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Cette disputatio est le résultat d’un colloque organisé par Naïma Hamrouni à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Je voudrais ouvrir ces réponses en la remerciant très chaleureusement. Je garde un souvenir ému de ces deux journées et de la sororité universitaire qui s’y est manifestée. J’ai eu la joie de retrouver dans ces textes un peu de l’atmosphère bienveillante, studieuse et stimulante de ce colloque. Je remercie beaucoup Lila Braunschweig, Amandine Catala, Marie-Hélène Desmeules, Audrey Ghali-Lachapelle, Anne Iavarone-Turcotte et Sabrina Maiorano pour leurs lectures précises et exigeantes de La Conversation des sexes. Il n’y a pas de plus grande récompense aux longues années de recherche et d’écriture solitaire que ces échanges. Je vais concentrer mon propos ici sur les objections que leurs lectures soulèvent, mais j’ai vraiment aimé que des aspects cruciaux de ce que j’essaie de faire dans ce livre aient été soulignés, voire mieux exprimés par les autrices que par moi-même, qu’il s’agisse par exemple de « défaire le sexe de son aura silencieuse » (Braunschweig) ou de proposer une « conception relationnelle du consentement » (Ghali-Lachappelle et Maiorano). Dans la mesure où leurs objections se rejoignent sur certains points ou gagnent à être traitées ensemble, je vais répondre de manière thématique.

Hétéronormativité, amatonormativité, intersectionnalité

Il me semble que la première critique qu’il me faut prendre au sérieux est celle qui concerne le cadrage : Audrey Ghali-Lachapelle et Sabrina Maiorano critiquent l’hétéronormativité et l’amatonormativité de mon approche, et Amandine Catala, son manque d’intersectionnalité. Ces deux critiques me paraissent justifiées dans une certaine mesure, mais je vais tout de même tenter de justifier le cadrage qui est le mien. Une des thèses qui traversent l’ouvrage est la conviction que les normes sexistes et binaires de genre et la façon dont elles sont articulées au sein de ce que Nicola Gavey appelle l’« échafaudage culturel du viol »[1] fonctionnent d’une manière telle qu’hommes, femmes et personnes non binaires sont façonnés par elles et qu’hétérosexuels, homosexuels, bisexuels et asexuels voient leurs scripts dictés ou critiqués par elles.

Comme le rappellent à juste titre Ghali-Lachapelle et Maiorano, la possibilité même de formuler ce constat provient du travail des théoriciennes lesbiennes que sont Monique Wittig, Adrienne Rich, Colette Guillaumin (même si je ne fais que la mentionner en note dans le livre) et Gayle Rubin. Leurs travaux pris ensemble montrent bien — je cite Ghali-Lachapelle et Maiorano — que l’hétérosexualité est un « mode d’organisation sociale où les femmes deviennent propriété d’un homme tout en devenant des outils de reproduction sociale (…) par l’entreprise de la famille nucléaire monogame ». Elles mettent en lumière l’hétérosexualité comme une des composantes du patriarcat. Cela justifie, à mon avis, de concentrer l’analyse de la sexualité en contexte non idéal sur l’hétérosexualité, non pas au sens où les analyses ne pourraient pas concerner tout autant les personnes non hétéro, mais au sens où le sexe hétéro est une loupe de ce qui, dans le sexe, est oppressif, injuste et fait obstacle au bonheur.

Elles ont raison sur le fait que La Conversation des sexes n’interroge peut-être pas de manière suffisamment frontale le lien entre sexe, consentement sexuel et valorisation d’un modèle hétéronormé de l’amour. Cela s’explique certes parce que j’ai écrit un premier livre dans lequel je prends au sérieux l’impact des mythes de l’amour romantique hétéro sur l’oppression des femmes[2], mais aussi sans doute par « l’amatonormativité », soit « la centralité et le privilège de l’amour romantique dans les relations interpersonnelles » qui rend difficile cette « déhiérarchisation des relations interpersonnelles » que Ghali-Lachapelle et Maiorano recommandent. Pour autant, je ne suis pas certaine que le consentement comme reconnaissance mutuelle du désir d’autrui « suppose la primauté du couple, de l’amour et la centralité du sexe ». Au contraire, j’y reviendrai plus loin, je cherche par là à contourner la supposée exceptionnalité du sexe au nom de laquelle, d’une part le sexe devrait avoir une place primordiale dans nos vies et d’autre part, on ne serait pas tenu·es de s’y comporter selon les mêmes normes morales que dans le reste de nos relations. Cette exceptionnalité du sexe est ce qui justifierait qu’on s’y comporte « comme des animaux » plutôt qu’avec politesse et respect. On peut reconnaître la dimension intersubjective du désir et du plaisir sans présupposer que le sexe devrait se faire dans un contexte d’amour — penser le contraire me paraît justement aller dans le sens des mythes patriarcaux qui incitent les hommes à se comporter avec le moins d’égards possible avec les personnes avec qui ils ont des rapports sexuels, pour ne pas risquer d’avoir l’air de les aimer et être piégés dans le couple. Si l’amitié radicale, le lesbianisme politique et les modèles alternatifs de cohabitation et de parentalité sont nécessaires pour bâtir un monde moins oppressif, il me semble que prôner respect et attention à l’autre — amitié en somme — dans les rapports sexuels n’est pas une valorisation indue de l’hétérosexualité, au contraire.

