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Comment existe-t-on positivement en tant qu’individu lorsque l’on vit dans une situation de précarité ?[1] Quels sont les « supports sociaux » mobilisés par les populations précaires pour être positivement des individus lorsque les fondements de la « propriété sociale » font défaut ? Robert Castel définit l’état positif d’un individu comme étant l’existence menée par quelqu’un qui a les moyens de se conduire comme une personne responsable et libre. C’est aussi, plus modestement, quelqu’un qui est apte à mener la vie à laquelle il aspire, quelqu’un qui a la maitrise de son avenir, qui est en mesure de développer des stratégies individuelles, enfin, qui est autonome. Néanmoins, cette faculté de « pouvoir se conduire comme un acteur social indépendant est tributaire de conditions » (Castel, 2009, p. 403) et plus particulièrement de conditions objectives de possibilité. Ces dernières sont qualifiées par Castel de supportssociaux. « Parler de support en ce sens, c’est parler de “ressources” […] ; c’est la capacité de disposer de réserves qui peuvent être de type relationnel, culturel, économique, etc., et qui sont les assises sur lesquelles peut s’appuyer la possibilité de développer des stratégies individuelles » (Castel et Haroche, 2001, p. 30). Pour Castel, il ne s’agit pas de dire qu’il existe des personnes qui sont des individus et d’autres qui ne le sont pas, mais de définir l’individualité à travers les conditions objectives de possibilités d’être un individu. De cette définition, il est possible de définir les grands traits de ce que peut être une sociologie de l’individu. Son but doit être de « dégager la nature de ces supports et [de] montrer la manière dont ils étayent l’individu et lui donnent sa consistance » (Castel, 2009, p. 403) ou, pour le dire autrement, c’est étudier « sur quoi repose la capacité de se conduire en tant qu’individu […] sur quelles fondations repose la possibilité pour [un individu] d’exister et d’être reconnu comme tel » (Castel, 2009, p. 403).

La notion de précarité renvoie à la fois à la description d’une situation de paupérisation — détérioration des conditions de vie — et d’une situation de prolétarisation — dégradation du statut de l’emploi occupé et du travail effectué. La notion de précarité permet aussi de rendre compte de la déstabilisation des existences au moyen d’un raisonnement en termes d’instabilité, d’incertitude et de risque (Bresson, 2012).

Elle ne met plus seulement l’accent sur un état de pauvreté et de dénuement, mais sur la permanence d’un risque, celui de devenir encore plus pauvre, de tomber dans la déchéance, et d’autre part sur le développement d’un sentiment profond d’incertitude quant à l’avenir, lié à des difficultés à se projeter, à avoir confiance en le futur et à croire dans le progrès.

Mainguy, 2016, p. 15

De prime abord et suivant la définition de Castel, la possibilité d’exister positivement comme individu semble être incompatible avec la situation dans laquelle sont les personnes précarisées. Cette opposition formelle a conduit l’auteur à forger la notion d’« individu par défaut ». Elle caractérise la situation de celui « auquel il manque les ressources pour assumer positivement sa liberté d’individu » (2009, p. 436). Néanmoins, s’appuyant sur le travail effectué par Olivier Schwartz (2009) à propos des chômeurs, il montre que si ceux-ci peuvent tous être appréhendés à travers l’idéal type de l’« individu par défaut », ils ne le sont pas tous de la même manière. Ainsi, à travers l’analyse de la façon dont les individus en situation de précarité assument cette situation et réagissent face à celle-ci, il est possible de travailler avec et autour de la notion idéale typique de l’« individu par défaut », afin de, sans la remettre en question, lui apporter les nuances que sa fécondité euristique appelle. Comme le souligne Castel, « on peut être plus ou moins un individu par défaut, et le “défaut” devrait aussi être qualifié plus précisément » (2009, p. 443) ce sont, justement, ces nuances que l’on va tenter d’apporter à travers une microanalyse des supports sociaux d’individualité mobilisés par les populations rurales en situation de précarité. Pour effectuer cette analyse, l’évolution de la société rurale russe suite à la chute de l’URSS et, plus précisément, la situation des populations précarisées par la grande transformation de la société soviétique semblent être un laboratoire social pertinent.

