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INTRODUCTION

L’amour chez les jeunes en situation d’itinérance constitue un sujet qui peut susciter l’étonnement, tant il se démarque de la perception populaire voulant que les relations amoureuses ne soient l’apanage que des personnes nanties. D’ailleurs, peu de travaux scientifiques documentent le sens que les jeunes en situation d’itinérance donnent à leurs relations amoureuses (Jolly et Connolly, 2019). Les quelques études disponibles ont surtout exploré les relations amoureuses à l’intérieur d’une problématisation plus large : les stratégies de débrouillardise (Baker, 2014 ; Kidd, 2003 ; Kidd et Davidson, 2007 ; Smith, 2008), les réseaux sociaux et relationnels (Lanzarini, 2000 ; Levac et Labelle, 2007 ; Lussier et Poirier, 2000), les échanges de services sexuels (Jamoulle, 2009 ; Watson, 2013), la santé (Laotes et Walsh, 2010) ainsi que la violence sexuelle (Petering et al., 2014 ; Slesnick et al., 2010 ; Wesely et al., 2005). Seulement quelques travaux ont documenté directement les relations amoureuses chez les personnes en situation d’itinérance (Brown et al., 2013 ; Ecker et al., 2018 ; Laporte et al., 2007 ; Rayburn et Corzine, 2010 ; Stevenson et Neale, 2012) et très peu d’entre eux se sont attardés aux expériences des jeunes (Blais et al., 2012 ; Côté et al., 2016 ; Jolly et Connolly, 2019). À partir d’une perspective subjective, cet article vise à rompre avec une vision instrumentale de l’amour afin de plutôt documenter la complexité de l’expérience des relations amoureuses chez les jeunes en situation d’itinérance.

De façon générale, les travaux montrent que les jeunes établissent peu de relations amoureuses dans le contexte de l’itinérance. Les études nord-américaines estiment que 70 % à 94 % des jeunes en situation d’itinérance sont célibataires (Ennett et al., 1999 ; Fournier, 2001 ; Loates et Walsh, 2010) et ne se considèrent pas prêts à s’engager dans une relation amoureuse (Lussier et Poirier, 2000). Selon ces travaux, le poids des conditions de vie précaires de l’itinérance empêcherait l’établissement de toute forme de relations significatives avec autrui (Jamoulle, 2009 ; Lanzarini, 2000), ce que Lussier et Poirier (2000, p. 78) conceptualisent comme une « désolidarisation sociale ». Pour Lanzarini (2000), l’incertitude et l’hostilité provoquée par la précarité de l’itinérance conduisent les jeunes à se retirer de toute forme de relations amoureuses ; un retrait qui est qualifié de « pauvreté sexuelle ». L’instabilité résidentielle et la précarité économique de l’itinérance réduiraient les liens affectifs des jeunes à des réseaux de sociabilité instables (Jamoulle, 2009 ; Jolly et Connolly, 2019 ; Lanzarini, 2000). Dans cette optique, Jamoulle (2009, p. 239) va jusqu’à préciser que l’itinérance révèle « les processus de destruction de l’intimité par les conditions de vie extrêmes et la précarisation psychique ».

D’autres travaux, pour leur part, montrent que les jeunes développent des relations amoureuses dans le but d’améliorer leurs conditions de vie en situation d’itinérance, ce que Jamoulle (2009) désigne comme des « stratégies sociales et affectives ». Ce rapport opportuniste et intéressé des relations amoureuses prend différentes formes chez les jeunes : combler un vide affectif (Levac et Labelle, 2007), briser l’isolement (Kidd, 2003 ; Kidd et Davidson, 2007 ; Stevenson et Neale, 2012), se sentir en sécurité (Blais et al., 2012 ; Côté et al., 2016 ; Jolly et Connolly, 2019 ; Smith, 2008 ; Watson, 2013), développer un sentiment d’amour-propre (Kidd et Davidson, 2007), fournir un soutien économique et psychologique (Baker, 2014 ; Blais et al., 2012 ; Jolly et Connolly, 2019 ; Kidd, 2003 ; Stevenson et Neale, 2012), diminuer la consommation de drogues (Blais et al., 2012 ; Kidd et Davidson, 2007 ; Jolly et Connolly, 2019 ; Levac et Labelle, 2007 ; Stevenson et Neale, 2012) et se stabiliser sur le plan résidentiel (Blais et al., 2012 ; Côté et al., 2016 ; Kidd et Davidson, 2007 ; Levac et Labelle, 2007 ; Loates et al., 2010 ; Rayburn et Corzine, 2010). Ces travaux tendent à présenter une lecture instrumentale, voire désincarnée, des relations amoureuses chez les jeunes en situation d’itinérance, sans tenir compte des enjeux affectifs propres aux relations sociales basées sur l’amour.