Concernant la question de l’intersectionnalité, il me semble que la critique d’Amandine Catala est à la fois importante et partiellement contestable. Il n’y a aucun doute qu’un travail féministe se doit d’essayer de lutter autant que possible contre les injustices épistémiques et qu’une analyse intersectionnelle est importante pour atteindre cet objectif. En revanche, il me paraît important de ne pas commettre l’injustice d’affirmer que « le contrat sexuel suit la même logique que celle identifiée par Mills pour le contrat racial », dès lors que l’ouvrage de Carole Pateman est à l’origine de l’analyse de Mills et non le contraire. Pateman écrit, dans la conclusion du Contrat sexuel,

Pour faire ressortir de façon aussi frappante que possible l’enjeu des lectures alternatives du contrat originel, j’ai forcé le trait et décrit le contrat sexuel comme la moitié de l’histoire. Mais il est nécessaire de raconter l’histoire de la genèse politique depuis un autre point de vue encore. Les hommes (considérés comme) responsables de la création du contrat originel sont des hommes blancs et leur pacte fraternel comporte trois aspects : le contrat social, le contrat sexuel et le contrat d’esclavage qui légitime l’autorité des Blancs sur les Noirs[3].

C’est à la suite de cette phrase que Charles W. Mills a élaboré ce qu’il a appelé le « contrat racial » en 1997[4] qui montre comment les hommes blancs se sont accordés pour exclure de façon systématique les gens de couleur de la sphère publique et pour s’approprier leur corps à travers l’esclavage. Carole Pateman a d’ailleurs ensuite co-écrit Contract and Domination avec Charles W. Mills[5].

Je partage avec Catala l’idée qu’il serait intéressant de produire une analyse sur la façon dont d’autres axes d’oppression interagissent avec la domination patriarcale dans la sexualité, mais cela a été fait par d’autres avant moi et, malgré les différentes mentions que je fais de cette question dans le livre, là n’est pas le coeur de mon propos. En effet, et c’est là une réponse sans doute à Catala autant qu’à Ghali-Lachappelle et Maiorano, un des objectifs de mon livre est de remettre en cause l’idée répandue que les féministes de la deuxième vague et en particulier celles qui ont été considérées comme anti-sexe lors des « sex wars » s’étaient complètement trompées et étaient passées de mode face au triomphe incontestable des pro-sexe. Je me situe, à cet égard, dans un mouvement intellectuel dont font également partie Amia Srinivasan, Lorna Bracewell ou dans la génération précédente, Ann Cahill et Susan Brison. Il est vrai cependant qu’un tel retour à la deuxième vague ne peut se faire qu’en tirant les leçons de la troisième, et mon livre manque sans doute certaines occasions de fournir des analyses fondées sur l’intersection des oppressions, notamment les oppressions non directement fondées sur le sexe ou l’orientation sexuelle. Cette critique au nom de l’intersectionnalité soulève à mon sens un problème fondamental de la philosophie féministe contemporaine, celui de savoir si l’on peut encore, après la troisième vague, chercher à analyser des injustices faites aux femmes en raison de l’organisation patriarcale du monde. Sur cette question, je ne suis pas absolument certaine de la validité de mon positionnement : d’un côté, je suis convaincue par les critiques de la deuxième vague qui ont montré comment la focalisation sur les injustices de genre avait pour effet une silenciation des injustices liées au racisme, au classisme ou au validisme. D’un autre côté, je persiste à penser qu’il est possible de se concentrer sur les injustices faites aux femmes en tant que femmes — sans, par là, présupposer, puisque c’est faux, que ces injustices prendraient la même forme pour toutes les femmes. Cela signifie, d’une part, que je pense qu’il est intéressant de fournir des analyses uniquement focalisées sur le genre, quitte à complexifier l’analyse avec une approche intersectionnelle par la suite, et d’autre part, que l’analyse au prisme du genre doit être d’abord une analyse des torts que le patriarcat fait aux femmes. J’ai sur cette question des désaccords avec des gens pour qui j’ai beaucoup d’estime, comme Robin Dembroff, qui pense que c’est une erreur de penser le patriarcat comme une domination des femmes par les hommes. Je pense qu’iel a raison de dire, par exemple, que les hommes aussi sont victimes du patriarcat lorsqu’ils ne répondent pas aux normes de virilité des « vrais hommes »[6], mais je crois aussi qu’ils sont précisément punis parce que leur distance des normes de virilité les féminise. À cet égard, je suis plus convaincue par l’approche pyramidale de Raewyn Connell, dans laquelle les femmes demeurent en bas de la pyramide[7]. J’interprète la critique d’Amandine Catala comme allant dans le sens des rejets d’une approche qui se concentrerait sur une oppression en particulier — en l’occurrence l’oppression sexiste —, mais je persiste à croire que, de même qu’il est important de fournir des analyses sur ce que le racisme, le capitalisme, le validisme font aux humains, il est important de fournir des analyses féministes du monde, même si ces analyses doivent — et j’entends que je ne l’ai probablement pas fait suffisamment — prendre en considération l’intersection des oppressions.

