Abstracts
Résumé
Prenant l’oeuvre d’Ana Mendieta pour objet d’étude, cet article se penche sur la notion d’exil en tant que ruine. Le rapport est posé par les termes d’invisibilité et de visibilité comme dialectique d’une réflexion qui portera d’abord sur l’ensemble de son oeuvre. Ici redéfinie comme art de la perte et du reste, son oeuvre sera ensuite ramenée vers son origine, c’est-à-dire vers la pièce singulière qui l’a préfigurée puisque cette pièce a situé le corps de l’artiste en relation directe avec la ruine architecturale. De l’imaginaire de l’effacement et de la disparition que celle-ci détermine aux enjeux de la Vanité qu’elle permet de repenser, « l’autoportrait dans les ruines » ouvre alors la question d’une double tentation de la ruine, romantique et érotique. Mais, tandis que la pensée du tragique s’y révèle par l’apparition d’une ruine littérale qui ne reviendra plus dans l’oeuvre de Mendieta, la conclusion amène à poser l’antithèse que cet autoportrait forme avec l’imagerie contemporaine, où la prolifération de la ruine comme spectacle active différemment la notion d’absence et de mort dont cet article fait sujet.
Abstract
This article analyses the art of Ana Mendieta, posing exile as a form of ruins. The dialectic of invisibility and visibility brings us to examine her art as a whole. It plays explicitly on what is lost and left behind, which is used to recover some form of origin. The artist’s body is present in a setting that evokes architectural ruins. It is brought into an “auto-portrait in ruins”, where the ruins play on the romantic and the erotic. With Mendieta’s art, we find ourselves at the antithesis of contemporary imagination, where ruins proliferate as superficial spectacle, whereas in Mendieta’s work the notion of death and of absence play a discrete but powerful role.
Article body
Passée tel un météore dans l’histoire de l’art de la seconde moitié du xxe siècle, Ana Mendieta a laissé derrière elle une production plastique des plus atypiques. Née à Cuba en 1948 et devenue exilée politique à l’âge de onze ans, artiste états-unienne à peine reconnue que déjà disparue – la mort l’ayant brutalement fauchée à l’âge de trente-six ans –, elle aura accompli son oeuvre sur la quinzaine d’années qui la rendit contemporaine de l’art minimal comme de l’art féministe des années 1970.
Restée en marge de tous les courants, Mendieta peut néanmoins se voir rétrospectivement située à la croisée du Land Art et du Body Art. L’ensemble majeur auquel elle a donné le titre générique de Silueta Series a consisté à inscrire la simple trace de son corps sur le sol des États-Unis. Ce faisant, elle a articulé l’un à l’autre les registres antinomiques que sont l’éternité du paysage et l’instantanéité de la performance.
Généralement entendue comme action ou position du corps en tant qu’il est articulation d’actes, la performance se définit ici plutôt comme geste, ou position du corps en tant qu’il est articulation de signes. Au moyen de fleurs ou de branchages éparpillés comme, ailleurs, au moyen de poudre d’artificier qui explose ou de trous creusés en pointillés, il s’agira dans tous les cas, que le matériau soit voué à détruire ou à être détruit, de « dessiner » cette frontière du corps qui, mieux que l’ombre ou le reflet, définit la silhouette.
L’image précaire d’un signe solitaire
Fragilité d’une trace éphémère appelée à disparaître et solidité du territoire séculaire qui l’absorbe en la faisant apparaître, tels sont les termes résumant ce que l’on peut appeler une oeuvre de la perte et du reste. Rivage ou désert, marécage ou rivière, cette oeuvre a été réalisée dans une nature éloignée, voire inaccessible. Elle sera toujours documentée par l’image, à la fois témoignage et mémoire de la Silueta, réalisation artistique in situ de surcroît aussi fugace qu’un nuage[1]. Et parce que ce témoignage-mémoire sera le plus souvent photographique – quand bien même il lui arrivera d’être filmique par le Super 8 ou plus rarement encore par la vidéo –, l’image comme « preuve » a opéré d’emblée pour Mendieta comme moyen de pérenniser l’oeuvre en la documentant à l’instar du Land Art.
Cependant, n’était la connotation judiciaire de l’expression, c’est de « relevé d’empreintes » qu’elle pourrait se voir ici mieux qualifiée. En effet, et cette fois à l’inverse du Land Art dont les oeuvres ont durablement marqué le paysage qu’elles ont toujours modifié, chaque Silueta parmi les centaines que l’artiste a exécutées a pour caractéristique première de s’être évanouie à l’instant même de son surgissement, reprise par le paysage dans lequel elle n’a laissé aucune trace. Par conséquent, son image comme « preuve » de ce qui a été est d’abord le « reste » de ce qui sera perdu. Renvoyant à l’écriture de lumière, selon l’étymologie du mot photo-graphie qui désigne l’empreinte avant de se concevoir comme indice, l’image de la Silueta se réalise de fait en tant que trace de la trace.
