Abstracts
Résumé
À partir d’une perspective constructiviste et de données empiriques recueillies auprès de neuf mères innues, dont au moins un enfant a fait l’objet d’une mesure de protection, l’auteure met en dialogue le contexte sociohistorique des services de protection, l’empreinte du colonialisme bio-psycho-spirit-social[1] au Québec et les trajectoires de mères innues. Plus précisément, l’attention est portée sur les expériences singulières vécues par ces mères au contact des services de protection de la jeunesse, à leurs rapports aux travailleuses sociales et à l’institution ainsi qu’à trois pistes prometteuses permettant d’accroître la sécurisation culturelle dans les services. L’ancrage épistémologique privilégié valorise les expériences, apprentissages et savoirs des participantes-expertes. Des extraits de récits biographiques sont présentés. Placés à l’avant-scène du propos, ces extraits visent avant tout à honorer la parole des principales concernées et à respecter leurs conceptions du monde, leurs vécus et leurs valeurs.
Mots-clés :
- trajectoires,
- mères innues,
- expérience parentale,
- protection de la jeunesse,
- sécurisation culturelle
Abstract
Based on a constructivist perspective and empirical data gathered from nine Innu mothers with at least one child in protective care, the author puts into dialogue the sociohistorical context of youth protection services, the imprint of bio-psycho-spirit-social colonialism in Quebec, and the trajectories of Innu mothers. More specifically, attention is paid to the singular experiences of these mothers in contact with YP services, their relationships with social workers and the institution, as well as three promising avenues for increasing cultural safety in services. The epistemological anchoring retained values the experiences, learning and knowledge of the participant-experts. Placed at the forefront of the article, these excerpts aim above all to honor the stories of the participants and to respect their worldviews, experiences, and values.
Keywords:
- Trajectories,
- Innu Mothers,
- Parental Experience,
- Youth Protection,
- Cultural Safety
Article body
Contexte et objectif de l’Étude
Comparativement à leurs homologues allochtones au Canada, les mères autochtones sont plus souvent signalées aux services de protection de la jeunesse (PJ) et tenues responsables de négligence à l’égard de leurs enfants (Agence de la santé publique du Canada, [ÉCI-2008] ; Fallon, Lefebvre, Trocmé et al., 2021, [ÉCI-2019]). Une part de ces constats s’explique par le colonialisme (Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics [CERP], 2019 ; Commission de vérité et réconciliation du Canada [CVRC], 2015), les difficultés socioéconomiques (Croteau, 2019), la violence institutionnalisée (Conseil des Atikamekw de Manawan et Conseil de la Nation Atikamekw, 2020 ; Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées [ENFFADA], 2019) et par les incompréhensions persistantes à l’égard de leur conception de la parentalité[2] (Croteau, 2017 ; Gerlach, 2008). Des écrits font consensus sur le sujet et pointent la dissonance entre les conceptions autochtone et occidento-normative de la parentalité (Bennett, 2009 ; Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse [CSDEPJ], 2021 ; Lavell-Harvard et Corbiere Lavell, 2006 ; Veenstra et Keenan, 2017). En l’occurrence, la conception autochtone de la parentalité diverge des paramètres institutionnels et des lois (Loi sur la protection de la jeunesse) qui encadrent les services de PJ. Ces derniers incarnent, colportent et valorisent généralement les fondements et conceptions occidentales d’une parentalité adéquate (Bennett, 2009 ; Blackstock, 2009 ; Cheah et Chirkov, 2008 ; Choate, 2018 ; Croteau, 2017 ; Cull, 2006 ; Flynn et Brassard, 2012 ; Guay, 2017 ; Lavell-Harvard et Corbiere Lavell, 2006 ; Soumagnas, 2015 ; Veenstra et Keenan, 2017).
Bien avant nous (Croteau, 2019), Johnston (1983) fut l’un des premiers au Canada à exposer les incohérences entre les parents autochtones et les services de PJ occidento-normatifs. Ses travaux ont permis de remettre en question l’intégralité même de l’approche du besoin de protection des enfants autochtones. L’auteur traite de l’ambiguïté et de l’inadéquation de divers concepts comme « adequate care », « proper supervision » et « unfit circumstances » (Johnston, 1983). Selon lui, ces concepts s’avèrent arbitraires et font place à interprétation et jugements de valeur envers les familles et parents autochtones. En l’occurrence, Johnston (1983) soutient que certains parents et mères autochtones sont plus souvent perçus comme trop permissifs, incompétents ou négligents, en rapport aux iniquités socioéconomiques vécues. Parce que les mères autochtones sont plus souvent concernées que leurs homologues, d’autres chercheurs soutiennent, pour leur part, l’importance de porter davantage attention à leurs discours et à leurs expériences en situation de protection (Bennett, 2009 ; Greenwood et de Leeuw, 2006 ; Kellington, 2002 ; MacDonald, 2002 ; Soumagnas, 2015).
Or, malgré ces constats éloquents, à notre connaissance, aucune étude francophone, issue de la discipline du travail social, et réalisée entièrement en communautés autochtones au Québec, ne s’était jusque-là intéressée à comprendre l’expérience de mères autochtones (ayant connu une situation en PJ) dans le but de réduire le fossé d’incompréhensions creusé par des siècles de colonialisme. Le présent article propose de se pencher précisément sur l’antagonisme mis en lumière et vise à resserrer l’écart ; de part (trajectoires et parentalité de mères innues) et d’autre (perspectives occidento-normatives qui régissent les services en PJ). L’examen des points saillants issus du troisième chapitre de résultats de thèse de l’auteure (Croteau, 2019) a pour but d’éclairer cette zone ombragée. Dans ce qui suit, l’auteure examine une mosaïque de valeurs, de conceptions de la parentalité et de la famille, qui ne font pas consensus et posent préjudices aux familles autochtones en contact avec les services de PJ. Plus précisément, l’ancrage épistémologique sera d’abord exposé. Ensuite, à partir de la parole des mères rencontrées, l’expérience parentale et les motifs d’appréhension seront présentés. En troisième lieu, le rapport des mères innues aux travailleuses sociales[3] (TS) et à l’institution de protection fera l’objet d’analyse. Ultimement, avant d’engager la discussion et de conclure, trois pistes prometteuses seront discutées, appuyées par des extraits de récits des participantes, afin d’accroître la sécurisation culturelle[4] dans les services.
Ancrage épistémologique
Notre expérience d’intervenante avec les services sociaux en PJ nous a permis de constater que de nombreuses mères autochtones se sentaient incomprises au contact de ces services. La prise de conscience de ces divergences nous a menée, en 2014, à nous interroger sur les a priori de l’intervention en travail social, telle qu’enseignée en milieu universitaire et exercée en contexte autochtone (Croteau et Molgat, 2021). Ces constats et expériences ont constitué le point d’ancrage initial de notre thèse de doctorat (Croteau, 2019).