Le consentement affirmatif

Une question de cadrage au sens plus large du terme est celle que soulève Marie-Hélène Desmeules, lorsqu’elle distingue mon interprétation de ce qu’est le consentement affirmatif de la lecture qui en est faite en droit canadien. Desmeules s’appuie en effet sur le droit canadien pour réfuter, d’une part, l’idée que le consentement affirmatif doit être verbal et, d’autre part, le fait qu’on aurait raison, faute d’indice du contraire, de présumer le consentement dans les rapports sexuels. Avant d’entrer dans le détail de cette critique et de ma réponse, je voudrais souligner un aspect de cette critique et, en miroir, de mon livre, qui me paraît relever d’inévitables problèmes dus au cadrage. Marie-Hélène Desmeules laisse entendre qu’on aurait tort de croire que le consentement affirmatif est verbal, puisque le droit canadien a mis en place un critère de consentement affirmatif qui ne demande pas de verbalisation. Or ce qui m’intéressait avant tout n’était pas le consentement affirmatif tel qu’il est reconnu par le droit (en particulier le droit canadien), mais tel qu’il fait l’objet de discussions philosophiques et tel qu’il est promu au sein des mouvements sociaux féministes. Inversement, Desmeules s’oppose à l’idée, qu’elle m’attribue, qu’il faut avoir une présomption de consentement, alors que lorsque je fais référence à une telle présomption, je m’inscris dans un débat juridique de droit français pour savoir si le droit présume le consentement des partenaires (c’est-à-dire si l’on présume, jusqu’à preuve du contraire, que les rapports sexuels sont consentis et légitimes) et ce qu’impliquerait le contraire. Ces malentendus me sont entièrement imputables : j’aurais dû être plus claire sur le contexte dans lequel j’employais les mots.

Mais outre cette question de cadrage à proprement parler, je pense que ce désaccord est très intéressant : Desmeules a raison d’affirmer que le consentement affirmatif n’a pas, dans la plupart des législations qui l’utilisent, besoin d’être verbal et que les manifestations non verbales de désir et d’envie en font partie. C’est une erreur indéniable du livre que de ne pas le dire plus clairement. Pour autant, il est également vrai que la plupart des études de philosophie morale contemporaine sur le consentement — celles de Tom Dougherty[8] et de Japa Pallikkathayil[9] notamment — considèrent, et je suis d’accord avec elleux, que dans le contexte patriarcal qui est le nôtre, dans lequel les hommes sont socialisés à voir des signes de désir sexuel dans les moindres sourires féminins, et les femmes à sourire même lorsqu’elles n’en ont pas envie, il faudrait considérer le consentement affirmatif comme nécessairement verbal. Et il me semble que c’est la conception la plus largement partagée du consentement affirmatif ; en témoigne le fait que cette conception du consentement soit généralement résumée par la phrase « Only “Yes” means “Yes” ». Ces deux raisons expliquent que je m’en tienne dans le livre à une conception strictement verbale du consentement affirmatif.

Desmeules a raison de souligner que, si l’on considère le consentement affirmatif comme possiblement non verbal, mon argument selon lequel l’immense majorité des rapports sexuels ne passe pas le test du consentement affirmatif est probablement faux (je pense qu’un nombre considérable de rapports ne passeraient pas non plus le test d’un consentement affirmatif non verbal, mais sans doute pas l’immense majorité). Si le consentement affirmatif implique tout signe d’enthousiasme ou de désir quel qu’il soit, dans ce cas on peut espérer qu’il soit la norme. Cependant, j’ai trois remarques : premièrement, je crois que c’est une erreur de considérer qu’il y a consentement affirmatif toutes les fois où il n’y a pas manifestement « quelque chose [qui] cloche dans ce que l’autre exprime de toute sa personne ». Le consentement affirmatif implique d’affirmer quelque chose, et il est la plupart du temps entendu que cette affirmation doit être explicite, enthousiaste et renouvelée. Beaucoup de rapports sexuels qui se déroulent de manière un peu mécanique ne passent pas ce test.

Deuxièmement, je pense que même s’il n’était pas vrai que la majorité des gens avaient des rapports sexuels qui ne correspondent pas au modèle du consentement affirmatif, cela ne change rien au fait que, comme le dit bien Marie-Hélène Desmeules, il ne peut y avoir viol que lorsqu’il y a une intention de violer (mens rea). Mon argument justement est que considérer que toute inattention au désir explicite et enthousiaste de l’autre relèverait d’une intention de violer clairement établie va contre l’intuition centrale du viol comme contrainte. Il y a sans doute là une différence entre nos deux points de vue, qui tient en partie aux systèmes juridiques auxquels nous faisons référence : Desmeules, s’appuyant sur le système canadien, considère que la mens rea est établie s’il n’y a pas « croyance sincère au consentement » là où dans la plupart des autres systèmes juridiques, dont le français, il faut avoir eu l’intention de violer.

