Abstracts
Résumé
La méthode du testing permet d’étudier la discrimination à l’embauche avec précision. Suivant l’étude ayant décrit l’existence de ce phénomène à Montréal, nous avons conçu un dispositif intersectionnel pour analyser la situation à Québec, en se focalisant sur les effets combinés de l’ethnicité et du sexe des trois principales minorités racisées dans leur accès aux emplois en administration et en informatique. Les résultats de l’enquête ont montré que le phénomène est d’une ampleur équivalente entre les villes. Alors que le genre féminin atténue la discrimination, l’analyse révèle une hiérarchie ethnogenrée et d’importantes variations entre les minorités.
Mots-clés :
- discrimination à l’embauche,
- testing,
- minorités racisées,
- Québec,
- intersectionnalité
Abstract
The testing method is a unique device for analysing hiring discrimination. Following study that demonstrated the existence of this phenomenon in Montreal, we created a methodological device for analysing the situation in Quebec City from an intersectional perspective. We focused on the combined effects of ethnicity and sex for the three main racialized minorities in their access to positions in administration and computers. Results of the inquiry showed that phenomenon is of equal scale in both cities. As feminine gender diminishes the amplitude of discrimination, analysis revealed an ethno-gendered hierarchy in which substantial discrepancies were observed between minorities.
Keywords:
- hiring discrimination,
- testing,
- racialized minorities,
- Quebec City,
- intersectionality
Article body
Introduction
Fréquemment, l’actualité québécoise nous rappelle la polarisation qui existe au sein des élites politiques et de la population dans leur rapport aux enjeux liés à l’immigration et aux minorités. Tant le traitement médiatique de la commission Bouchard-Taylor, le projet de loi sur les valeurs dites québécoises, la saga autour de la consultation publique sur la discrimination systémique et le racisme que la récente loi sur la laïcité ont ravivé la division sur ces enjeux. Dans ce contexte, également marqué par les enjeux de la rareté de la main-d’oeuvre et de la visibilité des groupes associés à l’extrême droite, nous avons enquêté sur le phénomène de la discrimination à l’embauche pour analyser les relations ethniques entre Québécois majoritaires et minoritaires.
Dans cette perspective, nous avons conçu un dispositif pour étudier l’impact croisé de l’ethnicité et du sexe dans l’accès à l’emploi. D’abord, nous abordons les notions et les études clés pour appréhender la persistance de la discrimination ethnoraciale à l’embauche. Ensuite, nous présentons la méthodologie de l’enquête, les résultats et les analyses et nous concluons avec les faits saillants ainsi que les pistes à explorer.
Discrimination ethnoraciale
Aux États-Unis, les chercheurs restent divisés quant à l’importance à accorder à la discrimination raciale[1] dans l’explication des inégalités en lien avec l’emploi (Pager, 2007). D’une part, les compétences seraient devenues plus déterminantes que la « race » dans les inégalités entre les Blancs et les Noirs. D’autre part, la discrimination et le racisme seraient devenus plus subtiles et continueraient d’influencer les opportunités d’emplois des minorités racisées. Les résultats de notre enquête confirment cette thèse.
Dans la dernière décennie, au Québec, nombre de consultations ont été menées sur le profilage racial, la discrimination et le racisme, notamment par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Invariablement, les chercheurs terminent leur rapport en enjoignant le gouvernement à adopter une politique de lutte contre le racisme et la discrimination. Plus précisément, le texte qui suit porte sur la discrimination ethnoraciale à l’embauche, soit une décision de rejeter un CV, basée sur l’origine, la « race » ou la couleur d’un candidat, consciemment ou non, et qui prive cette personne d’être évaluée en entrevue et selon ses qualifications (Eid et coll., 2012).
