Article body

Au Québec, l’organisation communautaire est reconnue comme une méthode d’intervention en travail social depuis les années 1960[1]. Au cours des décennies, celle-ci a été nommée de différentes façons : animation sociale (Blondin, 1965), intervention communautaire (Lamoureux et al., 1984), action communautaire (Lamoureux et al., 2001) ou plus récemment encore, intervention collective (Comeau et al., 2018)[2]. Par-delà cette diversité nominative, l’organisation communautaire désigne la pratique de professionnel.le.s salarié.e.s qui utilisent l’action collective pour améliorer les conditions de vie des communautés auprès desquelles ils et elles interviennent dans une perspective de transformation sociale. La pratique part du postulat que les problèmes sociaux sont de nature collective et doivent faire l’objet de solutions collectives. Malgré son inscription au sein du travail social, l’organisation communautaire a poursuivi une trajectoire distincte, en développant au fil du temps un domaine d’intervention, un corpus de connaissances, un ensemble d’approches et une éthique qui lui sont propres.

Plusieurs auteurs se sont intéressés à cette trajectoire (Bourque, 1997 ; 2012 ; 2017 ; Comeau et al., 2018 ; 2008 ; Comeau et Favreau, 2007 ; Doré, 1992 ; Doucet et Favreau, 1991b). Dans l’une des premières études sur la question, Doré (1992) insiste sur la place occupée historiquement par l’organisation communautaire, à la marge des institutions tant religieuses qu’étatiques, et sur l’importance de cette position dans la construction de son identité. Défendant plutôt l’idée d’une multiplicité de sources d’influence, Bourque (1997) reconnaît que la pratique a été contrainte par son insertion institutionnelle, mais ajoute que l’évolution des mouvements sociaux et des communautés ainsi que les changements apportés aux politiques sociales ont été des facteurs déterminants dans son histoire. D’autres auteurs soulignent également l’apport des mouvements sociaux et du militantisme au développement de la pratique (Comeau et Favreau, 2007 ; Jetté, 2017). Dans un effort de synthèse, Comeau et ses collaborateurs (2008, 2018) soutiennent, en s’appuyant sur la théorie de la structuration de Giddens, que l’organisation communautaire s’est en fait transformée au gré de phénomènes structurels, par exemple la reconfiguration des politiques publiques, mais aussi de phénomènes stratégiques, notamment l’accroissement des capacités réflexives des intervenant.e.s.

Cherchant à faire progresser la réflexion sur cet objet d’étude et répondant au thème du présent dossier, cet article offre une relecture de l’histoire de l’organisation communautaire au Québec à l’aune des tensions qui l’ont traversée. Fréquemment utilisé dans la littérature en travail social, le concept de tension demeure peu exploité en organisation communautaire. Parmi les rares contributions sur la question, mentionnons celle de Beauchamp (2006) qui, dans un récit fascinant sur les débuts de la pratique au Centre local de services communautaires (CLSC) de Hochelaga-Maisonneuve à Montréal, relate comment l’organisation communautaire s’est développée à la frontière de l’État et de la société civile, dans une double tension entre l’institution et son milieu et entre la dimension contestataire du mouvement communautaire et sa volonté d’être financé et reconnu. De manière moins centrale à leur analyse, Favreau et Hurtubise (1993) évoquent eux aussi des tensions dans la relation entre les intervenant.e.s en milieu institutionnel et leur direction générale. Soulevées au début des années 1990, ces pistes de réflexion n’ont pas été reprises depuis.

Afin de structurer notre démarche, nous proposons de nous inspirer de l’approche analytique de Max Weber qui fait lui-même usage du concept de tension dans ses écrits. D’après une interprétation développée par Steiner (2017, p. 167) dans un article récent[3], la tension chez Weber désigne de manière générale « les rapports d’opposition qu’engendre la rencontre entre des sphères différentes de la vie ». Ces sphères ou « ordres de vie », pour reprendre les termes wébériens, renverraient à des pôles autour desquels se structurent les pratiques et les interactions sociales. Selon la lecture offerte par Steiner (2017), la tension serait d’autant plus forte si les sphères qui s’affrontent se sont formées selon une logique de rationalisation qui leur est propre. Conçu à la fois comme un outil théorique et méthodologique, le concept de tension invite à retracer ces rapports d’opposition et à reconstruire les types de rationalité sous-jacents. Il doit avant tout être appréhendé comme un concept de nature idéaltype.