L’intérêt pour réaliser une telle étude a concordé avec une demande explicite de la directrice du Centre de santé et services sociaux (CSSS) de la communauté innue impliquée[5]. Dans la foulée de l’adoption de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis[6] (loi C-92) le 21 juin 2019, entrée en vigueur le 1er janvier 2020, cet éclairage permettrait une contribution à la démarche de gouvernance innue en PJ. La procédure de recrutement des participantes a été entièrement réalisée par le CSSS, partenaire communautaire du projet. Un nombre total de neuf mères innues[7] (dont l’enfant a fait l’objet d’une mesure de protection) ont souhaité raconter leurs histoires par le biais de récits biographiques (Bertaux, 2014 ; Dorval, Croteau et Noël, 2021). La chercheure principale a effectué deux séjours (d’environ 10 jours) en communauté innue pour compléter les entretiens individuels (8 à domicile et 1 au CSSS), restituer les récits aux participantes, valider leur contenu et formaliser la chronologie. Ces récits ont été remis aux participantes intéressées et leur appartiennent (Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador [APNQL], 2014).
Nonobstant tout le respect accordé aux sensibilités des femmes innues rencontrées, à la restitution et validation des récits et au respect des principes éthiques en contexte de recherche autochtone (APNQL, 2014 ; Basile et Robertson, 2012), l’analyse rendue comporte certaines limites. De fait, la formation en travail social et l’identité non autochtone de la chercheure doivent être prises en compte. Dans ce contexte, un effort particulier fut déployé afin de se décentrer de ses propres conceptions du monde, de ses a priori et schèmes de référents occidento-normatifs (Cohen-Emerique, 2015), tout en étant consciente de l’impossibilité de s’en dérober intégralement. Sous ces considérations, les résultats, sans prétention de résoudre un phénomène complexe (Morin, 2005) sur lequel les familles autochtones ont préséance, droit de parole et de prises de décisions (loi C-92), peuvent néanmoins permettre d’ouvrir le dialogue pour envisager autrement les divergences et incompréhensions en présence.
Pour appréhender notre objet d’étude[8], nous avons privilégié la perspective constructiviste en mobilisant deux théories : le constructivisme de Berger et Luckmann (2018) et la théorie de l’action historique de Martin (2003 ; 2009). D’une part, le choix théorique du constructivisme social reconnaît les participantes comme de véritables actrices « connaissantes » (Berger et Luckmann, 2018), possédant un savoir d’expérience original et valorisé, et permet d’appréhender leur réalité parentale à partir de leurs propres représentations et conceptions du monde. D’autre part, Fast et Collin-Vézina (2019, p. 167) évoquent : « the literature becomes fragmented between those who are trying to bring to light the devastating impacts of colonialism and those that focus on resilient peoples, communities, and Nations ». L’action historique de Martin retenue vise justement à réduire cette dualité. À l’aide des écrits de Martin (2003 ; 2009), la présente étude s’est intéressée au travail subjectif et réflexif des mères rencontrées, en rapport à leur quotidien, en s’imprégnant de leur trajectoire passée, de leur présent ainsi que de la manière dont les choix préconisés orientent leur parentalité et teintent les transmissions culturelles à leurs enfants.
Enfin, le positionnement éthique de l’étude (Croteau, 2019) favorise le respect des principes directeurs en matière de recherche en contexte autochtone (APNQL, 2014 ; Asselin et Basile, 2012 ; Basile et Robertson, 2012).
Expérience parentale et motifs d’appréhension : entre légitimité et incompréhension
Cette section rend compte de l’expérience parentale des participantes au contact des services de PJ. Les analyses font poindre la manière dont les mères comprennent et interprètent les motifs qui ont mené à l’intervention de la PJ dans leur vie. En fonction de leurs trajectoires et vécus parentaux, certaines estiment que les motifs d’appréhension étaient fondés, justifiés et prévisibles, alors que d’autres évoquent l’incompréhension, un sentiment d’injustice et de colère.
A priori, soulignons que certaines mères reconnaissent le désordre et le déséquilibre dans leur vie personnelle, ce qu’elles s’expliquent par l’adversité vécue. De ce fait, elles comprennent le motif d’intervention de la PJ et se montrent favorables à une collaboration avec les services. Certaines mères sont conscientes que leurs difficultés entravent l’exercice adéquat de leur parentalité et, dans cette perspective, reconnaissent et admettent les motifs qui justifient l’intervention de la PJ dans leur vie. La parole d’Aline rend compte de son état de déséquilibre. La citation suivante illustre les maillages établis entre la consommation, ses difficultés parentales et l’intervention de la PJ : « Et, quand je partais boire, je laissais toujours mes enfants à ma gardienne sans nourriture à la maison. Comme si boire était plus important que mes enfants. C’est à ce moment que la DPJ m’a pris mes enfants » (Aline, parag. 24).
L’analyse des récits lève le voile sur un fléau qui traverse une majorité des narrations : les dépendances des participantes comme mécanismes de gestion des traumas dans l’adversité. Dans le cas discuté, les participantes comprennent les risques associés à leurs désordres. Mais certaines, comme Marthe, n’ont pas été en mesure d’agir en amont. C’est ce que l’extrait suivant met en exergue : « Mais au mois de décembre, j’ai rechuté. Ce fut très difficile. Je savais que j’avais un problème. Je me foutais pas mal de tout comme on dit. Et au mois de mars, la DPJ est venue chez moi pour la première fois. J’ai eu peur qu’ils placent mes enfants » (Marthe, parag. 13).
Par ailleurs, les récits de trois participantes témoignent de l’incompréhension par rapport au motif qui justifie l’intervention de la PJ. Elles évoquent même un sentiment d’injustice et de colère. Au reflet du discours de certaines mères, ces incompréhensions semblent, d’une part, liées au manque de considération de leurs repères identitaires, valeurs culturelles et parentales, et, d’autre part, à l’absence de consultation par la PJ durant l’évaluation et le retrait de l’enfant du foyer.
