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Introduction

Juin 2020, la COVID 19 cause des milliers de morts, de nombreux âgés. Les Ehpad, aussi nommés maisons de retraite, paient un lourd tribut. La population y est fragile, dépendante, isolée et vit en collectivité. Le virus entré, impossible de l’empêcher de se répandre. Il faut arrêter le regard sur ces personnes qui vivent exclues d’une société qui va trop vite du fait de leur dépendance (Gardou, 2012). En institution, les pratiques révèlent de plus en plus des gestes qui déshumanisent (Malherbe, 2015). Il faut oser les écouter.

Masseur kinésithérapeute puis responsable d’Ehpad et docteur en sciences humaines en tant que praticien chercheur, je me questionne sur le monde, sur moi, sur la place des êtres vieillissants. Il faut comprendre les âgés et leur place dans la société. Comment vivre dans ces institutions gériatriques, décrites comme totalisantes par Goffman (1968) ? Parce que certains y vivent parfois plus que quelques mois.

Dans le cadre d’une recherche doctorale, j’ai suivi 6 résidents polydépendants. Je les rencontrais tous les mois, en entretien. Nous avons dialogué autour du quotidien. Cette approche narrative selon les préceptes de la clinique dialogique (Lani-Bayle, 2010) nous a permis d’entendre la singularité de chaque parcours par un suivi longitudinal. Ce temps a permis une interaction sociale, en même temps qu’un voyage dans le temps. L’individu s’est senti reconnu. En institution, il est objet de soins : une charge. Entre quatre yeux, il est sujet de recherche, sujet et surtout acteur-auteur de sa propre vie.

C’est cette approche et plus particulièrement les échanges avec Charles Altesse[1] dont je vais traiter pour montrer comment l’intervention en milieu médico-social peut se concevoir différemment pour reconnaître le résident comme un individu singulier et vivre une expérience riche pour chacun qui sera sans cesse renouvelée.

Vieillir et devenir dÉpendant, de l’entrÉe en Ehpad

L’espoir de vivre bien et vieux n’a jamais été aussi grand ; pour un grand nombre, le désespoir serait de vivre la grande dépendance (Billé, 2010). Le vieillissement n’est pas une maladie en soi, c’est une accumulation de petites pertes, de transformations qui obligent à s’adapter à l’environnement. L’individu doit apprendre à perdre et à supporter les changements. Pourtant, quand les maladies chroniques s’installent, qu’une chute fait rupture, que la tête ne suit plus, c’est un tournant de vie (Lesourd, 2009) et rapidement, l’exclusion de la société pour une inclusion en institution gériatrique, même si c’est pour son bien et dans une approche protectrice. L’entrée reste subie dans une forme de déprise à la vie (Caradec, 2012) pour prendre soin de celui qui ne s’assume plus.

Les représentations de l’Ehpad restent péjoratives, sûrement parce que sa place reste ambiguë entre lieu de vie, lieu de soin et lieu de mort, si proche de la fin et de la décadence. En Ehpad, la personne âgée est isolée, coupée de son environnement, de ce qu’elle connaît, mais oubliait aussi. Pour finir sa vie, elle se retrouve face à l’inconnu. Il lui faut apprendre à se reconstruire même dans ses incapacités, seule contre tous. L’investissement du lieu est une première étape pour la reconstruction identitaire (Mallon, 2007). La chambre va pouvoir accueillir des traces d’une histoire (photos, meubles, objets…) autant de souvenirs inscrits dans le passé. Les photos ou dessins des petits ou arrière-petits-enfants sont un moyen de se réinscrire dans un présent et de se projeter vers un futur. Cette chambre impersonnelle devient habitée, symbole d’un réengagement, parfois dans une vie sociale. Et en salle de kinésithérapie, les résidents ont besoin de raconter leur vie. Ils se racontent leur histoire, l’Histoire. Ce travail de mémoire et les émotions qui s’en dégagent dans l’interaction entre deux êtres, malgré les épreuves, pourraient participer au dépassement de traumatisme (Cyrulnik et Ploton, 2014) et permettre de survivre.

Un rÉsident : Charles Altesse

Charles Altesse a 86 ans, en 2014, lorsqu’il est victime d’un accident vasculaire cérébral ischémique (AVC). Hospitalisé de longs mois, il récupérera partiellement de son atteinte bi-occipitale. Sa femme lui cherche une place en Ehpad où il entre en avril 2015. Elle ne se sentait pas la force de l’accueillir à domicile et lui rend visite deux fois par semaine.