La société rurale qui s’est construite au XXe siècle sur le modèle du salariat agricole et du paternalisme soviétique va, au cours des années quatre-vingt-dix, entrer dans une profonde crise. Suite à la dissolution de l’URSS en 1991, le gouvernement de la jeune Fédération de Russie adopte, dans le cadre de la « thérapie de choc », un ensemble de mesures visant à assurer la transition de l’économie planifiée vers l’économie de marché. La privatisation des sovkhozes et kolkhozes[2] ainsi que le désengagement de l’État dans le financement, la gestion et l’administration du secteur agricole conduisent à une chute drastique de la production tout au long des années 90 (Nefedova, 2003)[3] et à une forte augmentation du chômage. Presque nul en 1991, le taux de chômage dans le monde rural oscille entre 27 et 37 % (Ovtchinceva, 2000) en 1998. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine marque le début d’une aire de modernisation de l’appareil de production agricole qui amène à une forte diminution de la population active. Même si le taux de chômage diminue au cours de la décennie 2000, il reste encore en 2014, au moment de mon enquête, deux fois plus élevé dans les campagnes (14,35 %) qu’au sein des espaces urbains (7 %). Selon les chiffres officiels, le salaire moyen dans le secteur agricole est deux fois inférieur au salaire moyen global tous secteurs confondus. Ces évolutions du monde du travail, couplant à la fois faiblesse des salaires, dégradation des conditions de travail et intermittence de l’emploi, font apparaitre une catégorie d’individus correspondant à celle des travailleurs pauvres.

Les réformes entreprises conduisent à la privatisation des protections sociales et à la marchandisation des services sociaux (Le Cacheux et Cazes, 1994). De ce fait, les services publics qui fonctionnaient (écoles, lycées, mairies, garderies, crèches, maison de la culture…) sont en grande difficulté. L’ensemble des prestations en nature n’est plus assuré, ce qui conduit à l’effritement des solidarités instituées, à une vulnérabilité croissante des statuts et à un sentiment de déclassement. Suite à la remise en cause du système de protection sociale construit sur le modèle de l’assurance, administré et géré par l’État, la Russie correspond désormais à un modèle libéral (Esping-Andersen, 2015), car fondé sur l’économie de marché. Si, dans le régime soviétique, l’objectif était de proposer une aide aux familles à travers différentes prestations basées sur l’occupation d’un emploi — les pensions, congés maladie, congés maternité, allocations familiales — le nouveau système est basé sur le modèle de l’assistance garantissant une pension minimale sous condition de ressources aux les personnes les plus pauvres. Le transfert de certaines dépenses vers l’individu (logement, études, santé) a eu comme conséquence la diminution du niveau de vie des personnes, notamment dans les campagnes, et le fait que celles-ci soient dans l’incapacité de faire face aux dépenses quotidiennes. Ainsi, au-delà de la paupérisation des salariés, ou encore de celle des retraités les changements qui affectent la protection sociale conduiraient à la constitution d’un précariat rural. Parallèlement aux transformations du système agricole russe, on assiste au cours de la période à une augmentation de la production agricole des ménages sur les lopins individuels. « En 2000, la contribution des lopins individuels a dépassé les 50 % du total [de la production agricole de la Russie] ; ils produisaient presque toutes les pommes de terre (92 %) et les légumes (78 %), plus de la moitié de la viande (57 %) et la moitié du lait » (Nefedova, 2003, p. 291). En 2010 — au moment de l’enquête —, la production agricole domestique représentait encore 48,3 % de la production agricole totale de la Russie. L’inflation de la production agricole domestique a été analysée comme résultant des « stratégies de survies » misent en place par les individus pour faire face aux difficultés quotidiennes et comme le signe d’un repli vers la sphère domestique d’une partie de la population rurale (Bridger et Pine, 1998 ; Pine, 2002). Ce mouvement de retrait fut perçu par les populations touchées comme la manifestation d’un drame à la fois économique, social et identitaire. La perte de l’emploi est synonyme pour de nombreux individus d’être plongés dans un océan d’incertitudes et dans une situation de grande pauvreté (Pine, 2002, p. 95-96). Les individus ont aussi perdu, avec leur travail, un réseau de sociabilité, un espace d’autonomie au sein duquel ils pouvaient s’épanouir et un ensemble de protections sociales (Pine, 2002, p. 96-104). La situation de repli vers la sphère domestique est vécue comme un drame identitaire puisqu’il est ressenti par les individus comme un retour à une identité passée, celle de simple paysan (Creed, 1999 ; Burawoy, 1999). Le développement de la société soviétique avait permis aux individus du monde rural de sortir de la condition paysanne et de se construire une identité reposant principalement sur l’occupation d’un emploi stable au sein de l’économie soviétique. Ils étaient kolkhoziens, sovkhoziens, mais ils n’étaient plus moujiks (paysan). Ainsi, en plus de la plongée dans l’incertitude liée à la précarisation des conditions de vie, on observe que la crise des années 1990 a conduit à la perte des supports sociaux — dérivant de l’occupation d’une place au sein d’un système de production, à laquelle sont attachés des avantages à la fois économiques, sociaux et symboliques — permettant aux personnes d’exister positivement comme des individus. Se sont toujours des individus certes, mais des individus pris dans la contradiction de ne pas être les individus qu’ils aspirent être.

