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NPS – Pouvez-vous nous parler de la création du Cirque Hors Piste ?
Au départ, en 1995, c’était une initiative du Cirque du Soleil qui voulait développer un programme auprès des jeunes en situation de précarité. Puis le Cirque du Soleil s’est associé à plusieurs organismes sociaux qui travaillaient déjà avec les jeunes en difficulté parce qu’ils avaient l’expertise de « cirque », mais n’avaient pas l’expertise sociale. Donc, de prime abord, l’approche d’intervention était un peu intuitive, c’est-à-dire qu’elle n’était pas développée ou documentée. En s’associant avec les organismes qui travaillent avec les jeunes dont, au départ, l’organisme En marge 12-17, puis, par la suite Dans la rue, Plein milieu et Cactus Montréal, en mixant les expertises, ils sont arrivés au fil du temps à développer une approche puis à la définir. Ainsi, il y a eu le développement d’une approche qu’on appelle une « approche Tandem » qui implique le travail conjoint d’un intervenant social ainsi qu’un artiste ou un instructeur de cirque.
À l’époque, en 1995, le projet s’est donc développé d’abord sous la forme de projet partenarial entre le cirque puis ces organismes montréalais. Tranquillement, l’organisme a évolué et puis à Montréal on observe que celui-ci répond clairement à un besoin pour les jeunes. Le projet continue alors à se développer davantage. C’est ainsi qu’une approche simple se développe au sein de laquelle l’idée est d’accueillir des jeunes dans des ateliers de cirque. D’autres volets d’action ont été développés par la suite pour répondre à la réalité spécifique de Montréal. Par exemple, nous avons réalisé à un certain moment qu’on ne rejoignait pas les jeunes qui ne fréquentent pas les organismes ou les jeunes les plus isolés. Nous avons donc décidé de créer un volet axé sur le outreach en mobilisant des travailleurs de rue et des artistes de cirque pour rejoindre les jeunes directement où ils sont. Pour les travailleurs de rue, c’était un nouvel outil qui pouvait faciliter la création de liens.
Au sein de ce volet, il y avait aussi l’objectif de valoriser la cohabitation sociale. À l’époque, les liens entre les jeunes et la police n’étaient pas harmonieux. La répression policière à Montréal était beaucoup plus fréquente. Donc c’était une façon non explicite que les jeunes se réapproprient les espaces urbains par le cirque. De projet en projet, l’organisme s’est développé, il y a donc eu le désir de multiplier les partenariats. Un organisme à but non lucratif (OBNL) a été créé : il s’appelle maintenant Cirque Hors Piste. À l’époque, il se nommait Cirque du monde Montréal qui était un programme d’action sociale du Cirque du Soleil ayant des cellules dans différentes villes partout dans le monde. Auparavant, l’organisme était donc la cellule montréalaise de ce programme et s’est ensuite autonomisé en restant partenaire avec le Cirque du Soleil. Ainsi, l’OBNL a été créé en 2011 afin de pouvoir bonifier le développement des activités, pour pouvoir rejoindre davantage de jeunes, puis pour multiplier les partenaires à la fois financiers et communautaires.
En 2011, nous voulions nous assurer d’avoir les conditions gagnantes pour être complètement autonomes. Ainsi, de 2011 à 2017, l’administration de l’organisme a été gérée par Cactus Montréal. Tous nos financements passaient donc par cet organisme, mais la gestion était faite de façon autonome par Cirque Hors Piste. Ce détail explique que c’est seulement en 2017, donc très récemment, que nous sommes devenus complètement autonomes comme organisme. Nous sommes à la fois un vieux et un jeune organisme. Vieux en termes d’approche pédagogique que nous avons développée, une approche d’intervention qui existe depuis 1995, mais jeune parce que cela fait deux ans que nous sommes un organisme complètement indépendant. Par ailleurs, le Cirque du soleil a réalisé, en travaillant avec plusieurs organismes, que le cirque social est pratiqué depuis bien avant 1995 partout dans le monde.
NPS – L’action du Cirque Hors Piste se destine à une population marginalisée : quel est votre regard sur la marginalité et comment cela se traduit-il dans vos pratiques ?