À la fois reste impressionné d’une présence inhumée et perte enregistrée de l’absence exhumée, la photographie forme, de plus, tout ce qui subsiste après la mort prématurée de l’artiste, dont aucun commentaire a posteriori ou regard rétrospectif ne vient « documenter » l’oeuvre désormais laissée nue. Dès lors, la précarité sémiotique de l’image comme telle reconduit plus encore la précarité qui signale l’oeuvre de Mendieta. À travers la fugacité de la Silueta comme forme extrinsèque de l’exil, s’exprime la permanence de la solitude comme condition intrinsèque de l’existence. Ainsi que Bataille disait écrire contre son nom, le corps de Mendieta rendu insignifiant dans le temps et dans l’espace du site naturel écrit la précarité d’un être-au-monde en rupture d’altérité, coupé de l’autre à force d’être enfermé en lui-même et, partant, voué à exister contre la rencontre avec autrui.
Aussi retirée du monde des relations qu’elle est ténue dans l’espace de son inscription, la trace est ici l’empreinte de la vie contre la mort. Car elle est l’empreinte de la vie qui se marque en tant que lutte contre la perte et le reste, et ne peut donc s’écrire qu’avec la solitude pour expérience de l’existence comme conscience de la vie.
Le lien entre précarité et horizontalité
D’où la solitude de ce corps juste esquissé par la forme de son passage et jamais accompagné dans sa traversée. Abandonné d’autrui comme de sa propre consistance, il est de plus redoublé dans son isolement par l’horizontalité de la silhouette tracée à même la terre ou marquée en creux dans le sable, flottant sur un étang ou emportée par les vagues de l’océan.
Quel que soit le matériau qui lui donne forme dans la neige de l’Iowa ou sous le soleil de la frontière mexicaine, le signe du corps à peine perceptible dans le paysage s’annule plus encore comme présence dans le monde en se soustrayant à la verticalité du regard porté sur le monde. Ainsi, l’indice de la vie par la reconnaissance d’un corps ne rend finalement celui-ci visible qu’au sens de son invisibilité dans l’humanité. Ou pour le dire autrement : c’est à défaut d’une place définie pour le corps que se trace l’emplacement de son seul signe. Et puisque ce défaut est le signe d’une mort symbolique dans le circuit des échanges et de la vie, le signe de son emplacement ne connaîtra plus que la position du corps allongé, tel un mort enfoui ou embaumé.
Dans ses premières performances, en effet, Mendieta se tenait debout. Violent avec lui-même comme avec l’autre sous le regard duquel il s’exposait[2], son corps en révolte assumait la souffrance d’actions où le sang venait parfois à couler, tandis que ces performances étaient réalisées devant un public convié pour l’occasion. Debout donc : dans cette verticalité qui fonde le désir du lien avec autrui, alors que devenu seule trace de lui-même inscrite dans le silence et loin du regard de tous, il ne se manifestera plus que dans l’horizontalité de la Silueta. Soit une horizontalité qui signe inversement l’action rendue impossible sur le monde, laquelle va jusqu’à inscrire la mort elle-même.
Au-delà de l’action empêchée par le corps allongé, c’est la fin définitive de toute action dont témoigne la silhouette au sol de Mendieta. Pas plus de corps pour reste du vivant que de restes durables de son empreinte, son oeuvre comme répétition sans fin de sa propre disparition efface en même temps toute idée de la possibilité d’un autre monde à bâtir. La Silueta engloutie dans le paysage comme trace d’un engloutissement dans la mort se représente par la fin du mouvement, ou la manifestation, ici nulle, de la vie comme résistance à sa propre destruction.
Et c’est ainsi que l’horizontalité caractérisant l’oeuvre majeure de Mendieta peut faire métaphore de la ruine en tant qu’effondrement de ce qui a été édifié. Du corps comme vestige à la silhouette comme reste, ce qui a été élevé, ou bâti selon l’idée d’une verticalité qui renvoie au pouvoir de l’homme comme sujet dans le monde, sera ensuite et définitivement soumis à la figure de l’écroulement que traduit la Silueta, inscrite à plat comme forme de la vie non seulement disparue mais également vaincue. La silhouette incarnant en tant que telle la perte de matérialité du corps, n’est-ce pas au-delà de cette paradoxale désincarnation que se situe la Silueta qui conjugue fugacité et horizontalité ?