Dix ans plus tard, la rhétorique de la crise utilisée pour analyser la situation des populations précaires est-elle toujours valide ? L’appréhension dramatique de la figure de l’individu rural précarisé comme individu par défaut, refoulé dans la sphère domestique, est-elle toujours d’actualité ? Castel explique d’une part que les supports sociaux permettant d’exister positivement comme un individu sont inégalement distribués entre les différents individus et d’autre part qu’ils ne sont pas « des invariants donnés une fois pour toutes » (Castel, 2009, p. 404). Ils se transforment avec l’évolution de la société. Ainsi, dans leur réaction à la situation de précarité et dans leurs manières de vivre celle-ci, les populations rurales n’ont-elles pas progressivement développé et mobilisé de nouveaux supports sociaux d’individualités venant se substituer à ceux entrés en faillite ? En réponse à cette question, la thèse principale qui sera défendue ici est que les valeurs de la famille et de la terre constituent aujourd’hui, entre héritage et transformations, de nouveaux supports sociaux d’individualité mobilisés par les populations rurales précarisées.

L’argumentaire développé dans cet article repose sur les résultats d’une enquête de terrain qui a été effectuée au cours d’un séjour en Russie du mois de mai au mois d’aout 2010. Six régions ont été le théâtre principal de mes investigations : la région d’Abakan, la région de Perm, la région de Samara, la région de Saratov, celle de Volgograd et enfin celle de Rostov-sur-le-Don[4]. L’enquête menée n’avait pas pour but de faire la monographie d’un village, ou bien d’une famille, mais d’effectuer une ethnographie des pratiques de la vie quotidienne dans différents lieux et auprès de différents individus. La méthode de recueil des données fut centrée majoritairement sur l’observation in situ effectuée au cours de séjours plus ou moins longs passés chez les personnes allant du partage d’un repas au partage des activités quotidiennes pendant plusieurs jours. Au cours de ce terrain, j’ai pu rassembler un matériau empirique à la fois riche et hétérogène composé à la fois d’entretiens enregistrés, de recueils de discussions et d’histoires entendues, de conversations informelles, d’observations, et de photographies.

De ce travail, dix-huit portraits ethnographiques ont émergé où se lient l’énonciation du quotidien, la retranscription des discussions et le compte rendu des observations réalisées. De l’analyse de ces différents portraits sont nés deux cas singuliers — celui de la famille de Dima et Macha (I) et celui de la famille de Stas et Tatiana (II) — permettant d’étudier en profondeur le rôle joué par la famille et par la terre comme supports sociaux d’individualité.