Le regard global de Cirque Hors Piste sur la marginalité, c’est de concevoir les personnes comme étant des personnes à part entière ayant une valeur puis une place dans la société. L’idée d’intégration des jeunes à la société n’est pas mobilisée au sein de l’organisme. Au contraire, nous tentons plutôt d’accompagner les jeunes pour qu’ils trouvent leur propre place et leur propre chemin. À Cirque Hors Piste, nous percevons la marginalité comme ayant une valeur et comme pouvant amener quelque chose à la société. Nous essayons donc de mettre de l’avant la marginalité. Les jeunes font déjà partie de la société, c’est pour cette raison que nous ne parlons pas d’intégration, nous ne voulons que leur donner du pouvoir et des espaces. Il ne s’agit pas d’une solution magique, il y a plusieurs enjeux et c’est complexe. Il faut cependant faire une différence entre le fait d’être marginal et le fait d’être en difficulté. On mêle souvent les deux, mais ce n’est pas parce que tu es marginal que tu es en difficulté. Aujourd’hui, on fait un peu plus la distinction entre ces deux concepts. À l’époque, si quelqu’un avait des cheveux bleus avec des anneaux, c’est-à-dire d’apparence marginale, il était automatiquement associé aux jeunes de la rue. Aujourd’hui, il y a plus de nuances, mais à la base, il ne faut pas oublier de faire cette distinction. Cirque Hors Piste veut mettre de l’avant la marginalité, mais nous travaillons aussi avec des jeunes qui vivent des difficultés importantes. Nous visons donc l’accompagnement de ces jeunes selon les besoins qu’ils identifient. Nous remarquons aussi que l’aspect alternatif de Cirque Hors Piste rejoint cette marginalité parce que le cirque et la marginalité sont un peu interreliés.
Cirque Hors Piste se questionne souvent à savoir qui sont ces personnes en situation de précarité et dans la marge qu’on tente de rejoindre. Comment établir des critères ? Mise à part l’âge, c’est-à-dire que l’organisme s’adresse aux jeunes de 15 à 30 ans, il n’y a pas vraiment de critères. Parfois, j’entends dans mon équipe : « Mais lui, il va au cégep, donc il ne rentre pas dans nos critères. » En même temps, ce n’est pas parce que quelqu’un va au cégep, qu’il n’est pas en situation de précarité. Donc, qu’est-ce que la précarité ? C’est souvent un défi pour nous de définir des critères, parce qu’il y a aussi un attrait de gratuité par rapport à ce qu’on offre soit des ateliers de cirque, même si le cirque est utilisé comme outil d’intervention. Où est-ce qu’on trace la ligne ? Ce n’est pas évident. À ce jour, le critère est la fréquentation d’un autre organisme, mais ce n’est pas évident : il y a le danger d’envoyer le message comme quoi « tu n’as pas assez de problèmes ». De plus, il y a possiblement des gens qui ne fréquentent pas les organismes, mais qui pourraient bénéficier des services de l’organisme. Bref, ce sont tout de même des questions qu’on se pose régulièrement et auxquelles il n’y a pas de bonnes réponses. On réalise aussi que quelqu’un qui a une plus grande stabilité de vie, qui va fréquenter l’organisme, va avoir un rôle ou amener quelque chose de positif aux autres qui vivent plus d’instabilité. Ainsi, la mixité peut être positive tout en conservant les objectifs de Cirque Hors Piste. Ainsi, le cirque fait partie de la marginalité et vise à rejoindre les jeunes marginaux également.
NPS – Vous mentionnez être le premier organisme de cirque social au Canada. Qu’est-ce que le cirque social ?
Le cirque social est une approche d’intervention alternative qui utilise les arts du cirque comme levier dans le cadre de l’intervention. D’une part, tout repose sur le processus que vivent les jeunes à travers les activités. On fait ainsi le lien entre certaines compétences ou certains objectifs sociaux puis les techniques de cirque parce nous croyons que les arts du cirque conduisent à des apprentissages et à des réussites par la diversité des outils. Il y a quatorze disciplines de cirque, il y a des disciplines un peu plus physiques dans lesquelles c’est le rapport au corps qui est travaillé, il y a aussi la jonglerie qui s’oriente davantage vers la motricité et la concentration. J’ai travaillé, par exemple, avec des jeunes qui vivaient beaucoup d’anxiété pour lesquels la jonglerie permettait de traverser certaines crises. Alors que pour d’autres, la jonglerie peut être angoissante par sa difficulté.