Troisièmement, Desmeules pense que je commets une erreur dans mon analyse du cas de Raph et Sam : elle juge (encore une fois à partir du droit canadien, qui n’est pas le système dans lequel je m’inscris dans le livre) que je ne comprends pas comment le test fonctionne. Or, d’une part, j’analyse ce cas non pas pour dire que le non-consentement affirmatif n’est pas une agression sexuelle, mais pour critiquer l’extension donnée au terme de « viol » ici[10] et, d’autre part, je rappelle à plusieurs reprises qu’il n’est pas question dans la discussion de savoir ce qui serait reconnu par un tribunal comme un viol, mais ce que l’on définit moralement comme « viol. » Que Raph ait eu tort de ne pas demander le consentement de Sam, à mon avis, n’est pas la même chose qu’avoir eu « l’intention coupable » de violer Sam ; son action est immorale, mais il est important — et c’est d’ailleurs aussi ce que fait le droit — de distinguer une échelle de gravité entre contraindre quelqu’un qui exprime son non-consentement (viol), contraindre quelqu’un qui n’exprime pas son consentement (viol ou agression sexuelle) et avoir un rapport sexuel sans contrainte avec quelqu’un qui n’exprime pas son non-consentement (éventuellement agression sexuelle par négligence, mais non viol). En somme, si je trouve l’analyse de ces situations par le droit canadien passionnante, je pense qu’elle ne permet pas de remettre en cause mes analyses dans ce chapitre et va dans le sens de la défense que je propose du « consentement affirmatif et continu [comme] norme minimale qui peut contribuer à nos épanouissements sexuels » dans le chapitre suivant.

La conscience des opprimé·e·s

Anne Iavarone-Turcotte concentre sa réponse sur le compte rendu que je fais de la réfutation par Nicole-Claude Mathieu de l’hypothèse de Maurice Godelier selon laquelle l’adhésion des dominé·e·s aux idées qui sous-tendent la domination est la cause de la permanence de celle-ci. Elle entend s’opposer à ce qu’elle reconnaît comme une des thèses du chapitre 5, à savoir qu’« il ne peut y avoir de consentement véritable là où il y a oppression sexiste. »

Avant d’entrer dans le détail des objections, je crois qu’une source de désaccord apparent entre Anne et moi tient au statut de ce chapitre 5. En prenant connaissance des objections d’Anne, j’ai eu à plusieurs reprises l’impression que mon propos était mal interprété et qu’elle m’attribuait des positions qui n’étaient pas les miennes. Cela vient d’un manque de clarté de ma part sur le statut du chapitre et plus largement sur ma méthode. Lorsque s’ouvre le chapitre 5, on vient de traverser la progressive politisation du sexe par la psychanalyse, Foucault et les sex wars, et il devient à ce moment du livre indubitable que la conception libérale du consentement, qui est la conception standard actuellement tant dans la société que dans les écrits universitaires, n’est pas tenable. Cette conception repose sur une vision individualiste et dépolitisée du consentement, dans laquelle les individus contractants sont dans une situation d’égalité initiale. Or les féministes des années 1970 ont montré de maintes façons que le patriarcat rendait cette égalité initiale illusoire, et le passage par le BDSM de longue durée dans les relations hétérosexuelles nous a permis de montrer comment la lecture libérale de l’interaction sexuelle pouvait servir à masquer les dynamiques de domination et de violence. Le chapitre 5 s’ouvre ainsi sur un moment de soupçon très grand à l’égard du consentement, qu’il entend creuser en analysant les arguments les plus virulents à l’endroit du vocabulaire du consentement. En d’autres termes, ce chapitre est fondé sur la conviction que si l’on veut, éventuellement, « sauver » le consentement, si l’on veut en faire un outil d’émancipation, il faut impérativement que cette défense se construise sur la base d’une prise au sérieux des objections féministes au consentement. Mon objectif, par conséquent, est plutôt de présenter les objections les plus sévères au consentement que d’avancer mes propres arguments. Pour autant, les commentaires de Iavarone-Turcotte montrent que ce parti pris n’est pas suffisamment explicité.

