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Cinq ans après les mouvements #moiaussi et #agressionnondénoncée, La Conversation des sexes. Philosophie du consentement se pose en ouvrage incontournable, effectuant un tour d’horizon exhaustif et nuancé de la littérature juridique, philosophique, politique et des implications relationnelles du consentement. La quête de l’autrice est de savoir si le concept de consentement peut être un outil utile pour penser l’émancipation et l’égalité érotique des femmes. Au minimum, le consentement — réinterprété par l’autrice comme « conversation érotique » — devrait nous permettre de distinguer le rapport sexuel du viol, et au mieux, il devrait nous permettre d’envisager des « rapports amoureux et sexuels plus justes, plus égalitaires et, sans doute, plus plaisants »[1], dans le respect de l’autonomie et de la dignité humaine. L’autrice consacre les premiers chapitres au développement d’une solide analyse du consentement comme concept politique, en mobilisant entre autres l’apport des débats féministes issus des sex wars et leurs retombées actuelles. Tout au long de l’ouvrage, Garcia nous invite au dépassement d’une vision individualiste et privée du consentement.

Dans son dernier chapitre, l’autrice invite à réinvestir le consentement pour qu’il soit conceptualisé comme une conversation entre les partenaires. Il s’agit de normaliser le consentement comme un espace d’apprentissage du respect de l’intersubjectivité d’autrui. La notion de projet sexuel y est abordée : on nous invite à prendre le temps de construire notre projet sexuel, c’est-à-dire à établir clairement nos besoins, nos désirs, nos limites en matière de sexualité, afin de trouver un terrain commun d’expérimentation érotique avec l’autre[2].

Or on ne peut imaginer l’élaboration des projets sexuels en dehors du contexte sociopolitique qui façonne nos existences. Afin de mettre en lumière les manières dont nos sexualités sont formatées, nous aimerions introduire le concept de scripts sexuels développé par les sociologues William Simon et John Gagnon[3]. De façon générale, un script sexuel peut être défini comme un guide qui propose des points de repère, une marche à suivre plus ou moins flexible, dans un contexte donné, à propos de ce qui compte pour du sexe et à son actualisation. Bien que les scripts sexuels puissent être propres à un individu (intrapsychiques) ou coconstruits à partir de l’interaction avec un·e ou des partenaires (interpersonnels), ils sont également des produits de nos normes et schèmes culturels, ou du moins, n’en sont jamais entièrement indépendants.

Les scripts culturels sont des scénarios dominants qui font office de prescriptions sociales dans l’apprentissage sexuel des individus. Ils permettent de saisir le déroulement typique d’une relation sexuelle : les pratiques sexuelles acceptables, leur enchaînement et les actions qui y mettent fin, en plus des rôles attendus des partenaires. Les scénarios culturels sont porteurs de scripts de genre, c’est-à-dire des attentes normatives à propos du rôle sexuel de l’homme et de la femme.

Les travaux de Simon et Gagnon donnent à voir que le script sexuel traditionnel agit comme script culturel dominant et véhicule une vision essentialiste du genre et de la sexualité. En effet, les scripts de genre qui se jouent dans le script sexuel traditionnel sont les mêmes que ceux qu’on retrouve en danse sociale : l’homme se charge d’initier la relation sexuelle et dirige l’enchaînement des actes sexuels (rôle actif) tandis que la femme suit (rôle passif). Qui plus est, dans ce déroulement typique, après les préliminaires (baisers, sexe oral) vient le plat de résistance (sexe phallovaginal) qui se termine toujours par l’orgasme de l’homme. Si l’homme ne jouit pas à la fin, ce n’est culturellement pas codifié comme du « vrai » sexe. Cette vision androcentrée de la sexualité est notamment véhiculée par la pornographie hétérosexuelle commerciale, aussi dite mainstream. La sexualité bonne et vraie est donc scriptée, et d’un point de vue culturel, ce qui compte pour du vrai sexe renvoie à la sexualité phallovaginale, et donc, hétérosexuelle. Il s’agit là du script dominant. Le concept de préliminaires (ce qui précède le « vrai » sexe) et celui de virginité (surtout la virginité des filles) servent à renforcer cet idéal hétérosexuel, tout en intégrant l’idée que la sexualité ultime se pratique dans le cadre d’un lien amoureux.