À représenter la pure présence incorporée dans le trou de l’absence, nous dirions qu’elle « sur-incarne » ce qui reste et tel en va de la ruine, forme et figure opposées à la notion de désincarnation. Ruine d’une condition existentielle, l’oeuvre de Mendieta dessine aussi la persistance du pouvoir de créer. Travail s’il en est de l’empreinte et de la cicatrice, de la flétrissure et de la cendre, la Silueta le dessine comme tel, ce travail. En tant qu’il se produit dans une persistance irréductible mais réduite à une trace infime, le pouvoir de créer traduit donc la permanence de son égale fragilité.
L’exil en tant que ruine
Si l’entrecroisement de signes précaires élaborés dans la solitude permet de désigner à ce point la ruine figurale ou métaphore de la ruine pour terme dialectique mis en jeu par cette oeuvre, c’est aussi en raison d’une évocation de la ruine littérale qui s’y rejoue sans fin. En effet, la ruine comme architecture de la perte et du reste n’est certes pas une métaphore pour celui qui a perdu le lieu où l’on se construit en perdant celui où l’on vit. Sans arrimage dans l’endroit du monde où l’amène son errance, l’exilé se définit comme celui qui devient « sans toit » pour avoir d’abord été « sans maison ». Et quand bien même cette condition effective ne subsiste plus qu’en mémoire d’un événement passé, reste l’expérience de ce dernier pour seul matériau d’où rebâtir l’existence.
De là le rapport entre ruine et exil : la première convoque l’espace physique du lieu par la matérialité du bâtiment détruit ou abandonné, comme le fait le second, à ceci près que ce qui reste – c’est-à-dire ce qui perdure – s’y désigne mieux par ce qui manque – c’est-à-dire ce qui est perdu. De fait, alors que l’espace physique est le terme même de l’errance, il se caractérise par l’absence de matérialité qu’est l’espace de l’errant. À l’opposé de la fixité immobile de la ruine qui l’a générée, le « sans-lieu » se définit par un déplacement sans point fixe dans ce lieu paradoxal que devient pour lui l’espace du monde. Lieu de sa traversée comme passage ou transit, le monde pour seul espace de sa présence au monde devient le lieu qui le rend en même temps absent aux yeux du monde. Sans place déterminée, le « sans-lieu » est un être que l’errance assigne à la transparence en le vouant à exister non pas dans le monde, mais à travers le monde.
Transparente dans l’immensité du paysage est bel et bien la Silueta nomade de Mendieta, dont les contours sont apparus du nord au sud des États-Unis sans jamais laisser de marques dans le site. « Les réalisations de l’exilé(e), écrit l’États-unien d’origine palestinienne Edward Said, sont inévitablement surdéterminées par le sentiment de la perte » (2004 : 49 ; notre traduction). Soit l’exact sentiment que la ruine fait advenir, puisqu’elle se produit comme le lieu même de la perte. De sorte qu’ainsi liés de façon indissoluble, ruine et exil se répondent jusque dans la relation d’opposés symétriques qui les unit. En faisant signe par le vestige du corps architectural qui marque la présence de l’homme dans le monde, la ruine est marquée par la notion de visibilité à partir de laquelle se conçoivent le temps et l’histoire comme point d’origine d’où penser l’humanité, construite ou détruite par l’homme. Tandis qu’à faire signe par le corps erratique de l’homme sans place dans le monde, l’exil est inversement marqué par la notion d’invisibilité à partir de laquelle se conçoit l’humanité comme point d’origine d’où penser le temps et l’histoire qui construisent l’homme – ou le détruisent.
Dans ce jeu d’opposés symétriques, opère alors le jeu de réversibilité qui vient sceller leur rapport : en tant que destruction du monde bâti par l’homme, la ruine engendre l’exil par stricte relation de cause à effet. De sorte que, par « sur-incarnation » de la ruine architecturale qui se reconduit en ruine figurale, l’exil lui répond en retour, étant lui-même la cause de cette autre ruine qu’est l’humanité détruite, déchue ou dégradée, et qui s’incorpore comme telle dans l’être qu’elle rend invisible. C’est ainsi que le rapport entre les deux s’articule au coeur de chaque Silueta, où leur transfert a pris la forme éminemment ténue de la trace. Liés comme les deux faces d’une pièce de monnaie, la ruine et l’exil rejoueront l’expérience du reste et de la perte en tant que forme et sens définitivement donnés à l’oeuvre de Mendieta, qui les a toutefois traduits d’abord par leur littéralité en les représentant dans le lieu de la mort.
