Article body

Introduction

L’introduction de La Conversation des sexes se termine par la phrase suivante : « [c]e livre a pour ambition de montrer qu’on ne peut espérer aimer mieux et plus librement qu’en étant conscient·e·s de la façon dont les normes sociales de genre façonnent nos vies, y compris les plus intimes »[1]. On a là une formulation concise d’une des thèses centrales de l’ouvrage, qui traverse l’ensemble des chapitres présentant la critique ou « problématique » proposée par Manon Garcia[2] : celle d’une relation entre le patriarcat (les « normes sociales de genre » — Garcia parle aussi de « domination masculine ») et nos choix en matière sexuelle (nos « vies […] les plus intimes »).

D’emblée, il me faut préciser que je suis d’accord avec l’idée qu’il faut étudier cette relation, et qu’aucune analyse féministe du consentement ne peut en faire l’économie, en matière sexuelle comme ailleurs. Mon désaccord tient dans une certaine (hypo)thèse formulée par Garcia dans l’exploration de cette idée, et, plus précisément encore, dans certaines formulations de cette (hypo)thèse spécifique. On pourra y voir un point de détail et arguer que j’ai tort de m’y pencher en priorité, m’éloignant ainsi de l’essentiel du propos de Garcia, en particulier de sa proposition originale de repenser la sexualité comme « conversation » et le consentement sexuel comme « sentir ensemble »[3]. Mais pour moi, l’essentiel est là : dans la critique plutôt que dans la « solution ». J’entends par là que la dimension la plus importante (et la plus difficile) des discussions sur le consentement sexuel tient à mon avis à la façon dont on aborde la question de l’effet de l’oppression sexiste sur la formation et l’exercice du consentement.

À ce chapitre, Manon Garcia argue en substance qu’il ne peut y avoir consentement véritable là où il y a oppression sexiste ou, en d’autres termes, que la domination masculine empêche ou annule le consentement. C’est ainsi qu’elle écrit, suivant Catharine MacKinnon : « les normes de genre et la domination masculine structurelle qui les sous-tend créent une inégalité telle entre les hommes et les femmes qu’il n’est pas certain que les femmes puissent véritablement consentir à quoi que ce soit »[4]. Dans le même esprit, elle retient de Carole Pateman l’idée qu’il est « [difficile] pour les femmes de véritablement consentir dans le contexte de la domination masculine »[5].

Cette idée générale prend différentes formes dans l’argumentaire de Garcia. Ainsi, elle signifie par endroits que parfois, les normes sociales sexistes pèsent si lourd que c’est un non-sens de parler de consentement. C’est le cas par exemple pour la femme qui accepte le BDSM (« bondage et discipline, domination et soumission, sadomasochisme ») parce qu’elle se sent obligée d’obéir à son mari, par l’effet d’une puissante norme sociale, sexiste et oppressive, qui lui enjoint de le faire[6]. Ailleurs, l’idée d’« impossibilité » du consentement en contexte d’oppression sexiste renvoie au fait que certains choix sont faits par peur de subir un préjudice, qui lui découle de cette oppression. C’est ce qui se produit dans le cas classique de la femme qui consent à un rapport sexuel avec un homme parce qu’elle craint sa réaction à un éventuel refus, réaction qui peut être violente (voire mortelle) ou simplement désagréable[7]. Par endroits encore, Garcia élabore l’idée que la domination masculine empêche le consentement en remarquant qu’étant donné que cette domination est constante, certaines femmes sont à ce point habituées au fait qu’on ignore leur choix qu’elles n’en font plus, et plutôt consentent comme on se résigne[8].

