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Introduction

Ghislaine Léandre[1] avait souvent l’habitude de chanter Leve Cecilia, cette musique[2] de Jean-Claude Eugène sortie en 1985. Tous ses enfants savaient que c’était sa chanson de prédilection. Sous un ton fort accentué, elle en répétait les paroles en s’arrêtant systématiquement sur certaines expressions. Tout se passait comme si, dans sa tête, cette chanson roulait au ralenti, ce qui lui donnait du temps pour examiner chaque bribe du texte, en observer le sens en rapport avec ses expériences quotidiennes. Parfois elle pleurait en chantant. J’étais toujours interpellé devant l’importance qu’elle accordait à cette chanson. Mais ma compréhension se limitait au lien qui paraissait évident entre son insistance à s’accrocher aux paroles réalistes de la chanson et sa lutte pour prendre soin de ses cinq enfants, toute seule, malgré ses constantes difficultés financières.

Plus d’une décennie après le décès de Ghislaine, je me suis retrouvé à réfléchir sur des problématiques qui me font penser au rapport qu’elle développait avec cette chanson. Entre-temps, je suis devenu relativement outillé théoriquement et méthodologiquement pour tenter de répondre, de manière plus approfondie, à la question de savoir pourquoi elle accordait tant d’importance à cette chanson. En y réfléchissant bien, j’ai commencé à observer des faits similaires dans la vie quotidienne. En effet, il y a beaucoup de chansons dont les mots font un écho très significatif dans la vie de ceux et celles qui les écoutent. Certaines provoquent la tristesse, d’autres rappellent des moments de plaisirs vécus durant une tranche de vie à jamais révolue. C’est aussi le cas d’autres types d’oeuvres artistiques. On rencontre souvent des scènes cinématographiques qui interpellent les spectateurs quant à certains aspects de leur vie en suscitant chez eux de très vifs sentiments.

J’ai prêté une attention soutenue à ce type de faits. À travers mes analyses sur le rap haïtien, j’ai pu camper une ébauche de réflexion autour de la manière dont une chanson, un fragment de récit de vie d’autrui, une expression, un style de vêtement, convoque une personne sur des aspects de sa propre existence jusqu’à la porter à éprouver profondément de vives émotions, parfois comme si elle était en train de revivre des expériences passées. J’ai tenté d’appréhender un tel fait en utilisant la notion de résonance biographique pour le nommer (Lizaire, 2014). Dans cet article, cette notion est placée et analysée dans le cadre précis d’un dispositif d’intervention, le RSP (se « Rappeler », se « Situer », se « Projeter »), fondé sur des récits de vie élaborés à l’oral au sein d’un groupe.

La problématique traitée ici est celle de la réception et de la portée des récits individuels chez ceux et celles qui les écoutent. Que fait un fragment de récit de vie à un destinataire qui y voit une partie de ses propres expériences ? Quelles en sont les incidences sur la manière dont ce même destinataire fait, à son tour, le récit de sa propre vie ? Cet article y propose des éléments de réponse ; il consiste en une réflexion sur quelques enjeux accompagnant la résonance biographique du récit de soi en tant qu’élément fondamental du modèle d’intervention RSP.

J’ai analysé des données empiriques qui m’ont permis de répondre particulièrement à cette question centrale : dans le cadre du RSP, comment le récit de vie d’un participant interpelle-t-il d’autres participants quant à leurs propres expériences passées ou présentes ? Je propose quelques clés permettant de saisir la manière dont un participant d’un groupe d’intervention parvient à comprendre ses conditions d’existence et ses expériences singulières en mettant en exergue l’importance de la résonance biographique du récit des autres participants dans ce processus complexe de réflexivité. L’analyse est précédée de quelques précisions concernant le dispositif d’intervention nommé RSP et la démarche adoptée.

La pratique du rap comme piste d’observation et prÉcisions thÉoriques

« Un rap ne signifie rien s’il ne raconte pas d’histoires. »

Jeff Chang

Faisons un détour par le rap. Pour les non-habitués, je souligne que le rap est ce type de musique où un texte mi-parlé mi-chanté est étalé sur un fond sonore ponctué de beats, lequel est très souvent fabriqué à partir d’autres morceaux de musique. On situe officiellement[3] l’émergence de ce genre musical dans le quartier du Bronx, à New York, dans les années 1970, au sein d’une communauté d’Afro-Américains évoluant alors dans un contexte de grande précarité (Chang, 2006).