D’abord, Viviane raconte que la PJ lui « a pris ses enfants » en n’agissant pas en toute connaissance de cause : « On ne m’a même pas questionnée avant de me prendre mes enfants. La DPJ est venue me voir et bang ; ça y était ! Je n’ai pas trouvé ça correct. Je trouve que je m’occupe quand même bien de mes enfants » (Viviane, parag. 16). Les paroles de Viviane témoignent de son incompréhension face aux motifs, selon elle non légitimes, de l’intervention de la PJ. Son récit laisse également transparaître un sentiment d’injustice en raison de l’absence de consultation et du manque de considération de sa version parentale des faits dans l’évaluation de risque et compromission. Selon Viviane, il est impératif d’effectuer une première visite à domicile afin d’évaluer la situation signalée, particulièrement avant « de prendre les enfants » (Viviane, parag. 29). Elle estime que pour légitimer l’intervention, la PJ doit d’abord « voir par elle-même s’il y a vraiment un problème » (Viviane, parag. 29).
Des mères racontent par ailleurs avoir demandé le soutien de leurs parents et beaux-parents pour assumer la garde temporaire de leurs enfants. Face à cette situation, et aux conséquences qui en découlent, ces participantes dénoncent la méconnaissance de la PJ des vecteurs d’appui à la parentalité ; notamment les rôles des grands-parents et des femmes innus du réseau élargi (Croteau, 2019). À la lumière du discours des mères, cette méconnaissance semble avoir ouvert directement la brèche à l’intervention, selon elles illégitime, de la PJ. Pour illustrer ce propos, soulignons l’expérience de Lyane affirmant que ses parents ont accepté de s’occuper de ses deux enfants aînés pendant un mois. Cette forme de soutien des grands-parents, il semble nécessaire de le rappeler, représente un vecteur d’appui central à l’exercice parental des rôles et responsabilités des mères innues (Croteau, Guay, Poirier et al., 2022 ; Gerlach, 2008 ; Soumagnas, 2015). De surcroît, Lyane relate que le fait que ses enfants soient demeurés quelques semaines supplémentaires avec leurs grands-parents semble à l’origine de l’intervention de la PJ dans sa vie : « Ils y sont demeurés à peine une semaine ou deux de plus ; soit environ six semaines. Et à cause de ça, ma travailleuse sociale m’a dit que mes enfants allaient peut-être être placés pour six mois » (Lyane, parag. 8). De la même manière, Viviane conçoit mal les motifs d’intervention de la PJ qui, selon elle, lui a « pris [s]es enfants » parce qu’elle les a fait garder par sa belle-mère trop longtemps (Viviane, parag. 16). Pourtant, Viviane affirme que c’est sur la base d’une entente consensuelle, en contexte volontaire, et sécuritaire pour les enfants, que ces derniers résidaient chez sa belle-mère : « Ce n’est quand même pas comme si je les avais laissés n’importe où non plus » (Viviane, parag. 17, 18).
Rapport des mères aux travailleuses sociales et à l’institution de protection
Cette section examine les diverses représentations que les participantes se font des TS et la manière dont ces dernières ont, selon les mères rencontrées, tenu compte ou non des repères identitaires et culturels qui balisent leur conception innue de la parentalité. Dans cette optique, l’examen des discours révèle deux typologies qui sont représentées dans la figure 1 ci-dessous :
Typologie de la disqualification parentale (voir la figure 1)
La première typologie examinée dans cette section renvoie aux perceptions d’une majorité de mères qui rapportent que les TS semblent accorder peu d’attention à leurs singularités parentales (disqualification de la parentalité innue). Les analyses démontrent que selon ces participantes, les intervenantes possèdent peu de connaissances de leurs réalités parentales et qu’une faible importance est accordée aux repères singuliers qui fondent leur parentalité. Qui plus est, de leurs points de vue, en plus de méconnaître leurs réalités culturelles, certaines TS favorisent le placement, menacent, trahissent et agissent à leur insu. Également, elles ne tiendraient pas suffisamment compte du contexte sociohistorique et structurel dans lequel s’ancre et s’actualise la parentalité des mères[9].
Certaines mères, dont le discours converge vers la première typologie – disqualification de leur parentalité (capacité parentale)[10] –, affirment également que les intervenantes rencontrées priorisent le placement des enfants en milieu extrafamilial au lieu de favoriser leur maintien au sein de la famille élargie. Par exemple, Tina évoque : « C’est sûr que c’est difficile de travailler avec la DPJ, parce que tu ne sais pas s’ils veulent vraiment t’offrir de l’aide. On dirait qu’ils priorisent le placement plutôt que la réintégration au sein de la famille » (Tina, parag. 28). Pour Debbie, cette logique de priorisation du placement aux dépens de la réintégration dans la famille renvoie étroitement au rôle de soutien joué par les femmes du réseau familial. Dans les faits, cette mère dénonce l’intervention de la TS en instance de jugement du Tribunal et le manque de prise en compte de l’engagement de sa soeur auprès de ses enfants. Cette avenue aurait, selon Debbie, permis d’honorer l’intérêt supérieur de ses enfants (loi C-92) en assurant leur maintien et leur développement au sein de leur culture. L’extrait suivant en témoigne :
Quand je suis passée en Cour pour mes deux filles, la DPJ voulait les placer pour six mois, et ensuite jusqu’à dix-huit ans. […] [E]lle [la travailleuse sociale] n’a même pas parlé avec ma famille. Elle s’en foutait carrément que mes enfants soient placés d’un bord et de l’autre chez des blancs plutôt que chez ma soeur.
Debbie, parag. 11
Le discours de certaines participantes reflète le sentiment d’être menacées par l’intervenante quant au retrait de leurs enfants du foyer. Si bien que quatre participantes témoignent de la peur de « se faire prendre ses enfants ». Les propos de Lyane illustrent clairement ce sentiment de menace et d’impuissance face au plan d’intervention mis de l’avant par la TS : « Je me suis vraiment sentie menacée quand la travailleuse sociale m’a dit que mes enfants allaient rester chez mes parents jusqu’à ce qu’on ait la prochaine rencontre. Je me sentais comme si on voulait me prendre mes enfants et que je n’avais rien à dire » (Lyane, parag. 10). Aline abonde dans le même sens. Cette mère insiste sur le fait de ne pas avoir cédé sous la menace : « la DPJ voulait tellement tout me prendre » (Aline, parag. 44).
Par ailleurs, certaines participantes (Naomi, Viviane et Loraine) ont abordé le sentiment d’être trahies par leurs TS qui, selon elles, agissent à leur insu. Ce sentiment de trahison se traduit dans le discours de ces mères par une perception que l’intervenante les comprend mal et les appuie peu. C’est ce dont témoigne l’extrait suivant de Loraine : « À cause de ma mauvaise expérience avec cette TS, j’ai failli perdre mes enfants jusqu’à majorité. C’est comme si ma TS voulait que j’échoue » (Loraine, parag. 9). À ces multiples incompréhensions s’ajoute la perspective de Debbie qui estime que plusieurs TS ne connaissent pas les réalités parentales des mères innues. Ce qui lui apparaît pourtant nécessaire à l’intervention en contexte de PJ :
Ce n’est pas en allant s’asseoir pendant cinq ans au Cégep et trois ans à l’université que quelqu’un va comprendre les mères et les familles qui vivent ces situations. Il ne faut pas faire l’autruche. Pas besoin d’aller à l’école longtemps. Nous n’avons pas besoin d’intervenantes qui se prennent pour quelqu’un d’autre.