J’appuie en substance l’ensemble de ces hypothèses et des thèses qui y sont associées. L’objet de ma critique porte sur une autre compréhension et articulation du lien entre choix et patriarcat. Il s’agit de l’idée que les femmes ne sont pas capables de consentir en contexte d’oppression sexiste, et en particulier qu’elles n’ont pas les capacités réflexives ou « psychiques » pour ce faire. Ici, Garcia écrit par exemple, s’inspirant encore des thèses de Catharine MacKinnon : « [l]a domination structurelle [des hommes sur les femmes] est telle que les femmes ne sont libres ni dans leurs actes ni dans leurs pensées »[9]. Mais c’est surtout avec Nicole-Claude Mathieu qu’elle élabore cette idée, mobilisant en particulier sa thèse voulant que la domination masculine a pour effet de « limiter la conscience » des dominées, donc des femmes[10]. Pour Garcia comme pour Mathieu, « la conscience dominée est une conscience limitée »[11]. Cette limitation est telle que les dominées « ne peu[ven]t pas consentir de manière autonome »[12].

Cette idée de limitation de la conscience est développée de diverses manières par Garcia. Ainsi, elle signifie tour à tour que les femmes sont incapables de penser leur condition et d’autres conditions (section 1), inconscientes de leur sort (section 2), « mystifiées » par l’oppression (section 3) et « anesthésiées » par elle (section 4). On observe donc une gradation dans les effets rapportés de l’oppression sur la psyché des dominées. Logiquement, étant donné que ma critique porte surtout sur le degré de victimisation[13] contenue dans chacune des hypothèses retenues, mes arguments suivent la même courbe ascendante : au crescendo des cas de figure rapportés correspond une augmentation progressive des problèmes que j’observe. Cela fait en sorte que les deux premières hypothèses (sections 1 et 2) m’apparaissent nettement moins problématiques que les deux dernières (sections 3 et 4), et il conviendra de noter — là où ils existent — les points de convergence entre la pensée de Garcia et la mienne. Ultimement, je plaiderai pour la sophistication dans l’articulation du lien entre choix et patriarcat, une posture qui permet à mon avis de limiter au maximum la victimisation des femmes, sans rien cacher de la réalité de leur oppression.

1. Incapables de penser leur condition et d’autres conditions : de la matérialité de l’oppression

À la suite de Mathieu, Garcia argue que les femmes sont incapables de penser leur condition de femme par manque de temps, d’énergie (« la fatigue continue du corps entraîne celle de l’esprit »[14]), d’espace mental, autant de conséquences pratiques des multiples contraintes matérielles qui s’imposent à elles : travail domestique, éducation et responsabilité des enfants, charge mentale associée à ces tâches, voire carences nutritionnelles (dans certains cas)[15]. À mon avis, il s’agit là d’une hypothèse plausible, encore qu’un portrait plus juste et généreux aurait reconnu que certaines, voire plusieurs femmes font ce travail, malgré les contraintes qui s’imposent à elles. Mais passons sur la justesse (ou justice) de ce scénario sur le plan empirique. Sur le plan normatif, qui m’intéresse plus particulièrement, l’idée d’une impossibilité pratique pour les femmes de réfléchir à leur sort n’est pas préjudiciable en soi, car elle n’implique pas que ces dernières ne possèdent pas les capacités réflexives ou cognitives pour ce faire. Dans les mots de Mathieu, on peut penser qu’il est strictement question ici des « déterminants matériels »[16] de la conscience dominée, et non de ses « déterminants psychiques »[17]. Dans cette optique, le problème de victimisation telle que je conçois ne se pose pas.

Mais attention : Mathieu pousse son raisonnement à ce sujet jusqu’à postuler que l’aliénation contenue dans le travail constant et contraint des femmes réduit, voire détruit, leurs capacités réflexives[18]. Au sujet de la charge des enfants, elle écrit par exemple : « à force de tout simplifier dans les explications aux enfants, est-ce qu’on peut développer une pensée complexe, “libre” ? »[19]. Citant le témoignage hypothétique d’une femme occidentale, elle ajoute : « [à] force de parler seulement aux enfants, je me sens devenir bête »[20]. Elle conclut à ce chapitre que la responsabilité des enfants constitue pour les femmes ni plus ni moins qu’un « handicap physique et mental »[21]. Force est d’admettre que ces précisions font réapparaître avec éclat le problème de victimisation. Garcia ne rapporte pas ces propos de Mathieu, mais ne s’en distancie pas non plus. Se pose donc la question de savoir jusqu’à quel point elle les endosse, et jusqu’où va sa propre compréhension du lien entre la matérialité de l’oppression sexiste et la conscience des opprimées.