Sur le problème de fond, je suis, pour l’essentiel, d’accord avec les analyses d’Anne Iavarone-Turcotte, mais je ne crois pas qu’elles constituent une objection majeure ni au travail de Nicole-Claude Mathieu ni au mien. D’abord, Mathieu écrit son article en réponse à Godelier et insiste sur les aspects de la conscience dominée qui vont contre la thèse de Godelier : ce n’est pas tant une absence de sophistication qu’un choix des arguments les plus frappants contre une thèse. Ensuite, il me semble que cette sophistication à laquelle Iavarone-Turcotte nous invite, Mathieu et moi, est l’objet de mon premier livre qui porte précisément sur la question de savoir ce que les femmes peuvent choisir en contexte patriarcal. J’y défends la thèse selon laquelle il faut tenir ensemble la critique de la façon dont le patriarcat façonne l’architecture de choix des femmes et la reconnaissance de l’agentivité des femmes, y compris en contexte d’oppression sexiste. J’y critique notamment l’hypothèse de la fausse conscience et me réfère — comme je le fais dans La Conversation des sexes — aux travaux de Narayan et Khader. Ni dans On ne naît pas soumise ni dans La Conversation des sexes je ne pense ni ne dis que le consentement des femmes est impossible. En revanche, je pense que Pateman, Mathieu et MacKinnon nous donnent d’excellentes raisons de se méfier du consentement conçu comme transparence à soi. Et si Iavarone-Turcotte a absolument raison de souligner l’importance de reconnaître les formes de résistances, y compris mentales, des femmes à leur domination, je crains que son analyse soit parfois trop optimiste : je crois effectivement, comme le dit Mathieu, que la matérialité de l’oppression sexiste a des conséquences catastrophiques sur la capacité des femmes de développer une pensée libre. La double journée (voire la triple) des femmes signifie qu’elles n’ont que très peu de temps de loisir et de réflexion. En outre, un des effets de l’oppression patriarcale est d’avoir un sentiment diffus d’injustice tout en pensant que sa vie ne peut être autre qu’elle n’est et qu’il faut donc s’adapter — en d’autres termes, on peut tout à fait s’adapter à l’oppression sans avoir une conscience qu’il s’agit d’oppression. C’est par exemple de là que vient le succès des groupes de paroles féministes des années 1970 : beaucoup de femmes souffraient de la situation qui était la leur et la trouvaient pénible et injuste, mais pensaient que cette souffrance venait d’une faiblesse de leur caractère, du fait qu’elles étaient « difficiles ». En parlant avec d’autres femmes, en voyant toutes ces femmes aux vies injustes, elles prenaient la mesure que leur sentiment d’injustice n’était pas le fruit d’une bizarrerie de leur caractère, mais du fait qu’elles étaient victimes d’une domination patriarcale qui s’exerçait sur elles et qui fonctionnait notamment en pathologisant les sentiments d’injustice des femmes. De manière générale, dire que « la femme reconnaît les normes de genre qui s’imposent à elle et leurs effets sur son expérience sexuelle » me semble présupposer que toutes les femmes, de tous les milieux, ont reçu une éducation féministe et ont le temps, l’énergie, l’éducation de penser le monde selon le vocabulaire de la théorie sociale. Même avec un principe de charité maximale, cette hypothèse n’est pas compatible avec la popularité de Donald Trump ou Amy Coney Barrett aux États-Unis, Giorgia Meloni en Italie ou Marine Le Pen en France (notons en passant la quantité de femmes dans cette liste, qui défendent activement ce que, nous, féministes, appelons normes de genre, mais les présentent comme la nature des choses). En somme, même si Nicole-Claude Mathieu est, dans cet article, radicale sur les impacts de la domination masculine sur les choix et la conscience des femmes, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une victimisation ou d’une pathologisation, bien plutôt de l’insistance sur la profondeur des effets du patriarcat, non seulement sur les conditions matérielles des femmes, mais aussi sur leur vie psychique. Mathieu ne dit rien d’autre dans ce texte que ce que Beauvoir décrit dans Le Deuxième Sexe, Marilyn Frye dans « Oppression », Sandra Bartky dans Femininity and Domination, ou Ann Cudd dans Analyzing Oppression.

Une conversation érotique ?

Si Iavarone-Turcotte a raison de souligner mon peu d’optimisme sur la capacité des femmes à avoir une vie psychique indépendante des effets de l’oppression sexiste, je comprends que plusieurs autrices de ce dossier s’interrogent sur le soudain optimisme qui semble être le mien dans le dernier chapitre de l’ouvrage, lorsque je propose l’idée d’une troisième voie du consentement, celle du consentement comme conversation érotique. Tant Ghali-Lachappelle et Maiorano que Braunschweig ou Desmeules s’inquiètent que cet idéal de la conversation ne change rien aux problèmes du sexe non consenti, des normes de genre et de l’oppression des femmes dans les rapports hétérosexuels. Elles n’ont pas tort, et sans doute que ce chapitre, pris isolément, pourrait laisser penser que je me berce d’illusions sur la possibilité d’une sexualité émancipatrice, surtout pour les femmes. Mais précisément, ce chapitre arrive à l’issue d’un livre qui s’occupe de décrire les injustices profondes que le patriarcat inscrit dans la sexualité, la façon dont les normes de genre façonnent le désir conquérant des hommes, la soumission des femmes et le script sexuel hétéronormé. Il faut donc comprendre ce chapitre comme une tentative de penser ce à quoi le bon sexe pourrait ressembler dans une perspective de théorie non idéale : La Conversation des sexes s’inscrit en effet dans toute une littérature contemporaine qui s’efforce de penser l’autonomie et l’agentivité dans des conditions non idéales et en particulier l’agentivité et l’autonomie sexuelles, comme chez Linda Alcoff et Quill Kukla. À cet égard, je cherche dans ce chapitre à réfléchir à la façon dont le concept de consentement peut être repensé pour nous guider dans la recherche de pratiques sexuelles qui soient non pas bonnes, mais les meilleures possibles, étant donné les effets du patriarcat que j’ai développés dans les chapitres précédents. Je ne crois pas que cette conversation érotique que j’appelle de mes voeux puisse être mise en pratique de manière immédiate ni parfaite, mais je pense qu’elle constitue un horizon éthique utile, ce que je vais essayer de défendre ici.

La pertinence du concept de conversation

Marie-Hélène Desmeules propose dans son article une critique passionnante et sévère de l’utilisation du concept de conversation dans le dernier chapitre de l’ouvrage. Selon elle, redéfinir le consentement comme conversation « impose un nouveau régime normatif qui agit parfois contre nos épanouissements ». Cette possible nocivité s’exprime pour deux raisons : d’une part, une bonne conversation suppose la sincérité des « conversants » et une telle sincérité risque d’imposer une exigence de véracité, voire une forme d’inquisition, alors que justement le patriarcat va déjà contre la possibilité pour les femmes d’avoir une chambre à soi, et le mensonge peut être une forme de résistance aux pressions masculines dans la sexualité. D’autre part, la conversation implique une norme de l’entente, alors que, justement, les femmes sont déjà socialisées à faire passer les désirs des autres avant les leurs et vivent des phénomènes de « saturation intentionnelle » où les désirs des autres prennent une telle place que les leurs disparaissent. Pour cette raison, Desmeules affirme qu’il vaudrait mieux précisément s’intéresser « à la recherche de meilleures pratiques du désaccord ». Elle conclut sur « les dangers d’appliquer à nos interactions sexuelles un modèle comme celui de la conversation ».

