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L’ampleur de la crise et les populations les plus touchÉes

La pandémie de coronavirus (SARS-COV-2) a bouleversé la vie de millions des personnes à travers le monde. Cette pandémie a mis en lumière la façon dont les inégalités sociales affectent la santé et le bien-être de certaines populations ainsi que la vulnérabilité des systèmes sociaux et de santé en Occident, déjà fragilisés par de nombreuses années de gestion néolibérale et hospitalocentriste (Dufour et Hébert, 2021).

La crise sanitaire provoquée par le coronavirus a contraint plusieurs gouvernements occidentaux à prendre des mesures restrictives sans précédent dans les démocraties libérales depuis la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, les mesures sanitaires ont profondément changé les structures sociales et ont fait émerger des nouveaux rapports et des nouvelles tensions entre les différents pouvoirs et savoirs (Long et al., 2022 ; Walby, 2021 ; Dufour et Hébert 2021).

Les taux de mortalité par COVID-19 reflètent des inégalités sociales. Les personnes âgées de 80 ans et plus ont été les principales victimes de la pandémie. Au Québec, elles représentent plus de deux tiers des décès imputables à la COVID-19 (INSPQ, 2022). Les femmes constituent une autre population surreprésentée parmi les cas de COVID-19, au Québec. Selon les données de l’INSPQ, elles comptent 52,5 % des cas et 52,5 % des décès, comparativement à des taux de 47,5 % et 47,5 % respectivement, chez les hommes (INSPQ, 2021). Toujours au Québec, les taux de décès par COVID-19 sont trois fois plus élevés dans les quartiers où il y a 25 % ou plus des personnes considérées comme issues de minorités visibles (123,1 par 100 000 habitants) comparativement aux quartiers où il y en a moins de 1 % (35,1 par 100 000 habitants) (Subedi et al., 2020). À Montréal, dans les quartiers où plus de 25 % des résident.e.s sont noir.e.s, le taux de mortalité liée à la COVID-19 était de 149,3 par 100 000 habitants comparativement à 88,1 par 100 000 habitants dans les quartiers comptant moins de 1 % de résident.e.s noir.e.s (Subedi et al., 2020).

D’autres groupes sociaux ont également été disproportionnellement touchés, dont les personnes vivant dans des conditions de défavorisation économique et sociale. Les données recueillies par l’INESSS jusqu’en juillet 2020 montrent que 43,7 % des cas confirmés de COVID-19 concernent des personnes vivant dans des conditions de moyenne ou de haute défavorisation économique. Cette même population représente 43,5 % du total des décès par COVID-19 enregistrés au Québec au moment de l’enquête (INESSS, 2020).

Plusieurs populations sont davantage vulnérables aux complications associées à la COVID-19 en raison d’un état de santé précaire, dont les personnes en situation d’itinérance, celles ayant une consommation problématique de substances psychoactives, dont celles utilisant des opioïdes, confrontées déjà à une crise majeure de santé publique : celle de surdoses (Bertrand et al., 2020). Ces personnes étaient également plus à risque de contracter la COVID-19 en raison des difficultés à appliquer certaines mesures dont la distanciation sociale, l’isolement en cas de symptômes et l’accès à de l’équipement de protection individuelle, entre autres (Bertrand et al., 2020).

Les mesures sanitaires et leurs consÉquences

Les mesures sanitaires prises pour éviter la propagation de la COVID-19, bien que nécessaires, ont généré des effets iatrogènes parmi certaines populations, notamment celles se trouvant déjà en situation de vulnérabilité. Une enquête menée au Québec en 2020 auprès de 6261 adultes rapporte que 20 % des répondant.e.s avaient des symptômes associés à un trouble d’anxiété généralisée ou de dépression majeure deux semaines précédant l’enquête. La présence de ces symptômes était plus élevée (37 %) parmi les jeunes de 18 à 24 ans (Généreux, 2020).

La mesure sanitaire de confinement a eu des effets importants sur la population, notamment en termes d’isolement. Certaines populations ont souffert de ses conséquences comme des ruptures de services dans le réseau de la santé et des services sociaux, une plus grande précarité financière et un plus grand contrôle de la police sur les personnes en situation d’itinérance. Le confinement a aussi mis en danger des personnes confrontées aux différentes formes de violence (familiale, homophobe, transphobe…) (Bertrand et al., 2020). Les personnes de la diversité sexuelle et de genre, particulièrement celles dont l’orientation sexuelle ou l’identité de genre n’est pas connue de leurs proches, ont été affectées par les mesures de confinement, en raison de la fermeture des ressources communautaires et des lieux de socialisation (Sanchez et al., 2020).