La ruine comme présence avant la silhouette comme absence
Précédant l’ensemble des Silueta Series pour en constituer l’ouverture inaugurale, la pièce la plus connue de l’artiste pose d’emblée l’interrogation d’une fracture irréductible avec le monde qui habitera la totalité de son oeuvre. Réalisé en 1973 à la frontière du Mexique et intitulé Flowers on Body, cet « autoportrait » la montre le corps nu, mais recouvert de fleurs blanches, et allongé dans les restes d’une tombe aztèque gagnée par la mauvaise herbe de l’abandon et de l’oubli. Chaud et vivant mais raidi sous les fleurs qui ne laissent voir que son contour de chair, voici qu’à reposer tel un cadavre sur une pierre tombale abandonnée, il apparaît comme pétrifié par la mort qu’il aurait en quelque sorte rencontrée avant l’heure.
Réellement présent sous la figure de son recouvrement, le corps de Flowers on Body n’est certes pas encore devenu la trace qui le représentera ensuite comme pure présence de la silhouette simplement marquée au sol – absence définitive du corps qui reviendra en chaque Silueta. Mais l’immobilité à laquelle Mendiera le contraint tandis qu’elle l’allonge sur la pierre tombale éboulée permet d’élaborer la question de l’exil pour condition existentielle, qu’elle poursuivra jusqu’à sa mort en 1985. Sachant que, pour la Cubaine devenue orpheline par la fracture d’une enfance qui l’avait arrachée en même temps à ses parents et à son pays[3], cette question s’organisait non pas tant autour d’un désir de retour au pays d’origine qu’à partir d’un sentiment du manque conçu comme universel.
Car si l’histoire personnelle lui a donné son matériau d’édification avec celui de sa fondation, c’est néanmoins de l’exil intérieur que traite son oeuvre, précisément située hors narration autobiographique. Non pas événement ou dimension extrinsèque de ce qui se produit et a lieu, l’exil s’y produit en tant que phénomène, ou dimension intrinsèque de l’existence qui vient se manifester à la conscience. À la fois division et conscience de cette division, l’exil fait ici paradigme pour l’épreuve d’une jonction irréalisable entre être (être en vie comme potentiel de l’agir) et exister (être dans la vie par le pouvoir de l’agir). Laquelle jonction irréalisable se cristallise dans l’expérience de cette impossible unité qui est celle de la perte et du reste. « Quelque part, quelque chose ne peut se remplir de soi-même, ne peut s’accomplir qu’en se laissant combler par signe et procuration » écrit Derrida (1967 : 208).
Se laisser combler par la ruine pour signifier la destruction d’un être-au-monde, comme celle d’un pays après une guerre, n’est-ce pas ce que Mendieta inscrit comme premier acte de son oeuvre ? Un premier acte qui, déjà, se réduit au seul geste que sera plus tard la Silueta. Annulant toute idée de l’action, il consiste en effet à éprouver sa propre mort en la jouant par procuration sur la tombe en ruine où elle s’est allongée en se recouvrant de fleurs. De sorte que l’étymologie du mot ruine – à savoir, ce qui s’écroule ou s’effondre – permet d’en étendre le sens vers l’ensevelissement ou l’enfouissement de ce qui disparaît au visible pour avoir été détruit de façon invisible.
Le corps de chair dans le vestige de la mort
Formant le support aux corps et visage recouverts de Flowers on Body, la ruine s’y présente donc sous l’espèce architecturale d’un lieu de sépulture réduit à quelques pierres éboulées. Ainsi abordée par sa forme littérale, la ruine comme lieu dédié aux morts se trouve cependant sursignifiée comme étant le seul possible pour le « corps sans corps » de l’errante. Partie de la révolte sanglante lors de ses premières performances d’étudiante en art, Mendieta pose ici la première pierre d’une oeuvre qui se définira par une fragilité abandonnée de toute révolte. Après la blessure à vif d’une violence sociale dont la jeune latina arrivée dans le Middle West très blanc avait fait l’expérience, c’est dans le silence de la mort et la violence de son sentiment que se retire l’artiste, dont l’apparition furtive du corps de chair est en quelque sorte le dernier signe avant la forme évidée de la Silueta.
Tandis que l’ancienne tombe aztèque se situe dans un site abandonné de l’homme et repris par le paysage naturel, on comprend le seuil que forme ce vestige culturel dans un monde qui lui est devenu indifférent. Allongée tel un cadavre sur les restes du monde bâti par l’homme, la Mendieta de Flowers on Body se place déjà dans l’espace radicalement dénué de tout vestige architectural qui sera celui de la Silueta pour les treize années qu’il lui reste à vivre. La sépulture manifestant au plus haut point l’humanité comme ordre du symbolique, c’est donc dans un site éminemment culturel qu’elle réalise son « autoportrait en morte ». Mais précisément parce qu’il a été cultuel, ce lieu oublié par les récits de l’histoire s’offre d’autant plus à l’imaginaire de la perte qu’il prend place dans le « non-lieu » d’une nature qui a repoussé sur des restes de monument.