L’un des principaux intérêts du concept au regard du travail social réside dans sa dimension d’intériorité. En effet, contrairement à certaines notions apparentées, telles que celle de conflit, la tension suppose une forme de convergence, du moins une rencontre, entre différentes logiques et une mise en action pour tenter de les concilier. Cette recherche peut déboucher sur un compromis ou une radicalisation des rapports d’opposition, mais implique une part importante de réflexivité chez les individus ou les groupes (Steiner, 2017). La réponse trouvée pour résoudre la tension est toujours susceptible, par la suite, d’être remise en question, d’où le caractère dynamique du concept. Nous avançons l’argument que certaines tensions, présentes depuis les origines de l’organisation communautaire, sont constitutives de la trajectoire empruntée par la pratique au Québec. Loin de représenter des catégories fixes, ces tensions ont pris des configurations différentes selon les périodes, les contextes et les situations d’intervention. Elles constituent avant tout un outil pour réfléchir aux fondements et à l’évolution de la pratique.

Deux tensions retiendront davantage notre attention. La première, d’ordre politique, fait écho à la position ambivalente de l’organisation communautaire à la jonction du rapport entre l’État et les groupes de la société civile. La deuxième, d’ordre théorique, renvoie aux divergences entre les approches utilisées, principalement entre les stratégies à caractère conflictuel, mettant l’accent sur l’opposition et les rapports de force, et les stratégies à caractère collaboratif, valorisant davantage la participation et la conciliation des intérêts.

L’analyse développée s’appuie sur une recension des principaux écrits francophones sur l’organisation communautaire au Québec publiés depuis 1960. Au total, 29 ouvrages et 31 articles et chapitres de livre ont été consultés[4]. Sans prétendre à l’exhaustivité, ce corpus a permis de reconstruire une narration cohérente de l’évolution de la pratique et du développement des connaissances à son sujet. L’article est divisé en trois parties. La première permettra de situer un certain nombre de repères historiques et les deux suivantes aborderont chacune une tension en particulier.

Quelques repÈres historiques

Les débuts de la professionnalisation de l’organisation communautaire au Québec sont généralement situés dans les années 1960, bien que la plupart des auteurs s’entendent pour dire que la pratique était déjà utilisée dans certains milieux syndicaux, coopératifs et catholiques avant cette décennie (Bourque, 2012 ; Comeau et al., 2008 ; Comeau et Favreau, 2007 ; Doré, 1985). Cette période est marquée par l’embauche des premiers et premières diplômé.e.s universitaires en sciences sociales, formé.e.s notamment en service social, à des postes spécialement consacrés à la mobilisation des communautés locales. La définition de l’organisation communautaire n’était pas encore stable à l’époque. Dans le milieu universitaire, le terme était alors associé à la coordination et à l’administration des services privés de bien-être (Morin, 1962), tandis que sur le terrain, les premiers individus recourant à cette méthode employaient davantage le terme d’animation sociale (Blondin, 1965).

Deux expériences reviennent régulièrement dans l’analyse des origines de la pratique. Premièrement, celle du Conseil des oeuvres de Montréal qui, en 1963, confiait à de jeunes travailleur.euse.s sociaux la mission d’apporter des solutions aux problèmes vécus dans le quartier populaire de Saint-Henri au moyen de nouvelles techniques se différenciant du traitement individualisé (casework) (Blondin, 1965 ; 1967 ; Blondin et al., 2012 ; Chèvrefils ; 1978). Deuxièmement, celle du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) qui, aussi en 1963, embauchait une équipe d’animateur.rice.s sociaux pour assurer la participation et l’adhésion de la population locale à une démarche visant à moderniser l’économie des régions de cette partie de la province (Chèvrefils, 1978 ; Jean, 2016 ; Lebel, 1967). D’autres initiatives qui ont vu le jour durant ces années incluaient aussi un volet d’animation sociale, par exemple les associations coopératives d’économie familiale (ACEF) mises sur pied à partir de 1965 (Comeau et Favreau, 2007). La diffusion de la pratique demeurait cependant relativement modeste. Selon Doré (1992), le Québec comptait tout au plus quelques dizaines de praticien.ne.s de l’organisation communautaire durant les années 1960. À la fin de la décennie, celle-ci commençait à être introduite de manière plus systématique dans la formation universitaire en travail social comme méthode d’intervention (Favreau, 2000).