De la protection sociale aux protections rapprochÉes : le cas du dvor comme support social d’individualitÉ

Le dvor comme espace domestique et comme lieu d’organisation de la vie quotidienne

Dima, 53 ans, et sa femme Macha, 48 ans, habitaient Tcherebaïevo, le long de la Volga, à deux-cents kilomètres à l’est de Volgograd. Le village comptait environ 500 habitants et disposait d’un prodoukty[5]. Dima était tractoriste dans l’exploitation agricole de son village, il gagnait 14 000 roubles par mois. Son épouse, Macha, travaillait comme vendeuse dans l’épicerie de Tcherebaïevo. Elle recevait un salaire de 5 000 roubles. Avec de tels revenus, Dima et Macha entrent dans la catégorie des travailleurs pauvres[6]. Face à la faiblesse de leur pouvoir d’achat, les époux ne pouvaient se passer des ressources que leur apportait la production agricole domestique. Celle-ci était divisée entre le potager, l’élevage de bêtes (cochons, vaches et poules) et la transformation des produits qui en sont issus (bocaux et produits laitiers). Pour comprendre la place de cette production dans le quotidien des individus, il faut l’étudier non pas en tant que tel, mais en tant que partie d’un ensemble plus vaste, qui est la base du mode de vie rural russe : le dvor (Maurel, 1980). Le mot dvor est polysémique. Il renvoie à la fois « au lieu de résidence en milieu rural et à la fonction économique de celle-ci » (Gessat-Anstett, 2001, p. 133) — l’enclos ou la cour — et métonymiquement, par le groupe domestique qui l’habite — lefeu ou le foyer paysan. La notion de dvor est centrale dans l’étude des modes de vie des ruraux dans la mesure où celle-ci permet de penser la prééminence que prennent pour les individus à la fois la famille (le foyer) et la terre (l’enclos). Cette thèse est aussi développée dans une étude de 2007 concluant sur la double constatation suivante : à la question « si la situation économique empire qu’est-ce qui en premier lieu aidera votre famille à tenir le coup ? » (Ovtcharova et Prokofieva, 2007, p. 290), 40 % des familles interrogées répondent que c’est le fait d’avoir une parcelle de terre et 30 % répondent que ce sont les parents et les amis.

Le dvor de Dima et Macha, entendu ici comme espace domestique, était le centre d’une production agricole mettant en relation trois ménages et quatre générations. L’espace habitable disponible, comprenant l’ensemble des logements occupés par les ménages qui forment le dvor, était composé de trois espaces distincts : le lieu d’habitation de Dima et Macha, celui des parents de Dima et enfin l’appartement où habite leur fille, Génia, à Volgograd. Le lieu d’habitation de Dima et Macha occupait une place centrale dans l’organisation de l’espace disponible du dvor, entendu qu’il est le lieu central de la production. Il était composé de deux maisons d’habitation, d’un garage, du potager, de plusieurs hangars pour les bêtes et d’un espace pour déposer les fourrages, et mesurait environ sept-cents mètres carrés. Il est l’archétype même de l’organisation de l’habitat rural russe.

La solidarité familiale est à la base de l’organisation sociale du dvor. La production agricole domestique au sein de celui-ci était prise en charge, selon une division particulière du travail, par le ménage de Dima et Macha, par celui de leur fille Génia, 25 ans, le fils et le deuxième époux de cette dernière, ainsi que par celui des parents de Dima. Ces derniers s’occupaient des travaux de préparation (bêchage, préparation des sillons et plantation) et d’entretien (arrosage, désherbage et cueillette des fruits et légumes) du potager. Dans le potager figuraient tous les fruits et légumes nécessaires : betteraves, carottes, pommes de terre, tomates, ognons, concombres, choux, courgettes, ail, petits pois, fraises, mures, cassis, pommes, cerises, groseilles, etc. Dima et Macha prenaient en charge l’autre versant de la production agricole domestique : l’élevage. Ils élevaient trois cochons pour la viande et la charcuterie, deux vaches pour le lait et les produits laitiers. Ils possédaient un veau, de nombreux porcelets nouveau-nés et une multitude de poules pour les oeufs et la viande. Macha prenait principalement soin des bêtes. Elle les nourrissait, nettoyait les étables, trayait les vaches, etc. Dima quant à lui assumait l’ensemble des travaux difficiles ou ceux nécessitant l’intervention d’engins motorisés (tracteurs, etc.), par exemple le stockage des fourrages, le labour du potager. Le ménage constitué par la fille de Dima et Macha, même s’il ne participait pas aux travaux quotidiens au sein du lopin, apportait son concours pendant les périodes de vacances, et grâce à sa situation géographique, permettait au groupe domestique d’avoir accès aux ressources de la ville inaccessibles au village, comme les pièces pour le tracteur et les semences. Comme l’illustre le cas de Dima et Macha, l’organisation de la production agricole domestique, bien que centrée sur un lieu d’habitation particulier, met en relation plusieurs ménages et la coopération est permise par la proximité des lieux d’habitation des différents ménages qui composent le dvor. Toutefois, pourquoi les individus coopèrent-ils ?