Discrimination systémique
L’approche de la discrimination systémique insiste sur le fait que ce phénomène s’étend au-delà des situations isolées, que ses manifestations sont récurrentes et répandues. On y réfère lorsque des politiques et des pratiques institutionnelles ont pour résultat d’exclure des personnes, de causer des injustices dans plusieurs relations sociales et que ces enjeux traversent plusieurs générations (Pager et Shepherd, 2008). Cela a souvent des effets durables sur un groupe précis d’individus en raison d’une caractéristique stigmatisée, comme la couleur de la peau. En emploi, ce concept renvoie à « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction, sur le marché du travail, de pratiques, de décisions ou de comportements, individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés par l’article 10 de la Charte » (Chicha-Pontbriand, 1989, p. 85). Plutôt difficiles à neutraliser en raison de la persistance des préjugés et des stéréotypes, des redressements de même nature sont parfois nécessaires pour contrer la discrimination systémique. La politique d’accès à l’égalité en emploi a été pensée selon cette perspective. Selon l’étude de Chicha et Charest (2013), cette politique a permis à la mise sur pied de plusieurs programmes à portée très limitée au Québec, voire nulle dans certains cas.
Ethnicité
Depuis 2012, selon les rapports de gestion annuels de la CDPDJ, environ la moitié des plaintes de discrimination concerne le secteur du travail. Après le handicap, la « race », la couleur et l’origine ethnique/nationale se classe au deuxième rang des motifs invoqués. Dans les testings analysant les discriminations fondées sur ceux-ci, l’on distingue les candidats majoritaires (groupe de référence) et minoritaires (porteurs de la variable étudiée). Cette terminologie renvoie à la caractérisation d’un type particulier de relations sociales impliquant des rapports de domination (Pietrantonio, 2005). Au fondement de ce rapport social se situe l’ethnicité (ou l’origine ethnique), soit la croyance des individus d’un groupe en une descendance commune (Juteau, 2015). Dès la naissance, chaque individu est socialisé de manière à développer des traits culturels et un sentiment d’appartenance propres à son groupe ethnique.
Racisation
L’idée de « race biologique » a été discréditée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au profit d’un racisme « culturaliste », mais la discrimination raciale et les inégalités qui en découlent ont des effets concrets sur le plan sociologique (Ducharme et Eid, 2005). Dans la recherche, l’utilisation des termes « racisation » et « racisés » permet de rappeler le caractère socialement construit de cette catégorie (Guillaumin, 1972). Absent du processus d’acquisition d’une culture propre à un groupe ethnique, le qualificatif « racisé » est le résultat d’une catégorisation opérée par le groupe majoritaire dans ses rapports avec les minorités ethniques. Selon cette perspective, l’hypothèse de la discrimination ethnoraciale demeure au premier plan pour expliquer les inégalités dans l’accès à l’emploi entre les candidats majoritaires et racisés. Ce n’est donc pas tant les origines des candidats aux noms à consonance africaine et arabe qui motivent la discrimination dans le contexte québécois, mais le fait qu’ils font l’objet d’une racisation.
Intersectionnalité
Selon la perspective intersectionnelle, il y a une multiplicité de systèmes de domination tels le sexe[2], l’ethnicité, etc. et ces catégories de différenciation sociale agissent simultanément dans la production des inégalités (Collins et Bilge, 2016). Réputée comme une importante contribution dans les études féministes, cette théorie transdisciplinaire postule que les femmes vivent généralement davantage de préjudices que les hommes. Par exemple, les femmes racisées subiraient davantage de discrimination en lien avec l’emploi que leurs confrères au Québec (Chicha, 2012 ; Gauthier, 2016).
Testings À l’embauche
Dispositif semi-expérimental, le testing scientifique[3] combine l’utilisation d’offres d’emploi réelles et de CV construits par les chercheurs. Fonctionnant minimalement avec des paires de candidatures fictives, ce type de recherche permet d’analyser précisément l’ampleur de la discrimination affectant un groupe minoritaire donné à l’étape du tri des CV, et ce, dans un contexte réel. Ci-dessous, deux méta-analyses et des testings menés au Canada sont discutés.