Ce genre musical est apparu en Haïti dans les années 1980 et a rencontré l’engouement d’un public constitué en grande partie de jeunes. En accordant une attention soutenue à la pratique du rap dans ce pays, j’ai été amené à considérer ce que j’ai désigné sous le vocable de résonance biographique. En effet, en réfléchissant sur les modes de réception des messages contenus dans les textes de rap, je me suis mis à observer, de façon plus large, à quel point un mot, un geste, un objet quelconque, une anecdote, un décor, un son ou une image peut interpeller une personne sur un ou sur plusieurs aspects de ses expériences passées ou actuelles en la mettant soudainement en évocation. Nombreux sont ceux qui ont déjà vécu cette expérience lorsque, face à ce qu’exprime un individu concernant sa vie ou devant un objet usé, une musique, une publicité ancienne, ils se voient en train de penser à des épisodes enfouis dans leur vie passée. Alors on peut dire que ce qui est exprimé ou l’objet en question a une résonance biographique chez la personne concernée.

Parce que la résonance biographique d’un objet résulte de son caractère évocateur, on peut avoir tendance à confondre cette notion avec le concept psychanalytique d’association libre (Peraldi, 1986). Mais au-delà de ce point commun, il faut considérer l’association libre comme une méthode d’investigation de l’Inconscient qui consiste à faire surgir dans la conscience d’un individu, en cure psychanalytique, des pensées et désirs refoulés. Ce n’est pas le même registre. Le terme de résonance biographique réfère à un effet soudain de rappel ou d’accentuation de l’attention de l’individu sur un aspect de sa vie passée ou présente dont il est déjà conscient. C’est d’ailleurs parce qu’il en est conscient qu’il perçoit immédiatement l’écho de l’objet extérieur par rapport à ce qu’il vit ou a vécu. Or, comme l’interprétation des rêves et l’analyse du transfert, l’association libre consiste à amener la personne à voir et à comprendre « ce qui d’ordinaire n’est pas visible » dans sa vie (Fromm, 2005, p. 75). Elle peut même avoir des réticences et résistances, utiliser des mécanismes de défense pour ne pas observer immédiatement un fait relatif à sa vie.

De même, les concepts psychanalytiques de transfert et de contre-transfert renvoient à un fait différent de la résonance biographique d’un objet. Le concept de transfert réfère à un processus d’actualisation chez un patient des désirs inconscients et des sentiments qu’il tend à transposer sur le psychanalyste dans le cadre d’une relation analytique (Natanson, 2001). Certes, la résonance biographique d’un récit peut déboucher sur des transferts et des contre-transferts entre le patient et l’analyste, mais elle reste quelque chose qui frappe immédiatement la conscience.

En fouillant dans les annales de la recherche biographique pour alimenter cette présente réflexion, je suis tombé pour la première fois sur une analyse proposée par Jean Leahey (2011) qui utilise ce qu’il appelle la métaphore de l’écho, dans un cadre psychothérapeutique, une expression très proche de celle de résonance biographique. En ce sens, il utilise d’autres termes connexes : analogies entre client et psychothérapeute sur le plan de l’expérience vécue, l’écho en soi de l’expérience de l’autre, la résonance au pareil, etc. À la lecture de ce texte, je me suis vite rendu compte de mon ignorance au moment où j’écrivais, en 2014, mon article sur la résonance biographique du rap. Les analyses de cet auteur sont tout à fait appropriées ici pour me permettre d’aborder l’effet de résonance du récit de l’autre. Elles me servent de cadre pour situer mes propos concernant la réception, la portée et le sens du récit de vie d’autrui pour chacun des participants d’un groupe de recherche et d’intervention.

Par ailleurs, il existe dans l’approche biographique des jalons théoriques pertinents qui permettent de saisir la complexité de cet effet d’écho qu’exerce un fragment de récit de vie. Précisons que cette approche s’intéresse à des objets qui se situent dans l’interface du singulier et du collectif, elle poursuit l’objectif de rendre compte de la manière dont les individus élaborent leurs expériences et font signifier les situations de leur existence (Delory-Momberger, 2009). Dans ce cadre-là, un récit de vie est compris comme une « production orale d’une personne à partir d’une sélection d’événements vécus au cours de son existence » (Niewiadomski, 2019, p. 136). Comme le narrateur est un être social singulier (Gaulejac, 2011), ce qu’il dit de ses expériences singulières concerne d’autres individus dont l’existence se déploie dans le même contexte sociohistorique, économique et culturel. Dans ce même ordre d’idées, Christine Delory-Momberger (2004) attire notre attention sur un fait fondamental : « nos histoires individuelles sont des histoires de société ». Il s’agit d’un élément majeur à considérer lorsqu’on veut comprendre pourquoi et comment une expérience individuelle parvient à faire écho chez un narrataire.