Les lieux d’exercice de la pratique ont véritablement commencé à proliférer au tournant des années 1970. Dans le milieu communautaire, les premiers comités de citoyens ont fait place aux groupes populaires de services, quantitativement plus nombreux et centrés sur une problématique en particulier (santé, logement, etc.) (Bélanger et Lévesque, 1992 ; Favreau, 1989). En 1972, dans le contexte de l’étatisation des services de santé et des services sociaux au Québec, l’organisation communautaire a aussi acquis pour la première fois un statut professionnel officiel, en faisant son entrée dans le secteur public, principalement à travers l’implantation des CLSC. La convention collective régissant les relations de travail dans ce secteur reconnaissait alors trois fonctions à l’organisation communautaire : l’identification et l’analyse des besoins de la population et des groupes concernés ; la conception, la coordination et l’actualisation de programmes d’organisation communautaire ; et le rôle de personne-ressource auprès des groupes[5] (Lachapelle, 2003).

En 1977, un premier collectif de travail, le Regroupement des organisateurs communautaires du Québec (ROCQ), était créé et réalisait la toute première enquête sur la pratique dans la province (Doré et Larose, 1979). Selon les données recueillies, il existait à la fin des années 1970 près de 500 organisateur.rice.s communautaires ou personnes salariées accomplissant des tâches de même nature. Une majorité (56,7 %) travaillait dans des établissements gouvernementaux, un peu plus du tiers (37,8 %) dans des syndicats, des coopératives ou des groupes populaires et un certain nombre (5,5 %) dans des organismes privés de bien-être. Les tâches exercées étaient variables et oscillaient entre la gestion et le développement de programmes et le soutien aux groupes autonomes de la communauté. En accord avec le contexte de fortes mobilisations sociales de l’époque, l’orientation prédominante de la pratique était alors l’animation de groupes axés sur la défense de droits, suivie par la politisation à travers des actions de pression.

Le ROCQ est devenu en 1983 le Collectif québécois de conscientisation (CQC)[6], un nom plus en phase avec sa volonté de privilégier la mobilisation populaire et la conscientisation comme stratégie principale d’intervention (Doré, 1992). Le regroupement a été à l’origine de plusieurs publications pendant les années 1980, notamment deux ouvrages (Ampleman et al., 1987 ; 1983) qui ont proposé une relecture originale de la pensée de Paolo Freire (1974) dans le contexte québécois. Les années 1980 ont d’ailleurs donné lieu à la parution des premiers manuels spécialisés sur l’organisation communautaire au Québec (Lamoureux et al., 1984 ; Marcotte, 1986 ; Savaria, 1985).

Cette décennie est aussi caractérisée par les débuts de la crise de l’État-providence. Parue dans ce contexte, en 1987, une étude gouvernementale sur le réseau des CLSC, communément appelée le rapport Brunet, critiquait vertement les services d’organisation communautaire et suggérait de concentrer la pratique sur le soutien aux réseaux d’entraide auprès de groupes ciblés (Bourque, 1997). Cette menace a déclenché une mobilisation importante chez les intervenant.e.s de ce secteur, qui a favorisé la réalisation d’une seconde enquête sur la pratique, portant exclusivement sur le milieu institutionnel (Beauchamp et Hurtubise, 1988 ; Hurtubise et al., 2017). Les résultats de l’enquête soulignaient l’existence d’une autonomie professionnelle chez les organisateur.rice.s communautaires, liée à l’expérience accumulée, au niveau élevé de formation et au travail en équipe. Cette autonomie demeurait toutefois précaire, comme en témoignait notamment la fermeture des dossiers à caractère socioéconomique et en matière de logement par plusieurs directions d’établissement. Les résultats indiquaient aussi un changement dans les modèles d’intervention, de plus en plus orientés vers la concertation, la prise en charge par le milieu et l’organisation de services et moins vers les actions revendicatrices. Cette conjoncture de menace sur la pratique menait en 1988 à la formation d’un second collectif de travail, le Regroupement québécois des intervenants et intervenantes en action communautaire (RQIIAC), créé dans une perspective d’affirmation professionnelle.