Les travaux scientifiques disponibles dressent un portrait dichotomique des relations amoureuses chez les jeunes en situation d’itinérance. Certaines études suggèrent que ces jeunes investissent peu, voire pas du tout, les relations amoureuses en raison du poids de la survie en contexte d’itinérance, tandis que d’autres enquêtes montrent que ces jeunes développent des liens sociaux utilitaires, voire instrumentalisés, pour répondre à leurs besoins. Afin de rompre avec cette vision dichotomique de l’amour en contexte d’itinérance, la présente étude vise plutôt à explorer directement ce phénomène à partir des expériences subjectives des jeunes. Étant donné que ces jeunes évoluent dans un contexte de précarité, il devient intéressant de saisir la signification qu’ils donnent à leurs relations amoureuses, afin de documenter le rôle de l’itinérance dans la construction de ces liens sociaux.

CADRE THÉORIQUE

Le cadre théorique de cet article s’inspire de travaux sociologiques qui mettent en perspective les relations amoureuses au prisme de la société contemporaine. Plusieurs sociologues reconnaissent que la signification et l’importance accordée aux relations amoureuses se sont modifiées à travers les transformations sociales, passant d’une société traditionnelle à une société contemporaine (Beck et Beck-Gernsheim, 1995 ; Giddens, 1992 ; Kaufmann, 1993). D’une société traditionnelle, au sein de laquelle les traditions étaient considérées comme des motivations légitimes à la répétition des comportements (Lévy et Blais, 2008), elle est passée à une société contemporaine où les individus sont amenés à construire leur identité à partir de leurs propres choix (Giddens, 1992 ; Illouz, 2012).

Ce passage d’une logique de traditions à une logique de choix vient ébranler les différents domaines de la société contemporaine, notamment celui de l’amour. Comme la société contemporaine valorise la responsabilité individuelle et la construction de sa propre identité, l’amour se voit projeté au coeur de ce processus de définition de soi (Giddens, 1992 ; Kaufmann, 1993). Devant une désintégration et une fragilisation des formes sociales, telles que la famille, le travail et le mariage (Beck et Beck-Gernsheim, 1995), les individus sont amenés à construire leur identité à partir des liens qu’ils établissent avec les personnes dont ils sont les plus proches, notamment leurs partenaires amoureux (de Singly, 1996). Les relations amoureuses deviennent un point de rencontre de deux individualités où chacun des partenaires renvoie l’autre à son unicité (Kaufmann, 1993). En l’absence de repères traditionnels, ce sont les choix amoureux qui joueraient cette fonction de révélation de soi (de Singly, 1996 ; Illouz, 2012). L’amour est vu comme un point de repère offrant l’occasion aux individus de se construire comme deux êtres autonomes, mais unis au sein d’un « être-ensemble » marqué par le partage d’une réalité commune (Beck et Beck-Gernsheim, 1995). Cette liberté de choix fait écho aux travaux sur la sociologie de la jeunesse qui montrent que les relations amoureuses font partie du processus de maturation des jeunes (Furman et Shaffer, 2003 ; Giraud, 2020). L’établissement de relations amoureuses permet aux jeunes d’explorer la création de liens sociaux en dehors du contexte familial nécessaire au développement de leur identité et de leur autonomie (Connolly et McIsaac, 2009 ; Giraud, 2020).

À l’opposé, d’autres sociologues postulent que les transformations sociales ont favorisé la création de relations amoureuses objectivées basées sur l’instrumentalisation des partenaires amoureux au profit de la quête identitaire. Selon cette conception, la fonction identitaire imposée aux relations amoureuses les rend plus importantes que jamais, mais également plus improbables à réaliser, puisqu’elles sont idéalisées. L’amour devient un idéal que chaque individu cherche à atteindre dans une société où les traditions ne constituent plus le moteur premier de la construction identitaire (Beck et Beck-Gernsheim, 1995 ; Illouz, 2012). Les relations amoureuses seraient construites sur des liaisons « liquides » pour compenser les sentiments d’insécurité, mais suffisamment souples pour être délaissées afin de ne pas laisser échapper la possibilité d’une satisfaction plus grande (Bauman, 2004). Pour Bauman (2004), la notion de liaisons « liquides » désigne les relations amoureuses qui, dans la société contemporaine, renvoient aux risques et angoisses de la rupture et du rejet de la part des partenaires amoureux. Dès l’instant où les relations amoureuses ne remplissent plus leur fonction instrumentale satisfaisante, les partenaires peuvent y mettre fin pour rechercher, sur le « marché matrimonial » (Illouz, 2012), un autre partenaire qui répondrait davantage à leurs besoins personnels. Selon cette perspective, l’amour est donc constitué de liens instrumentalisés, jetables et déshumanisés.