De façon liée, Garcia postule avec Mathieu que les femmes sont incapables d’imaginer pour elles-mêmes une autre condition que celle de dominée, étant donné qu’elles s’y sont adaptées[22]. Mais une relecture attentive de Mathieu sur ce thème révèle une nuance importante : plus qu’un manque d’imagination, cette adaptation implique selon elle une forme de résignation, d’acceptation de son sort, face 1) à l’absence d’autres choix, à moins de s’exposer à d’importants préjudices[23] et 2) à la nécessité de « vivre quand même »[24] et de vivre le mieux possible (c’est-à-dire d’optimiser ses circonstances)[25]. Plutôt que de révéler, comme le prétend Garcia, les « limitations mentales » des femmes[26], cette réalité implique une conscience aigüe de leur sort. Cette lecture de Mathieu apparaît à la face même du passage que Garcia choisit de reproduire, et que je reproduis à mon tour :

Il ne semble pas difficile de comprendre que : 1) ne le feraient-elles pas [participer aux rituels de la domination masculine], elles [les femmes plus âgées] subiraient l’ostracisme, sinon même la répression physique dans certaines sociétés ; 2) étant donné que leur propre soumission dans leur jeunesse a été leur moyen de survivre, au sens d’échapper à la mort en cas de révolte, et plus généralement au sens de vivre quand même (« il faut bien vivre »), c’est-à-dire s’adapter aux conditions sociales données pour se faire quand même une vie d’être humain et pour être à peu près tranquilles — les vieilles femmes ne puissent imaginer d’autre méthode que d’enseigner aux jeunes ce qu’elles croient être « leur » méthode d’adaptation personnelle[27].

« Imaginer » ne veut pas dire ici « rêver ». D’ailleurs, Mathieu montre que les femmes rêvent d’autres vies[28]. Plutôt, « imaginer » semble ici signifier « envisager » ou même « choisir », après une évaluation rationnelle — et réaliste — des options disponibles. C’est en substance l’hypothèse centrale des théories modernes des préférences adaptatives, sur lesquelles je reviendrai (section 4). Garcia semble elle-même retenir cette hypothèse par endroits[29], mais plutôt que d’y voir un choix rationnel, elle persiste à y voir une « conséquence psychique de la domination »[30], qui rend impossible le choix ou consentement en général, en contexte d’oppression sexiste[31]. La nuance est importante à mon avis et rend son raisonnement à ce chapitre préjudiciable pour les femmes.

2. Inconscientes de leur sort : de l’ignorance et du déni de l’oppression

Dans l’argumentaire de Mathieu, la conscience des femmes est aussi « limitée » en ce que ces dernières sont ou peuvent être ignorantes ou en déni par rapport à l’oppression qu’elles subissent[32]. Dans le premier cas, Mathieu semble se contredire, plaidant simultanément que les femmes sont « in-connaissantes » des règles et du fonctionnement réel — c’est-à-dire oppressif — de la société[33] et que « dans certaines sociétés […] les femmes savent parfaitement qu’elles sont dominées, et même exploitées par les hommes »[34]. En cohérence avec ce deuxième postulat, Mathieu reconnaît aussi le privilège épistémique des femmes par rapport à l’oppression qu’elles subissent, c’est-à-dire le fait qu’au contraire du dominant, elles connaissent l’« autre versant » de l’oppression : son expérience subjective, vécue[35]. Quoi qu’il en soit, Garcia retient surtout de l’argumentaire de Mathieu l’idée que les dominées ne peuvent consentir à leur domination avant d’en avoir pris conscience, ce qui permet de réfuter la thèse de Maurice Godelier d’un consentement des dominé·e·s à leur domination[36]. J’adhère à cet argument, qui est d’une logique implacable et qui ne comporte pas d’implications victimisantes pour les femmes.