Même si je pense que c’est une erreur de croire que la conversation est un modèle dangereux pour la sexualité, je suis dans l’ensemble d’accord avec les arguments avancés par Desmeules. De fait, ce qu’elle nomme « saturation intentionnelle » est évoqué en d’autres termes à plusieurs reprises dans le livre et en particulier dans la discussion de la zone grise[11] au chapitre 6 et dans la discussion des difficultés du développement d’une subjectivité sexuelle au chapitre 7[12], et les difficultés de l’expression du désaccord en contexte patriarcal font l’objet de longues analyses aux chapitres 3, 4 et 6. Pour autant, il me semble que la critique de Desmeules repose sur une mécompréhension des objectifs de ce modèle : une des thèses majeures du livre, qui revient de chapitre en chapitre, est qu’il faut distinguer la question de savoir que faire du mauvais sexe au sens du sexe moralement et possiblement non permissible et la question de savoir comment penser le sexe positivement bon en contexte non idéal. En d’autres termes, le livre défend l’idée qu’une perspective féministe sur le sexe ne devrait pas se contenter de lutter contre les violences sexuelles, même si c’est indéniablement un aspect fondamental, mais devrait aussi s’intéresser au sexe comme pratique possiblement émancipatrice ou à tout le moins s’intéresser à ce à quoi pourrait et devrait ressembler le sexe dans l’état actuel du monde et des normes de genre. Et je défends l’idée que le modèle de la conversation est un modèle utile pour penser ce bon sexe. Par conséquent, refuser le modèle de la conversation au motif que les partenaires pourraient ne pas chercher l’entente ou qu’il pourrait y avoir des violences sexuelles est une erreur sur la fonction de ce modèle : il constitue un horizon éthique de ce à quoi le bon sexe pourrait ressembler dans les cas où le rapport sexuel est déjà moralement acceptable. Le chapitre 6 s’occupe de la distinction entre sexe acceptable et inacceptable (right and wrong en anglais), le chapitre 7 s’intéresse à ce à quoi le bon sexe (good) pourrait ressembler dans les cas où le sexe passe déjà le test moral du chapitre 6. Tous les exemples que choisit Desmeules pour mettre en doute l’efficacité du modèle de la conversation sont des exemples où l’un des partenaires se comporte d’une manière qui est clairement mauvaise sur le plan moral. Or Desmeules a raison de souligner au début de son article que l’investigation dans ce livre se place en partie « sur le chemin éthique de l’épanouissement sexuel », et c’est pour cet épanouissement que le modèle de la conversation peut fonctionner. Je ne cherche pas à réfléchir au mauvais sexe avec le prisme de la conversation, parce que je partage une partie des analyses de Marie-Hélène Desmeules sur la dangerosité de ce modèle dans des situations initialement injustes et violentes. L’épanouissement sexuel demande que nous soyons sincères avec nous-mêmes et avec l’autre, c’est-à-dire que nous apprenions, progressivement, à ne pas passer sous silence nos désirs et à ne pas mentir, simplement parce que nous n’en aurions pas besoin.

Ce point me conduit cependant à une précision : Desmeules a raison de souligner le danger d’une injonction à la sincérité. Même si je ne suis pas sûre que le problème central de la sexualité hétéro viendrait du fait que les hommes demanderaient trop et de manière trop insistante aux femmes ce qu’elles veulent, il n’y a pas de doute qu’être obligé·e de dire tous ses désirs, ses plaisirs, ses fantasmes n’est pas souhaitable et constituerait une brèche dans l’autonomie des personnes concernées. Mais je ne crois pas que la conversation demande de la sincérité dans ce sens. Une bonne conversation est une conversation dans laquelle il est possible de dire sa gêne, de dire qu’il y a des choses dont on n’a pas envie de parler, d’éviter certains sujets. Attendre la sincérité de l’autre ne signifie pas imposer ses aveux, et essayer de s’entendre ne signifie pas taire ses désaccords[13] ! Desmeules appelle de ses voeux des pratiques qui légitiment et rendent acceptable l’absence d’accord. Il me semble justement que c’est un aspect central de la pratique de la conversation : une conversation implique un respect entre partenaires qui permet ou qui demande d’entendre le désaccord et de ne pas le transformer en source de conflits. Dans une conversation réussie, les désaccords ne sont pas cachés ou dissolus, au contraire ils sont dits et doivent être entendus. À ce titre, la communication qu’avait faite Maxime Tremblay lors du colloque à Trois-Rivières, où il avait étudié les implications herméneutiques importantes de la conversation, qui demandent d’entendre et d’accepter le désaccord de l’autre, allait dans ce sens. Desmeules semble penser que la conversation n’est qu’une injonction à la sincérité pour les femmes ; en réalité, elle est avant tout une injonction pour les hommes à converser, à passer par-dessus le mutisme et la gêne auxquels ils sont éduqués, à véritablement s’efforcer de parler et d’écouter. Il ne s’agit pas, contre ce que soupçonne Desmeules, d’un égal droit de parole des partenaires, mais de montrer aux hommes que le consentement n’est pas que le problème des femmes et qu’il est d’ailleurs d’abord leur problème, au sens non seulement où ils doivent s’interroger sur le leur et le communiquer, mais aussi s’assurer qu’ils reçoivent le consentement et surtout possiblement le refus de leur(s) partenaire(s).