Aussi, et pour autant que ne devient ruine que ce qui a été édifié par l’homme, Mendieta ne fait pas que se présenter dans la ruine de son être en s’allongeant sur la tombe en ruine. Les fleurs blanches qui la recouvrent sous un soleil de plomb forment le dernier signe d’un lien bientôt fané. La morte que l’on fleurit suppose l’existence d’un autre qui l’honore par ce geste, lequel intègre ainsi l’idée d’une relation avec le monde. Mais tandis que ce geste vient en lieu et place d’une parole définitivement rendue muette, il est ici non seulement le geste du silence, mais aussi celui de l’adieu. Après le corps exposé ne restera plus que le souvenir de sa forme. Après la tombe comme endroit élu du corps mort ne restera plus que la nature pour espace-temps de la Silueta. Soit un espace certes infini et illimité, mais dans lequel la trace laissée s’évanouira si rapidement qu’elle-même ne connaîtra jamais l’état de ruine.
Par conséquent, la ruine architecturale qu’est l’ancienne tombe aztèque pour espace de Flowers on Body peut en même temps se qualifier de ruine figurale. Annonçant une oeuvre qui ne se produira plus que par le fragment, marque de sable ou de glace, d’herbe ou de sel – autrement dit, par le vestige organique ou minéral que sera la Silueta égrenée dans la nature –, la tombe en ruine incarne une conscience de la ruine pensée par le corps et sa fragilité, en lieu et place du monument et sa solidité qui abrite le corps.
D’où le terme d’autoportrait dont on peut, non sans liberté prise à l’égard de l’oeuvre, venir désigner les corps et visage qui disparaissent sous les fleurs d’une sépulture ante mortem – rite solitaire d’une mort « imaginarisée ». Plutôt que la projection d’un état à venir, c’est la conscience d’un être-au-présent que traduit cette mise en scène aussi dépouillée que le corps de Mendieta est nu. Nu, c’est-à-dire mis à nu comme pour mieux se soustraire à la surface du voir qui masque les arrière-mondes du regard, caché qu’il est sous les fleurs qui le recouvrent et semblent pousser de sa chair elle-même, à la fois chair fleurie d’un corps rendu insensible au vivant d’être repris par la mort, et terre fertile d’un corps-territoire d’où la vie renaît sans le visage de la mort.
Ainsi la tombe en ruine de Flowers on Body ne se réduit-elle pas au signe indiciel qui détermine la ruine architecturale. Signe de ce qui pourrait aussi bien ne pas être, d’être au présent ce qui reste d’un avoir au passé, la ruine comme fragment d’édifice prend en cet endroit la forme manifeste de l’empreinte qui détermine la ruine allégorique – ou ruine figurale pour signe de l’existence comme durée de l’être dans le temps.
Les fleurs de la Vanité
Face au visage et au corps de Mendieta « inhumés » sous les fleurs, la valeur allégorique des termes pourrait encore se déployer afin de renommer l’« autoportrait en morte ». Car c’est peut-être « l’autoportrait de la mort » que nous présente plus exactement l’opposition de la chair vivante et chaude sur la pierre froide et inerte. Oeuvre de la performance propre aux années 1970, Flowers on Body ne manque cependant de renvoyer à la Vanité, catégorie picturale du xviie siècle nord européen où la fixité des éléments représentés, crâne ou pièces d’or, luth et fleurs ou verre et perles de nacre, présentifie le caractère éphémère de l’existence et de sa jouissance en les arrêtant dans la présence de la mort.
Dans ces peintures souvent anonymes, cette mort attend elle-même son heure sur un cadran quand elle ne se désigne par la flamme d’une bougie à demi consumée, à moins qu’elle ne menace de faire soudain basculer la vie de l’autre côté du miroir. Car tel est le sujet de la Vanité comme catégorie de la nature morte, justement ; autrement dit, sous-genre d’un genre déjà mineur au regard de l’histoire de l’art, mais ensemble d’oeuvres dont l’enjeu n’en est pas moins la représentation à la fois mélancolique et philosophique du sentiment de la fuite du temps et d’une conscience de la perte pour condition de l’existence.
À cette peinture désertée de la vie correspond donc la ruine qu’elle ne figure pourtant jamais. En effet, c’est au propre et au figuré que cette dernière se définit par ces termes, lieu déserté de la vie dont les derniers restes lancent toutefois un défi au temps. Depuis l’immortalité que suggère le vestige immémorial, la ruine suggère autant le triomphe que la faillite de l’humanité. Ainsi en va-t-il de l’art, voué de tout temps à l’interrogation de la mort sans espoir de la vaincre, mais amené à toujours renaître dans cette angoisse qui le transcende. Jeu du reflet dans la conscience de la perte, Flowers on Body nous présente aussi le reste d’une quête narcissique par le jeu de l’image sans blessure qui nous est tendue.