Il en est autrement de l’hypothèse du déni de l’oppression. À ce chapitre, Garcia reprend intégralement l’argumentaire de Mathieu, toujours avancé en réplique à Godelier : dans la majorité des cas, les femmes se refusent à voir l’oppression et à la reconnaître comme telle, car « il est tout à fait insupportable et traumatisant de se reconnaître opprimé(e) »[37]. C’est que cela implique de se constituer en nouveau sujet et de juger l’autre sujet (son ancienne soi) comme partie ou actrice de la domination qu’on a subie[38]. On se dit alors « mais comment ai-je pu consentir à cela ? »[39] Comme le résume Garcia : « une telle prise de conscience est si coûteuse pour l’opprimé[e] qu’[elle] a tendance à l’éviter »[40]. Conséquemment, « la reconnaissance de l’oppression […] intervient rarement »[41].

Si un tel scénario de déni, ou même d’aveuglement (volontaire), est possible, est-il aussi répandu que le suggèrent Mathieu et Garcia ? À mon avis, il doit au minimum être relativisé, à la lumière du travail d’éducation, de sensibilisation et de mobilisation effectué par les féministes. Tout se passe comme si, pour Mathieu et pour Garcia, ce travail n’avait pas porté fruit ou, pire encore, n’avait pas eu lieu : car comment concilier l’existence d’une telle démarche, par définition vaste et ambitieuse, avec un tel constat d’échec généralisé ? S’il est possible que cela corresponde à l’état de la lutte féministe dans les années 1980 (contexte de l’élaboration de la pensée de Mathieu), il est difficile de penser qu’il en était de même en 2021 (année de parution de l’ouvrage de Garcia). Cette année-là, rappelons-le, la planète entière venait d’être secouée (l’était encore dans une certaine mesure) par une vaste campagne de dénonciations publiques (#MeeToo, #BalanceTonPorc, #AgressionNonDénoncée) qui avait remis à l’ordre du jour la question du consentement sexuel. Dans un tel contexte, il est difficile de croire que les femmes n’aient pas pris conscience du problème et ne l’aient pas reconnu comme tel. Si certaines ont pu avoir une réaction défensive ou de déni[42], peut-on vraiment postuler qu’elles représentent une majorité ? Cela reviendrait à nier l’importance du mouvement sur le plan quantitatif, une entreprise vouée à l’échec. À mon avis donc, pour le dire simplement, le déni de l’oppression n’est pas la norme, a fortiori en matière sexuelle, a fortiori au sujet du consentement.

3. « Mystifiées » par l’oppression : l’hypothèse de la fausse conscience

Suivant sa lecture de Mathieu, Garcia argue aussi que la conscience dominée est une conscience « mystifiée »[43], en ce sens que, par le « contrôle des valeurs et des connaissances »[44], la domination masculine « limite la conscience des femmes au point qu’elles en viennent à partager les idées des hommes sur leur infériorité »[45]. Cet argumentaire correspond en substance à l’hypothèse de la « fausse conscience », qui veut que les personnes opprimées endossent l’idéologie qui les opprime[46].

Or, il n’est pas clair que Mathieu elle-même retienne cette hypothèse. Toujours en réplique à Godelier, elle avance en effet que ce qui maintient le pouvoir en place, ce n’est pas le consentement des dominées à la domination, consentement qui serait fondé sur une prétendue reconnaissance par elles de la légitimité du pouvoir des dominants et sur un partage de leurs valeurs et représentations de la domination[47]. Plutôt, la situation de domination serait maintenue en raison des contraintes matérielles multiples qui s’imposent aux dominées, et en particulier — si tant est qu’il faille isoler une variable principale — par la violence exercée par les dominants et sa menace constante, qui rend la résistance impossible ou très difficile[48].