Ces travaux permettent de s’intéresser à la fois aux mécanismes sociaux qui structurent les relations amoureuses, tout en reconnaissant l’expérience subjective de l’amour. À l’instar d’Oppenchaim et al. (2010), les relations amoureuses sont définies, dans cet article, comme des rapports sociaux qui peuvent être investis de sentiments d’affection, de tendresse ou d’amour, sans nécessairement impliquer des activités sexuelles ni une réciprocité des affects. L’objet à l’étude n’est pas ici la sexualité à proprement dit, mais l’amour comme relations sociales qui peuvent lier différentes personnes entre elles sous l’égide d’un investissement de sentiments d’affection, de tendresse ou d’amour.

MÉTHODOLOGIE

Cette étude s’inscrit dans une démarche qualitative qui a été déployée entre octobre 2007 et avril 2010. Diverses ressources d’aide pour jeunes en situation d’itinérance (par exemple, centres de jour, centres de soir, ressources d’hébergement, accueil-repas, etc.) de la grande région de Montréal (Québec, Canada) ont été sollicitées durant la phase de recrutement afin de recueillir une pluralité d’expériences chez les participants. Le recrutement s’est élaboré selon l’échantillonnage théorique, c’est-à-dire qu’il s’est construit par étapes en réponse aux analyses des données et des lectures théoriques (Pirès, 1997). Pour être admissibles à l’étude, les jeunes devaient être âgés de 18 à 25 ans inclusivement. Également, les jeunes devaient avoir été sans endroit où dormir au moins une fois durant la dernière année ou avoir fréquenté des ressources d’aide pour jeunes en situation d’itinérance au moins une fois durant la dernière année. Le critère de l’usage des ressources d’aide a été utilisé pour appréhender l’expérience des jeunes qui se retrouvent en situation d’instabilité résidentielle, mais qui refusent de dormir à l’extérieur ou qui sont dans l’impossibilité d’être hébergés chez des amis, connaissances ou parents.

Au total, 42 jeunes en situation d’itinérance (24 hommes, 18 femmes) âgés de 18 à 32 ans (moyenne = 23 ans) ont été rencontrés en entrevue individuelle. Pour la plupart, l’expérience de l’itinérance a été entrecoupée par des allers-retours entre l’instabilité résidentielle et un logement, l’école et le travail. Quinze participants ont dit être en couple (11 femmes, 4 hommes) et 27 ont rapporté être célibataires (7 femmes, 20 hommes). Une entrevue individuelle semi-dirigée d’environ une heure a été réalisée avec les participants sur les dimensions suivantes : 1) leurs représentations de l’amour et de la sexualité ; 2) leurs expériences amoureuses et sexuelles vécues ; 3) leurs représentations de l’itinérance ; 4) leurs expériences vécues en situation d’itinérance ; 5) leurs relations interpersonnelles en situation d’itinérance ; et 6) leurs représentations de l’avenir. Quatre intervieweurs différents, soit deux hommes et deux femmes, ont réalisé l’ensemble des entrevues, et ce, sur les lieux de recrutement des participants. Tous les noms ont été remplacés dans les retranscriptions par des prénoms fictifs. Un montant de 30 $ a été remis à chacun des participants à titre de dédommagement pour leur déplacement.

L’analyse qualitative des données s’est inspirée des étapes de décontextualisation et de recontextualisation des données proposées par Tesch (1990). Pour l’étape de la décontextualisation, le matériel recueilli a fait l’objet d’une codification exhaustive, phrase par phrase, afin d’identifier systématiquement les thèmes et les unités de sens de chacun des témoignages. Pour l’étape de la recontextualisation, les unités de sens ont été regroupées sur la base de leur proximité symbolique pour former des catégories conceptuelles, c’est-à-dire des descriptions analytiques succinctes visant à désigner le plus fidèlement possible l’orientation générale des messages livrés par les participants (Glaser et Strauss, 1967). Afin de s’assurer de la fiabilité du processus d’analyse de données, l’auteur de l’article a travaillé avec les assistants de recherche pour valider la codification initiale des entrevues. Pour illustrer les points saillants des expériences des jeunes rencontrés, les témoignages les plus éloquents sont présentés à titre d’exemple.

Il importe de tenir compte de certaines limites de cette étude. D’abord, le nombre réduit de participants et la stratégie d’échantillonnage font que les résultats ne peuvent être généralisés à l’ensemble des jeunes en situation d’itinérance. Comme le processus d’échantillonnage s’est construit principalement par le biais des ressources d’aide, il est possible que cette étude n’ait pas réussi à capter la réalité des jeunes qui sont en rupture avec le réseau d’assistance sociale et qui, probablement, vivent une expérience distincte de ceux qui en font usage. Également, devant le malaise de certains jeunes à discuter de leurs relations amoureuses, les intervieweurs ont dû adopter une attitude parfois plus directive afin de relancer leur discours. Il est possible que les jeunes rencontrés aient produit un discours adapté aux demandes implicites des chercheurs.