L’idée, c’est que l’équipe a tout plein d’outils pour provoquer des leviers d’intervention. Parfois, nous développons des activités plus précises pour atteindre certains objectifs selon des thématiques, entre autres, par l’utilisation de l’approche expérientielle. Par exemple, si nous voulons parler du thème de la santé mentale, nous n’allons pas nous asseoir et dire : « aujourd’hui, on va parler de santé mentale » ; nous allons plutôt planifier une séquence d’activités circassiennes ou des jeux de groupe qui peuvent être en lien ou qui déclenchent des émotions, des interactions ou des réflexions en lien avec ce sujet. Puis, à la fin des ateliers, il y a une discussion pour permettre de faire un lien entre ce que tu as ressenti, ce que tu as vécu et le thème abordé. Dans le cas de la discussion portant sur la santé mentale, il y a eu une discussion de quarante minutes sur, premièrement, qu’est-ce que la santé mentale ? Ensuite, comment prendre soin de soi ? Comment prendre soin des autres ? Donc, il s’agit d’un aspect important du cirque social, soit d’utiliser l’expérience et de ne pas être que dans l’intervention verbale.
D’autre part, il y a aussi la question du spectacle qui est un levier fondamental. Au sein de ce levier, il y a le rapport à la communauté ainsi que le changement de perception que pourrait avoir la communauté face aux personnes avec lesquelles nous travaillons. C’est aussi une occasion de provoquer des rencontres entre la communauté et les jeunes participants de l’organisme.
Par ailleurs, lorsqu’il est question des approches qui influencent le cirque social, il y a d’abord l’approche globale. Ensuite, il y a l’approche de réduction des méfaits parce que nous travaillons avec des jeunes qui vivent des enjeux liés à l’itinérance ou des enjeux en lien avec la toxicomanie. L’approche d’intervention par le groupe est aussi très présente au sein de notre approche, particulièrement au sein du volet des créations collectives. Celui-ci implique la participation de dix jeunes qui travaillent ensemble pendant un mois afin de construire un spectacle à présenter par la suite dans la communauté. Nous réalisons que l’intervention se fait entre les participants par les interactions entre eux dans le groupe. L’équipe est présente, mais le travail entre les jeunes permet au groupe de vivre plusieurs étapes en lien avec les processus de groupes, comme la lune de miel dans laquelle tout va bien et tous les apprentissages sont nouveaux. Par la suite, il y a la situation de crise où ils apprennent à se connaître et à traverser des défis ensemble. Ils arrivent ainsi à construire quelque chose ensemble puis à le présenter. L’aboutissement du spectacle est suivi d’un bilan où tout le monde ensemble, nous réfléchissons au processus. Le rôle de l’intervenant social est d’aider les jeunes à faire des liens entre les apprentissages et les réussites vécues dans le cirque et leur vie quotidienne. Comment, par exemple, transférer la persévérance démontrée dans le cirque dans d’autres aspects de la vie ? Ce transfert se fait à travers la relation que les intervenants créent avec les jeunes dans l’informel. L’intervenant doit ainsi capter les moments opportuns.
Par ailleurs, on a développé des postes d’aides-instructeurs, c’est un peu le principe des pairs aidants. Ce sont des jeunes qui ont le goût de continuer et peut-être éventuellement devenir des instructeurs de cirque. Ils deviennent alors assistants-instructeurs et peuvent faciliter le lien entre les participants et l’équipe de travail par la proximité qu’ils ont avec les gens. Un aide-instructeur peut alors devenir éventuellement un instructeur si la personne va compléter sa formation à l’école nationale de cirque. Sinon, certains vont travailler comme artistes, parce que certains vont effectivement devenir artistes, ils vont partir un moment et vont ensuite revenir comme instructeurs. On trouve ce phénomène intéressant de voir que les participants reviennent et il y en a vraiment beaucoup dans notre équipe présentement qui sont revenus à l’organisme. Il s’agit de vagues depuis 1995, mais depuis quelques années, presque la quasi-totalité de l’équipe [est constituée d’]anciens jeunes ayant déjà passé par l’organisme Cirque Hors Piste comme participants. Ils ont le goût de redonner. Cette particularité offre une facilité à entrer en lien avec les jeunes, mais amène aussi parfois l’enjeu des limites entre les instructeurs, les aides-instructeurs et les participants. Il faut toujours qu’on se pose la question à savoir comment nous séparons notre vie personnelle, notre vie privée et notre vie professionnelle dans le milieu du cirque, qui est très petit, particulièrement dans le milieu alternatif du cirque. Malgré le défi, nous ne voulons pas éliminer cette proximité à Cirque Hors Piste, au contraire, c’est une force, mais il faut que la réflexion à ce sujet demeure active.