Debbie, parag. 16
Aline renchérit dans le même sens. Bien qu’elle affirme assister à ses rencontres, et admette que son intervenante lui accorde de l’attention, Aline spécifie toutefois ne pas se sentir en confiance avec elle :
Ma travailleuse sociale m’écoute, mais je n’ai pas établi une relation de confiance avec elle. Comprends-tu ? Il faut que je sente que cette personne est ancrée et ce n’est pas son cas. J’aimerais avoir une intervenante qui m’écoute. Quelqu’un qui me comprend mieux. Je lui dis toujours que ça va bien, même quand ce n’est pas le cas. Ça m’arrive parfois de lui dire que je vais mal, mais je suis incapable de parler avec elle de tout ce qui m’arrive.
Aline, parag. 56
Ce passage rappelle que l’écoute ne garantit pas qu’Aline se sente reconnue et considérée dans sa réalité parentale. Ces propos montrent toute l’importance des liens de confiance établis dans la relation avec l’intervenante. Ils pointent également le besoin d’Aline de constater que l’intervenante s’intéresse réellement aux réalités singulières de sa trajectoire et expérience parentale.
Typologie de la valorisation parentale (voir la figure 1)
La seconde typologie examinée dans cette section converge vers les TS qui témoignent d’une plus grande compréhension et valorisation de la conception innue de l’exercice parental. En ce sens, un nombre de participantes semble accorder plus d’estime à certaines TS ; notamment celles avec qui elles établissent une relation de confiance, celles qui comprennent les réalités des mères, les rassurent et se montrent disponibles.
Conformément aux propos des mères (qui convergent vers le thème de valorisation de leur parentalité) se dégage le portrait de la TS estimée. Au vécu de l’intervention et des dynamiques relationnelles en présence, certaines participantes évoquent la création d’une relation de confiance mutuelle avec leur TS. De ce fait, elles estiment s’être senties écoutées dans ce qu’elles vivent et respectées dans leurs réalités. Autant sur le plan de leurs singularités culturelles, de leurs défis, de leurs forces et de leurs limites parentales distinctives. Ces participantes témoignent de représentations de TS disponibles, qui les visitent à domicile, les rassurent et adoptent avec elles une posture non hiérarchique. Enfin, les propos de Tina plus particulièrement soulignent l’impression d’être mieux comprise dans ses réalités parentales et outillée adéquatement par des intervenantes d’origine innue.
Dans un contexte similaire, les propos d’Aline renvoient à l’importance d’établir une relation de confiance basée sur le fait qu’il existe une vision partagée entre la mère et la TS du projet de vie de l’enfant : « Ma travailleuse sociale de l’époque avait tellement confiance en moi. Elle disait que cette fois était la bonne. Elle voulait que mes enfants reviennent chez moi à temps plein pour le mois de juin » (Aline, parag. 35). Ce passage rend compte du sentiment d’être impliquée dans les décisions concernant l’enfant[11], d’être écoutée et respectée dans sa réalité, ses attentes et ses singularités parentales.
De concert, les discours de Tina, Aline et Marthe convergent vers des représentations de la TS disponible, qui visite les mères à domicile, qui rassure et établit une relation respectueuse. Cela semble favoriser la réciprocité dans les rapports. En ce sens, Tina rapporte une perception favorable de sa TS qui, selon elle, l’a soutenue au moment de récupérer ses enfants : « Je ne pourrai jamais la remercier assez de m’avoir tant aidée. Elle a vraiment marqué ma vie » (Tina, parag. 31). De surcroît, les propos d’Aline rendent compte de la disponibilité de sa TS et de ses visites à domicile, ce qui l’a rassurée et validée en tant que mère : « J’aimais beaucoup mes deux travailleuses sociales. La première m’écoutait parler et venait me voir chez moi aussi souvent que possible. Mon autre intervenante *** m’écoutait quand j’avais le goût de pleurer. J’avais confiance en elle. Avec ces deux intervenantes, c’était bien. Je leur parlais de tout » (Aline, parag. 36). Pour Marthe, ses représentations positives de sa TS s’expriment par la mise en oeuvre d’une relation respectueuse :
[…] [J]’aime bien comment la DPJ intervient dans nos vies. Pour ma part, les intervenantes m’appellent pour m’informer avant de venir. […] Ma relation avec elles est positive. Quand les intervenantes viennent, elles sont comme des amis. La jeune fille de la DPJ qui vient a 23 ans, je pense. Je les aime bien. Je ne vois pas de négatif avec la DPJ.
Marthe, parag. 31
Finalement, Naomi spécifie qu’à travers ses rapports avec des TS issues de services sociaux innus, elle s’est sentie comprise et outillée : « Les différentes intervenantes que j’ai rencontrées m’ont donné de bons outils et ça s’est toujours bien passé. Elles me comprenaient bien. Je n’ai rien de négatif à dire concernant les services sociaux innus » (Naomi, parag. 17).
À partir des perspectives des mères, partagées entre le sentiment de disqualification et de valorisation, tournons à présent l’attention vers les pistes de solutions pour réduire le fossé d’incompréhensions, là où cela semble nécessaire, entre ces dernières et les services de PJ.
Pistes pour accroître la sécurisation culturelle dans les services
Les participantes rencontrées ont identifié diverses avenues afin que l’intervention et les services de PJ assurent la reconnaissance de leurs trajectoires et le respect des singularités parentales qui balisent, animent et orientent les rôles et responsabilités de mères. En s’appuyant sur la perspective des mères innues, cette section présente trois pistes novatrices pour accroître la sécurisation culturelle dans les services de PJ. Les avenues proposées ont le potentiel de fournir une contribution aux réflexions et amendements actuels de la loi C-92.
Agir en amont, prévenir et accompagner les mères
En ce qui a trait à la prévention du placement, Naomi et Marthe ont identifié des pistes permettant de mieux soutenir leur réalité en contexte de PJ. Dans l’objectif de préserver la garde de leurs enfants, elles abordent toutes deux l’importance d’avoir accès à des services préventifs de répit et de gardiennage. Selon ce que suggèrent ces participantes, le recours à ces ressources spécifiques aurait une incidence directe sur le maintien des enfants innus au sein du foyer. Ce qui rejoint d’ailleurs le principe émis dans la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis qui met de l’avant en outre la primauté du maintien des enfants au foyer.