RÉSULTATS

L’analyse des données révèle que la précarité exerce une influence importante sur les relations amoureuses des jeunes en situation d’itinérance. Les conditions de vie précaires de l’itinérance créent des points de tension quant à leurs relations amoureuses : d’un côté, les jeunes voient dans l’amour un espace de collaboration nécessaire pour répondre à leurs besoins mais, d’un autre côté, ils ont tendance à se replier sur eux-mêmes pour assurer leur survie, ce qui nuit au maintien des relations amoureuses.

Des relations amoureuses vécues comme un espace de collaboration affective nécessaire pour contrer l’adversité de l’itinérance

Les jeunes mentionnent l’importance, voire la nécessité, de développer des relations amoureuses pour faire face à l’adversité des conditions de vie précaires de l’itinérance. Les relations amoureuses décrites par les jeunes varient en nombre et en durée, allant de quelques semaines à quelques mois dans la plupart des cas. Selon leur discours, les relations amoureuses constituent à la fois un espace de partage et de soutien affectif dans un contexte de méfiance et d’isolement, mais aussi un espace de collaboration pour contrer les conditions de vie précaires associées à l’itinérance.

Des relations amoureuses comme un espace de partage et de soutien affectif dans un contexte de méfiance et d’isolement

Les jeunes évoquent l’importance des relations amoureuses comme un espace de partage et de soutien affectif. Ils mentionnent que les relations amoureuses les aident à se sentir valorisés, confiants et à contrer la solitude. Certains disent que les relations amoureuses leur permettent de partager leur souffrance associée au contexte de l’itinérance en « rendant l’expérience moins difficile ». Par leur présence, les partenaires amoureux offrent aux jeunes un espace pour être écoutés, soutenus et respectés, et ce, dans un contexte marqué par la précarité et la survie où les contacts sociaux sont vécus comme étant potentiellement dangereux. Le bien-être personnel de ces jeunes reposerait sur l’apport réciproque et mutuel des partenaires amoureux à satisfaire leurs besoins d’affection et de reconnaissance. Le discours de Marie-Jo illustre comment les relations amoureuses des jeunes en situation d’itinérance constituent un espace d’entraide affectif pour chacun des partenaires :

Je suis sortie pendant quelque temps avec ce gars-là. Quand je me suis fait avorter, il a été très, très présent pour moi. Il a toujours été là pour m’écouter, pour me supporter.

Marie-Jo, 20 ans

Les jeunes rapportent que la confiance constitue le moteur principal des relations amoureuses, et ce, particulièrement dans le contexte de l’itinérance où la méfiance à l’égard d’autrui est omniprésente. Ils témoignent de l’importance de l’honnêteté, du respect, de l’authenticité et de la fidélité comme principes de base du lien de confiance nécessaire aux relations amoureuses. L’établissement d’un espace de communication et d’échange entre les partenaires amoureux serait la stratégie idéale pour connaître l’autre et favoriser des relations amoureuses empreintes de confiance. Cette confiance s’appuierait également sur le partage d’expériences communes avec ses partenaires amoureux, comme des intérêts semblables et le vécu de l’itinérance. Par exemple, Stéphanie raconte que son premier amoureux a décidé de la suivre lorsqu’elle a quitté son milieu familial pour le centre-ville de Montréal. Durant l’année passée à vivre ensemble en contexte d’itinérance, Stéphanie qualifie ce partenaire amoureux comme « l’amour de sa vie » :

Quand je sortais avec mon chum, j’ai été dans la rue. Il m’a suivie jusque-là… Parce que moi, je partais en fugue et il m’a suivie jusque-là. Pendant un an de temps, on est restés dans la rue… C’est le gars que j’ai le plus aimé dans toute ma vie. […] Parce qu’on passait beaucoup de temps ensemble, on ne voulait jamais se lâcher, dans le fond… On était tout le temps, tout le temps, ensemble.

Stéphanie, 18 ans

Des relations amoureuses comme un espace de collaboration pour lutter contre les conditions de vie précaires de l’itinérance

En plus du soutien affectif, les jeunes disent que les relations amoureuses constituent des liens sociaux leur permettant d’assurer leur survie dans le contexte de l’itinérance. Les relations amoureuses sont décrites comme une stratégie pour partager les ressources des partenaires, telles qu’un logement, de la nourriture, de l’argent et de la protection face aux menaces de l’itinérance. Quelques jeunes indiquent que leur partenaire intime représente plus qu’un lien affectif, il joue aussi le rôle de « partenaire de rue ». En plus d’apporter de l’affection et de la tendresse, ces partenaires les aident à connaître les rouages pour s’organiser dans le contexte de l’itinérance, comme les codes et les rituels de la rue, les stratégies de débrouillardise et les ressources d’aide. D’ailleurs, un certain nombre de ces jeunes rapportent n’avoir jamais été célibataires, puisqu’ils ont toujours évité de se retrouver seuls, sans personne, pour les aider à subvenir à leurs besoins.