En particulier, sur l’idée d’un prétendu partage par les dominées des valeurs des dominants, Mathieu précise que les dominées et les dominants vivent différemment des valeurs communes, qui n’ont pas « la même coloration dans la conscience »[49]. Ce qui est « mystification », c’est alors moins l’esprit des dominées que l’idée (dans l’esprit des dominants) que ces dernières « utilise[nt] les “mêmes” valeurs »[50] qu’eux et l’idée (dans l’esprit des « savant·e·s ») que dominées et dominants partagent ces valeurs également[51].

Même en admettant que la fausse conscience existe, il faut selon Mathieu relativiser l’importance empirique de cette réalité à la lumière des effets — autrement plus imposants — de la dimension matérielle de l’oppression. Comme elle l’écrit, très joliment à mon avis : « [l]a dominée, elle, est engluée dans le concret et sa part éventuelle (et toujours limitée) à la connaissance de et à la croyance en la « légitimité » de son oppression, si elle existe, n’est qu’une goutte d’eau (fade) dans l’océan de sa fatigue »[52].

Cet extrait résume bien ma propre position. Au surplus, j’ajouterais qu’il faut relativiser encore le scénario de la fausse conscience en reconnaissant que, même lorsqu’il y a intériorisation de normes oppressives sexistes, l’effet de ce processus sur les capacités réflexives des femmes n’est pas total. On peut penser au contraire que les femmes conservent une distance critique par rapport aux normes sexistes qu’elles ont intériorisées. Elizabeth Sperry donne l’exemple de Barb, qui s’épile parce qu’elle se trouve plus attirante lorsqu’elle le fait, mais qui est dérangée par le fait d’être obligée de le faire et par le fait que les hommes ne le soient pas[53]. Barb a intériorisé la norme de beauté sexiste voulant que les femmes poilues ne soient pas attirantes, mais elle reconnaît cette norme et exerce son jugement critique face à elle. Par hypothèse, c’est le cas de la plupart des femmes dans la même situation, quelle que soit la norme en cause. Il est vrai que cette hypothèse est spéculative. Comme le remarque Harriet Baber, cependant, l’hypothèse inverse l’est tout autant[54]. Si la spéculation est de mise, autant opter alors pour une « présomption de rationalité » [ma traduction][55]. Elle écrit : « Le principe de charité maximale […] exige que l’on privilégie les explications qui tiennent pour rationnel le comportement [des femmes] et que l’on recherche d’autres explications seulement lorsque les premières sont difficiles à trouver ou à maintenir » [ma traduction][56].

Dans le domaine de la sexualité, c’est aussi ce que reconnaît Simone de Beauvoir dans la magnifique description qu’elle offre de l’expérience sexuelle ou « érotique », une expérience pendant laquelle la femme se reconnaît à la fois comme sujet et comme objet. Garcia reproduit intégralement le passage pertinent, que je cite à mon tour :

L’expérience érotique est une de celles qui découvrent aux êtres humains de la façon la plus poignante l’ambiguïté de leur condition ; ils s’y éprouvent comme chair et comme esprit, comme l’autre et comme sujet. C’est pour la femme que ce conflit revêt le caractère le plus dramatique parce qu’elle se saisit d’abord comme objet, qu’elle ne trouve pas tout de suite dans le plaisir une sûre autonomie ; il lui faut reconquérir sa dignité de sujet transcendant et libre tout en assumant sa condition charnelle : c’est une entreprise malaisée et pleine de risque : elle sombre souvent. Mais la difficulté même de sa situation la défend contre les mystifications auxquelles le mâle se laisse prendre ; il est volontiers dupe des fallacieux privilèges qu’impliquent son rôle agressif et la solitude satisfaite de l’orgasme ; il hésite à se reconnaître pleinement comme chair. La femme a d’elle-même une expérience plus authentique[57].