Si je mentionne ici une de mes réflexions sur le rap haïtien, c’est pour situer l’origine et l’évolution de cette approche fondée sur la résonance biographique des récits de vie en tant que celle-ci constitue un enjeu majeur pour une recherche-intervention se réalisant dans le cadre d’un groupe restreint. C’était l’occasion d’amorcer une réflexion en jachère autour de la notion de résonance biographique utilisée pour tenter de saisir la portée des messages exprimés par des rappeurs haïtiens à travers des textes de musique. L’analyse aura révélé que le rappeur, par le fait d’exprimer une parole socialement et politiquement située, interpelle biographiquement les gens qui l’écoutent et qui se reconnaissent dans les messages.

Voilà qui résume l’observation préalable que j’ai faite et ce à quoi elle peut être utile dans une perspective réflexive. On peut observer ces mêmes effets dans un autre cadre : un groupe restreint dans lequel se réalisent des activités de recherche-intervention fondées sur des récits de vie. Mais précisons d’abord la nature du dispositif en question.

Le RSP, un cadre d’exploration

« Twa fèy, twa rasin o !
Jete bliye, ranmase sonje[4] »

RSP est une manière simple de nommer un modèle d’intervention et de recherche que nous avons élaboré au sein de notre unité psychosociologique de recherche et d’intervention clinique (UPRIC) qui travaille en très étroite collaboration avec le laboratoire de recherche LADIREP (Langages, Discours et Représentations), lequel est rattaché à l’Université d’État d’Haïti. Fondé sur une démarche priorisant le récit de vie en groupe restreint, ce modèle d’intervention distingue trois moments clés autour desquels les participants sont conviés et encouragés à fouiller dans leurs expériences, dans une perspective de co-construction de sens : se Rappeler, se Situer et se Projeter. Le RSP est un cadre d’intervention psychosociologique qui revendique et assume le positionnement épistémologique, théorique et méthodologique de la sociologie clinique. Il accorde une haute considération aux acquis de la psychologie communautaire et à la posture éthique sous-tendant l’approche fondée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (Le Bossé, 2007).

Depuis 2015, nous menons des activités de recherche-intervention à Port-au-Prince, auprès des jeunes qui évoluent dans des quartiers défavorisés, en créant un espace rassurant où ils puissent se sentir en confiance pour faire, en groupe, le récit de leur existence. Ce modèle d’intervention cadre avec un objectif majeur que nous poursuivons dans le contexte haïtien : aider des personnes confrontées constamment à des situations de crise permanente (Chéry, 2005) et de grande précarité à réfléchir sur leur histoire personnelle pour en dégager une nouvelle compréhension en vue de se réapproprier leur pouvoir d’agir et d’exercer celui-ci pour mieux maîtriser leur situation. Dans cette démarche, chaque participant est considéré comme étant capable d’advenir en tant que sujet de sa propre histoire (Gaulejac, 2009) malgré son expérience de désolation au quotidien dans le contexte difficile où il évolue. L’intérêt du RSP pour le participant, c’est de comprendre les déterminismes sociaux et psychiques qui influent sur le cours de son existence, d’identifier ses faiblesses, forces et atouts pour mieux comprendre sa situation actuelle et se projeter dans l’avenir en connaissance de cause.

La mise en oeuvre d’un tel dispositif nous pose néanmoins un défi méthodologique majeur : comment en effet créer cet espace dans lequel les participants du groupe se sentent suffisamment en confiance pour faire le récit de leurs expériences singulières et participer à un travail de co-construction de sens autour de leur vie personnelle et collective ? Ce défi est d’autant plus grand que les participants ne sont pas forcément habitués ni à faire ce travail réflexif autour de leur histoire de vie ni à pratiquer une écoute active et bienveillante, disposition qui demande de se dépouiller de ses préjugés et jugements de valeurs. Par ailleurs, puisque les participants habitent le même quartier et que la plupart se connaissent, nous ne savons pas s’il n’y avait pas eu parmi eux des antécédents qui pourraient servir d’obstacles à cette mise en récit de soi. C’est l’un des plus grands obstacles qu’il a fallu identifier.