Le dvor entre solidarité familiale et support social

La réponse est à chercher dans l’autre aspect de la notion de dvor, autrement dit le dvor envisagé comme groupe domestique. Produire collectivement, c’est s’organiser à l’échelle de la maisonnée afin de pouvoir s’en sortir, c’est-à-dire subvenir à ses besoins et assurer la reproduction du groupe domestique. Face à la précarisation de leur condition d’existence et au désengagement de l’État dans la prise en charge sociale des personnes, les individus sont contraints de devoir compter sur eux-mêmes et sur leurs proches. La famille apparait alors comme la possibilité de mettre en commun les ressources de chacun et de mutualiser les risques à l’échelle du groupe. Une illustration de ce phénomène se retrouve dans la gestion collective de l’espace disponible et des biens produits au sein du dvor. La culture du potager et l’élevage des bêtes par la maisonnée fournissent un ensemble de biens à la disposition de tous ses membres. Il se manifeste aussi dans l’activité de mise en réserve — centralisation et mise en commun dans un lieu de stockage unique et accessible à tous — de la production au sein du podval (cave, sous-sol). La vente des produits du dvor lorsqu’intervient qu’un membre de la maisonnée a un besoin de financement (voiture, travaux) qu’il ne peut assumer, en cas de coup dur, ou bien lors d’un évènement vécu en commun (mariages, naissances). La place de vendeuse qu’occupait Macha dans l’épicerie du village lui permettait de vendre ses propres produits. Elle ne le faisait pas tout le temps, mais seulement lorsque le besoin le justifiait : « En cas de coup dur ou si on a quelque chose à fêter. Par exemple pour le mariage de notre fille, on avait besoin d’un peu plus d’argent que d’habitude, alors j’ai vendu au magasin, un peu de lait, des tomates, des morceaux de cochon… » On observe, à travers ces pratiques, le développement de formes particulières de « protections rapprochées » (Castel, 1995 ; Martin, 2001). Le dvor, dans son double sens de groupe domestique et d’espace de production, constitue alors pour les individus une forme de « capital collectif » (Lenoir, 2011, p. 182).

La notion de capital collectif renvoie directement à ce que l’on appelle en russe krugovaia poruka (Ledeneva, 2006, p. 91) dont la traduction française est difficile. Elle recouvre deux dimensions : la solidarité et la sécurité et elle est habituellement traduite par les termes de « solidarité circulaire » ou de « caution solidaire ». Sous le régime de la krugovaia poruka, chaque individu est pris en charge par un groupe plus large (la famille), celui-ci étant responsable de chaque membre. Simultanément, se développe une forme de solidarité interpersonnelle. Chaque membre du groupe social est aussi responsable des actions et obligations du groupe. L’individu n’est pas compris comme un être isolé, mais comme une partie d’un groupe social plus large (la famille). Ce double processus de solidarité et de sécurité conduit une fois de plus aux deux notions primaires que sont la famille (la solidarité) et la terre (la sécurité). Par l’intégration à un groupe social plus large (la famille) et l’activation des solidarités au sein de ce groupe, les individus des campagnes peuvent avoir le minimum de ressources (la terre) nécessaires pour faire face aux aléas de la vie quotidienne.