Pour autant, saurait-on dire que cette quête n’est pas elle-même dans la voie de son propre dépouillement ? Loin, cette fois, du miroir qui hante la Vanité ou très près de ceux qu’elle aime confondre à des trous noirs en les représentant par des surfaces sombres qui ne reflètent rien, les corps et visage ensevelis sous la blancheur mortuaire des fleurs se trouvent d’abord dérobés à leur propre regard. Plus encore, l’horizontalité qui les fixe dans la mort ne connaît pas la verticalité de la stèle, qui assure à l’esprit son élévation possible après la vie.
La tombe en ruine de Flowers on Body a en effet perdu, avec le temps, son élément essentiel qu’est la pierre érigée à la perpendiculaire du tombeau, dressée vers le ciel depuis l’endroit où repose la tête du mort. Verticalisant l’édifice funéraire, la stèle est une construction dédiée à l’esprit en tant que la possibilité lui est ainsi donnée de vivre après le corps, quant à lui assumé comme objet de la perte – perte de l’avoir pour le gain de l’être, puisque le gain de l’esprit immortel se fait au prix du corps accepté comme mortel, et tel que le matérialise l’horizontalité du tombeau qui scelle ce renoncement au corps que l’on a contre la promesse d’être sans corps, pure substance qui jamais ne mourra.
Avec la pierre comme vestige où repose Mendieta, on peut donc dire que la ruine opère selon le double registre, architectural et figural, qui la définit. Et c’est ainsi qu’elle incarne le rapport à l’histoire qui détermine le lieu de Flowers on Body, géographiquement situé à El Yaguul, c’est-à-dire sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Dix ans après Flowers on Body, Mendieta dira de cette pièce qu’elle considérait donc comme foncièrement inaugurale :
En 1973, j’ai réalisé ma première oeuvre dans une tombe aztèque qui était couverte de mauvaises herbes […] cette croissance m’a fait penser au temps. J’ai acheté des fleurs au marché. Je me suis allongée dans la tombe et me suis faite recouvrir de ces fleurs blanches. Le sens, c’était que j’étais ainsi recouverte du temps et de l’histoire.[4]
Au temps défié par la ruine que rend visible la tombe précolombienne éboulée répond alors l’éternité de « l’être de la ruine » dont le corps s’est raidi sous les fleurs blanches qui le rendent invisible. Toutefois, sans la stèle verticale à l’endroit de sa tête pour l’immortalité de son être, la place dans le monde que prend ici Mendieta est bien celle de « l’être de l’exil », être condamné à l’errance qui ne trouve de repos que dans la mort.
De l’esprit romantique à la dimension érotique
Entre le passé qui fait retour avec le fantôme et le présent qui se produit avec le spectre, c’est un imaginaire à la fois plus commun et suspect dont la ruine aztèque, figurative avant d’être figurale, pourrait se voir connotée. Rôdant sous la figure du revenant qu’est en l’espèce l’oeuvre picturale d’un Caspar David Friedrich, n’y a-t-il pas présence d’un rapport nostalgique à la ruine dans la mise en scène du tragique que réalise Flowers on Body ? La solitude d’un corps rendu invisible, qui préfigure la trace dérisoire que sera la Silueta dans l’immensité du paysage, reconduit de fait celle du Moine au bord de la mer, peinte vers 1810 par le plus grand Romantique allemand sous la forme d’une simple silhouette rendue invisible face à l’immensité de l’eau noire. À savoir l’eau d’une mer, telle une masse minérale où l’être en prière se noie déjà d’être aussi noir que ce qu’il contemple, tandis que ce noir est celui de la nuit intérieure où se dessine une pensée du reste et de la perte qui se représentera comme irrémédiable avec le cimetière crépusculaire que Friedrich peindra plus tard.
Dans le lieu littéral de la mort qu’est la tombe, vient inévitablement se cristalliser une certaine tentation romantique de la ruine. Ou tentation nostalgique de son esthétisation que Mendieta tient cependant à distance en la violentant, si l’on peut dire, par la tentation érotique qui sourd d’ailleurs de la totalité de son oeuvre. Mais c’est par l’intensité de la relation entre l’espace de la mort et le temps de la vie que le corps mis en scène de Flowers on Body articule ce qu’il est de jouissance de la chair au sentiment de la perte dont il est l’habitacle. « La fleur est trahie par la fragilité de sa corolle ; aussi, loin qu’elle réponde aux exigences des idées humaines, elle est le signe de leur faillite » (1990 : 176) écrira Bataille, recréant non sans ironie un autre « langage des fleurs ».