Méta-analyses
Selon deux méta-analyses, la très grande majorité des études par testing a rapporté un traitement défavorable aux minoritaires. Premièrement, celle portant sur 28 tests menés aux États-Unis, entre 1989 et 2015, a montré que les Blancs reçoivent en moyenne 36 % plus de réponses positives que les Afro-Américains et 24 % plus que les Latino-Américains. Pour les premiers, la discrimination est demeurée stable durant cette période, alors que celle des seconds a connu une diminution modeste (Quillian et coll., 2017). Deuxièmement, l’analyse de 43 tests par correspondance a couvert la période 1990-2015 et les pays de l’OCDE (Zschirnt et Ruedin, 2016). Quoique plus subtile et cachée que par le passé, la discrimination ethnoraciale à l’embauche reste répandue. En moyenne, les minoritaires ont 40 % moins de chances de se faire inviter à l’entrevue que les majoritaires. L’analyse a aussi montré que la discrimination entre les hommes et les femmes, ainsi qu’entre les immigrants de première génération et leurs descendants, survient dans des proportions similaires des deux côtés de l’Atlantique. L’ethnicité en soi semble être le principal facteur à la source de la discrimination.
Toronto
En s’inspirant d’un testing phare mené aux États-Unis, un test par correspondance novateur a été mené à Toronto (Oreopoulos, 2011). L’envoi de près de 13 000 CV a visé les minoritaires d’origine indienne, chinoise ou pakistanaise, soit les principaux groupes d’immigrants récents. Selon les résultats, les majoritaires ont reçu en moyenne près de 40 % plus d’invitation en entrevue que les minoritaires. Avec l’ajout d’une expérience de travail acquise au Canada – ou plusieurs – au CV d’un minoritaire, la discrimination diminuait sensiblement. À la suite de ce testing, l’envoi d’un questionnaire à quelque 300 employeurs a permis de sonder leurs opinions sur ces résultats. La quasi-totalité des 29 employeurs ayant répondu à l’appel a affirmé traiter le nom, le pays de l’éducation ou des expériences de travail des minoritaires comme des signaux forts témoignant d’un possible manque d’habiletés langagières pour l’emploi.
Montréal
La première recherche québécoise utilisant la méthode du testing à l’embauche a été menée dans la région de Montréal. La collecte de données a généré l’envoi de 581 paires de CV en réponse à des offres d’emploi qualifié (marketing, communication et ressources humaines) et peu qualifié (secrétariat et service à la clientèle). Les chercheurs ont acheminé une paire de CV équivalents par offre d’emploi, distincts seulement par les noms à consonance franco-québécoise pour le majoritaire et arabe, latino-américaine ou africaine pour les minoritaires. Selon les résultats, les taux de discrimination les plus élevés ont été observés auprès des candidats noirs (africains). En moyenne, le majoritaire avait environ 60 % plus de chance de recevoir une invitation pour un entretien d’embauche qu’un minoritaire dont le patronyme était Ben Saïd, Sanchez ou Traoré. Ce test a mis en lumière le caractère structurel – et non pas individuel ou culturel – de la discrimination ethnoraciale à l’embauche. Plutôt qu’à une distribution inégale des compétences, ce phénomène serait imputable aux préférences des employeurs qui tendent, souvent inconsciemment, à valoriser davantage les majoritaires que les minoritaires (Eid et coll., 2012).
Québec
Selon deux études menées dans la région de Québec, les candidates et les candidats d’origine maghrébine (arabe) font face à une barrière structurelle dans l’accès à l’emploi. D’une part, un testing a porté sur les candidates féminines à la recherche d’un emploi peu qualifié. Basés sur l’envoi de 50 paires de CV équivalents, les résultats ont montré que la minoritaire a reçu deux fois moins de réponses positives que la majoritaire (Brière et coll., 2016). D’autre part, un testing incluant plus de 200 offres d’emploi qualifié en administration a généré l’envoi de plus de 400 CV. Globalement, les résultats de cette étude ont indiqué l’existence d’un préjudice équivalent à l’encontre des minoritaires d’origine maghrébine, voire plus substantiel pour les postes de conseiller en ressources humaines et de comptable (Beauregard et coll., 2019).