Lorsqu’elle se reconnaît ou se « saisit » comme objet, la femme reconnaît les normes de genre qui s’imposent à elle et leurs effets sur son expérience sexuelle. Elle n’est donc pas « mystifiée », pas « dupe » de cette réalité. Plutôt, c’est l’homme qui l’est, lui qui se croit à tort uniquement sujet, un sujet conquérant et tout puissant. Garcia semble faire la même lecture que moi de cet extrait[58], au moment de plaider pour son idée de « sexe comme conversation »[59]. Difficile alors de réconcilier cette idée avec l’argumentaire développé sur la mystification. Je note d’ailleurs que cet argumentaire lui-même est ambigu, puisque Garcia retient aussi momentanément l’idée de Mathieu que les dominées ne partagent pas les valeurs des dominants et leur idéologie[60]. Ultimement cependant, c’est la mystification telle que comprise et décrite plus haut qui l’emporte, et qui fera dire à Garcia qu’il est « absurde de juger les choix des femmes selon les mêmes critères que ceux des hommes, c’est-à-dire […] comme si [leurs] consciences étaient symétriques »[61]. À l’appui de cette affirmation, elle cite Mathieu sur l’idée d’anesthésie de la conscience[62], que j’aborde dans la prochaine section.

4. « Anesthésiées » par l’oppression : l’hypothèse d’une maladie de la conscience

Il convient de citer ici le passage de Mathieu que retient Garcia, plus parlant que n’importe quel résumé que je pourrais offrir de la pensée de l’une ou de l’autre : « les rapports d’oppression basés sur l’exploitation du travail et du corps se traduisent par une véritable anesthésie de la conscience inhérente aux limitations concrètes, matérielles et intellectuelles, imposées à l’opprimé(e), ce qui exclut qu’on puisse parler de consentement »[63]. « Anesthésiées », « limitées intellectuellement » ; plus loin : « malades[64] » ou endormies[65]. La victimisation parvient ici à son comble.

Il faut remarquer d’emblée que dans l’ouvrage de Mathieu, ce passage apparaît dans une discussion sur les effets psychiques de l’esclavage, ce qui permet d’expliquer en partie la radicalité des propos. Après tout, « l’exploitation du travail et du corps » est, dans ce contexte, littérale. Mais il faut aussi remarquer que pour Mathieu, la réalité des femmes est proche de celle des esclaves, plus proche encore de celle-ci que ne l’est la réalité des personnes colonisées. Il en serait ainsi, « car les femmes — contrairement aux colonisés et moins encore que les premières générations d’esclaves américains — n’ont pas de culture antérieure à la situation d’oppression »[66]. On ne peut donc relativiser qu’en partie les propos de Mathieu en les replaçant dans leur contexte d’énonciation. En d’autres termes, il semble bien exact d’affirmer, comme le fait Garcia, que Mathieu tient pour « anesthésiées » les opprimées.

Ce genre d’arguments s’inscrit directement dans une vision du patriarcat que Uma Narayan qualifie d’« engloutissante » [ma traduction][67], vision selon laquelle l’agentivité et l’autonomie des femmes sont complètement « pulvérisées »[68] par l’oppression patriarcale :

Tellement endommagées qu’elles n’ont pas d’esprit, pas de capacité de réflexion critique ou de résistance, pas d’intérêt réel dans le déroulement de leur vie. Elles ne sont capables que d’acquiescer passivement aux normes patriarcales, tels des zombis […] Cette vision engloutissante les réduit au statut de simples symptômes de leur condition d’individus-soumis-au-patriarcat [ma traduction][69].