Pour établir un premier contact avec les participants, nous avons compté sur la précieuse aide d’une personne ressource fréquentant le milieu universitaire et qui habite le même quartier qu’eux. Elle a fait le premier pas auprès des jeunes en leur expliquant brièvement notre travail et en invitant les intéressés à participer à nos activités, le principal critère de participation étant de se sentir prêt et disposé à cela. Après ce premier pas, un contact est établi par téléphone et un rendez-vous est fixé avec les invités pour une première rencontre de clarification et de précision concernant la nature de l’activité à faire et ses modalités de mise en oeuvre. Cette première rencontre est très déterminante, car c’est le moment où tout est expliqué aux jeunes qui sont invités à bien réfléchir pour déterminer si vraiment une telle activité les intéresse et s’ils sont prêts à y participer. Après cette première rencontre, nous mettons au moins une semaine pour réaliser la première séance. C’est au cours de ce laps de temps que les invités confirment ou infirment leur participation. Ceux qui décident d’y participer sont informés que, s’ils le désirent, ils peuvent arrêter complètement à n’importe quelle étape du déroulement des activités du groupe qui se constitue. Tout cela étant bien clair, il ne reste qu’à planifier et à commencer la première séance de travail avec le groupe.

Le RSP se structure autour de neuf séances dont trois correspondant à chacun des moments clés (« se rappeler », « se situer », « se projeter »). Au départ, nous avons prévu des sessions d’activités variant de 130 à 195 minutes mais dans la pratique, chaque séance nécessite au moins une journée de 8 heures de travail incluant plusieurs pauses. Les groupes se composent d’un maximum de 8 personnes. Malgré ce temps de travail relativement long, les activités se déroulent dans une ambiance détendue grâce à la nature des supports utilisés pour favoriser la mise en récit de soi par les participants. Le support peut être un arbre que le participant dessine, la capture (photo) d’une posture corporelle qu’il aimait garder, un geste significatif qu’il aime faire, etc. Très variés, ces supports permettent au participant de mieux creuser dans son histoire personnelle et dans sa situation actuelle pour repérer des éléments significatifs autour desquels élaborer son récit de vie.

Les séances obéissent à un ordre répondant aux trois moments de la démarche. Ainsi, dans un premier temps, on invite les participants à faire des exercices qui visent à explorer leur enfance et adolescence à partir d’un travail sur le corps considéré comme support mémoriel. Ensuite, on enchaîne avec un travail sur l’identité et sur l’exploration de leurs désirs et émotions. Les activités des dernières séances consistent enfin en des exercices qui aident chaque participant à dessiner son avenir et à opérationnaliser ses projets. Autant dire que ces activités ont donné lieu à un travail assidu d’élaboration constante des récits individuels exposés au sein et à l’intention du groupe. Toutes les séances ont été enregistrées et filmées avec le consentement libre et éclairé des participants qui en ont été informés depuis la rencontre précédant le début des activités du groupe constitué. Témoins auriculaires et oculaires de notre travail, le dictaphone et la caméra ont été très utiles dans l’observation des faits relatifs à l’écho pluriel de chaque récit exposé au sein du groupe.

Dans le cadre de cet article, je me suis penché principalement sur des données collectées auprès d’un groupe de 7 jeunes filles âgées de 18 à 24 ans. Cette sélection s’explique par le fait que, pendant la rédaction, étant à l’étranger, je ne pouvais accéder qu’à une partie de notre base de données soigneusement et confidentiellement gérées par un collègue de l’équipe. J’ai visionné l’ensemble des vidéos disponibles pour ce groupe, écouté attentivement le récit des participantes et observé leurs échanges, le but étant de comprendre les incidences de chaque élément sur la manière dont chacune d’elles parvient à raconter ses propres expériences. Lors de l’analyse, un accent particulier est ainsi mis sur les réactions de chaque participante à l’écoute du récit des autres en lien avec la façon dont elle apporte des explications et précisions quant à son propre récit. Sa manière de répondre aux remarques et questions des autres concernant ses expériences est aussi un indicateur clé de l’écho qu’ont eu chez elle les éléments qu’elle estime significatifs dans l’histoire des autres.

Cette enceinte oÙ les rÉcits de vie se cÔtoient

Une fois constitué, ce type de groupe d’intervention est comme un espace clos où résonne le récit de chaque participant. De manière progressive, il se crée au sein du groupe une sorte d’entre-soi qui constitue, pour les participants, une condition essentielle à la mise en récit de soi. Sur le plan de leur engagement dans l’activité qui consiste à faire récit de leurs expériences, on peut observer quatre aspects s’apparentant, en quelque sorte, à quatre des cinq moments généralement identifiés dans un schéma narratif classique (Jouve, 2006), à savoir un état initial, un élément déclencheur, le déroulement et l’état final. Je ne parle pas forcément de « phase », car il n’y a pas une séparation étanche entre ces moments qui sont plutôt des « aspects » à identifier dans les attitudes et méthodes des participants quant à leur manière d’élaborer et de présenter leur récit.