MÉthodologie
Dans les deux dernières décennies, les tests par correspondance[4] se sont imposés comme le moyen le plus rigoureux sur le plan scientifique pour procurer une mesure directe et quantitative de la discrimination à l’embauche. Afin d’analyser l’effet combiné de l’ethnicité et du sexe à Québec, nous avons construit un dispositif de testing dit intersectionnel. Ci-dessous, les enjeux éthiques du testing, nos choix méthodologiques, la construction des outils ainsi que le déroulement de l’enquête sont abordés.
Enjeux
De par son caractère forcément dissimulé pour éviter le biais de la désirabilité sociale, le testing comporte des enjeux éthiques spécifiques. Basé sur la tromperie, celui-ci transgresse d’emblée deux principes de la recherche en sciences sociales : la participation volontaire et le consentement éclairé. Toutefois, l’utilisation anonyme et confidentielle des données, et la protection des participants sont respectées, car les analyses portent sur des données agrégées et les chercheurs ne divulguent aucune information sur les employeurs visés. Considérant la rigueur de la collecte de données et les mesures prises pour atténuer les inconvénients subis par les employeurs, les testings scientifiques ne violent ni l’éthique des sciences sociales ni les lois (Zschirnt, 2019).
Choix
Afin d’enrichir la compréhension de la problématique esquissée ci-haut, nous avons choisi le terrain de la ville de Québec. Pour choisir les ethnicités, nous avons tenu compte de la proportion des minorités au sein de la population et de leurs taux de chômage. Selon les données du recensement canadien de 2016, les Arabes, les Latino-Américains et les Noirs[5] étaient les minorités les plus nombreuses et leurs taux de chômage étaient environ deux fois plus élevés que la moyenne. Nous avons donc choisi ces minorités. Après avoir consulté les sites de recherches d’emploi Jobillico et Emploi-Québec, nous avons décidé de retenir les offres d’emploi en administration – un peu plus des trois quarts de l’échantillon – et en informatique.
Outils
Comme dans la majorité des tests par correspondance, nous avons véhiculé les variables à l’étude uniquement par les noms des candidats. Conformément à l’objectif d’étudier les effets croisés de l’origine ethnique et du sexe, nous avons utilisé uniquement un candidat majoritaire masculin[6]. Nous avons choisi des prénoms et des noms dont la consonance facilitait l’association avec les origines des minorités étudiées : Maxime-Olivier Tremblay (québécoise), Aminata Diallo, Mamadou Traoré (africaine), Maria Martinez, Carlos Sanchez (latino-américaine) ainsi que Latifa Ben Saïd et Abdellah Hafid (arabe).
Pour chaque offre d’emploi d’un domaine et d’un niveau de qualification donnés, nous avons produit trois gabarits de CV distincts. Chacun était spécifique dans son contenu et la mise en pages, mais équivalent en termes de compétences. Chaque CV affichait une combinaison d’environ douze années d’études et de travail cumulées de manière continue au Québec, une expérience bénévole pertinente à l’emploi ainsi que la maîtrise du français et de l’anglais. Sept courriels distincts, comportant le nom complet de chacun des candidats, ont été créés sur Yahoo, Outlook et Gmail. Nous avons aussi utilisé trois numéros de téléphone différents[7] pour recevoir les appels : un pour le majoritaire et deux pour les minoritaires masculins et féminins. Au moment de l’envoi des CV, tous les candidats étaient en relation d’emploi.
Déroulement
La collecte des données s’est déroulée de janvier à juillet 2018. Pour chaque offre d’emploi, la candidature d’un homme du groupe majoritaire était soumise ainsi que celles de candidats minoritaires féminin et masculin. L’ordre d’envoi, l’attribution de l’origine ethnique, du sexe, des gabarits de CV et des lettres de motivation ont été randomisés pour neutraliser les biais potentiels. L’échantillon final comprend 1569 CV et 523 offres d’emplois. Ce testing a donné lieu à plusieurs innovations. Il constitue le plus vaste échantillon d’un testing mené au Québec et le premier visant plusieurs minorités à Québec. Le dispositif intersectionnel, l’ajout d’emplois en informatique et d’un niveau de qualification intermédiaire sont également inédits.