À l’encontre de cette vision des femmes comme « dupes du patriarcat » [ma traduction][70], Narayan, comme Baber, Sperry et d’autres féministes engagées dans une démarche de reformulation du phénomène des préférences adaptatives, postulent que les femmes conservent leurs capacités réflexives et psychologiques (donc « psychiques ») en contexte d’oppression sexiste, du moins dans la majorité des cas. C’est le cas en particulier de Serene Khader[71]. L’espace manque pour résumer la théorie de Khader, mais retenons que son objectif premier est de reconnaître les choix faits en contexte oppressif (et, du même coup, les capacités requises pour les faire), mais de replacer ces choix dans leur contexte, ce qui révèle qu’ils ne sont pas toujours conformes aux préférences véritables des femmes. Cela permet de remettre en question ces choix — et, partant, les pratiques choisies et les cultures en cause — sans jamais remettre en question les femmes et leurs capacités. Dans ce schème, les femmes sont victimes de leur contexte plutôt que victimes tout court.

Garcia fait une place à Khader en reconnaissant comme elle le « dilemme de l’agentivité » [ma traduction], qu’elle résume ainsi :

[I]l faut à la fois respecter les choix sexuels que font les femmes en tant qu’ils sont leurs choix et prendre en compte la façon dont ces choix sont produits par la domination masculine […] Comme les femmes sont élevées à prendre soin des autres et à vouloir ce que veulent les autres, il est très probable que leurs désirs sexuels sont au moins en partie le produit de cette éducation et de leur socialisation genrée[72].

Avec égards, cette lecture suppose que Khader retient l’hypothèse des désirs déformés, qu’elle s’emploie pourtant à déconstruire et à relativiser. Khader n’argue pas (ou pas prioritairement du moins) que les choix sont le produit d’une éducation ou d’une socialisation genrée, mais bien qu’ils sont le produit d’un contexte qui limite la possibilité de faire d’autres choix et qui, bien souvent, fournit de bonnes raisons (stratégiques, religieuses ou morales) de mal choisir. On voit mal d’ailleurs comment le dilemme de l’agentivité est dépassé lorsqu’on retient l’hypothèse des désirs déformés, car dans ce scénario, les femmes sont uniquement victimes : victimes de l’endoctrinement qu’elles ont subi et de son effet total sur leur psyché. Leurs prétendus choix ne sont pas vraiment les leurs, mais sont plutôt ceux du patriarcat. Il ne s’agit pas même vraiment de choix, mais simplement de l’expression ou manifestation de leur oppression, comme dans le portrait critiqué par Narayan.

Plaidoyer pour la sophistication

En bref, mon désaccord tient dans la centralité que Garcia et ses sources, en particulier Mathieu, accordent à des hypothèses qui ont pour conséquence de victimiser indûment et inutilement les femmes, hypothèses suivant lesquelles les femmes seraient incapables de réfléchir à l’oppression, évolueraient dans le déni de leur propre oppression et seraient en proie à la fausse conscience ou, pire encore, à une véritable maladie de la conscience. J’ai proposé que, sans les rejeter complètement, on revisite ces hypothèses pour les relativiser, c’est-à-dire pour reconnaître aux femmes, partout où c’est possible, une plus grande marge de manoeuvre vis-à-vis de l’oppression : de plus grandes capacités de réflexion et, partant, d’action face à elle. Ma position peut se résumer à l’idée de sophistication dans l’articulation du rapport entre choix et patriarcat, une posture qui, par prudence et par générosité, fait toutes les nuances et les distinctions nécessaires ; qui, sans rien cacher de l’effet dévastateur que peut avoir l’oppression sur la psyché des dominées, ne présume pas de cet effet (dans un cas précis) et ne le généralise pas (n’en fait pas la norme et le point de départ des discussions). C’est de cette manière qu’on parviendra, à mon avis, à « tenir ensemble cette ambiguïté d’être à la fois sujet et objet »[73].