De son AVC, il lui reste des séquelles physiques : un déficit de sensibilité aux membres supérieur et inférieur droits. Il conserve une capacité à contracter l’ensemble des muscles, mais avec moins de force et surtout un déficit de coordination. Il a des troubles praxiques. Il est gêné par une dégénérescence maculaire liée à l’âge qui le rend quasiment aveugle. Au total, il réalise les gestes du quotidien mais avec difficulté et de nombreux ratés. Il peut marcher, ce qu’il fait tous les jours avec un déambulateur. Souvent en déséquilibre, il chute régulièrement, ce qui le pousse à se déplacer en fauteuil roulant.

Dans sa vie active, il a travaillé dans la mode avec des grands noms de la haute couture. Il exerçait à son nom. Il a deux filles, a divorcé mais a poursuivi la vie commune après le divorce. Charles Altesse est en permanence en recherche de contact. Il n’aime pas rester seul. Il bouge tout le temps. Il parle très fort, du fait d’une surdité.

C’est un homme grand, il mesure 1 m 80 et pèse 65 kg. Il est impressionnant lorsqu’il marche. Il a un excellent appétit mais a du mal à gérer les couverts et a tendance à en mettre partout, ce qui l’exaspère. De ce fait, il mange dans sa chambre.

À la suite de son AVC, il présente également quelques troubles cognitifs qui n’ont pas été diagnostiqués, vraisemblablement des séquelles neurologiques.

Durant son séjour en institution, au cours d’une chute, il s’est fracturé le col du fémur. Opéré à deux reprises, il ne récupéra pas, et l’anesthésie a eu un impact sur ses fonctions cognitives.

Il décédera à la mi-juillet 2018.

Une mÉthode d’intervention et d’analyse : la clinique dialogique

Le concept de clinique dialogique est celui de Martine Lani-Bayle. Il s’agit d’un temps de rencontre pour mettre en dialogue deux individus sur un sujet et l’explorer. Ils se placent dans une forme d’écoute. Il est question de singularité. C’est la subjectivité qui est au centre de la réflexion. Puis les entretiens sont retranscrits et selon les niveaux du récit : les faits, les émotions et la réflexivité. Il s’agit d’un rapprochement entre les concepts de la clinique selon Piaget et de la dialogie de Morin.

La démarche clinique permet d’approcher le vécu, le ressenti, la sensibilité, au travers d’une rencontre intersubjective pour échanger des connaissances, du savoir, des données, de l’observation et de l’action (Ardoino, 2007). Quant à l’aspect dialogique, la démarche crée des interactions plutôt que des oppositions, contrairement à la dialectique qui propose une synthèse des points de vue opposés, afin de faire émerger une complémentarité, voire une unité entre les différents éléments du réel (Morin, 1982). Cela nécessite d’accepter les deux côtés de chaque objet et d’en dépasser leur opposition pour les enchevêtrer en un tout. Morin explique ainsi la complexité comme la relation d’implication mutuelle entre tout et parties. Il s’agit d’unir deux notions qui devraient s’exclure mais qui sont indissociables dans une même réalité.

Dans cette recherche, la clinique-dialogique est destinée à mettre en mots l’expérience de manière à comprendre le vécu de la personne à travers un dialogue. Cette dernière est tant descriptive que réflexive. Elle « part d’une écoute de terrain, à partir d’inductions intuitives et en fait émerger des hypothèses. Elle ne vise pas à prouver mais elle éprouve des possibles en situation vécue » (Lani-Bayle, 2010). Elle révèle, au travers du discours recueilli, un vécu social. En pratique, c’est une rencontre entre deux personnes où l’objet d’étude est un sujet agissant, parlant et capable de penser. Il participe à la recherche jusque dans la construction des savoirs qui est dite co-construite, à parité entre celui qui effectue la recherche et celui avec qui elle est faite (Lani-Bayle, 2010). La relation dialogique, dans cette relation singulière : narrateur associénarrataire scientifique, provoque un jeu d’interactions entre leurs deux pensées verbalisées. Ensemble, il s’agit de co-explorer des événements significatifs du parcours de vie de la personne. L’objectif est de susciter une réflexion et non une révélation, d’aider le narrateur dans une forme de maïeutique de la pensée. Le savoir implicite est ainsi explicité et aboutit à l’émergence d’une production narrative, co-construite et vectrice de sens. La question du sens est la finalité de cette méthode.