RÉsultats
Parmi toutes les données générées par l’enquête[8], nous mettons l’accent sur celles ayant trait au statut des candidats (majoritaire ou minoritaire), à l’ethnicité, au sexe et au croisement de ces variables.
Statut
Le tableau 1 présente les données selon la terminologie majoritaire/minoritaire.
Ce tableau montre un écart substantiel entre le majoritaire et les minoritaires. Le ratio est obtenu en divisant le premier taux par le second. Propice pour illustrer à la fois le privilège du majoritaire et la pénalité des minoritaires, cet indicateur signifie que le premier a en moyenne 64 % plus de chances d’accéder à l’entrevue que les seconds. À l’opposé, ces derniers devraient envoyer 64 % plus de CV pour obtenir autant de réponses positives.
Ethnicité
Dans le tableau 2, les résultats de l’enquête sont ventilés selon l’ethnicité.
Ces données illustrent des taux de rappel très variables pour les minoritaires latino-américains, arabes et africains. Selon les ratios, il y a un écart significatif entre les candidats québécois et latino-américains et ceux d’origine arabe et africaine. Ces derniers apparaissant fortement discriminés en raison de leur nom.
Sexe
Dans le tableau 3, le traitement observé pour les candidates est inséparablement composé des effets des ethnicités minoritaires et du sexe féminin, en contraste avec le candidat majoritaire, uniquement de sexe masculin.
Les données du tableau montrent des différences significatives entre le majoritaire et les minoritaires masculins, ces derniers recevant en moyenne près de deux fois moins de réponses positives. Pour les candidates, le désavantage paraît d’une moindre ampleur, car celles-ci reçoivent environ 40 % moins de rappels que le candidat de référence.
Ethnicité et sexe
Le tableau 4 permet d’observer de grandes disparités entre les taux de rappel du majoritaire et la plupart des minoritaires. À une extrémité de cette hiérarchie, la candidate latino-américaine apparaît non discriminée, recevant une proportion similaire d’invitations à l’entrevue que le majoritaire. À l’autre extrémité, le ratio très élevé du candidat africain signifie qu’il devrait envoyer environ trois fois plus de CV que le majoritaire pour accéder au même nombre d’entrevues. En d’autres mots, le majoritaire reçoit trois fois plus de réponses positives, et ce, uniquement en raison de son nom.
Analyses
Selon le ratio global des minoritaires (tableau 1), la discrimination ethnoraciale semble d’une ampleur équivalente à Québec et à Montréal (Eid et coll., 2012). Toutefois, parmi les différences entre ces études empêchant de faire une comparaison stricto sensu, rappelons que le présent échantillon comprenait un tiers de candidatures minoritaires féminines, lesquelles étaient en compétition avec l’unique candidat majoritaire.
Genre féminin
Les données des tableaux 3 et 4 indiquent que les femmes racisées sont plus souvent invitées à l’entrevue que leurs pairs masculins. Bien que l’analyse suggère la présence d’une hiérarchie entre les postulantes, cet avantage associé au genre féminin est observé à l’intérieur de chaque origine ethnique étudiée. Ainsi, contrairement à l’hypothèse mettant l’accent sur la stigmatisation combinée de leur genre et de leur origine ethnique (Chicha, 2012 ; Gauthier, 2016), les résultats du testing tendent à montrer que les femmes racisées subissent moins de discrimination que leurs confrères, du moins pour les emplois étudiés. En effet, rappelons qu’un peu plus des trois quarts de l’échantillon était composé d’offres d’emploi qui provenaient du domaine de l’administration, notamment des postes de secrétaire, d’adjointe administrative, de conseillère en ressources humaines, etc.