Les participants commencent d’abord à raconter leurs expériences suivant une logique de respect des convenances où ils essayent de présenter leur histoire en cherchant à garder une retenue, à rester dans le socialement correct, à divulguer des informations plutôt objectives les concernant. Les autres participants répondent également selon cette même logique de respect des convenances, pour ne pas se montrer trop pressés à fouiller dans l’intimité de celui qui parle. Tout se passe comme s’il y avait une entente implicite au sein du groupe autour d’une manière de faire son récit et des limites à ne pas franchir. Cette logique de convenance a sans doute un lien étroit avec les consignes que nous avons établies ensemble au sein du groupe (principes de respect mutuel, de non-jugement, de confidentialité, etc.) et peut aussi avoir des déterminants socioculturels. Mais grâce à l’établissement progressif d’un climat de confiance dans le groupe, les participants ont tendance à sortir des schémas de présentation adoptés par les premiers qui ont parlé pour relater des faits à caractère plus intime.

L’un d’entre eux osera rapporter un fait ou une situation qui expose des pans particuliers de son intimité ; ce type de faits vient comme ce qui délie les langues pour déclencher chez d’autres une parole de l’intérieur autour de leurs expériences singulières. Pouvant apparaître à n’importe quel moment du déroulement des activités du groupe, cet élément déclencheur sert à rassurer les autres participants plus timides qu’ils peuvent eux aussi aller plus loin dans l’élaboration de leur récit. Là encore, les participants agissent comme s’ils se mettaient d’accord sur un moment approprié pour commencer à franchir les limites de la convenance, à toucher des aspects de leur intimité. Ainsi peuvent-ils relater même des choses qu’ils n’ont jamais osé dire ailleurs auparavant. Lors d’une troisième séance de travail avec son groupe, Polo[5] est allé jusqu’à expliquer ses expériences inouïes de lutte contre une faim qui le tenaille quotidiennement, au point d’étonner quelques participants.

Puisque chacun avance selon son rythme dans l’élaboration de son récit, on peut s’attendre à ce qu’un participant fasse, par moment, des pas significatifs pour briser quelques-unes de ses résistances et réticences, afin d’avancer des éléments clés permettant d’éclairer certaines zones d’ombre de son récit. Une fois que les participants se sentent suffisamment en confiance pour briser la glace et évoquer des parcelles de récit qu’ils n’oseraient pas révéler ailleurs, on est de plain-pied dans un moment d’approfondissement où ils avancent des explications et précisions concernant leur histoire et leurs expériences passées ou présentes. Les participants apportent alors des nuances autour des faits et événements déjà rapportés à propos de leur vie.

À un certain moment, on peut observer un effet de saturation quant aux informations avancées par les participants pour élaborer leur récit, laquelle saturation est du même type que ce que d’autres peuvent noter lors des recherches qualitatives (Fortin et Gagon, 2016). Mais ici parler de saturation ne veut pas nécessairement dire que, une fois rendus là, les participants n’ont rien de nouveau à ajouter à leur récit. Mais cela signifie plutôt que, selon la dynamique et l’ambiance créées au sein de cet espace d’expression de soi, chacun élabore, in situ, un récit qu’il estime approprié. Cela fait écho aux analyses de Coopman et Janssen (2010) qui soutiennent qu’un récit de vie est élaboré différemment selon le groupe en présence. En fait, l’individu ne fait pas « Le » récit complet de sa vie, mais plutôt « un » récit qui tend à être plus ou moins détaillé à l’avenir parce qu’il pourra, selon le contexte, y intégrer d’autres éléments de sa vie future voire de sa vie passée, des éléments que, de façon délibérée ou non, il n’a pas dit. Dans ce climat de communication, on peut s’interroger sur l’influence du récit d’un participant sur les autres. Je vais aborder cette question cruciale dans la partie suivante.

La rÉsonance biographique des rÉcits individuels

« Flamme et Rhum s’égarent un jour, se séparent
Le pays faiblit et le pays s’appauvrit
C’est une histoire banale dans le village global
C’est l’histoire de toi et mon histoire à moi. »

Émeline Michel

Le récit de chaque participant a une résonance biographique très significative au sein d’un groupe d’intervention et de recherche. Pour s’en rendre compte, il faut observer la réception que fait celui-ci des expériences personnelles rapportées par un participant. Les autres participants réagissent en posant des questions de clarification et surtout en faisant des commentaires qui exposent plusieurs aspects de leur propre histoire ou situation actuelle. Chaque part de récit mis en avant par un sujet est comme un catalyseur de réminiscences multiples chez d’autres participants. Chaque récit a une résonance biographique plurielle et complexe, de sorte que chacun puisse entendre une histoire qui l’interpelle particulièrement sur certains aspects de sa propre vie, car leur vie se déploie dans des conditions sociohistoriques similaires (Delory-Momberger, 2009).