Le script sexuel traditionnel accorde peu d’importance au consentement des femmes, car il est attendu d’elles, qui sont censées occuper un rôle plus passif, qu’elles s’abandonnent au supposé savoir-faire sexuel de l’homme et qu’elles fassent preuve d’abnégation : les besoins et plaisirs de leur partenaire masculin importent davantage que les leurs. Bien sûr, d’autres scripts existent et ont été pensés en dehors du cadre normé, notamment par les communautés queers. Cependant, ces scripts de rechange (aussi appelés contre-scripts) occupent une place secondaire dans l’imaginaire collectif.

L’une des caractéristiques principales du script sexuel traditionnel est d’être dominant dans un univers herméneutique hiérarchisé. C’est-à-dire qu’il fait partie des premiers outils cognitifs mobilisés au moment de penser la sexualité, rendant difficile l’utilisation d’autres outils, qui pourraient fort bien être plus adaptés[4]. Ainsi, au moment de forger son projet sexuel, une personne doit nécessairement le créer à partir du script sexuel dominant, à défaut d’avoir accès à d’autres modèles. Elle construira ensuite sa sexualité à partir d’une lecture hégémonique, négociée ou oppositionnelle[5] du script sexuel dominant.

Garcia semble suggérer que la capacité de bien définir son projet sexuel affecte positivement la capacité des femmes à exprimer leur consentement, ce que corroborent certaines études en psychologie. Par exemple, Darden et collègues (2018) font ressortir que l’ambivalence face à sa propre sexualité est associée à des relations sexuelles non désirées mais consenties (sexual compliance). Les résultats de leur étude suggèrent qu’une assertivité sexuelle élevée augmente la capacité des femmes à communiquer leur désir de sexualité, y compris leur absence de désir à s’engager dans des relations sexuelles consenties[6]. Ainsi, plus les individus auraient un projet sexuel fort et bien délimité, plus la capacité à consentir et à reconnaître le consentement ou le non-consentement serait améliorée, ce qui aurait un impact significatif sur la capacité des femmes à consentir, sans toutefois les protéger parfaitement des violences à caractère sexuel. Or, force est de constater que les projets sexuels sont toujours des projets genrés qui sont façonnés par une vision androcentrée de la sexualité où le script sexuel dominant agit comme force normative. Il importe donc de mettre en lumière le contexte dans lequel le processus de construction du projet sexuel s’effectue.

Alors que la majorité de l’ouvrage de Garcia propose une analyse structurelle et normative du consentement, le dernier chapitre en développe une vision renouvelée, soit une vision relationnelle. Si le consentement, pour qu’il soit utile, ne peut faire l’économie d’un effort collectif de conversation entre les sexes, il nous apparaît important de revenir sur les barrières structurelles, qui participent de la reconduction du script sexuel traditionnel et nuisent à l’émancipation et à la justice érotique pour les femmes. La conception de projet sexuel proposée par Garcia mériterait d’être développée en tenant davantage compte de l’impact du contexte producteur du script sexuel dominant.

Pour ce faire, nous mobiliserons l’apport des théories féministes matérialistes, lesbiennes et queers. Dans un premier temps, nous proposerons une critique des institutions que sont l’hétérosexualité et le couple. L’hétérosexualité obligatoire, l’amatonormativité (la centralité et le privilège de l’amour romantique dans les relations interpersonnelles) ainsi que le concept de l’anarchie relationnelle seront mobilisés afin d’élargir la réflexion sur la construction du projet sexuel des femmes, tout en contestant l’opérationnalisation du consentement dans un contexte intersubjectif façonné par le patriarcat.

Nous souhaitons ainsi développer une réflexion qui servira à élargir le registre des possibles en matière d’organisation sociale, matérielle et affective de la sexualité, afin de rappeler la dimension structurelle du consentement. Dans un souci de jeter un pont entre le structurel et le relationnel, nous reviendrons sur les chapitres consacrés au BDSM (bondage/discipline, domination/soumission, sadomasochisme). Alors que Garcia voit le consentement au sein du BDSM comme étant strictement contractuel, nous présenterons une analyse féministe du potentiel du BDSM à améliorer nos pratiques de consentement, notamment par l’entremise de l’aftercare qui envisage de construire le consentement sur une éthique de la sollicitude. Ultimement, nous défendons que l’hétérosexualité obligatoire, qui impose une norme de couple amoureux et monogame, socle de la famille nucléaire, limite l’espace de consentement des femmes, tout en réduisant l’éventail de leur projet sexuel : une remise en question de cette matrice est nécessaire.