Pour moi ça a été une protection, quand je me couchais le soir dans la rue, pour ne pas que je me fasse attaquer ou violer. C’est pour ça que j’ai toujours eu des relations dans la rue, pour ne pas être toute seule quand je dormais…

Amélie, 20 ans

Également, cette collaboration au sein des relations amoureuses constitue, pour les jeunes en situation d’itinérance, une occasion de changement de vie. D’après les jeunes, surtout les jeunes femmes, certaines relations amoureuses auraient été une source de motivation pour réduire leur consommation de substances, se stabiliser avec leur partenaire amoureux ou cesser les échanges de services sexuels. Quelques jeunes disent que les relations amoureuses constituent des espaces d’entraide mutuelle pour « se sortir » d’une période de difficulté et d’instabilité afin d’entamer un processus de réinsertion sociale. Parfois, c’est aussi la rupture amoureuse qui fait ouvrir les yeux sur des difficultés personnelles et qui amorce un changement de vie, telle que l’importance de faire respecter ses limites, de refuser toute forme de violence lors des prochaines relations amoureuses ou de vouloir être plus engagé dans ses relations futures.

Ça m’aiderait [d’avoir une blonde] pour m’encourager dans mes démarches… Ça me motiverait, parce que je n’ai personne dans ma vie. Il n’y a personne qui m’aime. Ça fait que si j’avais une blonde, si je faisais ça avec quelqu’un qui m’aime, ça aiderait.

Alex, 22 ans

Le contexte de l’itinérance engendre un repli sur soi qui fait entrave aux relations amoureuses chez les jeunes

Paradoxalement à cet espace de collaboration affective, les jeunes rapportent que les conditions de vie précaires de l’itinérance tendent à les conduire à un repli sur soi qui fait obstacle aux relations amoureuses. Les jeunes mentionnent que les conditions de vie précaires de l’itinérance les poussent à se concentrer sur eux-mêmes pour répondre à leurs besoins de subsistance ou de consommation de substances, plutôt que de s’investir auprès d’un partenaire amoureux. L’exigence de la survie et la dépendance aux substances participent à créer un climat symbolique de trahison, ce qui rend impossible, à leurs yeux, le développement d’un lien de confiance nécessaire à l’établissement des relations amoureuses.

La survie en contexte d’itinérance relègue au second plan les préoccupations amoureuses

Les jeunes en situation d’itinérance décrivent leur réalité quotidienne comme une expérience marquée par la survie. L’absence d’un revenu et d’un chez-soi stable et permanent fait en sorte que les jeunes disent devoir consacrer tout leur temps à assurer leurs besoins de subsistance, tels que de s’héberger, s’alimenter, se vêtir et se laver. Pour ce faire, ils disent mettre en place une diversité de stratégies pour tenter de répondre à ces besoins, comme la quête, le squeege, le vol, la vente de drogues, les échanges de services sexuels, l’hébergement chez des connaissances ou des amis ainsi que la fréquentation des ressources d’aide. Comme ils disent organiser tout leur temps autour de leur survie, les jeunes mentionnent ne pas avoir d’énergie pour s’investir auprès de partenaires amoureux. Selon eux, il est ardu, voire impossible, de construire une relation amoureuse dans un contexte où leurs besoins de subsistance ne sont pas satisfaits. L’exigence de la survie fait en sorte de devoir répondre à ses besoins personnels avant de répondre à ceux d’un partenaire amoureux. Comme le précise André, les conditions de vie précaires de l’itinérance l’obligeaient à déployer une pluralité de stratégies pour trouver un hébergement et de la nourriture, ce qui limitait considérablement son temps et son énergie disponible pour s’engager dans une relation amoureuse.

[Je n’ai pas vécu] d’amour avec un grand « A ». Quand j’étais dans rue, mon cerveau tournait à 100 milles à l’heure, il fallait tout le temps que je pense à tout ! Je n’ai pas de cigarette, je n’ai pas d’argent, je n’ai pas de bouffe, je n’ai pas de toit sur ma tête… Qu’est-ce que je fais ? Je m’en vais où ? Je n’ai pas le temps de m’occuper d’une fille en plus.