On peut identifier deux principaux effets d’un fragment de récit rapporté dans le groupe : un effet de mise en évocation et celui d’une mise en réflexivité. Je parle d’effet d’évocation, pour désigner le fait pour un participant d’être confronté plus ou moins soudainement à une ou plusieurs parties du récit de l’autre, ce qui provoque chez lui non seulement des opérations de remémoration des expériences personnelles, des événements et faits vécus par le passé mais aussi une plus grande attention accordée à des aspects particuliers de ses actuelles conditions d’existence. Il s’agit du même effet constaté par Leahey (2011, p. 117) dans les cas qu’il a analysés : « l’écho que peut avoir l’expérience d’un client dans ma propre expérience me permet de le rejoindre sur son chemin ».

Devant une expérience de l’autre, chaque destinataire est comme enjoint de revenir sur son passé ou d’observer attentivement sa réalité actuelle pour mieux se rappeler sa vie antérieure ou regarder ce qui est en train de se passer dans son rapport au monde. Cette mise en évocation se manifeste par exemple dans le cas de Chachoue qui, après avoir écouté Julie parler de ses relations difficiles avec son père, demande la parole pour relater, pendant près de 20 minutes, des détails liés au comportement irresponsable et agressif de son père durant son enfance. Avant cette mise en évocation, Chachoue parlait de son rapport avec son père de manière furtive et superficielle. De même, à d’autres moments, on peut constater la puissance évocatrice d’un élément de récit lorsque celui-ci provoque chez les narrataires des réactions comme des pleurs qui expriment souvent des sentiments profonds et complexes de remords, de rage, de tristesse, de honte, de colère, en lien avec des expériences douloureuses vécues antérieurement. Cet effet évocateur peut aussi entraîner des réactions positives. C’est ce même processus de mise en évocation qui se joue lorsque, dans un cadre associant théâtre et histoire de vie, Feldhendler (2019) parle de l’émergence d’une parole qui, étant restituée, trouve un écho à travers une mise en relation avec les autres expériences vécues.

Parallèlement, le récit d’un participant invite les autres à réfléchir sur leur propre histoire et leurs conditions d’existence. Cette mise en réflexivité est une condition essentielle à la compréhension que chacun pourra dégager à la fois autour de sa vie et de celle des autres. Face au récit de l’autre, l’individu lit des faits et situations, entrevoit des pistes d’explicitation tant de la réalité de celui qui parle que de la sienne. Ce travail de réflexivité permet à l’individu d’apprécier sa réalité passée et présente en considérant de nouveaux paramètres mis en lumière à travers le récit des autres. Il correspond bien au deuxième temps de la démarche autobiographique (Pétrir), tel que décrit par Céline Yelle et ses collègues (2011, p. 4-8) lorsqu’ils soulignent le nécessaire exercice d’analyse, de réflexion et d’interprétation auquel se livre l’individu pour construire du sens autour de ses expériences. Cette réflexivité ouvre la voie à sa compréhension des différences et particularités liées aux conditions d’existence et aux expériences de tout un chacun. Dans le cadre du dispositif RSP, un participant se met surtout en réflexivité parce que ce qu’il raconte de lui-même côtoie les autres récits et rencontre les questions et commentaires des autres qui l’incitent à prendre une certaine distance pour observer attentivement son histoire et ses expériences personnelles. Cela se passe comme dans le cas de Leahey (2011, p. 107-118) lui-même, à un moment du déroulement de sa relation thérapeutique avec Claire et Clément. Cette autoréflexivité paraît d’autant plus nécessaire que, souvent, dans un élan de verbalisation, l’individu se surprend par ce qu’il ose dire concernant sa vie. Ces deux effets fondamentaux du récit individuel dans la dynamique du groupe révèlent l’importance de la résonance biographique des récits dans la mise en oeuvre du RSP.