Des avantages du modèle de la conversation

Considérer le sexe comme une conversation, c’est d’abord s’opposer à l’idée du sexe comme négociation dans laquelle le consentement est une forme de contrat. Je fais ici référence à une certaine idée du sexe sur Tinder ou Grindr, dans laquelle on essaie de minimiser l’inconnu en envoyant des photos détaillées et en se mettant d’accord sur tout ce qui va se passer, comme pour s’assurer de perdre le moins de temps possible, de prendre le moins de risques possible, et de prendre le plus de plaisir possible sans trop en donner en échange. Un point frappant de ce modèle est qu’il semble considérer l’échange sexuel comme analogue à l’échange économique et ainsi comme régi par la rareté. Il repose sur l’idée que je dois essayer d’en faire le moins possible et d’obtenir le plus de plaisir possible, comme si le plaisir était gouverné par la rareté. Si c’est souvent le cas dans les échanges commerciaux — si je vous vends ma main-d’oeuvre, j’aurai moins de temps pour moi après notre échange qu’avant —, ce n’est pas le cas dans le sexe. Il y a même des raisons de croire que c’est en fait l’inverse — le plaisir de mon ou de ma partenaire accroît probablement le mien !

Parler de négociation implique également que la collaboration n’en est qu’au début du processus ou que, du moins, elle est censée se terminer. Comprendre le sexe comme conversation, à l’inverse, permet d’insister sur les différentes temporalités du consentement. Ghali-Lachapelle et Maiorano ont raison à cet égard de souligner que j’aurais dû mentionner plus clairement l’importance du BDSM dans ma réflexion sur la question : c’est dans les communautés BDSM que les réflexions sur les différentes temporalités du consentement ont émergé, notamment autour des pratiques d’aftercare. Parler de conversation érotique invite à insister sur deux aspects temporaires du consentement. D’une part, il n’y a pas d’horizon temporel dans la conversation : on peut avoir une conversation brève, on peut avoir une conversation qui dure toute la nuit, on peut être « en conversation pendant des années ». Les gens doivent être d’accord pour entamer cette conversation, mais ils doivent également être d’accord, au fur et à mesure qu’elle progresse, pour la poursuivre. Ils peuvent ensuite revenir sur celle-ci pour en élucider les qualités et les faiblesses, la reprendre ou au contraire l’écourter. D’autre part, les compétences nécessaires pour avoir de bonnes conversations ne sont pas acquises du jour au lendemain, elles demandent qu’on y travaille, qu’on les affine. On n’est pas un·e bon·ne « conversationnaliste » dès sa première conversation, et de la même manière, développer des compétences sexuelles prend du temps, il faut utiliser des mots, des gestes, faire attention aux silences, aux hésitations, d’une manière qui ne peut s’améliorer qu’avec l’expérience. Le modèle de la conversation est donc utile pour insister sur les compétences que requiert une bonne sexualité.

Inquiétude(s)

À cet égard, une première inquiétude peut surgir, que l’on trouve notamment chez Lila Braunschweig : comment avoir de bonnes relations sexuelles si celles-ci requièrent un art de la conversation érotique que nous ne possédons pas encore ? Mon hypothèse est que c’est là que cette compréhension du consentement pourrait être émancipatrice. Lorsque nous pratiquons cette conversation érotique, nous n’avons pas seulement de bonnes relations sexuelles et nous en pratiquons de meilleures, nous apprenons également à connaître nos désirs et nos plaisirs et à connaître ceux de l’autre et, plus important encore, nous inventons progressivement une manière de parler de ces plaisirs et de ces désirs qui peut être transmise à d’autres. Plus concrètement, j’espère que plus les gens pratiqueront cette conversation avec leurs partenaires, plus ils seront à l’aise pour parler de sexe, non seulement pendant l’acte sexuel, mais aussi en dehors, offrant ainsi aux autres des compétences linguistiques qui les aideront à leur tour à avoir de meilleurs rapports sexuels, à mieux se connaître eux-mêmes et à contribuer à une capacité collective à parler de sexe. Grâce à cette capacité, et parce que le consentement ne consiste pas seulement à négocier ou à discuter, mais aussi à converser, nous pouvons également affiner nos capacités à interpréter et à comprendre ce que les autres disent ou montrent.