Hiérarchie ethnique
Selon la thèse de la discrimination indifférenciée, le traitement inégal dans le tri des CV porte préjudice à l’ensemble des minoritaires d’origine étrangère et ne vise aucune origine ethnique en particulier (Edo et Jacquemet, 2013). Plutôt que des préjugés dirigés envers ceux-ci, les chercheurs estiment que c’est l’homéophilie ethnique qui suscite la préférence des majoritaires, soit un parti pris pour leur groupe d’appartenance. À l’opposé, d’autres recherches, dont celle menée dans plusieurs pays d’Europe (Lancee et coll., 2017), ont montré que la discrimination variait substantiellement entre les minorités étudiées, révélant ainsi l’existence de hiérarchies ethniques. L’analyse des résultats de notre enquête corrobore cette seconde thèse. Dans le tableau 2, le ratio associé à l’origine latino-américaine reflète une discrimination clairement moindre que pour les candidats des origines arabe et africaine. En croisant les variables de l’ethnicité et du sexe (tableau 4), deux cas de figures contrastés ressortent. Alors que le ratio de la candidate latino-américaine suggère l’absence de discrimination à son égard, les indicateurs observés pour les candidats masculins arabe et noir indiquent que ces derniers subissent un traitement inégal qui apparaît d’une plus grande ampleur à Québec qu’à Montréal.
Discrimination implicite
À la suite de recherches menées en psychologie sociale dans les dernières décennies, des chercheurs ont proposé le modèle de la discrimination implicite. Dans celui-ci, le traitement inégal surviendrait de façon non intentionnelle en raison de l’activation de biais inconscients négatifs (Bertrand et coll., 2005). Par exemple, durant le tri des CV, la pression induite par le temps limité, l’ambiguïté des critères déterminant les bonnes candidatures et la faible concentration requise pour accomplir la tâche favoriseraient le recours à la discrimination. Compte tenu qu’aucune réponse des employeurs n’a généré de discours explicitement discriminatoire ou raciste dans le présent testing, l’analyse des données porte à croire que la discrimination implicite est en cause pour expliquer les préférences ethniques des employeurs. Par conséquent, il apparaît pertinent d’étudier les implications des biais inconscients dans le processus de recrutement.
Distinction et racisme
Selon la théorie de l’identité sociale, la simple distinction de deux groupes entre un « Eux » et un « Nous », telle la catégorisation des minorités ethniques opérée par le groupe majoritaire, est suffisante pour créer les conditions propices à la discrimination (Tajfel et Turner, 1979). En ce sens, la discrimination ethnoraciale semble une thèse de premier plan pour expliquer les inégalités dans l’accès à l’emploi entre les candidats majoritaires et racisés. Les données du testing montrent que la barrière à l’embauche est plus imposante pour les candidats masculins, plus particulièrement ceux dont les noms sont à consonance africaine et arabe. À l’instar des Afro-Américains dont la discrimination à l’embauche est demeurée constante aux États-Unis dans les trente dernières années (Quillian et coll., 2017), les inégalités subies à Québec par les candidats arabe et africain sont équivalentes à celles mesurées à Montréal (Eid et coll., 2012). S’il semble évident que la racisation de ces candidats est à l’origine de leur stigmatisation dans l’accès à l’emploi, la persistance de ce phénomène tend également à montrer que le racisme est en cause, ne serait-ce que de manière implicite.
Conclusion
En nous inspirant de l’approche intersectionnelle pour concevoir un dispositif de testing novateur, notre enquête a montré que la discrimination ethnoraciale à l’embauche est d’une ampleur équivalente à Québec et à Montréal. Outre les candidats d’origine latino-américaine, cette barrière persiste à nuire aux candidats minoritaires dans leur recherche d’emploi. Lueur d’espoir s’il en est, l’effet modérateur du genre confère un avantage relatif aux femmes racisées, lesquelles sont souvent traitées plus inégalement que leurs confrères au Québec. Dans un registre moins favorable, les candidats au nom à consonance arabe et africaine sont fortement discriminés. Au même titre que le racisme, le profilage racial et d’autres formes de stigmatisation, l’analyse du testing a montré que la discrimination à l’embauche fait obstacle à leur pleine intégration à la société québécoise. Pour approfondir l’analyse de cette problématique, il serait opportun d’interroger les employeurs et les chercheurs d’emploi. Par ailleurs, il conviendrait d’examiner d’autres situations sociales où les groupes minoritaires sont susceptibles de subir un traitement inégal, tel l’accès au logement. Outre les pistes de solution à l’emploi déjà proposées dans la littérature[9], la reconnaissance publique par le gouvernement québécois de l’existence du racisme et de la discrimination à caractère systémique représente une condition sine qua none. Si cette condition est remplie, l’adoption d’une politique de lutte contre le racisme, les actes haineux et toutes les formes de discrimination permettra ensuite de s’attaquer, entre autres, à la discrimination à l’embauche qui continue d’entraver le libre accès à l’emploi de plusieurs minorités québécoises.