La critique de l’hétérosexualité obligatoire par des féministes matérialistes et lesbiennes

Dans la tradition des autrices matérialistes telles que Colette Guillaumin et Monique Wittig, et des lesbiennes radicales comme Adrienne Rich, l’oppression des femmes repose sur leur appropriation par la classe des hommes et sur l’hétérosexualité obligatoire. Guillaumin définit l’appropriation comme « l’usage d’un groupe par un autre, sa transformation en instrument, manipulé et utilisé aux fins d’accroître les biens […] du groupe dominant ou même simplement […] aux fins de rendre sa survie possible dans des conditions meilleures »[7]. Elle défend que le patriarcat fasse bien plus que de s’approprier la force de travail des femmes. C’est leur corps, et par conséquent leur vie entière qui est usurpée : en plus de leur sexualité et de leur capacité reproductive, c’est de temps et d’espace propres dont les femmes sont privées. Une lecture conjointe de Rich et Wittig amène à considérer l’hétérosexualité comme un régime politique. Rich développe le concept de contrainte à l’hétérosexualité (ou hétérosexualité obligatoire), où celle-ci est une position par défaut qui invisibilise, condamne, et empêche d’imaginer d’autres organisations sociales et affectives[8]. Wittig abonde dans le même sens : l’oppression des femmes repose sur la naturalisation de l’hétérosexualité, qui crée les catégories homme/femme, tout en renforçant leur hiérarchisation, légitimée par l’institution du mariage. En effet, le mariage, y compris toute organisation de la vie commune qui découle de l’hétérosexualité obligatoire (par exemple, la cohabitation entre conjoints de fait), constitue pour les femmes un espace de dépossession : leurs ressources — affectives, matérielles et temporelles — sont mobilisées pour le soin de l’homme ou de la famille[9].

Le couple hétérosexuel implique une division sexuelle du travail domestique dont il est difficile de s’affranchir. Aux prises avec des obligations professionnelles et domestiques — la double, triple journée de travail —, les femmes ont peu de temps pour penser leur sexualité en dehors des attentes de leur partenaire masculin. Malgré les efforts de sensibilisation face à la charge mentale et aux processus de socialisation, les choses restent relativement inchangées en ce qui a trait à l’investissement disproportionné des femmes[10]. Pourtant, les études empiriques tendent à démontrer que l’abandon du script de genre traditionnel augmente la fréquence et la qualité des relations sexuelles dans le couple hétérosexuel. En effet, plus les hommes hétérosexuels s’impliquent activement dans les tâches domestiques qui relèvent du travail reproductif comme le ménage, la lessive, la préparation des repas, la vaisselle, etc., plus le couple s’en porte mieux sur le plan relationnel et sexuel[11].

Même si plusieurs hommes affirment aujourd’hui voir leurs conjointes comme leurs égales et font preuve de bienveillance, la majorité d’entre eux entretiennent un rapport complice avec la masculinité hégémonique[12]. En effet, les hommes, même s’ils ne font pas activement usage de violence, de coercition ou d’autorité, retirent un ensemble de bénéfices et d’avantages du patriarcat et du statu quo dans le domaine de la sexualité. L’abolition de la domination masculine exige donc davantage que des efforts individuels : il faut viser des changements structurels. Comme l’évoque bien Carole Pateman, « même si un homme ne se prévaut pas de la loi du droit sexuel masculin, sa position de mari reflète l’institutionnalisation de cette loi au sein du mariage. Ce pouvoir est toujours présent, même si, dans tel ou tel cas particulier, il n’est pas utilisé »[13]. Les hommes continuent de tirer profit de l’idée tacite que les femmes sont leurs subalternes et que leur projet sexuel a une force de primauté sur celui de leur conjointe. Ils ne voient d’ailleurs pas que ce projet sexuel est le leur : il fait oeuvre de norme universelle (alors qu’il ne sert que leur plaisir et leurs intérêts). L’hétérosexualité obligatoire fait ainsi apparaître le projet sexuel des femmes comme étant largement compromis. Dans ce contexte, le consentement peut difficilement s’exprimer à partir de la propre subjectivité sexuelle de la femme, car elle se fait prescrire le projet sexuel de l’homme reposant sur le script sexuel dominant, androcentré et phallocentré.