L’incertitude de la fin des années 1980 s’est dissipée en partie avec la régionalisation du réseau de la santé et des services sociaux en 1991, qui est venue réaffirmer le rôle central des CLSC et reconnaître la contribution des organismes communautaires à l’offre de services. L’organisation communautaire en milieu institutionnel à cette période était non seulement reconnue, mais se distinguait également par sa vitalité et sa diversité (Favreau et Hurtubise, 1993). Ce dynamisme a été concomitant au développement grandissant des connaissances sur la pratique à partir de cette époque. En plus de nouveaux manuels de méthodologie (Lamoureux et al., 2001), des livres sont revenus sur les fondements, l’histoire et la classification des différentes approches en organisation communautaire (Favreau et Hurtubise, 1993 ; Doucet et Favreau, 1991a). Cette tendance à l’accroissement des savoirs s’est poursuivie dans les décennies suivantes, avec la parution d’ouvrages de synthèse (Bourque et Lachapelle, 2010 ; Bourque et al., 2007a ; Shragge, 2006) et d’autres, plus spécialisés (Lachapelle, 2017 ; Comeau et al., 2015 ; Comeau, 2010 ; Duperré, 2004). La constitution de ce corpus de connaissances a participé directement à la professionnalisation de la pratique.

Toujours durant les années 1990 et 2000, la hausse significative du financement accordé aux organismes communautaires et leur reconnaissance officielle par l’adoption d’une politique en 2001 ont également contribué à consolider l’organisation communautaire (Comeau et al., 2008). Même si la pratique n’y est pas circonscrite aussi clairement que dans le réseau public et recoupe plusieurs titres d’emploi (animateur.rice, coordonnateur.rice, etc.), ce milieu a continué d’être un terrain propice à l’expérimentation, par exemple à travers la mobilisation visant l’instauration d’une loi contre la pauvreté et l’exclusion sociale et les différentes marches organisées par le mouvement des femmes.

Après avoir défendu leur identité professionnelle, les organisateur.rice.s communautaires en CLSC ont fait face à de nouvelles contraintes institutionnelles, avec la fusion de plusieurs établissements et la réorganisation du système de santé et de services sociaux en 2003. Encore une fois, ceux-ci et celles-ci ont dû faire valoir leur spécificité et leur apport au développement des communautés pour préserver leur autonomie (Lachapelle et al., 2010). Le RQIIAC a notamment fait paraître à cette fin un cadre de référence sur la pratique pour outiller les organisateur.rice.s communautaires face à leur direction (RQIIAC, 2010 ; Lachapelle, 2003). Cette énième réforme administrative a entraîné des changements importants pour l’organisation communautaire dans ce milieu, notamment l’élargissement du territoire desservi, l’augmentation des démarches de concertation et la montée en importance des programmes de santé publique (Lachapelle, 2014 ; Parent et al., 2012).

Dans la troisième enquête sur la pratique menée au milieu des années 2000, Comeau et ses collaborateurs (2008) remarquaient que l’organisation communautaire s’était encore davantage professionnalisée. Comme mentionné, ces derniers associaient cette tendance à un ensemble de phénomènes stratégiques chez les intervenant.e.s (création du RQIIAC, affirmation d’une identité professionnelle, etc.), liés à d’autres phénomènes plus structurels (reconfiguration du système de santé et de services sociaux, mise en place de programmes spécifiques, etc.). L’enquête confirmait par ailleurs que des différences importantes subsistaient entre la pratique de l’organisation communautaire dans le milieu communautaire et le milieu institutionnel.

Selon les données les plus récentes, le Québec compterait aujourd’hui 400 intervenant.e.s en organisation communautaire dans le secteur public et près de 2000 dans le milieu communautaire et le secteur du développement rural (Comeau et al., 2018). Dans la quatrième et dernière enquête à ce jour, la pratique est présentée comme une profession atypique « ayant à la fois un socle commun et une diversité de traits et, à la différence des professions établies et encadrées par l’État, une régulation peu normalisée » (Comeau et al., 2018, p. 3). La formalisation de l’intervention collective constituerait, d’après les auteurs, l’une des variables explicatives permettant de justifier le plus haut taux de syndicalisation, la part plus importante de l’économie sociale dans le PIB et le caractère plus organisé du mouvement associatif au Québec par comparaison au reste de l’Amérique du Nord.