NPS – En ce sens, comment le corps et l’espace entrent-ils en relation dans l’intervention ?
L’utilisation du groupe et du corps ainsi que de la notion du risque est omniprésente dans les arts du cirque et c’est ce qui résonne chez les jeunes. En effet, dans le cirque, il y a un rapport au corps évidemment. Il y a un aspect physique au niveau des défis physiques que cela peut amener selon les limites de chacun, mais il y a aussi le rapport physique à l’autre. C’est-à-dire qu’il y a beaucoup de disciplines de cirque, comme le « main à main » qui consiste à faire des figures à deux ou les pyramides de groupes, dans lesquelles le toucher est à la fois un aspect fondamental et un défi en intervention. C’est l’occasion de travailler la confiance envers l’autre ainsi que la création du lien. C’est un défi autant pour les participants que pour certaines personnes de l’équipe parce que tu te retrouves soudainement vraiment proche physiquement des participants. Entre autres, parce que, hors de l’organisme, les relations entre les intervenants et les personnes impliquent souvent une certaine distance ou une bulle à respecter.
Soudainement, par le cirque social, la personne est dans tes bras, la tête entre les jambes ou très proche de toi. Les artistes de cirque sont tellement habitués, ils ne pensent même pas à leur corps, pour eux le corps et la séduction n’ont pas tant de liens, leur corps est leur outil. Les intervenants qui sont prêtés par d’autres organismes à Cirque Hors Piste doivent donc négocier le rapport au corps au sein de leur milieu de travail respectif et aussi à travers le cirque social. Il y a aussi tout l’aspect de la séduction qui est un élément d’apprentissage pour les jeunes. Quand il y a une espèce de malaise qui se produit en lien avec les rapports au corps et la séduction et qu’il y a évitement de ces situations, la solution serait plutôt d’utiliser ces situations pour parler de la séduction et de pouvoir faire une distinction entre la séduction et le cirque. La solution n’est pas de décider qu’on ne se touche pas, parce que sinon, il n’y pas d’apprentissage. Le tabou de la séduction en intervention vaut alors la peine d’être nommé et abordé. Ainsi, lorsqu’il y a des règles claires établies, c’est peut-être plus facile en tant qu’intervenant de reposer sur ces limites, mais parfois, il s’agit d’une occasion manquée d’intervenir à ce sujet. Il y a aussi des personnes, autant des participants que des intervenants, sans que ce soit en lien avec la séduction, qui ne sont pas à l’aise d’être proches physiquement des autres et il faut aussi le respecter.
Il est beaucoup question de la situation des intervenants, car ils se retrouvent au sein d’ateliers de cirque au même titre que les participants, c’est-à-dire en situation d’apprentissage. En effet, l’intervenant n’est pas isolé à regarder les ateliers et n’attend pas qu’il y ait une crise. Alors que les instructeurs de cirque vont animer, les intervenants vont participer avec les jeunes. Lorsque les intervenants sont présents depuis longtemps, les rôles peuvent être en maillage et donc l’intervenant pourra aussi animer certains jeux et les instructeurs de cirque vont développer un côté social sans devenir des intervenants, mais vont pouvoir, par exemple, faire de l’écoute active auprès des participants. Le plus souvent, l’intervenant participe aux ateliers de cirque sans avoir d’expérience et donc se retrouve d’égal à égal avec les personnes avec qui il intervient. Parfois, les intervenants sont même moins bons que les participants et ceux-ci viennent en aide aux intervenants. Il y a donc un inversement des rôles et c’est quelque chose de très fort au sein de l’organisme. On pense beaucoup à ce que l’intervenant peut apporter au cirque social, mais j’aime bien penser à l’inverse aussi.
NPS – La création d’un espace de participation sociale ou démocratique semble être au coeur de votre mission. Comment cela prend-il forme à travers la participation des jeunes ? Avez-vous quelques exemples ?