Le lesbianisme politique nous invite à appréhender l’hétérosexualité non pas comme une préférence ou une orientation sexuelle individuelle, mais plutôt comme un mode d’organisation sociale et politique où les femmes deviennent subordonnées à un homme tout en devenant des outils de reproduction sociale. Le lesbianisme politique, dans son sens radical, nous invite à interroger la place qu’occupe l’hétérosexualité comme pratique d’organisation sociale et comme axe structurant de la vie et de la sexualité des femmes, comme des autres personnes qui en font les frais.

Cette structure affecte nécessairement le rapport au consentement qui se reflète dans le script sexuel traditionnel où les hommes désirent désirer (mode actif), et où les femmes désirent être désirées (mode passif). L’hétérosexualité obligatoire façonne structurellement le projet sexuel des hommes comme groupe social, leur projet étant fondé sur la conquête et le droit à la sexualité, tandis que le projet sexuel des femmes est plutôt structuré vers la sexualité comme service rendu. Le consentement de la femme est donc orienté vers l’accomplissement du projet sexuel de l’homme. Puisque le lesbianisme politique dépasse largement la sphère de la sexualité, il est possible de l’employer pour repenser de manière plus radicale la façon dont les femmes organisent leurs relations et leurs projets de vie avec les hommes. Malgré son caractère utopique, il nous permet d’appréhender l’orientation qu’on souhaite donner à nos projets sexuels. Dans tous les cas, nous croyons que la majorité des femmes gagnerait à interroger la surimportance qu’elles accordent à l’amour romantique et au couple hétérosexuel traditionnel, dans la mesure où ces relations sociales engendrent nécessairement des rapports de propriété à autrui, ainsi que des rapports d’abnégation, ce qui formate le consentement dans la sphère intime.

L’apport d’une critique radicale de la sexualité

Bien que le consentement doive faire l’objet d’une analyse genrée qui traverse le script sexuel traditionnel, on doit également considérer qu’il est marqué par l’oppression sexuelle. Dans son texte Penser le sexe, l’anthropologue féministe Gayle Rubin développe l’idée selon laquelle les personnes ne sont pas seulement opprimées en fonction de leur genre, mais également en fonction de leurs pratiques sexuelles : la sexualité devient un vecteur d’oppression autonome[14]. L’oppression sexuelle repose sur un système de hiérarchisation des valeurs sexuelles, une pyramide érotique, qui oppose une sexualité jugée bonne, normale, naturelle (hétérosexuelle, en couple, monogame, si possible dans le mariage, procréatrice, non commerciale, privée et vanille[15]) à une sexualité jugée mauvaise, anormale et contre nature caractérisée par l’homosexualité, les partenaires multiples, le sexe sans lendemain, la sexualité par masturbation ou en groupe, hors mariage, en public, avec pornographie, commerciale et sadomasochiste. Dans le contexte d’une société marquée par un système de hiérarchisation des valeurs sexuelles qui délimite les contours d’une sexualité acceptable, Rubin souligne que le consentement est un privilège qui appartient aux personnes qui pratiquent une sexualité conventionnelle, c’est-à-dire jugée bonne, normale et naturelle. Les personnes aux sexualités non conventionnelles font l’objet d’une dépossession ou d’une non-reconnaissance de leur capacité à consentir sous prétexte qu’elles pratiquent une sexualité dangereuse ou débridée (telles que les travailleuses du sexe et les adeptes du BDSM).

Notre lecture de Rubin nous amène à insister sur la force normative du script sexuel traditionnel. En effet, dans celui-ci, le consentement des femmes est tenu pour acquis, tandis que lorsqu’elles développent des projets sexuels moins conventionnels, il devient soudain mis en doute. Les personnes sont pénalisées si elles dérogent du script sexuel traditionnel en actualisant des projets sexuels hors normes. L’apport féministe de Rubin a eu un impact retentissant dans les communautés queers, permettant de penser des solutions de rechange pour sortir du script sexuel traditionnel. C’est aussi le cas des chercheuses qui se sont penchées sur l’anarchie relationnelle.