Entre la visibilité d’une chair laissée comme vivante et l’invisibilité d’un corps laissé comme mort, n’est-ce pas cette tentation que donne à penser Flowers on Body ? Car tel est le point-frontière que Mendieta fait apparaître en conjoignant l’horreur et le sacré avec la tombe qui devient ici le lieu de la nudité – à savoir la nudité de l’être qui fait don de soi et, ce faisant, offre à nos regards le corps nu de sa jeunesse éblouissante. Précisément maintenu sous les fleurs qui le vénèrent comme mort et l’érotisent comme vivant, le corps de Mendieta, qui s’abandonne en tant qu’objet de la perte voué à devenir reste, cadavre et ossements, ne saurait effacer la nature de sa chair et la promesse de son sexe qu’il présente en même temps. Suscitant l’énergie de la vie et du faire créateur contre le néant de la mort et du hors sens, il interprète le jeu tragique entre Éros et Thanatos que Bataille n’eut de cesse de toujours ré-ouvrir, telle une plaie à vif.
Sans doute plus que d’une volonté délibérée de l’artiste, s’agit-il ici de cette part inconsciente de l’intentionnalité que Duchamp appelait « coefficient d’art ». Mais reste que, dans Flowers on Body, la tentation érotique de la ruine est d’autant plus prégnante qu’elle opère dans le lieu abandonné en tant qu’il appelle lui-même l’abandon du corps – de même que la proximité tangible de la mort en tant qu’elle suscite le désir aveugle de la vie et de sa jouissance. Ou encore, de sa capture avide et immédiate par quoi l’éclat de l’instant abolirait la limitation du temps pour devenir l’éternité, effaçant d’un coup le poids du souvenir comme celui du devenir.
La ruine pour finir, image pathétique versus pensée du tragique
« Continuer, c’est vaincre » conclura Mendieta au dernier vers de l’un des poèmes qu’elle écrivait en marge de son oeuvre plastique[5]. Aussi, traversé par des fantômes romantiques et habité par la présence spectrale de l’érotisme, l’autoportrait dans les ruines permet de poser maintenant la toute autre question d’un imaginaire, cette fois banalisé, de la ruine. Soit un imaginaire façonné et informé par l’image médiatique, où la représentation littérale de la ruine est devenue l’un des signes iconiques du présent, « prouvant » à la fois la destruction comme état permanent du monde et l’exode comme condition persistante de l’autre.
Ruines de guerre et banlieues dévastées, immeubles explosés et villes bombardées, que peut-on dire de l’omniprésence de cette imagerie, sinon que son hyper-visibilité traduit inversement l’impuissance à penser ce qu’elle nous montre ? Avec Flowers on Body, la ruine architecturale tient en une apparition fugace qui ne reviendra plus, laissant ensuite place à la Silueta marquée en hors champ du monde. Dès lors, c’est son antithèse que fournit le spectacle du monde détruit.
« La lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli », écrit Milan Kundera (1978 : 10). Au regard de l’image médiatique de la ruine – dont le trou qu’elle creuse est comblé par son propre flux qui la recouvre en continu –, le sujet de l’exil devient transparent pour la pensée elle-même. Car, au regard de l’image médiatique de la ruine qui est une image médiate de la perte, l’exil est d’abord insaisissable en tant que notion puisque, dans l’excès de visibilité qui dissout le sens, le flux de l’image devient le flux de la perte de ce que l’image signifie. Et c’est ainsi que l’exil, notion et sujet, devient asignifiant, à l’égal du temps qui devient inexistant au regard de l’instant où s’entretient la croyance d’une toute-puissance de la vie sur la mort.
Pourtant, comme l’oeuvre d’Ana Mendieta permet de le saisir, la ruine, forme et figure, est ce qui reste pour l’humanité d’où se constituer en tant que conscience. Penser la ruine à travers le temps contre l’instant de son spectacle, c’est en effet assumer une nécessaire pensée du tragique dont l’ère du pathétique nous a peut-être rendus incapables. Mais une pensée du tragique dont le seul refus organise l’autre ruine qu’est la destruction de l’homme, être de l’humanité et, partant, de sa fragilité.