Le narrataire est à la source de la demande. Après une prise de contact avec la personne, il explique ses intentions, ses attentes et, de manière contractuelle, lui propose de s’engager à ses côtés à travers un protocole de recherche. Il doit susciter la parole, la faciliter. Il est le récipiendaire du narrateur qui, lui, raconte son histoire. L’approche se caractérise par une relation a-hiérarchique, à parité, en relation horizontale (Lani-Bayle, 2010). Elle est aussi asymétrique à tous les niveaux, dans le positionnement, la parole, les connaissances, les traces écrites, l’analyse… C’est cette asymétrie qui permet des échanges et une construction chemin faisant ensemble et fait émerger une complémentarité. Chacun est détenteur de savoirs, théoriques pour le chercheur, et expérientiels pour le sujet narrateur. L’un devra se distancer de son expérience de vie en la verbalisant et l’autre s’éloigner des concepts théoriques pour une rencontre de terrain.

Des entretiens pour se raconter et vivre

Chaque mois, je rencontrais Charles Altesse pour la recherche selon la méthode présentée. Nous évoquions son quotidien. « Je vais vous reparler de choses que depuis très longtemps je n’ai plus parlé de moi. » (Charles Altesse[2]) Dès l’une de ses premières phrases, il reconnaît ce temps d’expression pour lui mais aussi sur lui. Il est le sujet de nos dialogues. Il se sent concerné, important et valorisé. « Qu’est-ce que je peux faire monsieur ? Je voudrais vis-à-vis de moi, vis-à-vis de vous, vis-à-vis de gens intelligents. Que faire ? Que dire ? Que devenir ? Que d’être ? […] En tout cas merci monsieur. » En quelques mots, Charles Altesse résume ce qu’il vit et ce que nous allons partager au cours de nos entretiens. Il y a moi, il y a lui, deux positionnements. Je cherche à comprendre, à écouter et lui, il cherche à se comprendre. Il a l’espoir que d’échanger améliore sa situation, comme celle d’autres.

De l’histoire pour donner du sens, une vie

Il se raconte, sa jeunesse, les années qui se sont écoulées dans le bonheur et la joie. « J’ai commencé à l’âge de 20 ans à devenir un peu intelligent. » Il travaillait beaucoup, rendait toujours service. Il était disponible pour tous. « Je n’ai jamais été inutile de ma vie. J’ai toujours travaillé et ça me manque follement. » Il s’agit d’une forme de contextualisation, évoquer le passé, pour en venir jusqu’à aujourd’hui.

Un événement particulier est constant, un traumatisme. « J’ai été accidenté très cruellement. » Il s’agit de son AVC, il donne de nombreux détails. Il rajoute selon les fois qu’il était proche d’une mort totale, ou bien d’une mort non physique mais intellectuelle. Cet événement a bouleversé sa vie.

Sa manière d’évoquer l’AVC donne le sentiment qu’il le revit en boucle comme un fracas (Cyrulnik, 2003, p. 115). Pour autant, le raconter, mot après mot, lui permet de prendre de la distance. Il s’excentre ainsi, observant d’un point de vue différent. Et au final, il s’en dégage.

Il transforme son discours pour passer d’une histoire de vie au long cours vers une histoire de vie au quotidien.

Une identité en question, symbole de reconnaissance

« Je suis cette personne qui est à la recherche de sa disparition, […] de ce qui l’a quitté, […] n’étant plus Charles Altesse, l’homme qui a toujours été l’homme que j’étais. » Par l’approche narrative, le narrateur s’éloigne de son histoire pour chercher à s’identifier et se retrouver. « Je vais vous dire ce que je suis, le reste de moi. » Il ne supporte pas son état. Il cherche à comprendre et à expliquer sa situation actuelle. Il voudrait se réveiller d’un mauvais rêve pour être entier.

C’est dans mon regard qu’il se cherche. Perdu, il peut se retrouver par moi. La rencontre, le dialogue permettent de « dire Tu pour découvrir en l’autre ce Je qui nous dira Tu et qui n’a jamais cessé d’exister, mais qui s’est peu à peu effacé. » (Ameisen, 2012) « Il me semble que je ne suis plus un homme. […] Ce n’est pas facile d’être humain. […] Je ne suis plus un véritable humain, humanoïde. Comment l’exprimer ? » Aller vers l’autre c’est la clé, l’être humain naît dans la relation, sans relation notre humanité disparaît.