L’anarchie relationnelle comme critique du script sexuel traditionnel et pratique sociale radicale

Nous mobiliserons ici l’approche queer de l’anarchie relationnelle telle que développée par la chercheuse et activiste Roma De las Heras Gómez[16]. Popularisée en 2006 par Andie Nordgren[17], l’anarchie relationnelle est un concept d’abord issu des communautés polyamoureuses et queers, et qui commence à faire des percées dans le monde universitaire[18]. L’anarchie relationnelle va plus loin que le polyamour, puisqu’elle remet en question bien plus que l’exclusivité émotionnelle ou sexuelle au sein du couple. L’anarchie relationnelle peut être définie comme un processus de déhiérarchisation des relations interpersonnelles, notamment le déclassement de la relation de couple monogame fondée sur l’amour romantique. C’est une perspective critique et une pratique sociale qui se fonde sur l’idée que l’autre n’est jamais propriété d’autrui : le temps et les ressources affectives et matérielles investies dans une relation sont envisagés comme un choix actif et non comme un droit qui va de soi. Les liens interpersonnels et intimes doivent être constamment repensés et l’investissement à ces relations, constamment renouvelé. De las Heras Gómez propose la notion de pyramide relationnelle, faisant écho à la « pyramide érotique » de Rubin, reposant sur trois exigences normatives qui contraignent les personnes, principalement celles en marge du cercle vertueux de la sexualité : l’amatonormativité, la centralité de la sexualité et le privilège de couple. L’amatonormativité tient compte de la place centrale qu’occupe l’amour romantique, qui ne peut être dirigé que vers la personne qui fait l’objet exclusif de notre désir sexuel, d’où la centralité de la sexualité pour exprimer notre amour. Ces deux exigences normatives fondent le privilège de couple qui se manifeste par un ensemble de dispositions et d’avantages légaux, économiques et sociaux. Cette pyramide sert les intérêts patriarcaux et participe de la même structure révélée par les critiques de l’hétérosexualité obligatoire.

Garcia, dans son dernier chapitre, ne remet pas explicitement en question la pyramide relationnelle. Sa conception du consentement comme mutuelle reconnaissance intersubjective du désir d’autrui suppose quand même la primauté du couple, de l’amour et la centralité du sexe. Reste en tête cette impression générale : ce ne serait alors qu’en relation avec un·e autre, récipiendaire privilégié·e de notre amour, que se vivrait une sexualité épanouie. Or, ces concepts, comme nous l’avons montré, ne peuvent se penser en dehors de l’organisation politique patriarcale qui les a fait naître. Le projet sexuel ne peut alors qu’être cristallisé autour des exigences érotiques masculines. Quand la femme est dans une relation amoureuse hétérosexuelle monogame, son projet sexuel est orienté vers les « besoins » affectifs et sexuels exprimés par son partenaire, d’autant plus depuis la soi-disant révolution sexuelle.

Dans son livre De la marge au centre : théorie féministe, bell hooks suggère d’ailleurs que la révolution sexuelle a imposé de nouvelles normes sexuelles genrées. Si les femmes devaient auparavant s’astreindre à faire preuve de pudeur et de retenue sexuelle, il semble qu’elles soient maintenant tenues d’avoir une vie sexuelle active afin d’expliciter leur émancipation. En fait, bell hooks dénonce la surimportance qui est accordée à la sexualité depuis la révolution sexuelle, et la place centrale qu’elle occupe dans nos vies comme dans les médias. Avoir une vie sexuelle active est un gage de normalité sexuelle, tandis que l’inactivité sexuelle, voire le désintérêt envers le sexe, soulève la suspicion. Dans le but d’optimiser le projet d’émancipation féministe, bell hooks insiste sur l’importance de déstigmatiser l’inactivité sexuelle[19]. Bien avant son temps, elle dresse les contours de ce qu’on pourrait peut-être appeler aujourd’hui l’asexualité. En déstabilisant l’importance de la sexualité et en normalisant d’autres rapports affectifs (car le désintérêt pour le sexe ne signifie pas le désintérêt pour d’autres formes d’intimité), les femmes et les féministes pourraient se donner les moyens de créer des espaces relationnels où le consentement serait libéré de l’injonction à dire systématiquement « oui » au sexe.