Appendices
Note biographique
Jean-Philippe Beauregard est professeur de sociologie au Cégep Limoilou depuis 2009. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en sociologie de l’Université Laval, sa thèse porte sur la discrimination ethnique à l’embauche dans la région de Québec. Ses intérêts de recherche sont les inégalités sociales en général ainsi que les enjeux liés à l’équité, la discrimination, la diversité et l’inclusion dans le monde du travail. Il est également chercheur associé à la Chaire de recherche sur l’intégration et la gestion des diversités en emploi (Université Laval) et au Centre d’études et de recherches sur les transitions et l’apprentissage (Université de Sherbrooke).
Beauregard, J.-P. (2020). Les frontières invisibles de l’embauche des Québécois minoritaires : hiérarchie ethnique, effet modérateur du genre féminin et discrimination systémique. Dévoiler la barrière à l’emploi par un testing à Québec (Thèse de doctorat). Université Laval.
Notes
-
[1]
Ce terme est surtout utilisé aux États-Unis. Celui de discrimination ethnique l’est davantage en Europe. Nous emploierons celui de discrimination ethnoraciale pour deux raisons. D’une part, ce terme est utilisé dans l’enquête de la CDPDJ (Eid et coll., 2012). D’autre part, le testing ne permet pas de cerner si c’est plutôt l’idée de « race » ou d’origine ethnique que les employeurs perçoivent dans les noms des candidats minoritaires. L’usage du terme discrimination ethnoraciale permet de rappeler l’incertitude quant aux perceptions que les recruteurs ont de ce signal.
-
[2]
Nous utilisons alternativement les concepts de genre et sexe, sans distinction.
-
[3]
Pour une explication détaillée des variantes scientifique et judiciaire du testing, voir Calvès (2007).
-
[4]
Par opposition aux testings fonctionnant avec des acteurs, le test par correspondance constitue un testing qui procède par envoi de CV. Pour une synthèse de l’approche avec acteurs, voir Pager (2007).
-
[5]
« Arabes », « Latino-Américains » et « Noirs » sont les termes utilisés par Statistique Canada.
-
[6]
Bien que l’absence d’une candidate de référence ne permette pas exactement de mesurer l’incidence de ces deux motifs simultanément, notre dispositif sert à mesurer indirectement l’effet du sexe dans l’analyse de la discrimination ethnoraciale.
-
[7]
Les voix du chercheur, d’un collaborateur et d’une collaboratrice issus du groupe majoritaire ont été utilisées pour enregistrer les messages des boîtes vocales, invitant les employeurs à laisser un message.
-
[8]
L’enquête est le coeur d’une recherche doctorale. Pour plus de détails, voir Beauregard (2020).
-
[9]
Bien que les recherches menées sur l’anonymisation et la personnalisation du CV n’ont pas conclu que ces pratiques permettaient de lutter efficacement contre la discrimination à l’embauche, d’autres façons de faire telles la valorisation du tri des CV, la hausse de l’imputabilité des cadres de la gestion des ressources humaines, la formalisation du processus de recrutement et d’entrevue, la poursuite des tests de discrimination, la diffusion des résultats, la promotion des marchés de travail diversifiés et l’utilisation des médias sociaux professionnels tels Linkedin permettraient de réduire les biais ethniques à l’embauche.
Bibliographie
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