Par rapport aux services de répit et gardiennage, le récit de Naomi illustre la trajectoire qui l’a menée à l’adversité : « J’ai quand même tenté de trouver de l’aide pour mes enfants en appelant les services communautaires pour obtenir un répit de 30 jours, mais je ne me suis peut-être pas adressée à la bonne personne. Enfin, je n’ai pas reçu de soutien » (Naomi, parag. 9). Le discours de Naomi démontre qu’avoir accès au répit lorsque nécessaire aurait changé la donne quant au placement de ses filles. Marthe souligne par ailleurs son besoin d’accès aux services préventifs. Ses propos racontent qu’un soutien financier l’aurait aidée à couvrir les frais de gardiennage pour ses sept enfants, ce qui lui aurait permis d’assister de manière assidue aux rencontres de traitement de ses dépendances :
J’aimerais bien avoir une gardienne pour y aller. C’est environ 1 h 15, 1 h 30. Et on se sent bien quand on sort un peu de chez soi. Ça permet de se changer les idées et de se sentir plus légère. Je ne crois pas être la seule à rencontrer cette limite. La plupart des gens sentent qu’ils ne peuvent pas aller aux meetings. Surtout ceux comme moi qui ont plusieurs enfants. […]. Je ne peux pas tous les confier à quelqu’un pour aller aux meetings.
Marthe, parag. 19, 20, 21
Les deux extraits de récits de Naomi et Marthe laissent entendre que l’accès aux services préventifs de répit et de gardiennage, afin de soutenir adéquatement l’exercice de leurs rôles et responsabilités de mères, permettrait de prévenir les situations de compromission et les placements des enfants.
En lien aux situations de placement extrafamilial, Hélèna, Naomi et Lyane ont discuté de leur désir d’être mieux accompagnées et informées des démarches de la PJ. D’abord, les paroles d’Hélèna illustrent de manière exhaustive en quoi il importe, pour la PJ, d’être plus attentive aux réalités et besoins des mères dans une perspective holistique de mieux-être et de guérison de tous les membres de la famille : « Les services de protection de la jeunesse devraient mieux soutenir les parents. Ils en ont autant besoin que les enfants. […]. C’est pourtant un besoin. Quand on y pense ; ils se font quand même retirer leurs enfants. Ce n’est pas rien » (Hélèna, parag. 33).
Ces propos remettent implicitement en question les fondements des interventions de la pratique sociale privilégiée en PJ. Ils semblent également dénoncer une logique de pratique qui, en réponse au signalement de compromission, fait parfois abstraction des réalités et besoins des parents au profit d’une intervention axée exclusivement sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Selon Hélèna, retirer l’enfant du foyer sans accompagner et soutenir les parents dans le besoin s’inscrit en porte-à-faux des perspectives de guérison et relation d’aide valorisées au sein des familles autochtones :
Il y a de bons parents qui se font retirer leurs enfants et ils sont laissés à eux-mêmes. Si tu leur enlèves leur enfant, il y a sûrement une raison ? Et s’ils ne sont pas aidés ces parents, qu’est-ce qu’ils ont à gagner eux dans la situation ? Rien ! Je trouve qu’il faut améliorer le soutien aux parents. En bout de ligne, ces parents aussi ont besoin d’aide. La DPJ leur retire leurs enfants parce qu’ils croient qu’ils sont en danger. Alors, je ne comprends pas pourquoi la DPJ n’aide pas les parents au lieu de leur retirer leurs enfants ? Peut-être bien que s’ils aidaient les parents davantage, ils ne seraient pas obligés de placer les enfants.
Hélèna, parag. 35
Le discours de cette participante témoigne de l’importance de mieux accompagner et informer les mères, advenant le placement d’un enfant. De surcroît, les propos d’Hélèna démontrent également que plusieurs mères requièrent plus de soutien à domicile par les services préventifs : « C’est certain que ce n’est pas tout le monde qui aime parler de ses problèmes à n’importe qui. Ça gêne les mères d’aller parler avec du monde à l’extérieur de chez elles » (Hélèna, parag. 37). Dans ce contexte, pour mieux accompagner les mères en instance de PJ, Hélèna suggère que les intervenantes viennent les visiter à la maison pour évaluer leur situation : « C’est sûr qu’à ce moment, si ces mères ont un problème, elles en parleront et ça leur fera du bien » (Hélèna, parag. 37).
Le discours de Naomi renforce les propos d’Hélèna. À la suite du retrait de sa fille cadette du foyer, Naomi explique que celle-ci « s’est automutilée ; [e]lle s’est arrachée les ongles et les cheveux » (Naomi, parag. 14). Naomi raconte ne pas avoir été informée des difficultés vécues par sa fille à la suite du placement. Face à cette situation, elle remet en question le manque d’accompagnement des mères par la PJ qui, selon elle, n’a pas déployé les mesures nécessaires pour évaluer la situation de ses filles après leur départ du foyer. L’extrait suivant rend compte de ces défis : « La DPJ aurait au moins pu aller voir mes filles pour savoir si elles étaient bien dans leur nouveau milieu de vie » (Naomi, parag. 14). Ce passage pointe les inquiétudes de cette mère qui se sent laissée-pour-compte à la suite du placement de ses filles et insiste pour être mieux informée.
Par ailleurs, les résultats d’analyse suggèrent que la situation de compromission vécue par l’enfant doit être évaluée et suivie en PJ dans une perspective plus large qui englobe la relation d’aide, le mieux-être familial et communautaire. C’est précisément ce à quoi réfère Naomi lorsqu’elle évoque :
Je comprends que la DPJ veuille retirer les enfants d’un milieu où il n’y a pas de sécurité, mais ils pourraient aussi intervenir, guider ou appuyer davantage. Il faut aussi voir quelles sont les difficultés déjà rencontrées par les familles pour éviter de répéter les mêmes erreurs.
Naomi, parag. 15
Lyane aborde pour sa part l’importance d’offrir plus d’accompagnement aux mères après le retrait de leurs enfants. Elle suggère de mettre précisément l’accent sur l’accompagnement de celles qui font l’objet de procédures judiciaires en PJ. Lyane explique s’être sentie confrontée par des démarches, à son avis très complexes, au Tribunal de la jeunesse. Son propos rend explicitement compte du souhait d’être mieux informée :
Mais tout ça m’a fait peur. Je n’ai pas aimé entendre parler de la Cour et tout ça. La travailleuse sociale aurait pu m’informer de ce que ça voulait dire. Elle aurait pu me rassurer. J’ai seulement compris après coup à quoi servaient tous ces papiers à signer. Il faudrait mieux expliquer aux parents ce que tout ça veut dire. La Cour et tout.
