Borduas[7] se transformera vite en un désir de supériorité culturelle qui s’exprimera de façon cavalière et robuste.

Entre le silence quasi complet sur l’entité paternelle et la vénération transférentielle pour Borduas s’étend le terrain identitaire où les isotopies du pouvoir et de la violence s’expriment en de multiples échos. Parfois victorieux, parfois miné de l’intérieur et producteur d’idées suicidaires, ce commerce avec les fantômes peut être envisagé comme le difficile chemin d’un « devenir-père », lequel s’incarne dans une recherche de souveraineté langagière acquérant de façon récurrente une dimension collective. C’est ce dont témoignent un fort désir de disciples ainsi que l’appropriation obstinée par Gauvreau de l’automatisme et du non figuratif dans la littérature québécoise.

Une mitraille phonématique

À la lumière de cette recherche d’une autorité « perdue » – que les accents tragiques de la lyrique amoureuse semblent préparer sinon fonder –, les redondances phonématiques, lexicales et thématiques de l’écriture gauvréenne apparaissent comme autant de marques d’insistance, révélatrices d’une volonté de siège esthético-identitaire. Arme à répétitions, sa poésie serait ainsi l’instrument révolutionnaire par lequel le faux-père de la société est renversé en faveur d’un justicier auto-fermenté, le soldat Claude, dont les agressions et les exagérations sont blanchies par l’idéal de liberté dont il est le thuriféraire :

Il y a des hobos aux épaules colossales

Il y a la langueur

Il y a la vérité

Il y a moi

Moi et mon paradis rose

Paradis Liberté

Ouste Dehors C’est dehors qui est le mot Dans un sens et dans l’autre

« Orgie rose » : 879

Projection libérante, selon l’expression de Borduas, cette salve associe le moi et le paradis, dans une optique que seuls le messianisme et une éthique sacrificielle distinguent d’un pur narcissisme. Possesseur d’une vérité inébranlable, le poète devient de plus en plus manichéen, bien qu’il s’oppose au dogmatisme environnant, à ceux qui frissonnent dans les temples : « Votre derrière est un lac mort de poële / Vous frissonnez dans les templitudes / JE comble contre les décrets » (« La mie de chair » : 882).

Écho de son et de sens, écho du sens dans le son, cette écriture fait résonner une vérité qu’elle voudrait intrinsèque, au risque de perdre en chemin la considération pour un interlocuteur qui soit un égal. C’est ce qui explique en partie quelques réactions plus négatives aux Oeuvres créatrices complètes, dont la ferveur auto-légitimante laisse peu de champ libre entre le statut de disciple et celui d’ennemi. Refusant de se limiter à faire écho aux injonctions de l’oeuvre, des critiques comme Marchand[8], Popovic et Nepveu[9] essaieront néanmoins d’élaborer une posture intermédiaire, dont l’inconfort s’assortira de réactions virulentes de la part de certains individus. Il faut dire que, dans l’analyse étendue qu’il fait du recueil Étal mixte, Popovic se montre très sarcastique à l’égard de l’invention verbale de Gauvreau et des séries sonores qu’elle comporte. Il compare alors sa verve à celle d’un Capitaine Haddock, puis d’un Maurice Duplessis, critiquant l’anticléricalisme primaire et les injures répétitives qu’il observe dans les oeuvres du poète. « Il serait bien sûr tentant de projeter sur le texte quelques tartes à la crème du discours critique contemporain […] », nous dit-on (1992 : 273), certains poèmes étant décrits en termes d’« incantations curieuses, d’un effet kitsch, constituées de formules magiques issues de l’antre d’un sorcier moyenâgeux. Les lecteurs de Peyo apprécieront ce Gargamel affairé […] » (ibid. : 277). D’une façon légèrement plus méprisante que ces assimilations à des personnages de bandes dessinées, Georges-André Vachon (1984) parlera quant à lui d’une maîtrise déficiente de la langue française afin de s’opposer à la prolixité rhétorique de Gauvreau, dont les répétitions sonores relèveraient d’un babil enfantin.

Pour le lecteur de Joyce, de Ghérasim Luca ou de Valère Novarina, en revanche, il sera plus tentant de voir chez Gauvreau une tentative à la fois burlesque et désespérée de refondation de la langue, genèse personnelle qui ne va pas sans redondances et dédoublements. Dans une perspective orphique, le retour des sons, des syllabes et des figures du discours prend par ailleurs une consistance sémiotique différente d’une simple manie, le « retour » et son échec constant formant la base intentionnelle de l’activité verbale. Il faut d’ailleurs constater le caractère variable de la répétition sonore selon les recueils, son accroissement, menant jusqu’à l’illisibilité, correspondant à des montées dramatiques à l’intérieur du parcours de l’oeuvre. C’est le cas en particulier Faisceaux d’épingles de verre (1961-1970), que le lecteur peut percevoir comme une mimesis de la psychose, et pour Les Jappements à la lune (1968-1970), disposé à la fin des oeuvres complètes, et qui referme l’aventure sur un chaos phonématique extrême :

gastribig aboulouc nouf geûleurr naumanamanamanamouèr agulztri stubglèpct olstromstim ulzz stupp lûdzz lagauzniopc légo lagoztropche agouannse légblé atoutss stroumblamblam lighili auz urm lumn […].

1968 : 1494

De telles flambées a-lexicales ne comptent en fait que pour un faible pourcentage de l’oeuvre et seront lues de préférence dans le contexte du théâtre plus global que sont les Oeuvres créatrices complètes, écosystème à la fois divers et unifié qui reflète bien la diffraction complexe du sujet gauvréen.

Vers le revivre

Plutôt que de postuler la clôture pathologique du discours de Gauvreau, je persiste à y entendre un désir ardemment utopique de présence verbale, de verbe fait chair : atavisme chrétien peut-être, mais aussi élan vers l’incertain, véhémence romantique où l’unité du moi et du monde peut à nouveau être fantasmée. C’est donc selon une poétique, et non par le simple prétexte des motifs biographiques mentionnés plus haut, que j’envisage cette production, les spectres de Muriel, de Borduas, voire de Lucien Gauvreau, n’étant que des aliments de types divers pour un appétit subjectif dont la motivation première demeure la fondation et l’accroissement de son être. Narcissisme, certes, mais narcissisme créateur et, par là, appropriable et transmissible. De la perte initiale à ses réitérations cathartiques, Orphée émerge du sujet Gauvreau sous la forme d’un Moi transcendantal qui échappe à son auteur même, mais qui, par là, instaure un lieu de rencontre, d’amour et de lutte pour les psychés qui s’y aventureront.

J’en reviens toujours à ce magnifique poème intitulé « L’impossible m’attend », où la hantise des morts croise le besoin de présence, alors qu’un spectre imposant semble pouvoir insuffler vie au témoignage, à la signature :

Les corbeilles ont dégusté les offrandes qui appelaient le cercueil.

On a dit : They never come back.

Et pourtant les pas timides cheminent. Les pas timides s’en viennent.

[…]

Il est présent.

Debout il témoigne.

Il est ce qui persiste et qui revit. Il est, enfin, ce qui vit.

Poèmes de détention, 1961 : 891

Qu’il s’agisse du père transmué, du maître automatiste remplacé ou de l’amante sauvée par l’écriture, l’enjeu est ici de faire écho à ce qui ne devait pas revenir, mais qui maintenant persiste et revit, et surtout de vivre et d’être présent grâce au mort et à l’impossible. Une répétition qui ne peut être que résurrection en somme, mais une résurrection qui sera – infidèle écho – naissance d’une autre identité.