L’État face À la sociÉtÉ civile

Ce portrait historique pointe vers une première tension, d’ordre politique, qui est probablement particulière à l’organisation communautaire au sein du travail social et qui renvoie à son positionnement, « à la marge des institutions » (Doré, 1992, p. 131) ou « à la frontière » de l’État et de la société civile (Beauchamp, 2006, p. 2). Comme nous avons pu l’observer, les débuts de la pratique ont en effet été marqués par deux phénomènes politiques, parallèles, mais concomitants, comprenant d’un côté, le développement de l’État-providence qui a entraîné l’étatisation des services de bien-être au Québec et de l’autre, la formation des groupes communautaires, créés dans une volonté d’autonomisation et de prise en charge démocratique de ce type de services. Émergeant à la jonction de ces deux phénomènes, l’organisation communautaire a été profondément influencée par cette dynamique, en contribuant elle-même à la structurer.

Cette tension a été accentuée par l’institutionnalisation relativement rapide de la pratique, dès 1972, à travers l’implantation des premiers CLSC[7]. Même si ces établissements reprenaient le modèle des cliniques communautaires de santé, mis en oeuvre par les groupes communautaires eux-mêmes (Bélanger et Lévesque, 1992), cette intégration a soulevé avec acuité la question du rapport de la pratique à l’État, en plus d’être une source importante de débats parmi les organisateur.rice.s communautaires et les chercheur.eure.s, surtout durant les années 1970 et 1980. Dans le cadre de la première enquête sur la pratique, Doré et Larose (1979, p. 94) qualifiaient cette intégration de « contradiction structurelle [qui] travers[ait] [l’]activité professionnelle et fix[ait] les limites de son unification possible comme pratique collective ». Reprenant une grille d’analyse marxiste typique de l’époque, ces auteurs affirmaient que l’organisation communautaire était alors divisée entre les intervenant.e.s au service de l’État, qui devaient privilégier l’intégration sociale, et ceux et celles affilié.e.s aux groupes populaires, qui étaient davantage dans un rapport de confrontation avec l’État.

Cette interprétation structurelle a été en partie nuancée par les premiers travaux sur l’organisation communautaire en CLSC, menés à la fin des années 1980 et au début des années 1990, qui ont insisté sur l’autonomie professionnelle et les marges de manoeuvre des intervenant.e.s ainsi que sur leur ancrage dans les communautés locales (Favreau et Hurtubise, 1993 ; Hurtubise et al., 2017). Dans la conclusion de la seconde enquête sur la pratique, Hurtubise et ses collaborateurs (2017, p. 74) utilisaient tout de même l’image de l’« homme-sandwich » pour souligner que l’organisation communautaire en milieu institutionnel restait tiraillée « entre le mouvement communautaire qui exige[ait] […] plus de respect, de reconnaissance de son autonomie et un meilleur financement, et le réseau institutionnel […], qui pouss[ait] de plus en plus vers une standardisation et un contrôle des actions et [des] services financés ». Comme Beauchamp (2006) l’a démontré, les groupes communautaires étaient alors traversés par le même genre d’ambivalence face à l’État, pris entre leur dimension contestataire et leur volonté d’être reconnus et soutenus davantage financièrement.

La transformation de l’État-providence dans les années 1990 et 2000 a amené les groupes communautaires à jouer un rôle plus actif dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques à travers une forme de « coopération conflictuelle » avec le gouvernement québécois (Duval et al., 2005). Dans leurs travaux sur l’évolution de la pratique pendant cette période, Comeau et ses collaborateurs (2008 ; 2018) ont surtout montré que l’organisation communautaire avait emprunté des trajectoires différentes selon le secteur où elle était exercée, soit le milieu institutionnel ou le milieu communautaire[8]. En effet, selon eux, « le vaste corpus de savoirs qui constitue l’organisation communautaire [serait] toujours le même, mais les caractéristiques particulières des organisations [feraient] que certains aspects de l’organisation communautaire [seraient] plus utilisés dans un réseau donné » (Comeau et al., 2008, p. 116). Ces caractéristiques tiendraient notamment à la taille des organisations, à leur mandat, à leurs règles d’embauche, aux publics rejoints et à la division interne du travail. Par exemple, les organisateur.rice.s communautaires du réseau public desservent un territoire dans son entier, en raison de l’obligation légale de leur employeur, tandis que ceux et celles du milieu communautaire s’adressent davantage à un type de population en particulier, souvent défavorisé économiquement. De la même façon, l’identité professionnelle est beaucoup plus affirmée dans le réseau public, étant donné l’existence d’un titre officiel d’emploi, alors que dans le milieu communautaire, le sentiment d’appartenance se construit davantage vis-à-vis de l’organisme ou du champ d’intervention (Comeau et al., 2018 ; 2008).