Nous essayons le plus possible que les jeunes soient parties prenantes de l’organisme et des décisions. C’est d’ailleurs par le biais de l’implication des aides-instructeurs dans les décisions d’équipe ou bien par l’implication des jeunes dans l’organisation de notre assemblée annuelle que nous tentons de le faire. De plus, cela fait deux ans que l’organisme s’est approprié un espace, l’église Sainte-Brigide, qui est aussi quelque chose d’important dans l’implication des jeunes. Nous faisons aussi souvent des comités de jeunes pour les amener à participer aux différentes décisions concernant l’organisme. Aussitôt que nous avons une question, on essaie de consulter les jeunes. À chaque atelier de cirque, il y a également une discussion à la fin, dans laquelle les participants sont invités à s’exprimer. C’est peut-être parce qu’au sein du cirque, il y a cet esprit de rassemblement familial qui fait en sorte que c’est souvent naturel pour les jeunes de vouloir s’impliquer. Par exemple, hier, on faisait une corvée vraiment plate, soit de nettoyer l’église, et il y a plein de jeunes qui sont venus donner un coup de main. En bref, on essaie d’impliquer les jeunes au sein de l’organisme, pas seulement comme des participants. J’aimerais beaucoup qu’on pousse encore plus l’aspect de la participation sociale citoyenne à travers le cirque et que les spectacles que l’on fait représentent encore davantage la voix des jeunes. C’est certain qu’ils participent à la création, mais il n’y a pas nécessairement un message à travers le processus de création et le spectacle qui en découle. Je souhaiterais qu’il y ait plus de liens entre la citoyenneté et leur implication, car je crois que l’implication des jeunes à tous les niveaux décisionnels offre ce potentiel. Une reconnaissance est possible à travers les spectacles et il est possible de supposer que ces représentations aident à réduire l’écart entre la citoyenneté et la marginalité. Nous pourrions cependant réfléchir davantage à cet aspect parce que beaucoup de nos jeunes demeurent dans la marge.
NPS – En consultant votre site Internet, il y a deux concepts que nous avons trouvés vraiment intéressants : la prise de risque et la création d’espaces incubateurs de réussites. À quoi font-ils référence et comment ceux-ci s’articulent-ils autour de la participation ?
Ce sont deux éléments vraiment différents qui peuvent être reliés. D’abord, la prise de risque fait partie intégrante du cirque. Il y a aussi beaucoup de participants avec lesquels nous travaillons qui prennent des risques dans leur vie de tous les jours. La prise de risque répond donc à un besoin pour ces jeunes. L’organisme tente ainsi d’offrir un espace dans lequel les jeunes peuvent gérer les risques ou apprendre à les gérer. Le but est donc de transférer cette gestion du risque dans leur vie courante. Je pense qu’il y a aussi quelque chose de « thrillant » dans le fait de prendre des risques et ça fait partie des jeunes avec lesquels nous travaillons. Le risque répond donc à un besoin, mais il y a une réflexion à avoir avec eux à ce sujet.
Ensuite, pour ce qui est de la création d’espaces incubateurs de réussites, nous créons un espace dans lequel nous souhaitons que les participants puissent prendre des risques physiques, mais aussi sociaux, puis qu’ils osent essayer, qu’ils osent s’exprimer et se dépasser. On essaie d’accompagner cette prise de risque à travers ces espaces. Le lien avec l’incubateur, c’est une espèce de zone dans laquelle les réussites rapides dans le cirque sont possibles, mais aussi les échecs et les défis. C’est une des raisons pour laquelle le cirque fonctionne, c’est-à-dire que c’est rare de ne vivre aucune réussite. Suivant ces réussites rapides, la persévérance est nécessaire pour franchir un seuil et en avoir d’autres. C’est là qu’il devient possible de travailler cette persévérance ainsi que la capacité de traverser des défis. Ainsi, il s’agit donc de la création d’un espace dans lequel des outils sont disponibles pour l’émergence de réussites. Il y a, par la suite, le lien entre cet incubateur et la vie des participants.
NPS – Pourquoi la valeur du plaisir est-elle mise de l’avant dans votre organisme ? Quel est son rôle dans le cirque social ?