Comme il vient d’être montré, le dvor n’est pas qu’un simple lieu de production de biens pour l’autoconsommation, mais aussi un espace d’intégration, par le travail, à un collectif permettant aux individus d’avoir accès à un ensemble de biens et de services auquel ils ne pourraient pas avoir accès autrement. Il est possible de poursuivre la réflexion sur la place occupée par le dvor dans le quotidien des individus en formulant l’hypothèse que ce dernier constitue un type de support social permettant aux individus précaires d’être au monde de manière plus positive. Il peut alors être compris comme une ressource — identique à la propriété privée dans l’historiographie de l’individu moderne — permettant aux individus d’être propriétaires d’eux-mêmes. Lors de nos discussions, Dima insistait souvent sur l’importance du travail fait par soi-même. « Nous ne dépendons de personne, tout ce dont nous avons besoin, nous l’avons ». Il répétait, en s’amusant, qu’il était son propre dieu et qu’il n’avait besoin de personne pour lui dire ce qu’il devait faire. La réussite de Dima et Macha était fondée sur une organisation complexe alliant activités professionnelles et travail au sein du dvor. Cet équilibre précaire entre ces deux pratiques est le prix à payer pour l’indépendance et Masha n’en était pas peu fière comme le montrent ses propos relatifs à son mari. « Dima, c’est le mari parfait. Il travaille beaucoup. Et puis il a arrêté de fumer. Il ne boit pas beaucoup. Le seul problème c’est qu’il n’est pas très bien payé. Mais ça, on n’y peut rien, Chto delat’ (que faire) ? » Aussi, le dvor, cet espace où se lient à la fois le travail et la famille, n’est pas seulement un lieu de production, un patrimoine mis en commun permettant à chaque individu, lié par une forme de solidarité circulaire, de pouvoir non seulement se protéger, mais aussi développer des stratégies d’avenir. C’est aussi un espace qui « stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres » (Paugam, 2008, p. 63), comme l’illustre la réflexion de Macha sur Dima.

De la faiblesse des supports à la vulnÉRABILITÉ des individus

Jour de la paye et vie quotidienne chez Stas et Tatiana

Stas et Tatiana habitaient le village de Krasnoarmeiskoïe, à 100 kilomètres à l’est de Saratov. Stas avait 57 ans. Ancien cadre dans l’administration soviétique, il était, au moment de l’enquête, gardien responsable de la sécurité dans un bâtiment administratif. Le lendemain de mon arrivée chez Stas et Tatiana, il venait de recevoir sa paye et pour l’occasion il avait invité un ami, Andreï. C’était le matin, il était dix heures lorsque son ami est arrivé. Andreï avait déjà beaucoup bu la veille parce qu’il avait eu un repas de famille. Stas m’a alors dit : « Nous allons au magasin. Les lendemains de fêtes, afin d’éviter d’avoir mal à la tête, il faut boire une bière ». Une demi-heure plus tard, Stas m’a invité à venir dans la cuisine pour prendre le petit-déjeuner, il était alors 10 h 30. Quand je suis arrivé dans la cuisine, Stas et son ami étaient assis l’un en face de l’autre. Sur la table, il y avait deux bières de cinquante centilitres et une bouteille de vodka. : « La bière, c’est pour les jeunes comme toi, mais tu vas boire un verre de vodka avec nous ». Puis il m’a expliqué qu’il ne buvait pas tous les jours autant, et que ce jour-là était spécial. Il avait reçu sa paye, 5 000 roubles en liquide (125 euros). Après m’avoir montré la liasse de billets, il l’a déposée sur une petite étagère dans la cuisine. Soudain, Andreï a pris la parole pour faire une remarque à Stas :

Andreï – Tu devrais ranger cet argent et ne pas le laisser trainer.

Stas — Pourquoi ? Je le laisse toujours ici et il n’y a jamais eu de problème. Tout le monde sait que je fais ça. Il n’y a pas de voleur ici. Il n’y a que ma femme, Tania. Elle sait très bien où je mets mon argent.

Andreï — Range ton argent !!

Le ton est monté entre les deux hommes et Stas a proposé un deuxième verre. Ce qui a eu pour effet de faire redescendre la tension entre eux. Andreï s’est alors tourné vers moi et il a demandé ce que je faisais ici.

Stas – Je te l’ai dit, il est français, il a étudié le russe à Moscou puis il voulait voir à quoi ressemblait vraiment la Russie. Comme on dit, Moscou ce n’est pas la Russie.