André, 22 ans

La dépendance aux substances fait obstacle à l’investissement dans une relation amoureuse

En plus de l’exigence de la survie, les jeunes rapportent que la consommation de substances peut entraver leur capacité à s’investir dans une relation amoureuse. Ils expliquent consommer des substances afin de masquer leurs souffrances personnelles provoquées par le cumul d’événements émotionnellement difficiles, tels que des conflits avec leurs parents, des expériences de violences ou le décès d’une personne significative. Dans certains cas, les souffrances éprouvées sont d’une telle prégnance que les jeunes disent développer une dépendance aux substances, un peu comme une « béquille », pour être capables de composer avec leur quotidien. Dans ce contexte, la dépendance peut monopoliser tout le temps afin de se procurer et de consommer des substances, ne laissant plus de temps pour s’investir auprès de partenaires amoureux. Les jeunes décrivent des situations où cette dépendance a modifié leur comportement ou celui de leur partenaire ou, encore, a généré des réactions émotionnelles incontrôlables qui ont contribué à la dissolution du lien amoureux. La dépendance aux substances fait en sorte que les jeunes sont amenés à se couper des autres, notamment de leurs partenaires amoureux.

Avec mon premier chum, ça l’a commencé quand j’étais en fugue des centres d’accueil, il m’a hébergée chez eux. Ça a duré 3 ans. J’ai eu une petite fille avec lui… J’ai une fille, mais je ne la vois pas pour l’instant. Je l’ai laissée. Je suis partie pour revenir dans la rue. J’ai recommencé à consommer après avoir accouché de ma fille. Et la drogue a pris euh… plus de place dans ma vie. J’ai choisi la drogue au lieu de ma fille, de ma famille, dans le fond… Parce que j’avais le goût de tripper, c’est tout.

Lucie, 25 ans

Un climat de méfiance constant qui rend impossible la création de relations amoureuses

Selon les jeunes, l’exigence de la survie et la dépendance aux substances participent à construire une perception menaçante, voire dangereuse, des autres personnes en situation d’itinérance. Cette impression de menace fait en sorte que les jeunes disent être constamment sur leur garde, dans une logique d’hypervigilance. Cette méfiance se traduirait par la crainte de se faire trahir, exploiter ou manipuler par autrui, mais surtout par des partenaires amoureux à qui ils pourraient accorder à tort leur confiance. La crainte de se faire voler de l’argent et de la drogue par un partenaire amoureux constitue l’un des principaux enjeux suscitant la méfiance. C’est cette méfiance constante à l’égard des autres qui faire dire à Sébastien que « c’est très compliqué [l’amour dans la rue], parce que la rue, ce n’est pas propre… la rue, c’est dangereux… la rue c’est rempli de jambettes, d’obstacles ». Selon eux, il est difficile, voire impossible, d’établir une relation amoureuse empreinte de confiance sans posséder un chez-soi stable et permanent qui permet la création d’un espace commun et privé. Les propos de Benoît soulignent le fait que les conditions de vie précaires de l’itinérance peuvent engendrer une perception de menace et de danger qui pousse les jeunes à se replier sur eux-mêmes et à se désinvestir des relations amoureuses.

Quand je suis tombé dans la rue, ça m’a beaucoup désillusionné face à l’amour […] La rue c’est tellement malsain, tellement destructeur. C’est « me, myself and I » et tu ne fais confiance à personne. Tout le monde est des pourris. […] Tu peux demander à n’importe qui ayant été dans la rue, il n’y a pas grand monde qui peut dire qu’il fait [confiance aux autres]…

Benoît, 27 ans

DISCUSSION

Les témoignages analysés documentent la façon dont les conditions de vie précaires de l’itinérance structurent les relations amoureuses chez ces jeunes. Le discours montre que les conditions de vie précaires de l’itinérance exercent une tension sur les relations amoureuses que l’on peut qualifier d’une « impossible nécessité ». Cette impossible nécessité fait écho aux travaux sociologiques (Beck et Beck-Gernsheim, 1995 ; Giddens, 1992 ; Illouz, 2012 ; Kaufmann, 1993) qui illustrent à la fois l’importance que prennent les relations amoureuses dans la société contemporaine, notamment pour la période de vie de la jeunesse, mais aussi les difficultés qu’elles sous-tendent en raison de leur idéalisation dans le processus de construction identitaire.