La rÉsonance biographique des rÉcits, pierre angulaire du dispositif RSP

Pour être effectif, le RSP doit se fonder sur la disposition et la motivation des individus à creuser à fond dans les événements relatifs au déroulement de leur vie en vue de les analyser, d’aboutir à une compréhension renouvelée de leurs conditions d’existence et de se projeter dans l’avenir avec plus de clairvoyance. Or, cet exercice demande à être réalisé dans un cadre dynamique où le sujet peut se sentir encouragé dans son travail d’élaboration de son récit. Lorsqu’il se sent suffisamment en confiance pour s’exprimer librement, plus un participant trouve des sollicitations à dire ses expériences (Yelle et al, 2011), plus il y a des aspects de sa vie sur lesquels son attention sera attirée. C’est surtout là où la résonance du récit des autres se révèle utile pour sa dimension d’évocation et de mise en réflexivité. Considérée sous l’angle de ses deux principaux effets, la notion de résonance biographique permet de pousser la réflexion plus loin jusqu’à ce qu’elle soit placée au coeur de la signification des récits qui se côtoient au sein du groupe d’intervention. C’est donc une donnée incontournable du modèle RSP ; il est important de regarder de plus près sa place et sa portée.

Cette notion permet d’avoir un regard plus nuancé sur le récit de chaque participant qui porte une parole singulière à la résonance plurielle. Évidemment, les propos d’un participant concernant des aspects de sa vie constituent une parole située qui doit être considérée dans sa particularité. En faisant récit de son existence, l’individu assume subjectivement ce qu’il élabore comme histoire à raconter sur lui-même, sur son environnement social, sa perception de la réalité globale et de sa réalité, sur ses aspirations et projets, etc. Il utilise d’ailleurs « Je », pronom personnel teinté de diverses nuances liées à sa subjectivité, en tant qu’il est un être social singulier traversé à la fois par des déterminismes sociaux et psychiques (Gaulejac, 2009).

Nous avons noté une très grande similarité au niveau de certains aspects de la vie des participants : chômage endémique, extrême pénurie de ressources matérielles, évolution dans un quartier défavorisé marqué par la pauvreté, l’insalubrité et l’insécurité, etc. Ces conditions objectives provoquent souvent des impressions et sentiments communément partagés par les individus. C’est ce qui arrive lorsque plusieurs jeunes filles du groupe d’intervention expriment une préoccupation accrue pour leur apparence physique, estimant qu’elles sont trop maigres. Cette préoccupation est tout à fait liée à une difficulté réelle que ces personnes éprouvent au quotidien : trouver de quoi se nourrir. Placée dans le contexte socio-économique d’Haïti, cette préoccupation se révèle très sérieuse. Elle est plus ou moins généralisée dans les milieux les plus pauvres. C’est pourquoi d’ailleurs elle se répète à plusieurs reprises dans d’autres groupes d’intervention que nous avons organisés. Dans la vie courante, on trouve même des gens qui consomment des médicaments[6] juste pour grossir. Ce comportement traduit un besoin pressant chez ces individus d’exorciser la maigreur, afin de maintenir une apparence physique valorisante dans les interactions sociales. Dans un pays où une grande partie de la population parvient difficilement à trouver de quoi se nourrir[7], un corps frêle et maigre est comme un pantalon déchiré qui dévoile le dénuement (Cyrulnik, 2010). C’est un corps qui peut faire perdre la face car, dans un tel contexte, un corps maigre est carrément une source de honte pour l’individu, une honte qui découle des interactions sociales quotidiennes (Gaulejac, 2008).

De manière plus générale, les récits élaborés au sein du groupe d’intervention constituent une parole de tous ceux et toutes celles qui partagent plus ou moins les mêmes conditions d’existence mises en évidence. Car, en faisant récit de ses expériences, chaque participant exprime une parole singulière ayant une résonance plurielle (Lizaire, 2014). Son histoire individuelle est en quelque sorte une histoire de la société dans laquelle il évolue (Delory-Momberger, 2004). Un exemple probant de ce fait est celui où, à un exercice consistant à dessiner « moi, ma famille, mon école, mon quartier », plusieurs participantes ont dessiné et expliqué clairement leur sentiment d’enfermement dans leur pays qu’elles conçoivent comme une prison. En ce sens, Éloude affirme : « un pays où les jeunes n’ont presque pas de portes de sortie pour préparer leur avenir, je le vois comme une prison ». Cette description s’ajoute à ce que tous les participants avancent pour parler, dans leur récit, de la décrépitude de leur pays et de la difficulté à faire des projets dans un contexte socio-économique et politique si hostile. L’on peut donc comprendre que la parole des concernés déborde les limites géographiques de leur quartier puisque, dans leur récit singulier, ils mettent en exergue des facettes de l’existence de tous ceux avec qui ils partagent des conditions de vie semblables. Par là même, ils servent de porte-voix qui expriment, du moins au sein du groupe, des parcelles de la réalité de tout un ensemble d’individus. C’est encore en ce sens-là que cet effet de résonance biographique du récit des participants s’impose comme un objet inéluctable.