C’est fondamental pour les humains d’avoir du plaisir et nous l’oublions parfois, notamment lorsque nous passons à l’âge adulte. C’est comme si, nous ne pouvions plus jouer, nous ne pouvions plus déconner. C’est quelque chose que nous mettons vraiment de l’avant à Cirque Hors Piste. Nous pouvons jouer à la « tag » et avoir vingt-cinq ans puis rire. Le plaisir, le rire, je pense que c’est important que nous le maintenions, spécialement pour certains de nos participants qui font face à des situations de survie à l’extérieur des activités de cirque. Ce n’est pas toujours évident pour eux de trouver un espace où ils peuvent rire, jouer, déconnecter, etc. Je pense que c’est une force du Cirque et pour nous, une valeur super importante. Par exemple, je pense aux arts clownesques, que nous n’utilisons pas tout le temps parce qu’il s’agit d’une démarche particulière d’apprentissage en lien avec l’autodérision et dans laquelle il faut faire attention à ne pas déconstruire l’estime des participants, mais qui utilise cette notion de plaisir. Ce n’est pas vrai que nous pouvons mettre quelqu’un devant un groupe et lui demander de nous faire rire sans aucune préparation. Malgré cette mise en garde, il y a plusieurs exercices que nous utilisons, que nous appelons des thérapies par le rire qui consistent à provoquer le rire et le plaisir.
NPS – Les notions d’apprentissage et d’acquisition sont mobilisées sur le plan individuel et collectif sur votre page Web. Quels sont ces apprentissages ? Pouvez-vous nous en parler davantage ?
Les apprentissages sont très variés. Il y a à la fois les apprentissages liés à l’art du cirque, mais il y a aussi une multitude d’apprentissages sociaux, que ce soit apprendre à se connaître, apprendre à connaître ses limites, apprendre à connaître ses défis et comment les surpasser, apprendre le rapport à l’autre, apprendre à communiquer, apprendre à s’exprimer, etc. On fait souvent le lien entre les apprentissages qu’ils vont vivre au sein du cirque et la notion de « life skills ». Au sein d’une recherche qui a été effectuée au sein de l’organisme Cirque Hors Piste par Jacinthe Rivard, sur le volet des créations collectives visant la préemployabilité [rapport de recherche disponible sur le site Internet de Cirque Hors Piste], les résultats indiquent un certain lien avec le développement de compétences liées au travail, mais surtout des apprentissages de vie généraux qui sont plus de l’ordre, par exemple, d’apprendre à travailler en équipe, à savoir quand dire les choses, quand t’exprimer, comment communiquer, comment nommer ses choses, comment se dépasser, etc. Finalement, Jacinthe Rivard, auteure de la recherche portant sur les créations collectives, fait le parallèle entre la pyramide humaine puis certains des apprentissages que les jeunes peuvent faire. En effet, dans la pyramide humaine, il y a beaucoup d’apprentissages, tels que d’apprendre à bien se placer, bien placer l’autre, être à l’écoute des besoins de l’autre, de ce que peut vivre l’autre et donc l’empathie, apprendre à se faire confiance, apprendre à réussir, mais aussi à redescendre puis finalement comment utiliser ces apprentissages pour progresser et s’améliorer. Les apprentissages collectifs sont en lien avec le rapport au groupe qui est vraiment important, car d’une part, le cirque se travaille très souvent en groupe. D’autre part, le cercle est fondamental dans le cirque. C’est-à-dire que nous commençons en cercle tout le monde ensemble et nous terminons de la même façon les ateliers de cirque. C’est essentiel pour nous d’avoir des rituels dans lesquels il y a toujours un cercle d’ouverture où tout le monde peut se voir et connecter avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes. Ce rituel permet aussi de prendre conscience d’où nous nous situons aujourd’hui et du bagage que nous décidons d’amener ou de ne pas amener avec nous dans le groupe. Le cercle permet ainsi de se questionner à savoir ce que nous vivons collectivement.
NPS – Avez-vous quelque chose à rajouter en lien avec votre pratique dont nous n’avons pas discuté et qui mériterait d’être mis en lumière ?
Je crois que nous avons fait un beau tour de piste de l’organisme. Nous n’avons pas parlé de tous les volets d’actions de Cirque Hors Piste, mais il y a aussi le volet outreach qui vise la cohabitation ou la réappropriation des espaces publics. Ce volet se situe à l’autre bout du continuum des niveaux d’engagement pour les jeunes. C’est-à-dire qu’à l’autre extrémité, il y a les créations collectives dont nous avons beaucoup parlé. L’idée est d’ailleurs d’avoir différentes actions selon le niveau d’implication ou d’engagement des jeunes. Effectivement, le volet outreach correspond au niveau minimal, comme ce sont les intervenants qui se déplacent dans la rue où les jeunes sont. Ainsi, s’ils sont présents, ils participent comme ils veulent et le temps qu’ils veulent, alors que nos ateliers hebdomadaires nécessitent un déplacement de la part des participants sur les lieux de Cirque Hors Piste à des heures précises. Donc il s’agit d’un niveau d’engagement supplémentaire, mais il s’agit d’une fois et ils ont la liberté de revenir ou de ne pas revenir. Finalement, il y a le volet des créations collectives, qui implique le niveau d’engagement le plus élevé, dans lequel les jeunes doivent se présenter pendant un mois et sont rémunérés pour la création du spectacle qu’ils construisent.