Avec le recul, il est intéressant de remarquer, par ailleurs, que ces distinctions entre milieu institutionnel et milieu communautaire ont mené historiquement à des stratégies de regroupement différentes, en délimitant des communautés d’intérêts et d’identités parmi les intervenant.e.s. Le premier collectif de travail, le CQC, réunissait à ses débuts une très forte proportion d’organisateur.rice.s communautaires issu.e.s des groupes populaires, à peine 10 % de ses membres pratiquant dans le milieu institutionnel (Doré, 1992). Comme nous l’avons vu, celui-ci a rapidement fait le choix de s’orienter vers un modèle d’intervention, la conscientisation comme stratégie favorisant les alliances avec les classes populaires, et non vers un mode de représentation[9]. Le RQIIAC, de son côté, avait surtout à l’origine des visées professionnelles et s’adressait exclusivement aux intervenant.e.s en milieu institutionnel. Ce second collectif se voulait avant tout un lieu d’échange et de formation et visait principalement à défendre la place et l’intégrité de l’organisation communautaire dans le réseau de la santé et des services sociaux (Lachapelle, 2003), ce qu’il a réussi à faire. Sans être comparables et sans avoir joué le même rôle dans la définition de la pratique, ces deux regroupements témoignent de logiques collectives distinctes.

Le conflit face À la collaboration

D’un point de vue théorique, la trajectoire de l’organisation communautaire a aussi été traversée par un certain nombre de tensions, observables entre autres dans les approches utilisées. Au Québec, les pratiques en organisation communautaire sont généralement classifiées selon quatre types d’approches : l’approche sociopolitique (action sociale), l’approche socioéconomique (développement local), l’approche socio-institutionnelle (planification sociale) et l’approche sociocommunautaire (Bourque et al., 2007b)[10]. Sur cet aspect, le portrait historique dressé a mis en lumière le déclin progressif des pratiques plus conflictuelles et revendicatrices, basées sur la défense de droits et la pression, au profit de pratiques plus collaboratives, axées sur la concertation et l’organisation de services. Cette lecture rejoint un constat relativement répandu dans la littérature concernant l’évolution des modèles prédominants d’intervention, qui seraient passés de l’action sociale dans les années 1970, au développement local dans les années 1980 et 1990 et à la planification sociale dans les années 2000 (Bourque, 2012 ; Comeau et al., 2008). Pour certains, cette tendance ne serait pas étrangère à l’institutionnalisation de la pratique, qui serait associée à une diminution de la conflictualité et des visées plus politiques de l’action (Doré, 1992).

Bien que fondée, cette lecture, un peu linéaire, peut avoir tendance à faire oublier que les différentes approches en organisation communautaire ont toujours coexisté dans l’histoire de la pratique. Des interventions de nature sociopolitique continuent d’être développées aujourd’hui (Comeau, 2012), tout comme il existait déjà des interventions de nature plus collaborative aux origines de la pratique, tel qu’en témoigne l’expérience du BAEQ. Au cours d’un même processus d’intervention, différentes approches, engendrant des rapports tantôt conflictuels tantôt consensuels (Lavoie et Panet-Raymond, 2014) pour reprendre une formule consacrée, peuvent également être utilisées et correspondent à des phases successives, voire concomitantes, de l’intervention (Bourque et al., 2007b). Entretenant un lien dynamique, ces deux logiques stratégiques gagnent à être appréhendées comme des pôles entre lesquels se situe la pratique.

Cette tension entre conflit et collaboration trouve écho dans la littérature à travers certains débats sur la conceptualisation des approches. Les premiers écrits nord-américains sur l’organisation communautaire, qui ont balisé la diffusion de la pratique au Québec dans les années 1960, avaient eux-mêmes tendance à opposer la stratégie conflictuelle défendue par Alinsky (1946) à la stratégie consensuelle promue par Ross (1955). Le premier insistait sur le rôle central du conflit dans la mobilisation et l’organisation des personnes défavorisées contre un adversaire et la nécessité de construire des contre-pouvoirs, tandis que le second faisait plutôt valoir l’importance de renforcer les attitudes de collaboration et de coopération au sein des communautés en gardant une forme de neutralité en tant qu’intervenant.e.