Les mesures prises pour combattre la pandémie ont aussi été à l’origine de la mise en place de plusieurs interventions novatrices, autant en milieu communautaire qu’institutionnel. En effet, des mesures telles que : les interventions sociales par le biais des plateformes vidéo, les téléconsultations avec différents professionnels de la santé et des services sociaux, l’adaptation des règles dans les refuges pour personnes en situation d’itinérance, l’assouplissement de certaines restrictions associées aux traitements pour les personnes ayant un trouble d’utilisation d’opioïdes, entre autres (Bertrand et al., 2020). Cependant, la pérennisation de ces mesures n’a pas toujours été assurée, une fois la pandémie contrôlée.

Ce qui est abordÉ dans ce numÉro thÉmatique

Ce numéro thématique vise à documenter les effets de la pandémie de COVID-19 sur les pratiques sociales, à questionner les conséquences de la pérennisation des mesures sanitaires sur différentes populations, à définir les interventions sociales mises en place pour répondre aux besoins de ces populations ainsi qu’à réfléchir aux actions et aux possibles réformes des services sociaux et de santé à la lumière des lacunes observées durant la pandémie.

Ce numéro spécial commence avec l’article de Lalande et ses collègues, qui se sont intéressés au programme québécois de prévention de la violence envers les enfants ESPACE et à la façon dont les milieux offrant ce programme se sont adaptés au contexte imposé par la pandémie. Les mesures sanitaires ont fait que le programme a été adapté de façon différente d’une région à une autre. Le recours à du matériel de protection, notamment les masques, durant les activités du programme n’a pas affecté le contenu. Toutefois, cela a forcé les personnes animatrices à développer des nouvelles stratégies de communication. Le programme a dû, dans certains cas, devenir virtuel et plusieurs moyens de communication et de sensibilisation ont été déployés par le biais des réseaux sociaux. Bien que, de façon générale, il y ait une diminution du nombre de participants au programme, les auteur.trice.s de l’article rapportent que la participation des adultes a été facilitée par la possibilité d’y prendre part de manière virtuelle. Les auteur.trice.s concluent en se questionnant sur la façon la plus appropriée d’offrir le programme en contexte post-pandémique, tout en facilitant l’accès aux enfants et aux adultes qui en ont le plus besoin.

Roy et ses collègues se sont intéressés à l’évolution de la violence conjugale durant la pandémie, et ce, du point de vue des intervenant.e.s oeuvrant dans le domaine. Les intervenant.e.s ont observé une augmentation du nombre de cas attribués ainsi que, dans certains cas, une aggravation de la violence. L’étude soutient que certaines mesures sanitaires, notamment le confinement et le couvre-feu, ont permis à des conjoints ayant des comportements violents d’exercer du contrôle sur leurs partenaires. La crise sanitaire a également généré une plus grande consommation d’alcool et d’autres substances chez certains conjoints au comportement violent. Toutefois, cette période aurait aussi permis à certains de ces conjoints de diminuer ou d’arrêter leur consommation. Le temps passé ensemble aurait aussi donné l’occasion à certains conjoints de se rapprocher de leurs partenaires et de leurs familles. Le sujet de la consommation sera, par ailleurs, abordé dans d’autres articles.

Concernant toujours le sujet de la violence conjugale en contexte de pandémie, Godin et ses collègues se sont penchés sur les effets de la pandémie de COVID-19, sur la vague des féminicides rapportés durant cette période et sur les pratiques dans les maisons d’hébergement pour des femmes victimes de violence. Face aux violences et aux féminicides rapportés durant la pandémie, le gouvernement a reconnu le rôle essentiel des maisons d’hébergement, ce qui s’est traduit par une augmentation de leur financement. Toutefois, malgré une plus grande disponibilité des ressources financières, les maisons d’hébergement ont fait face à une demande de services plus importante, à des défis organisationnels ainsi qu’à la complexité des situations vécues par les femmes qui demandaient leurs services. L’article discute d’un élément crucial pour les maisons d’hébergement, soit la définition de ce qu’est la violence conjugale et de la façon dont la définition souvent utilisée peut exclure des services des femmes en situation de vulnérabilité. De plus, ce texte met en lumière comment les actions menées en situation d’urgence étaient parfois contraires à une approche féministe intersectionnelle.

Lévis et ses collaborateur.trice.s se sont intéressé.e.s à une autre population affectée différemment par la pandémie, les étudiants internationaux au Québec. Les étudiant.e.s rencontré.e.s par les chercheur.euse.s rapportent des conséquences associées aux mesures de confinement adoptées durant la pandémie. Plusieurs se sont senti.e.s isolé.e.s dans un pays relativement inconnu. La vie en colocation a également été perturbée et a, dans quelques cas, mené à une réorganisation des tâches et des rôles. Parfois, cette réorganisation a généré des conflits dans la colocation. Cet article rapporte plusieurs conséquences sur la santé physique et mentale des étudiant.e.s ainsi que sur la façon dont ils et elles ont essayé de les surmonter. Les chercheur.euse.s pointent les capacités des étudiant.e.s de faire face aux difficultés associées à la pandémie ainsi que les stratégies que certain.e.s ont mises en place.