D’un côté, les relations amoureuses sont vécues comme étant nécessaires dans le contexte de l’itinérance. Selon leurs témoignages, les relations amoureuses constituent un lien social leur permettant de répondre à une diversité de besoins affectifs et matériels, documentés dans d’autres travaux (Baker, 2014 ; Blais et al., 2012 ; Levac et Labelle, 2007 ; Loates et al., 2010 ; Rayburn et Corzine, 2010 ; Smith, 2008 ; Watson, 2013 ; Wesely et al., 2005). Comme le contexte de précarité suscite une méfiance constante à l’égard d’autrui, comme l’a démontré Lanzarini (2000), les jeunes soulèvent la nécessité de créer des liens sociaux collaboratifs qui leur permettent de partager leurs difficultés et leurs vulnérabilités, sans craindre d’être constamment trahis ou manipulés. Selon leur discours, les relations amoureuses semblent remplir cette fonction d’espace sécuritaire dans le contexte de l’itinérance, puisqu’ils considèrent que l’amour doit s’appuyer sur un lien de confiance mutuelle entre les partenaires amoureux. Cette conception de l’amour n’est pas sans évoquer les travaux sociologiques qui présentent les relations amoureuses contemporaines comme un « être-ensemble » idéalisé caractérisé par le partage d’une réalité commune (Beck et Beck-Gernsheim, 1995 ; Illouz, 2012). Contrairement aux travaux qui montrent que l’amour en contexte d’itinérance est motivé principalement par des liens utilitaires, efficaces et stratégiques (Jamoulle, 2009 ; Lanzarini, 2000 ; Pichon, 2007), le discours des jeunes révèle que les relations amoureuses sont aussi basées sur un lien de confiance nécessaire pour surmonter conjointement l’adversité des conditions de vie précaires.

En plus de répondre à des besoins affectifs et matériels, les relations amoureuses en contexte d’itinérance semblent également jouer une fonction identitaire importante dans le développement des jeunes. En faisant écho aux travaux sur la jeunesse (Connolly et McIsaac, 2009 ; Furman et Shaffer, 2003 ; Giraud, 2020), le contexte de l’itinérance semble venir amplifier la nécessité des relations amoureuses pour les jeunes dans leur processus de maturation et d’autonomie. En l’absence de leur famille pour répondre à leurs besoins développementaux, comme l’ont montré d’autres travaux (Lussier et Poirier, 2000), les témoignages révèlent que les relations amoureuses en contexte d’itinérance remplissent cette fonction identitaire qui offre un espace d’exploration pour être entendus et reconnus. À l’instar de Kaufmann (1993), les relations amoureuses semblent constituer un point de rencontre pour les jeunes en situation d’itinérance où chaque partenaire renvoie l’autre à son unicité, ses aspirations, ses difficultés et ses vulnérabilités. Cette reconnaissance identitaire, par le biais des relations amoureuses, peut d’ailleurs constituer un moteur de changement de vie pour certains jeunes en situation d’itinérance. Comme les jeunes l’ont mentionné, les partenaires amoureux peuvent offrir cet espace de reconnaissance mutuelle de leurs compétences, de leurs forces et de leurs qualités leur permettant, entre autres, d’entamer un processus de réinsertion sociale. Cette collaboration affective met en évidence que les relations amoureuses en contexte d’itinérance ne peuvent être réduites uniquement à des affiliations « instrumentalisées et déshumanisées », comme le propose Bauman (2004) sur l’amour contemporain. Le discours recueilli montre plutôt que les relations amoureuses chez ces jeunes renvoient à un partage d’affectivité nécessaire dans les conditions de vie précaires de l’itinérance.

D’un autre côté, les témoignages des jeunes révèlent que les conditions de vie précaires complexifient, voire rendent impossible, le maintien des relations amoureuses en contexte d’itinérance. En accord avec les travaux de Pichon (2007), les témoignages montrent que l’itinérance est conçue comme une expérience qui pousse les jeunes à organiser l’ensemble de leurs journées autour de la résolution de problèmes essentiels, à savoir se chercher une place où dormir, se procurer de la nourriture ou un repas. En raison de ces conditions de vie précaires, les jeunes sont amenés à se replier sur eux-mêmes plutôt que de s’ouvrir aux autres, cela engendrant ce que Jamoulle (2009) désigne comme de la « solitude affective ». Comme les jeunes l’ont mentionné, l’énergie déployée pour répondre à l’exigence de la survie et à la dépendance aux substances peut prendre toute la place, reléguant les liens affectifs à des enjeux peu prioritaires dans leur quotidien. La quête d’autonomie associée à la période de la jeunesse, tel que documenté ailleurs (Furman et Shaffer, 2003 ; Giraud, 2020), semble être profondément mise à mal par les conditions de vie précaires de l’itinérance qui exhortent les jeunes à se replier sur eux-mêmes pour subvenir à leurs besoins. Le contexte de l’itinérance les incite à acquérir une certaine autonomie en comptant sur eux-mêmes pour s’organiser, ce qui, par le fait même, constitue une expérience « destructrice » (Jamoulle, 2009) qui laisse peu de place pour développer un lien de confiance nécessaire, selon eux, à l’établissement d’une relation amoureuse. Les jeunes en situation d’itinérance peuvent se retrouver déconnectés affectivement les uns des autres avec l’impression qu’il n’est pas possible d’établir un réel contact amoureux avec autrui.