L’émancipation et la justice érotiques des femmes, pour nous, nécessitent de repenser les institutions du couple et même de la famille, par exemple, par l’entremise de systèmes de cohabitation et de parenté alternatifs. N’est-il pas possible d’envisager la parentalité entre amies, seule, ou à plusieurs ? Comme le lesbianisme politique, l’anarchie relationnelle nous permet d’imaginer la famille homo ou lesboparentale au-delà de l’orientation sexuelle et du lien amoureux. Une forme d’amitié radicale[20] primerait alors sur l’amour romantique considéré à tort comme intrinsèquement lié au projet parental, et conséquemment, au projet sexuel des individus. C’est en empruntant des chemins autres de mise en commun des ressources matérielles et affectives que sera possible une sexualité plus égalitaire entre les genres. Il s’agit d’exercer concrètement de nouvelles manières de construire et d’actualiser des projets de vie et des projets sexuels de façon à déhiérarchiser la place centrale qu’y occupent les désirs masculins. Cela exige également la reconnaissance juridique et sociale d’autres formes de relations et de systèmes de parenté comme la reconnaissance de plusieurs conjoint·e·s dans une même union, et de plusieurs parents au sein d’une même famille. Il s’agit également d’octroyer les mêmes droits et statuts aux unions et familles fondées sur des liens d’amitié : on peut penser au partage des impôts, aux bénéficiaires sur les assurances collectives, au legs testamentaire et patrimonial. Il s’agit ainsi de mettre en place un projet politique où les hommes ne sont plus par défaut au centre de l’organisation matérielle et affective de la vie des femmes. En effet, un projet féministe au sein duquel les hommes ne seraient ni déstabilisés ni incommodés n’est pas un projet politique viable.

La critique révolutionnaire du féminisme matérialiste est nécessaire, mais celle-ci gagne à être combinée à une approche semblable à ce que propose l’anarchie relationnelle. Certaines sous-cultures BDSM proposent également des pistes intéressantes et concrètes pour penser le consentement et la justice érotique. Il s’agit, grâce à ces approches, d’envisager ce qu’on peut faire ici et maintenant dans nos projets intimes et sexuels pour en retirer davantage de plaisir et de satisfaction.

Le consentement comme pratique de care dans les communautés BDSM

Garcia consacre deux chapitres aux sous-cultures BDSM et à leur conception du consentement. Toutefois, l’autrice n’en ressort pas convaincue et laisse entendre que les communautés BDSM seraient prisonnières d’une vision patriarcale et hétéronormée de la sexualité. Force est d’admettre que le BDSM est loin de représenter un havre d’égalité et de justice érotiques : cet univers n’a par ailleurs pas échappé à son propre #Metoo[21], et Garcia en fait très justement état. On peut également déplorer l’appropriation commerciale dont le BDSM a fait l’objet et sa phagocytions par la culture dominante[22]. À titre d’exemple, la trilogie Cinquante nuances de Grey a contribué à l’hétérosexualisation et à la dépolitisation du BDSM[23]. Malgré tout, nous aimerions revenir sur le potentiel du BDSM à changer nos pratiques de consentement. En effet, les communautés BDSM se sont dotées de formes institutionnalisées de consentement. Elles ont développé une normalisation des pratiques de consentement où celui-ci est vu comme processus continu, tout en accordant une importance à la vulnérabilité[24]. Garcia aborde d’ailleurs le thème de la vulnérabilité dans son dernier chapitre au moment de penser son éthique de la sexualité comme conversation entre les sexes. Dans son ouvrage, l’autrice met l’accent sur le recours au contrat dans les relations BDSM (« la contractualisation des rapports »[25]). Le recours au contrat est pourtant moins systématique qu’on pourrait le croire dans les communautés BDSM. Celles-ci se sont beaucoup diversifiées dans la dernière décennie, tout comme les rôles, les types de jeux, les agencements relationnels privilégiés par les adeptes[26], ainsi que les pratiques de consentement.

Le BDSM reconnaît la vulnérabilité d’autrui et s’en soucie. Les pratiques de consentement ne se limitent pas à de simples pratiques contractuelles. Une lecture attentive de l’étiquette entourant les relations et pratiques BDSM donne à voir que se déploient entre les partenaires des relations de soin et de sollicitude. Notre analyse mobilise ici l’éthique du care[27]. Sur le plan individuel, l’éthique du care invite à prendre soin du corps et des besoins d’une personne vulnérable. Sur le plan collectif, elle invite à repenser la société, ses institutions et ses pratiques de soin, ainsi que les rapports de pouvoir entre donneuses et donneurs de soin et les membres qui en bénéficient. Il s’agit d’insuffler plus d’égalité là où il y a des asymétries, et de penser le soin comme une responsabilité collective.