Des enjeux pour l’intervention et la recherche

Se réalisant dans le cadre du modèle RSP, ces activités de recherche-intervention ont des enjeux d’ordre psychosocial, méthodologique et éthique. Car en dépit de l’établissement d’un climat rassurant, le participant ne peut s’empêcher de nourrir des préoccupations quant à ce que son récit de vie peut provoquer au sein du groupe. S’il se sent en confiance pour faire récit de ses expériences, rien ne l’empêche de garder un certain recul pour observer l’évolution de l’atmosphère de communication du groupe afin de ré-ajuster son récit. Il élabore son récit en fonction de ce qu’il estime nécessaire de faire ressortir à l’attention du groupe. Par ailleurs, le participant apprécie ses caractéristiques personnelles et la particularité de ses expériences en comparaison avec celles des autres. Si ce processus lui permet d’observer des similarités entre ses conditions d’existence et celles des autres, il peut aussi le conduire à se rendre compte des écarts entre sa situation et celle des autres et, parfois, à en avoir honte ou à se dévaloriser. C’est pourquoi, même en étant suffisamment en confiance pour raconter sa vie dans le groupe, un participant peut avoir des secrets qu’il choisit de ne pas révéler sur lui, par souci de garder un minimum de dignité face au reste du groupe. Il s’agit là d’un fait important dans le processus de mise en récit de soi du sujet.

Il est un autre élément fondamental à considérer dans l’analyse du processus de mise en oeuvre du modèle RSP : c’est la manière dont résonnent les récits des participants quant à l’histoire et aux expériences personnelles des chercheurs-intervenants. Car il faut comprendre que les participants et les animateurs partagent de près certaines conditions d’existence en évoluant dans le même pays ; c’est pourquoi chaque récit est susceptible d’interpeller biographiquement le chercheur qui participe aux activités d’intervention du groupe. Cela rejoint l’analyse de Leahey (2011, p. 114) lorsqu’il parle de l’incidence émotive du récit du client sur le psychothérapeute.

Ce fait représente un enjeu méthodologique majeur dans le cadre du modèle RSP. Comment en effet mener des activités de recherche-intervention tout en gardant une distance critique nécessaire ? Seul un travail constant de réflexivité du chercheur autour de son implication lui permettra d’y répondre adéquatement. Dans le cadre du modèle RSP, les réflexions de Georges Devereux (1980) nous permettent de raffermir notre posture méthodologique et éthique devant une telle problématique : nous nous considérons comme concernés et impliqués d’une manière ou d’une autre dans ce qui se dit au sein du groupe d’intervention. Ce positionnement nous aide à garder une distance pour saisir les récits dans leur complexité, selon une perspective de co-construction de sens. Adopter une telle posture, c’est reconnaître à quel point il est difficile pour le chercheur-intervenant de saisir objectivement le sens du récit des participants et que ces derniers sont mieux placés pour dire ce qui est vrai ou faux quant à leur manière de vivre les situations et événements de leur existence (Mercier, 2004).

Conclusion

Dans le cadre d’un modèle de recherche-intervention fondé sur la pratique des récits de vie en groupe, celui qui raconte ses expériences se trouve au coeur d’un processus complexe où il interpelle les autres participants sur des aspects particuliers de leur existence et les entraîne, avec lui, dans un travail de co-réflexivité. Le récit qu’il fait concernant sa vie a, auprès de ses destinataires, un double effet de « convocation » et de mise en réflexivité. Cela n’est pas sans rapport avec la manière dont les autres participants élaborent leur propre récit et regardent les conditions objectives dans lesquelles se déploie leur existence. Ce constat a été possible lors des activités de recherche-action menée à Port-au-Prince par notre unité UPRIC à partir du modèle RSP. Dans cette contribution, mes analyses ont porté spécifiquement sur les contours de la résonance biographique que détient un élément de récit parmi les membres du groupe. Ce terme se révèle capital dans la mesure où il nous éclaire sur la portée et les enjeux de chaque parole singulière pour un autre participant, pour le groupe constitué, voire pour d’autres personnes extérieures à celui-ci mais qui partagent de près les conditions d’existence de celui ou celle qui raconte sa vie. Associée au terme de communauté d’expérience et de sens, la notion de résonance biographique pourrait se révéler utile à la compréhension du processus de constitution et de mobilisation des groupes dans une perspective d’action collective.