Cette solitude affective participe à construire chez les jeunes une impression d’inquiétude, de menace et de danger à l’égard des autres personnes en situation d’itinérance. Ce constat fait écho à certains travaux qui montrent que les relations amoureuses dans un contexte de précarité peuvent être vécues comme une menace à la survie, puisqu’elles impliquent de se rendre vulnérable à l’autre et de lui donner un certain pouvoir sur soi (Jamoulle, 2009 ; Lussier et Poirier, 2000). Si les jeunes rencontrés rendent compte de l’importance du lien de confiance avec leurs partenaires amoureux pour la mise en place d’un espace collaboratif, les conditions de vie précaires de l’itinérance viennent par contre entacher ou, du moins, soulever constamment un doute quant aux intentions réelles de ces partenaires amoureux. Ce constat n’est pas sans évoquer le concept « d’amour liquide » de Bauman (2004) qui traduit le fait que relations amoureuses contemporaines sont toujours incertaines, puisqu’elles dépendent de la satisfaction des besoins et intérêts personnels. C’est probablement cette incertitude propre à l’itinérance et à l’amour contemporain qui fait en sorte que ces jeunes soient si méfiants à l’idée de tisser des relations amoureuses, les amenant donc à se replier sur leurs propres ressources personnelles pour satisfaire leurs besoins. Paradoxalement, c’est cette méfiance constante à l’égard d’autrui qui semble les inciter à rechercher des contacts amoureux pour contrer ce sentiment d’isolement et de détresse psychologique. C’est ce mouvement entre un repli sur soi et la recherche de relations amoureuses qui illustre l’impossible nécessité de l’amour en contexte d’itinérance.

Si certains travaux ont déjà documenté la dichotomie entre les aspects résilients et destructeurs de l’amour en contexte d’itinérance (Jolly et Connolly, 2019), la présente étude approfondit cette tension pour illustrer son interinfluence dans les relations amoureuses chez les jeunes. L’amour en situation d’itinérance est à la fois nécessaire afin de permettre aux jeunes de répondre à leurs besoins affectifs, matériels et identitaires, tout en étant impossible à maintenir dans un contexte de précarité où chacun doit penser à soi pour survivre. C’est cette tension façonnée par les conditions de vie précaires qui rend si complexe la compréhension et l’intervention sur la question de l’amour chez les jeunes en situation d’itinérance. La complexité de l’amour en contexte d’itinérance pourrait être mobilisée à titre de piste d’intervention pour discuter avec les jeunes de leur développement personnel et social. Comme les relations amoureuses constituent l’une des dimensions importantes de la construction identitaire dans la société contemporaine (Giddens, 1992 ; Illouz, 2012 ; Kaufmann, 1993), notamment chez les jeunes (Connolly et McIsaac, 2009 ; Furman et Shaffer, 2003 ; Giraud, 2020), il semble tout à fait justifié d’échanger avec eux sur leurs conditions de vie qui structurent leurs choix amoureux.

Les résultats de cette étude montrent que les conditions de vie précaires de l’itinérance viennent exacerber à la fois les possibilités d’entraide mutuelle par la création d’un « être-ensemble » amoureux (Beck et Beck-Gernsheim, 1995) et les souffrances suscitées par une remise en question constante de l’utilité de l’autre pour soi-même (Bauman, 2004). Cette tension sous-jacente à l’amour contemporain pourrait servir aux intervenants comme levier pour discuter avec les jeunes de la complexité des relations amoureuses dans le contexte de l’itinérance marquée par des conditions de vie précaires, comme le montre l’étude de Jolly et Connolly (2019). Tenir compte de la complexité de l’amour en situation d’itinérance devrait permettre aux intervenants d’engager des discussions ouvertes, nuancées et sans jugements sur les réalités affectives des jeunes.

CONCLUSION

Cet article se veut une amorce de réflexion pour comprendre la question méconnue des relations amoureuses chez les jeunes en situation d’itinérance. L’analyse suggère que, selon les jeunes, les relations amoureuses sont impossibles à établir et à maintenir en raison des conditions de vie précaires de l’itinérance, mais qu’elles sont considérées, a contrario, comme nécessaires pour combler des besoins matériels, affectifs et identitaires. L’impossible nécessité des relations amoureuses met en relief l’influence de la précarité sur la réalité quotidienne des jeunes en situation d’itinérance. Si l’amour dans la société contemporaine comporte des difficultés inhérentes, notamment en raison de l’instrumentalisation des partenaires amoureux pour la quête identitaire, les conditions de vie précaires de l’itinérance semblent exacerber ces aléas, et ce, dans un contexte où les jeunes doivent composer avec leur propre survie. Il importe de repenser les services déployés afin de les adapter à la réalité complexe des relations amoureuses dans le contexte de l’itinérance.