Lyane, parag. 9 et 10
Afin de se sentir considérée et reconnue dans ses réalités parentales, Lyane a clairement mis en lumière son besoin légitime d’être mieux avisée d’un point de vue juridique pour comprendre les enjeux en présence et faire un choix éclairé dans des circonstances difficiles.
Valoriser les liens familiaux et soutenir les transitions de retour en communauté
Dans un souci de valorisation des liens familiaux, certaines participantes ont souligné l’importance que les enfants demeurent à proximité des familles d’origine. Selon Viviane, favoriser le maintien des liens familiaux à la suite du placement permettrait de reconnaître l’importance de l’identité et des transmissions culturelles dans les rôles et responsabilités des mères et des familles. Cette reconnaissance permettrait à l’enfant placé de mieux composer avec une expérience vraisemblablement difficile.
Pour illustrer ce constat, Viviane raconte la situation de son frère qu’elle n’a pas connu dans l’enfance. Avec du recul, elle se dit aujourd’hui en mesure de comprendre l’importance de maintenir et de valoriser les liens familiaux sur une base régulière. L’extrait suivant pointe cette logique : « Je pense qu’il faudrait s’assurer que les enfants de familles nombreuses, qui sont dispersés par les services de protection de la jeunesse, puissent à un moment donné se rencontrer et se connaître » (Viviane, parag. 8, 9). En rétrospective, les propos de Viviane identifient clairement la nécessité de valoriser les placements à proximité des familles d’origine pour éviter la brisure de lien, la perte de la langue ou des repères identitaires.
De la même manière, Viviane s’est montrée préoccupée à l’idée que ses enfants puissent à leur tour être placés chez des étrangers et ne pas comprendre la langue parlée (Viviane, parag. 20). Elle s’est néanmoins dite rassurée d’apprendre qu’ils allaient demeurer près d’elle au sein de la communauté : « Je pense qu’en ce sens, on a répondu à nos besoins » (Viviane, parag. 20). Pour cette mère en situation de PJ, le maintien de ses enfants à proximité s’est avéré crucial au mieux-être familial et parental. Par la prise en compte de cette considération, elle évoque que ses besoins parentaux ont été reconnus par la PJ. Les services lui sont donc apparus adaptés à sa réalité parentale.
De surcroît, Hélèna souligne qu’il faut à tout prix éviter la dislocation culturelle par la séparation géographique des enfants et des parents. Elle rappelle combien il est crucial d’envisager des placements « aux alentours, dans la communauté » (Hélèna, parag. 43). L’extrait suivant illustre explicitement cette logique :
Il ne faut pas les placer à 1500 km de chez eux. J’ai déjà vu ça moi. Nous connaissons plusieurs parents qui se sont fait retirer leurs enfants par la DPJ et qui ont été placés à des kilomètres de chez eux. Certaines de ces familles sont pauvres. Elles n’ont pas l’argent pour aller les voir. Ces parents ont autant besoin de soutien que leurs enfants.
Hélèna, parag. 43
Hélèna souligne l’importance pour les parents de favoriser le maintien des liens avec les enfants. Selon elle, encourager le contact avec la famille d’origine permet d’assurer le développement harmonieux des enfants et d’être plus à l’écoute des réalités que connaissent les mères.
Par ailleurs, en lien avec la transition de retour des enfants auprès de leurs parents et de leur communauté lors de réunification familiale, Debbie témoigne de sa propre expérience de placement dans l’enfance. Son récit met l’accent sur une période difficile à l’approche de ses 17 ans. Elle affirme avoir été « mis dehors » du Centre jeunesse avec ses sacs de poubelle. Le passage suivant fait état de cette dure réalité : « On ne peut plus te garder. Les intervenantes auraient dû me permettre de faire une transition de vie à mes seize ans. Mais non. Je n’ai plus eu le soutien d’aucun service. Pas d’appartement supervisé. Rien. Comme ça, on m’a simplement jetée à la rue » (Debbie, parag. 6). Ce passage met en lumière l’importance d’accompagner les enfants autochtones placés, en respect de leur identité et trajectoire singulière, dans leur transition hors du système, et parfois vers un retour en communauté (Boyer-D’Alesio et Croteau, soumis ; Dugré, 2019). Les analyses montrent que la trajectoire de cette participante a façonné le construit de sa propre expérience parentale ainsi que le regard qu’elle pose aujourd’hui sur les services de PJ. À l’examen des propos de Debbie, il semble important d’instaurer des services plus compatibles avec les besoins des enfants, des mères et des familles élargies. L’objectif étant de favoriser une meilleure transition hors du système (Boyer-D’Alesio et Croteau, soumis), dans une perspective de soutien à l’autonomie, et d’une possible réunification familiale.
Primauté des services par, pour et avec : intervenantes innues en communauté
Loraine, Tina et Aline soulignent d’abord la nécessité de recevoir des services issus de la communauté pour garantir la reconnaissance et le respect de leur expérience distinctive de mères innues. Dans ce contexte, Loraine relate en quoi son expérience en PJ lui a permis d’appréhender la différence entre la prestation de services issus du Centre jeunesse comparativement aux services issus de la communauté innue :
Nous voyons aussi une grande différence de mentalité entre la DPJ et les services sociaux innus. Surtout dans la vision. Dans la manière de voir les choses. Le Centre jeunesse *** travaille quand même avec des non Autochtones, tandis que les services sociaux innus travaillent seulement avec les Autochtones. Ces deux organisations ont donc une mentalité différente l’une de l’autre. Nous on considère que c’est préférable de travailler avec les services sociaux innus plutôt qu’avec le Centre jeunesse.
Loraine, parag. 32
Tina mentionne de son côté que la démarche semble avoir été facilitée à partir du moment où les services sociaux autochtones ont commencé à intervenir auprès de sa famille : « C’est à ce moment que j’ai commencé à croire davantage en moi. Nous étions plus à l’aise avec les services autochtones » (Tina, parag. 33). Aline précise, pour sa part, que les services sociaux innus avec lesquels elle a interagi voulaient son bien et celui de ses enfants (Aline, parag. 36). Il appert évident, à la lumière du discours de ces trois participantes, que le contact avec les services en enfance-famille innus dirigés par les Autochtones permet aux mères rencontrées de se sentir davantage reconnues et respectées. Au final, la parole des mères laisse clairement entrevoir une plus grande loyauté et confiance à l’égard des services de PJ innus. Un constat transversal se dégage de l’examen de ces trois récits et montre que ces mères considèrent les services innus comme culturellement sécuritaires et en cohérence avec leurs besoins et réalités parentales.