« Je cherche encore […] à trouver un accord avec Charles Altesse, moi-même et le CHARLES ALTESSE qu’il a été et qu’on lui a pris toute sa vie. » Il est lui mais il ne l’est pas, il se cherche, se trouve sans se trouver, se perd aussi. Il vit sa vie mais elle disparaît. L’AVC lui a pris. Il est lui sans être lui, mais il est lui quand même.

De la relation, narrateur – narrataire, passer des faits aux émotions, entrer en réflexion

Dans un dialogue, l’un s’exprime, l’autre écoute, répond. C’est une navette de l’un à l’autre comme dans un métier à tisser, il y a deux fils, un thème : la vie ; et un sujet de conversation : la vie du narrateur. C’est le propre de la clinique dialogique : faire remonter des faits (F1), les émotions en lien à ces faits (F2) et la réflexivité qui en découle : ce que je fais de ces émotions au regard de ces faits (F3).

« Avec vous je suis un homme à peu près normal. » Je lui apporte ma considération. Il se sent mieux. Il se sent libre de réfléchir et de développer ses pensées. Charles Altesse renaît dans la relation. « Je reviens en conversation. » Il s’évade par les mots, dépasse ses obnubilations, ses ruminations, comme une éclaircie dans une grisaille permanente : nos rencontres, des « rendez-vous d’intelligence ».

Je termine par ses propos :

Vos premières interrogations m’ont posé un problème, m’ont fait penser. J’ai eu quelque part un espoir que vous étiez là pour me donner un coup de main sur le plan physique que vous alliez me prendre et me ramener vers le côté physique. Je le pense toujours. Votre présence à mes côtés m’a redonné l’envie de me refaire travailler pour essayer de revenir un peu quelque part… Je ne sais pas, je garde espoir. Mais je sais que j’aurais besoin d’un coup de main et peut être vous êtes capable de me le donner.

La parole lui a permis de dépasser le langage pour le projeter sur son corps et entrer en mouvement. Elle le sort d’une forme de dépression qui le cloîtrait entre quatre murs. Maintenant, il ose sortir de sa chambre, il ose bouger, il peut retrouver l’espoir et croire en un avenir possible.

Une conclusion

Ainsi la démarche clinique reconnaît et valorise un parcours de vie singulier. Difficultés et épreuves mettent en lumière une expérience de vie. Les émotions ne sont pas exsangues, elles favorisent l’incrustation des souvenirs et peuvent aussi déplacer ou effacer les cauchemars.

Le cadre sécurisant crée la confiance et apporte la richesse des échanges. La relation entre un « je » et un « tu », entre narrateur et narrataire permet d’être au monde avec les autres et en société. Il n’y a pas de pouvoir, juste de la valorisation et une reconnaissance du savoir de chacun. La mise en mots par le dialogue est un processus d’extériorisation et de construction de ce savoir. Ce processus autorise la capacité à créer, à inventer un futur possible.

La vie est tout ce qui se passe entre deux moments : la naissance et la mort, une initiation permanente (Lapassade, 1997), une période pour apprendre, transformer, oublier, évoluer. Elle accompagne l’être inachevé dans son développement pour tendre à l’achèvement lors de la finitude. Pendant ce temps, l’individu agit physiquement, son esprit aussi se meut, tout est mouvement et en lien avec les autres. « Vivre sans exister est la plus cruelle des exclusions » (Gardou, 2012, p. 85), alors incluons de nouveau ces êtres pour qu’ils réintègrent l’humanité.

Dans la grande dépendance, en Ehpad, Charles Altesse nous montre un possible chemin. Il est nécessaire de travailler sur le fond de la structure pour permettre d’établir des relations entre les résidents, avec le personnel ou les aidants, et encore imaginer l’intervention d’autres personnes. Il faudrait garantir une bienveillance à tous les étages pour sécuriser cela. La démarche se veut humanisante. Il faut penser l’accompagnement différemment : offrir un rôle de narrataire à des soignants, des intervenants pour accompagner la re-co-naissance d’un être singulier, pour assurer une présence signifiante, un visage dans lequel le regard pourra se figer, une oreille à l’écoute.

Charles Altesse me dit : « Qu’est-ce qui va se passer dans le passé ? Je n’en sais rien. » Le récit peut être source de poésie, un jet vers l’avant-ure ce qui reste à venir : le changement.