Dans le milieu communautaire, il y a des programmes d’employabilité qui sont souvent d’une durée de six mois et il y a aussi les travaux journaliers qui sont d’une durée d’une journée. Au début, les créations collectives étaient d’une durée d’une semaine et ensuite les participants faisaient une présentation. À force de faire des tests, puis en parlant avec les jeunes, nous avons choisi le format d’une durée d’un mois qui se situe justement entre le travail à la journée et les programmes d’employabilité. Pour les jeunes avec qui nous travaillons, six mois c’est beaucoup trop long et peu accessible pour un retour dans le milieu de l’employabilité. C’est là où nous nous sommes rendu compte que les créations collectives rémunérées pour une durée d’un mois venaient répondre à un besoin pour ces jeunes. Selon les jeunes, un mois leur convient et certains disent qu’ils ne pourraient pas s’investir sur une plus longue période pour l’instant. Parfois, les participants font les créations collectives à plusieurs reprises d’une à quatre fois. Pour ce qui est de l’allocation donnée à la fin de la création collective, certains participants vont le nommer comme le principal motif pendant le processus d’entrevue, mais il s’agit de beaucoup d’heures d’implication. À un certain moment, typiquement les jeunes oublient la rémunération parce qu’ils reçoivent deux cents dollars à la fin pour beaucoup de temps et d’investissement de leur part. Ils vont donc travailler trois jours par semaine. Les spectacles sont ensuite présentés une fois par année à l’événement « Hors Piste » dans le cadre de Montréal complètement cirque, qui est un gros festival de cirque. Il s’agit d’une journée complète de participation de la part de Cirque Hors Piste, dont l’objectif principal est l’implication sociale des personnes en situation de précarité. Donc, lors de cette journée, nous avons aussi un groupe de participants qui fréquentent l’organisme Cactus Montréal qui créent les décors. Nous mobilisons beaucoup de jeunes dans le travail à la journée justement pour faire le montage et de démontage ainsi que l’accueil de l’événement. Il s’agit d’une journée où il y a des spectacles de cirque, mais aussi des jeux interactifs pour provoquer des rencontres entre les participants et la communauté.
NPS – Pour l’année 2019, vous avez lancé une campagne de financement ; quelles sont les perspectives d’avenir de l’organisme et quels sont les projets que vous voulez mettre sur pied ?
Cirque Hors Piste est autonome depuis 2017 seulement. Donc nous nous développons bien, mais tout comme nos jeunes, nous sommes encore en situation précaire parce que notamment, nous n’avons pas de financement à la mission. C’est quelque chose qui est plus difficile à obtenir pour un nouvel organisme, ça prend typiquement quelques années. Donc, le financement pour Cirque Hors Piste est encore un défi ainsi que de s’assurer de pouvoir faire tous nos volets annuellement. D’où l’idée d’avoir entamé une campagne de financement pour venir bonifier la partie autonome de l’organisme afin de ne pas être à la merci des bailleurs de fonds publics. Voilà, donc pourquoi nous organisons un événement-bénéfice.
Ce qui demeure central pour nous à travers notre perspective de développement à long terme, outre la consolidation de chacun de nos volets, c’est l’acquisition d’un espace. Pour l’instant, nous squattons l’église Sainte-Brigide, mais il y a tout un projet rénovation dans l’église avec différents partenaires. Nous réalisons qu’un lieu fixe permet d’établir un sentiment d’appartenance et ainsi maximiser la participation sociale des jeunes. Avoir un lieu d’accueil, c’est une base, donc nous visons l’acquisition d’un lieu qui pourrait accueillir les jeunes cinq jours par semaine. Finalement, pour janvier 2020, nous organisons également la première rencontre en cirque social. Nous mobiliserons dix-sept groupes de partout au Canada, à Montréal. Nous avons formé un comité de jeunes leaders qui vont participer à l’élaboration de cet événement.