Un point important revient cependant dans les textes : cette conversation érotique, dans l’état actuel du monde, a peu de chances d’être une conversation entre égaux. Il est très probable qu’il s’agisse plutôt d’une conversation entre inégaux. La première inquiétude, légitime, à cet égard, est de savoir comment convaincre les hommes de cette éthique de la conversation. En effet, d’une part la prévalence des violences sexuelles et le peu de satisfaction sexuelle des femmes hétérosexuelles indique que les hommes hétérosexuels ne se soucient précisément pas dans leur majorité de leur(s) partenaire(s) et d’autre part, comme le montre Braunschweig, les normes sociales de la masculinité façonnent les hommes à être incapables de la sincérité, de la verbalisation des émotions et de l’attention à l’autre que demande cette conversation. C’est sans nul doute une inquiétude que je partage. Il y a plusieurs raisons cependant pour lesquelles je pense qu’on peut concevoir cette conversation comme un point de départ et non seulement un point d’arrivée : premièrement, comme je le disais plus haut, je pense que la conversation érotique a des externalités positives. En d’autres termes, à comprendre et pratiquer le sexe comme conversation érotique, on s’engage possiblement dans un cercle vertueux qui est émancipateur dans le sexe lui-même, mais aussi au-delà. À chaque rapport où l’on s’efforce de se parler, de nommer ses émotions, ses désirs et ses plaisirs, d’écouter l’autre, on développe un vocabulaire et une façon d’érotiser l’égalité qui a des effets sur nos prochains rapports sexuels avec ce.tte partenaire ou un·e autre et sur notre façon de penser et de parler de sexe au quotidien. Ensuite, comme je l’ai dit, l’objet de ce chapitre est de réfléchir à ce à quoi l’on pourrait aspirer dans la situation non idéale qui est celle du sexe dans le monde patriarcal. Je présume donc implicitement qu’il y a des gens et non seulement des femmes, qui s’intéressent au bon sexe et à ce à quoi il devrait ressembler, et que cela signifie que des hommes sont capables de s’efforcer d’ébranler les normes de genre. En ce sens, je suis d’accord avec Braunschweig pour dire que cette conversation, même si elle est plaisante au sens sexuel du terme, sera vraisemblablement au moins en partie inconfortable pour être réussie. Enfin, je suis convaincue par l’idée développée par Beauvoir dans un passage que je cite dans ce chapitre, selon laquelle les hommes prendraient plus de plaisir dans ce type de relations sexuelles. Plus largement, je pense que « refuser d’être un homme », pour reprendre l’expression provocatrice de Stolberg cité par Braunschweig permet aux hommes de mener des vies plus justes et plus heureuses, et j’ai à cet égard l’optimisme, peut-être infondé, que le mouvement MeToo ait ouvert la voie d’un changement profond des identités et des normes de genre.

Cela me conduit à penser que la conversation, même entre inégaux, est émancipatrice. Nous savons, par notre vie quotidienne, que lorsqu’un·e professeur·e a une conversation avec un·e étudiant·e, lorsqu’un parent a une conversation avec un enfant, un·e patron·ne avec un·e employé·e, une personne socialement privilégiée avec quelqu’un qui ne l’est pas ou qui l’est moins, la personne en position de pouvoir a une responsabilité éthique de s’assurer que la personne qui a moins de pouvoir puisse s’exprimer sans crainte. Dans une certaine mesure, il est possible, si la personne en position de pouvoir s’y efforce, de créer les conditions d’une conversation entre quasi égaux à partir de l’inégalité. C’est aussi possible dans le domaine sexuel, si la personne puissante veille à créer les conditions de l’égalité. En termes plus pragmatiques, il est de la responsabilité d’un homme hétérosexuel de prendre la mesure de la menace que la violence masculine constitue pour l’autonomie des femmes et de favoriser les conditions, à son niveau individuel, pour que ses partenaires sexuelles aient le moins peur possible de la violence qu’il pourrait exercer sur elles, si elles ne voulaient pas ce qu’il veut. Je pense à cet égard que comprendre le sexe comme une conversation entre inégaux est le meilleur moyen de faire apparaître et de tenter d’amoindrir les injustices de genre qui s’y jouent.

Une dernière inquiétude que l’on peut avoir à l’égard de l’hypothèse d’une troisième voie comme conversation est celle que Lila Brauschweig soulève, à la suite de Joseph Fischel, dans une note de bas de page. Est-ce qu’il est réellement possible ou disons, est-ce que cela a réellement un sens d’essayer de penser le bon sexe au prisme du consentement ? En d’autres termes, est-ce que cette conversation érotique a vraiment à voir avec le consentement ? Je crois effectivement qu’il y a quelque chose de déroutant dans le fait de ne plus comprendre le consentement comme quelque chose qui soit en dehors du sexe lui-même et vienne avant lui, mais comme faisant partie intégrante du sexe. Mais c’est un point fondamental, y compris pour la distinction entre sexe interdit/autorisé : le consentement ne peut pas être distingué du sexe lui-même. Comparer le consentement sexuel au fait de prêter son vélo ou de boire une tasse de thé, c’est faire comme si la volonté des partenaires et leur subjectivité pouvaient être mises à part d’un autre phénomène qui serait le sexe lui-même. Ainsi, implicitement, je m’inscris dans ces discussions féministes de l’époque des sex wars sur la question de savoir si le viol est du sexe ou de la violence et qui est un problème métaphysique. Or ma position est que le viol n’est pas du sexe moins du consentement, par exemple, parce que le sexe, c’est le fait de pratiquer une activité à deux ou plus, qui implique des parties génitales ou des zones érogènes, pour un plaisir mutuel. En ce sens, il me paraît fondamental de conserver le vocabulaire du consentement pour penser le bon sexe et de ne pas laisser ce mot à celleux qui en ont une conception libérale, individualiste et non relationnelle. Il faut chercher à pratiquer une troisième voie du consentement qui est le sentir ensemble de la conversation, précisément parce que le sexe peut être compris comme une conversation érotique et que le bon sexe est une conversation érotique réussie.