Le BDSM propose des rituels de consentement qui incluent le soin. D’entrée de jeu, il nécessite d’engager une conversation en amont, avec le, la ou les partenaires, c’est-à-dire bien avant de s’engager dans une scène. Ces discussions préalables peuvent également s’accompagner de la passation de questionnaires entre les partenaires pour déterminer les limites de chacun·e. Comme l’a mentionné l’autrice, le recours aux safewords que l’on retrouve dans la culture BDSM peut s’avérer utile et profiter aux personnes pratiquant une sexualité vanille. Il existe également un code de couleur permettant de signifier que tout va bien (vert), qu’il faut ralentir ou faire le point (jaune) ou qu’on arrête tout (rouge). À cela s’ajoute ce qui se passe après l’échange érotique, soit l’aftercare. Cette pratique pourrait se traduire par « soins post-sexuels » ou « prendre soin après » l’interaction BDSM. Il s’agit d’un moment après une scène où les partenaires prennent le temps de s’enquérir de leurs besoins mutuels : certaines personnes auront besoin de câlins, d’autres préféreront rester dans leur bulle. Les besoins varient en fonction des personnes : verre d’eau et couverture chaude, bain moussant, écouter un épisode d’une série avec son/sa partenaire, etc. Il s’agit également d’un moment où on fait le point sur la scène, ce que les partenaires ont aimé et moins aimé, ce qui pourrait être amélioré, etc. S’il est recommandé de prévoir un moment d’aftercare tout de suite après une scène, l’aftercare est un processus continu qui peut se poursuivre en dehors des interactions BDSM, par exemple quelques jours après une scène.

Les conversations qui ont lieu avant la scène et après la scène contribuent à façonner le projet sexuel des individus, à le préciser, le densifier. Ainsi, le BDSM pose le consentement comme une pratique qui se fait avant (discussions, questionnaires), pendant (code de couleurs et safeword), et après l’expérience érotique (aftercare). La normalisation de la pratique d’aftercare vient d’ailleurs accentuer la dimension affirmative et continue du consentement. Nous pourrions même dire que la culture BDSM, par ses pratiques de consentement, s’inscrit dans une éthique du care, dans la mesure où ces rituels visent une redistribution du pouvoir entre les partenaires. Bien que l’asymétrie de pouvoir soit au coeur de l’échange érotique, les pratiques d’aftercare servent précisément à revenir à un état antérieur d’asymétrie, à une posture d’égal à égal. En ce sens, la communauté BDSM est capable de promouvoir une éthique relationnelle plus explicite que celle pratiquée dans un contexte hétérosexuel vanille, là où le consentement est plutôt tenu pour acquis. Bien sûr, ces mécanismes n’empêchent pas les hommes de commettre des agressions sexuelles et les femmes d’avoir des relations sexuelles consenties non désirées, mais le fait que ces pratiques existent et soient renforcées constitue une avancée.

Conclusion

Ce qu’il est possible d’entendre lorsqu’on parle de « projet sexuel » mérite encore d’être développé. Ce projet est forcément formaté par le script sexuel traditionnel qui promeut un idéal normatif, celui du couple hétérosexuel, amoureux et monogame, en plus de prescrire des rôles sexuels stéréotypés, parfois coercitifs. C’est un moule qui confirme la préséance des désirs et plaisirs masculins sur ceux des femmes, en plus de véhiculer insidieusement l’idée du droit de propriété des hommes sur celles-ci (corps, sexualité, ressources matérielles et affectives) tout en délégitimant les organisations sexo-affectives alternatives. L’étude du consentement ne peut faire l’économie d’une analyse conjointe des phénomènes d’oppression de genre et d’oppression sexuelle. Pour que le projet sexuel soit émancipé et émancipateur, et le consentement activement désiré et recherché, il faut remettre en question les impératifs structurels et normatifs de l’hétérosexualité obligatoire et de l’amatonormativité, centrées sur le plaisir masculin. D’un point de vue pragmatique, il est nécessaire de mettre en place des moyens concrets de revoir notre rapport aux autres, avec ou sans sexualité. À cet effet, les sous-cultures marginalisées comme les communautés pratiquant l’anarchie relationnelle ainsi que les communautés BDSM féministes et queers ont produit des réflexions et des pratiques permettant de poser un regard critique sur nos projets intimes et sexuels, de les enrichir, et d’y recentrer la place du consentement comme processus continu qui fait état de la vulnérabilité d’autrui.