Après avoir exercé une plus forte influence durant les années 1970 et 1980, notamment dans les publications du CQC (Ampleman et al., 1987 ; 1983), la perspective du conflit a continué d’inspirer certains auteurs québécois. S’interrogeant sur la portée transformatrice des organismes communautaires, Shragge (2007), par exemple, soutient que les tactiques d’opposition associées à l’action sociale sont les seules pratiques susceptibles de provoquer un réel changement. Selon lui, « l’important [serait] de reconnaître le rôle que les communautés jouent dans la construction de l’État et du marché, et de travailler à changer les pratiques qui constituent ces rôles » (Shragge, 2007, p. 186)[11]. Dans un ordre d’idée similaire, Gaudreau (2013) plaide lui aussi pour une revalorisation du conflit et une diminution du poids de l’économie comme principes permettant de renouveler la pratique dans le champ du développement local. Ce dernier critique la conception réductrice du territoire dans l’approche du développement territorial intégré, qui appréhende la communauté comme la somme des interactions entre ses groupes d’intérêts plutôt que le produit de conditions structurelles attribuables à l’intervention de l’État et au marché. D’autres auteurs ont rappelé l’importance du conflit en organisation communautaire au cours des dernières années (Hanley et al., 2013 ; Cook et Comeau, 2006).

Parallèlement, l’influence des stratégies plus collaboratives est elle aussi perceptible dans les écrits. Par exemple, Bourque (2012) constate dans les dernières années une concentration des approches autour du développement des communautés. Représentant une sorte d’hybridation entre le développement local et l’approche socioinstitutionnelle participative, cette forme d’intervention permettrait selon lui une meilleure appropriation des programmes publics et privés par les communautés, « en favorisant des rapports de coopération, de concertation ou de partenariat entre les acteurs locaux » (Bourque, 2012, p. 49). Dans une étude sur le développement de l’organisation communautaire en milieu institutionnel depuis la création des CLSC, Lachapelle (2014), de son côté, met en relief la fonction de liaison exercée par les intervenant.e.s de ce secteur. D’après cet auteur, cette fonction, définie comme le fait de contribuer à ce que des acteurs améliorent leur connaissance, leur compréhension et leurs contacts entre eux, se serait modifiée à travers le temps, suivant l’évolution du contexte institutionnel, mais aurait toujours fait partie intégrante de la pratique. Sans évacuer la dimension politique de l’intervention, ces modélisations posent davantage le compromis et la conciliation des intérêts comme une finalité de la pratique.

Comme d’autres l’ont mentionné, la distinction entre conflit et collaboration n’est pas non plus suffisante pour catégoriser les différentes approches en organisation communautaire (Bourque al., 2007b ; Doucet et Favreau, 1991c). Des typologies plus élaborées ont déjà été proposées. Suivant le concept de tension, le but ici n’était pas de classifier, mais bien de faire ressortir que ces deux logiques stratégiques ont été et demeurent structurantes pour la pratique. Loin d’être neutre, le choix des approches en organisation communautaire repose sur certaines visions des rapports de force et de domination au sein de la société, qui guident les façons d’intervenir sur ceux-ci.

Conclusion

Cette relecture de l’histoire de l’organisation communautaire en travail social au Québec montre que la trajectoire de cette pratique professionnelle a été traversée par un certain nombre de tensions. Deux d’entre elles ont été examinées plus en profondeur ; or d’autres auraient pu être explorées, par exemple celle entre l’idéal démocratique de la pratique et l’implication réelle des personnes concernées (Breault, 2017) ou encore celle entre les motifs individuels de l’engagement et les références collectives de l’action (Racine, 2010). L’objectif n’était pas de recenser l’ensemble des tensions dans l’histoire de la pratique, mais bien d’aborder certaines des plus structurantes dans la littérature.

En définitive, cette analyse se veut un complément aux autres travaux sur la trajectoire de l’organisation communautaire, qui ont eu tendance à se concentrer sur les facteurs d’influence de la pratique plutôt que sur ses tensions. Nous sommes d’avis que cet angle théorique peut permettre de nous écarter d’une vision trop linéaire de l’histoire, en mettant en relief les différentes perspectives qui s’y sont affrontées. En remontant aux origines de la pratique et en restituant les rapports d’opposition qui ont structuré son parcours, nous avons tenté de démontrer que certaines tensions, bien qu’elles aient pris des configurations différentes à travers le temps et selon les contextes, demeurent aux fondements de la pratique. Encore aujourd’hui, ces tensions en appellent à une réflexivité, tant de la part des intervenant.e.s que des chercheur.e.s, pour continuer de travailler l’organisation communautaire et de renouveler ce champ du travail social.