Dans un second registre, certaines mères ont souligné le souhait de se faire attitrer des travailleuses sociales innues qui maîtrisent l’Innu-aimun[12] et privilégient le maintien des liens et la réunification familiale. La voix de Debbie, Aline et Tina rend compte cette fois d’un profil type d’intervenante idéale qui, à leur avis, présente certaines caractéristiques communes qui sont respectueuses des singularités parentales des mères. Ces participantes accordent beaucoup d’importance aux origines innues de l’intervenante, à son ancrage culturel, à sa maîtrise de l’Innu-aimun et à la priorité accordée au maintien des enfants au foyer. Les extraits de récits suivants fournissent plus d’éclairage sur la question.
D’abord, Debbie témoigne de perspectives d’intervention divergentes entre les blancs et les Innus. En ce sens, pour elles, ces distinctions sont d’abord et avant tout enracinées dans l’identité culturelle de l’intervenante. Son propos en fait explicitement état : « S’il n’en tenait qu’à moi, il n’y aurait que des Montagnais qui travailleraient à la DPJ. […]. Il n’y aurait pas de métissage […]. Il nous faut des intervenantes qui vivent dans la réserve et qui sont au courant de ce qui s’y passe » (Debbie, parag. 16). Pour appuyer ses propos, elle réfère à sa propre trajectoire de vie et affirme que : « tout le monde a son vécu [et…] sa manière de vivre » (Debbie, parag. 26).
Aline souligne, pour sa part, l’importance de pouvoir exprimer ses émotions dans sa langue maternelle. Selon sa lecture de la situation, l’intervenante idéale devrait donc maîtriser ce code linguistique. À ses dires, l’obligation d’échanger en français nuit à l’intervention. Aline croit qu’un plus grand nombre d’intervenantes innues devraient occuper des postes au sein des instances de PJ afin d’accorder plus de respect aux réalités et repères identitaires et culturels parentaux. Dans cette perspective, cette participante ajoute que « les blancs sont très différents des Innus » (Aline, parag. 57). Selon ses représentations, ancrées dans son expérience en PJ, « une Innue est plus à l’écoute qu’une blanche » (parag. 57). Selon cette logique, les intervenantes innues seraient donc plus à l’affût des réalités et des divers repères culturels qui orientent la parentalité des mères : « [les intervenantes innues] en voient de toutes les couleurs dans les communautés » (Aline, parag. 57).
Enfin, pour Tina, une des spécificités principales qui caractérise l’intervenante innue idéale relève du fait qu’elle priorise le maintien des enfants au foyer ou la réunification familiale en cas de placement. À ses dires, cela n’est pas systématiquement la priorité des intervenantes blanches. Le passage qui suit est éloquent à cet égard : « Elles [intervenantes innues] étaient souvent présentes pour nous offrir de l’aide et nous soutenir dans les démarches pour le retour des enfants. Ces intervenantes [innues] favorisent la réintégration des enfants et aident davantage pour un retour chez la mère » (Tina, parag. 33).
Discussion et conclusion
Au terme de l’article, nous proposons une discussion et conclusion succinctes articulées sous trois objectifs. Le premier vise à faire un retour sur les pistes novatrices à retenir. Le second suggère d’examiner, à la lumière des propos des neuf participantes, les enjeux entourant la mise en oeuvre de la loi C-92 trois ans après son adoption (Matarieh, 2020 ; Metallic, Friedland et Morales, 2019). Enfin, une mise en dialogue de ces deux composantes fera également l’objet d’analyse.
D’abord, sur le plan des pistes novatrices, retenons l’importance d’agir en amont, en prévention et d’accompagner les mères ; de valoriser les liens familiaux et soutenir les transitions de retour en communauté des enfants placés ; et enfin, de privilégier des services « par, pour et avec » les intervenantes innues de la communauté. Ces trois pistes centrales ont le potentiel de contribuer à réduire les nombreux fossés d’incompréhension discutés, et possiblement, à diminuer le placement d’enfants autochtones hors du foyer. Ces pistes peuvent par ailleurs permettre d’assurer une plus grande sécurité culturelle des services de PJ offerts aux mères et familles innues. Enfin, cela va de soi, elles ont également pour objectif de contrer les discriminations systémiques institutionnalisées (Flynn et Brassard, 2012 ; Lavell-Harvard et Corbiere Lavell, 2006 ; Veenstra et Keenan, 2017).
Par ailleurs, sur le plan de l’intégration de ces pistes d’actions et de la mise en oeuvre de la loi C-92, il y aurait beaucoup à dire (Matarieh, 2020 ; Metallic, Friedland et Morale, 2019). Un article intégral, à lui seul, pourrait constituer la somme de cette analyse. Pour le bien du propos qui nous concerne, traitons ici uniquement des limites et entraves à l’implantation/intégration des pistes suggérées par le biais de la mise en oeuvre de la loi C-92. Il faut savoir qu’au moment même de rédiger cet article, cette loi est soumise à une analyse quinquennale. Ce qui signifie qu’à nouveau, des dialogues seront tenus entre plusieurs acteurs fédéraux, provinciaux et issus des communautés autochtones, afin d’amender la législation pour mieux répondre aux lacunes actuelles et vides juridiques en présence.
En d’autres termes, et pour être claire, avant même de penser l’implantation/intégration des pistes proposées dans la présente étude, encore faut-il d’abord répondre aux enjeux actuels de mise en oeuvre liés aux normes nationales, à la compétence juridique, au financement, à l’imputabilité et à la collecte de données. C’est de fait ce que de récents travaux, qui se sont penchés sur diverses stratégies de mise en oeuvre de la loi C-92, ont mis en exergue (Friedland, Lightning-Earle et Caines, 2022 ; Metallic, Friedland et Morales, 2019). Mises ensemble, les pistes suggérées et les limites de la loi C-92 peuvent représenter un point focal de réflexion. En définitive, bien qu’elle fasse l’objet d’intentions louables visant à redresser les innombrables injustices vécues depuis des siècles par les familles et enfants autochtones au Canada, la loi C-92 ne permet pas, du moins pour le moment, de résoudre les nombreux litiges historiques instaurés par tant d’années de politiques coloniales. Il faut donc poursuivre le travail inachevé. En ce sens, assurons-nous que la parole des mères innues soit entendue et respectée. Leurs voix représentent un vecteur de changement qui contribue à assurer un avenir prospère aux familles et enfants autochtones. Faisons en sorte que leurs trajectoires et récits participent à rompre avec un passé trop souvent traumatique et douloureux, et permettent d’ouvrir vers un avenir épanouissant.