Dès le début de la pandémie, les citoyen.ne.s et les organismes communautaires se sont mobilisés pour soutenir différentes populations. D’un point de vue de la participation communautaire et de l’engagement citoyen, Ruelland et Coget ont étudié trois expériences de participation citoyenne dans des quartiers à fort niveau de défavorisation de l’île de Montréal. Ces expériences concernent des intervenant.e.s et des citoyen.ne.s durant la pandémie de COVID-19. Les résultats mettent en lumière la pertinence de transmettre les messages de santé publique par le biais de personnes bénéficiant d’un bon niveau de crédibilité et de confiance dans les milieux. Toutefois, le fonctionnement du système de santé rend difficile l’inclusion des pratiques citoyennes de manière appropriée et soutenue. De plus, ces pratiques peuvent aussi générer des confusions sur le rôle des citoyen.ne.s, des organismes communautaires et de l’État.

Deshaies et ses collaborateur.trice.s ont analysé les répercussions de la pandémie et des mesures sanitaires sur les personnes travaillant en tant qu’organisatrices communautaires dans le réseau public québécois de la santé et des services sociaux. Leur rôle est d'accompagner diverses populations ainsi que d’établir des liens entre celles-ci et différentes organisations communautaires et publiques. Plusieurs organisateur.trice.s communautaires ont été attitré.e.s à d’autres tâches, alors que d’autres ont pu continuer leur travail tout en l’adaptant au contexte sanitaire. Cette adaptation a évolué au fur et à mesure que la pandémie évoluait. Les organisateur.trice.s communautaires ont contribué aux actions d’urgence menées auprès de certaines populations, dont celles en situation d’itinérance. Ils et elles ont aussi soutenu des organismes communautaires dans la mise en place et l’adaptation d’actions visant à venir en aide aux populations avec qui ces organismes travaillaient. Les organisateur.trice.s communautaires ayant été délesté.e.s soutiennent qu’une des principales raisons de la pratique du délestage était le manque de compréhension de leur rôle par leur employeur. Certain.e.s étaient relativement à l’aise avec cette pratique mais considèrent que celle-ci a parfois duré trop longtemps ou déplorent avoir été obligé.e.s de laisser de côté leurs dossiers.

La pandémie a fait que certaines personnes consomment davantage des substances psychoactives. Sur ce sujet, Wagner et ses collègues se sont intéressé.e.s aux pratiques d’accompagnement à la consommation de substances dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée pour personnes âgées au Québec. Certaines activités, comme l’accompagnement à la consommation et dans certains cas l’approvisionnement des substances légales, ont été mises de côté, car considérées comme non prioritaires dans le contexte pandémique. Toutefois, au fur et à mesure que le contexte sanitaire évoluait, des stratégies ont été développées afin d’assurer l’approvisionnement de substances légales pour les résident.e.s. Les auteur.trice.s soulignent la fragilité et l’informalité entourant les pratiques d’accompagnement à la consommation dans les centres d’hébergement pour personnes âgées. On mentionne également que les résident.e.s de ces centres ont été, sans le vouloir, l’objet d’expérimentations d’interventions qui visaient une adaptation des pratiques au contexte sanitaire.

Huỳnh et ses collègues ont étudié les facteurs qui influencent le recours à des services en ligne entourant la consommation de substances psychoactives. Ces auteur.trice.s ont identifié trois différents types de facteurs influençant le recours à des services en ligne (prédisposants, facilitants et facteurs de besoins). Deux facteurs prédisposant ont été identifiés : s’identifier comme femme et avoir entre 18 et 24 ans. Un facteur facilitant est celui d’avoir déjà eu recours à des services psychosociaux en ligne avant la pandémie. Enfin, trois facteurs de besoins ont été associés à l’utilisation de services en ligne : avoir un niveau de détresse psychologique élevé, consommer pour gérer l’anxiété et avoir augmenté sa consommation durant la pandémie.

Les articles publiés dans ce numéro permettent de constater que la pandémie de COVID-19, ses multiples conséquences et les mesures mises en place devraient nous pousser à réfléchir à des solutions durables aux inégalités sociales et de santé, à renforcer les liens entre la santé et d’autres facteurs sociaux et culturels ainsi qu’à repenser de façon critique les interventions dans le domaine de la santé et des services sociaux.