Appendices
Note biographique
Isabelle Hersant
Isabelle Hersant est critique d’art et chargée de cours à l’Université Paris 8 où elle enseigne l’histoire des théories et de la philosophie de l’art et l’analyse des images photographiques. Elle collabore à diverses revues d’art contemporain et écrit des préfaces de catalogues (Nicolas Darrot, S&P Stanikas, Ivan Polliart, Aï Kitahara, James Turrell…)
Notes
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De la performance au Body Art et de l’art conceptuel au Land Art, notons que la photographie-document qui atteste de l’oeuvre sans faire oeuvre forme un paradigme dans le champ des arts plastiques des années 1970, où elle peut se définir comme moyen au service de l’oeuvre qu’elle transmet. En effet, ce sera avec la décennie suivante et l’arrivée du « journal intime », dont Nan Goldin reste la grande représentante, que la photographie sera élaborée et travaillée en tant que médium déterminant l’oeuvre au-delà même du matériau qui la réalise. S’agissant de Mendieta, il convient de souligner le caractère éminemment éphémère de ses Siluetas tracées sur le sol qui, à l’égal des traces de pas laissées dans le paysage par le Britannique Richard Long, auront d’autant plus nécessité l’image-document. Car tout aussi inaccessible au spectateur, l’oeuvre de Robert Smithson verra quant à elle sa destruction se faire sur des années, et non sur quelques minutes. Ainsi en est-il de Spiral Jetty pour exemple emblématique du Land Art en tant qu’il travaille avec l’entropie comme phénomène naturel. Il suppose, de ce fait, la figure de l’artiste-ingénieur aux antipodes de laquelle se situe donc Mendieta, certes plus proche du « Land Art européen », si tant que ce courant conçoive les cousinages à l’intérieur de sa famille, le Land Art renvoyant précisément d’abord et avant tout à l’immensité du territoire des États-Unis et à ses paysages naturels aussi grandioses à traverser qu’héroïques à conquérir.
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Ainsi, par exemple, de Death of a Chicken (1972), performance où Mendieta entièrement nue devant un mur blanc tient un poulet dont la tête vient d’être tranchée. Tandis qu’elle l’agite en le tenant par les pattes, c’est autant son corps que l’espace alentour qui se trouve éclaboussés d’un sang dont les giclées se répandent en flaques sur ses pieds. Lesquels, lorsqu’elle traversera l’espace, laissent des traces de sang sur le sol à l’égal des marques d’un crime sauvage.
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Née à La Havane en 1948 et décédée à New York en 1985, Ana Mendieta a réalisé toute son oeuvre aux États-Unis où elle était arrivée à l’âge de onze ans comme réfugiée politique avec sa soeur, Raquel, âgée de treize ans. C’était en 1961, et ces deux enfants de la haute bourgeoisie cubaine y avaient été envoyées par des parents qui les ont ainsi soustraites à la loi révolutionnaire de Fidel Castro ; loi selon laquelle les enfants de nantis étaient « exilés » à la campagne pour partager la vie des plus démunis qu’ils étaient en même temps chargés d’instruire. De sorte qu’élevée dans l’opulence économique et les privilèges sociaux, Mendieta se retrouva orpheline avec sa soeur aînée, placée de foyer en famille d’accueil en Iowa où la petite fille riche promise à une jeunesse dorée devint la latina, pauvre et sans famille, et surtout, noire de peau dans ce Middle West très blanc. La latina, comme on l’appelait systématiquement, était une appellation des plus péjoratives en ce début des années 1960, celles de Kennedy, de Luther King et de la lutte des Noirs pour leurs droits civiques. (Sur la jeunesse chaotique et difficile de Mendieta, voir J. Blocker, 1999.) Mais après une adolescence tourmentée, Mendieta entre à l’Université en 1970 pour faire des études d’art où ses travaux sont remarqués par la critique Lucy Lippard qui la soutiendra tout au long de sa carrière. Carrière à propos de laquelle on peut alors noter la particularité suivante : disparue à l’âge de 36 ans après avoir achevé ses études six ans plus tôt, Mendieta a ainsi réalisé la majeure partie de son oeuvre artistique alors qu’elle était encore étudiante.
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[4]
Cité par L. Montano (1988 : 66 ; notre traduction).
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[5]
Poème sans titre d’Ana Mendieta (1981), non publié mais reproduit en totalité après sa mort par l’artiste et amie Nancy Spero (1992 : 75).
Références bibliographiques
- Bataille, G. [1990] : « Le langage des fleurs », Oeuvres complètes I, Premiers Écrits, 1922-1940, Paris, Gallimard.
- Blocker, J. [1999] : Where is Ana Mendieta ? Identity, Performativity, and Exile, Durham, Duke University Press.
- Derrida, J. [1967] : De la grammatologie, Paris, Minuit.
- Kundera, M. [1978] : Le Livre du rire et de l’oubli, trad. de F. Kérel, Paris, Gallimard/NRF.
- Mendieta, A. [1972-1978] : Silueta Series. En ligne: http://www.artistes-en-dialogue.org/meangb.htm (page consultée le 23 mai 2007).
- Montano, L. [1988] : « An interview with Ana Mendieta » (1983), Sulfur, no 22 (no spécial A Tribute to Ana Mendieta), 65-69.
- Said, E. W. [1984] : « The Mind of Winter. Reflections on Life in Exile », Harper’s Magazine, vol. 269, no 1612, septembre, 49-55.
- Spero, N. [1992] : « Tracing Ana Mendieta », ArtForum International, vol. xxx, no 8, avril, 75-77.