Appendices
Note biographique
Karine Croteau est une mère québécoise. Durant son parcours, elle a résidé au Mexique (Baja California), au Nunavik (Umiujaq, Ivujivik, Akulivik, Inukjuaq), en Australie (Sydney), à Toronto (Etobicoke) et au Nouveau-Brunswick (Edmundston). Portée par des valeurs de justice sociale, de bienveillance et d’équité, elle a pratiqué le travail social pendant plus de 12 ans dans divers contextes ; notamment en communautés inuit (Nunavik) et wolastoqiyik (N.-B.), et a effectué des terrains de recherche en communautés innues. Professeure-chercheure en travail social à l’Université d’Ottawa depuis 2019, ses récentes publications et conférences portent sur la protection de la jeunesse ; la sécurisation culturelle dans les services sociaux aux Premiers Peuples ; la décolonisation de la recherche, de la pédagogie d’enseignement et de l’intervention sociale ; et la résurgence socio-identitaire de femmes autochtones. kcroteau@uottawa.ca
Croteau, K., Molgat, M. (2021). Cercle Kinistòtàdimin : décolonisation de l’École de service social de l’Université d’Ottawa. Revue canadienne de service social/Canadian Social Work Review, 38(2), 29-51.
Notes
-
[1]
« La spécificité de la profession du travail social et de la formation des intervenantes se caractérise par l’analyse globale (écosystémique) et multidimensionnelle des problématiques présentes en vue d’établir un plan d’intervention. L’approche mosaïque et interdisciplinaire : bio(biologie)-psycho(psychologique)-sociale(socio-environnemental) vise à orienter ce plan. Elle permet notamment de tenir compte de l’interconnexion entre un ensemble de facteurs qui gravitent autour d’un individu, influencent son état de bien-être et sa condition de vie. De surcroît, dans leur conception du bien-être, les Premiers Peuples prennent généralement en considération une quatrième dimension ; soit la spiritualité. Cette dernière est souvent évacuée des conceptions occidentales de la santé. Pour pallier ce vide, nous utilisons donc le néologisme bio-psycho-spirit-social pour traduire une certaine équivalence » (Croteau, à paraître, p. 4-5).
-
[2]
Selon les travaux de Lacharité et al. (2015), le terme « parentalité » réfère à la fois à l’expérience, aux pratiques et aux responsabilités parentales. De manière transversale, la présente étude traite de ces trois dimensions, avec une attention particulière portée aux mères qui, pour des raisons discriminatoires et socioéconomiques, font plus souvent l’objet de signalements corroborés en PJ pour négligence à l’endroit de leurs enfants.
-
[3]
Par l’appellation « travailleuses sociales », nous référons dans ce contexte précis aux intervenantes inscrites à leur ordre professionnel qui pratiquent l’intervention sociale en contexte de PJ (plus particulièrement au Québec). Afin d’être cohérente avec la prépondérance féminine des intervenantes au sein de la profession et d’alléger le texte, le féminin de l’appellation est privilégié.
-
[4]
« La sécurité culturelle, ou sécurisation culturelle (Cultural Safety), est l’équivalent du terme Kawa Whakaruruhau qui apparaît autour des années 1980 dans les travaux réalisés par Irihapeti Ramsden [2002], infirmière et chercheure, originaire d’Aotearoa (Nouvelle-Zélande), de descendance Ngai Tahupotiki et Rangitane, ou maorie, selon les marqueurs identitaires coloniaux […] [Baskin, 2016]. La sécurité culturelle émerge d’une volonté de combattre la discrimination vécue par les Premiers peuples dans les institutions de santé et s’érige en porte-à-faux au concept du racisme systémique. Elle insiste de prime abord sur l’importance de l’accès des Peuples autochtones à des services sociosanitaires qui respectent et reconnaissent leur statut de Nations distinctes (savoirs traditionnels, valeurs, langues, modes de vie), et qui prennent en considération, au sein même des structures institutionnelles de l’État, leurs singularités identitaires et culturelles » (Croteau et Molgat, 2021, p. 31).
-
[5]
Pour des questions éthiques, le nom de la communauté impliquée dans l’étude est maintenu confidentiel. Toute information nominative permettant l’identification des participantes a été retirée pour être remplacée par des noms fictifs et des astérisques (***).
-
[6]
La loi vise notamment à « affirmer les droits et la compétence des Peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille » (article 8a) et à « énoncer les principes applicables à la [prestation] de services à l’enfance et à la famille à l’égard des enfants autochtones à l’échelle nationale » (article 8b). Trois principes fondateurs ont servi d’orientation à la loi C-92 : l’intérêt de l’enfant, la continuité culturelle et l’égalité réelle.
-
[7]
Pour connaître les détails concernant la stratégie d’échantillonnage et le recrutement, consultez la thèse complète de l’auteure, et plus spécifiquement la section 3.3 (Croteau, 2019).
-
[8]
Pour plus de détails sur l’ancrage épistémologique, consultez le chapitre 2 et 3 de la thèse de l’auteure (Croteau, 2019).
-
[9]
L’article 15 de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis réitère pourtant l’importance de « [reconnaître] les bouleversements subis par les femmes et les filles autochtones en lien avec les systèmes de services à l’enfance et à la famille et de les aider à surmonter les désavantages historiques auxquels elles sont confrontées ».
-
[10]
La thèse de Choate (2018) s’est intéressée à l’utilisation du Parenting Capacity Assessments [PCA] dans l’évaluation des capacités parentales en contexte de PJ. Le chercheur soutient notamment que même si le PCA est utilisé depuis les années 1970 dans plusieurs autres juridictions occidentales, dont le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, ses fondements s’enracinent dans une méthodologie coloniale. Selon Choate (2018), l’outil psychométrique standardisé ne devrait pas être utilisé auprès des parents autochtones en contexte de PJ puisqu’il leur porte préjudice : « the PCA draws upon Eurocentric understandings of parenting, definitions of minimal of good enough parenting, definitions of family and community as well as the use of methods that have neither been developed nor normed with Indigenous peoples » (ii).
-
[11]
La loi C-92 encourage la consultation des parents et des familles lors d’intervention.
-
[12]
Composé d’un alphabet de onze lettres, l’Innu-aimun (ou l’Innu-aitun pour référer au territoire) appartient à la famille des langues algonquiennes. L’Innu-aimun est reconnue comme une langue agglutinante qui, avec l’ajout de préfixes et de suffixes, peut exprimer une phrase complète en un seul mot. La langue emprunte à diverses formes langagières, dépendamment de la région spécifique où elle est parlée. Des nuances et variations particulières peuvent donc être comprises à l’oral et à l’écrit, selon la communauté innue. Dans cette étude, la référence à l’Innu-aimun renvoie précisément aux spécificités de la langue innue de la communauté impliquée.
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