Disputatio

Être quelque chose[Record]

  • Charles Travis

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  • Charles Travis
    King’s College London

  • Traduction par
    Corinne Lajoie

  • Avec la collaboration de
    Bruno Ambroise

Au tournant du millénaire, Frege, d’un ennemi, est devenu un ami. Tournant le dos à la tradition orale, je le lisais véritablement pour la première fois. Une bonne part de la philosophie — et certainement pas seulement ou principalement de la philosophie du langage — est alors rapidement devenue beaucoup plus claire. C’est ainsi que, dans ce texte, je me concentrerai sur deux problèmes soulevés par Jocelyn Benoist dans L’adresse du réel. La clarté qu’offre Frege à la philosophie en général tient pour une bonne part à l’aspect suivant : le thème central de la philosophie de Frege est le fait d’être vrai comme tel, c’est-à-dire ce qui s’ensuit de cette seule notion pour ce que c’est que penser les choses comme étant ce qu’elles sont (« les lois de la vérité », comme il désigne lui-même cette question). Ce qui rend d’abord possible une telle notion, c’est le phénomène consistant à représenter quelque chose comme étant quelque chose — c’est-à-dire le fait de représenter-comme [representing-as]. Cette possibilité est ouverte par la distinction qui existe entre ce premier sens du verbe représenter et la notion de représentation factive [factive representing]. Ces rides sur le front de Pia peuvent représenter plusieurs années de vie partagées avec Sid. Mais ce n’est le cas que si elle a bien partagé plusieurs années de vie avec Sid. Si tel n’est pas le cas, quoi que représentent ces lignes sur le front, ce ne sera en tout cas pas cela. Tandis qu’il n’y a aucun problème à représenter Pia comme ayant partagé plusieurs années de vie avec Sid même si ce n’est pas le cas. La fausseté est ainsi rendue possible et, par conséquent, la vérité également. Frege s’intéresse à la forme que prend ce phénomène seulement en tant que c’est ce qui s’ensuit du fait d’être vrai. Il fait donc abstraction, pour cerner l’objet de son étude — le représenter-comme —, de tout représentant-comme historique — de tous les penseurs ou de toutes les instances historiques qui s’engagent ainsi avec le monde. Par ce processus d’abstraction, on perd certains aspects du phénomène. Mais, précisément, en perdant quelque chose, le phénomène gagne aussi en clarté. En réinsérant le phénomène abstrait dans le monde, dès lors armés d’une idée claire de ce que nous réinsérons, nous sommes conduits à reformuler de manière particulièrement bénéfique plusieurs questions qui taraudent les philosophes, qu’elles soient métaphysiques ou qu’elles concernent la pensée ou la condition humaine. Qu’on nous permette ici une remarque terminologique. Le mot « pensée » [thought] en anglais dérive de deux nominalisations possibles du verbe « penser ». Il peut désigner un certain phénomène général de pensée, une activité des penseurs, un objet d’étude de la psychologie. Ou encore, il peut désigner l’objet de l’activité de pensée, c’est-à-dire un état possible des choses, une façon de les concevoir. Chacune de ces nominalisations, à tout le moins initialement, est un nom massif qui attend d’être découpé en unités dénombrables [countables]. Afin d’éviter toute confusion, je distinguerai entre l’une et l’autre en employant penséeψ et penséeλ. Nous nous préoccuperons presque exclusivement de la penséeλ dans ce qui suit. Pour anticiper un peu, c’est précisément cette confusion du sens avec la chose que cherche à éviter Frege en distinguant entre Merkmale et Eigenschaften. Mais, tout d’abord, comment commettre cet appariement fautif ? La forme qu’il prend, que ce soit ici ou ailleurs, doit encore être élucidée. Frege choisit ce qu’il appelle une pensée (Gedanke) en tant que protagoniste central de l’activité de pure représentation : c’est une unité …

Appendices