Andreï – Il te donne de l’argent au moins pour que tu le loges ?

Stas — Non, mais tu arrêtes un peu de dire des conneries.

Andreï – Allez ça va sers-moi un autre verre. Et tu le remplis bien à ras bord.... À ras bord j’ai dit.

Stas – Tu es déjà assez bourré comme ça, tu ne vas même pas le boire.

Andreï — [en hurlant] À ras bord je t’ai dit !!!

Un ange passait, Andreï ne se calmait pas.

Stas – Tu ferais bien de rentrer chez toi, j’ai un invité moi.

Andreï – Qu’est-ce que tu me dis ? Tu veux que je parte ? Tu me mets à la porte, maintenant.

Stas — Exactement.

Stas m’a ensuite demandé de raccompagner Andreï jusqu’à sa voiture et de le reconduire, si nécessaire. Il n’habitait pas très loin. Nous sommes restés un peu dehors, Andreï et moi. Après quelques insultes, il m’a demandé si je n’avais pas une cigarette et il s’est excusé de son comportement. Je l’ai raccompagné jusqu’à la porte de sa voiture et il s’est endormi sur le siège conducteur. Je suis ensuite retourné à l’intérieur et j’ai raconté à Stas ce qu’il venait de se passer. Stas a alors rempli de nouveau nos verres et nous avons bu, encore un peu. Et Stas s’est excusé, il a commencé à parler de lui, de son enfance, de son travail. Après s’être occupé des aides sociales, il est devenu le second du président du conseil. Il s’occupait de tout ce qui transitait dans le canton. C’était au lycée qu’il avait rencontré Tatiana. Elle faisait les mêmes études que lui. Alors qu’elle était devenue professeur, lui avait embrassé une carrière dans l’administration soviétique. Après une courte sieste, je me suis rendu de nouveau dans la cuisine, la bouteille était vide, elle avait été jetée dehors et l’argent, les 5 000 roubles de la paye d’Andreï, avait disparu[7]. En fin d’après-midi, quand Tatiana est rentrée du travail ce jour-là, Stas était allongé par terre dans le salon. Elle m’a regardé. Elle n’avait l’air ni surprise, ni paniquée, mais habituée aux bizarreries de son mari. Elle a simplement dit « Les hommes, c’est tous les mêmes, quand ils ne font plus rien, ils se mettent à boire. Avant, il faisait plein de choses. Maintenant il n’est plus bon à rien, il passe son temps à boire ».

Tatiana est née dans le village. Ses bons résultats scolaires lui ont permis d’accéder à l’université de Saratov. Elle y a appris l’agronomie. Puis elle est revenue au village et est devenue enseignante. Elle a perdu son emploi, suite à la fermeture de l’école dans les années 1990. Au moment de notre rencontre, Tatiana avait 53 ans. Elle était vendeuse, caissière et cuisinière dans un restaurant-sandwicherie à Saratov. Tous les matins sauf le dimanche, elle prenait le bus à 7 heures et rentrait en fin de journée, vers 18 heures. Le soir, Tatiana s’employait aux travaux domestiques et à l’entretien du lopin de terre attenant à la maison. Je me rappelle qu’elle a eu honte de me faire visiter sa propriété, tellement il n’y avait plus rien. Quelques tomates, des concombres et des ognons. La majeure partie du terrain n’était pas utilisée et laissée en friche. « Il n’y a pas grand-chose qui pousse. Même les pommes de terre elles ne sont pas bonnes », m’a-t-elle dit, l’air désolé. Près du lopin de terre se trouvait un enclos, vide. Tatiana m’a expliqué qu’ils avaient eu des vaches, avant. À l’époque de la visite, il n’y avait plus que des herbes hautes. Après le repas, Tatiana, aimait s’installer dans la cuisine. La cuisine avait une forme rectangulaire. Elle mesurait environ quatre ou cinq mètres carrés. Une table pour deux personnes avec deux chaises était installée le long de la fenêtre. Au bout de la pièce se trouvait une gazinière sur laquelle on pouvait distinguer une imposante marmite. À côté de celle-ci, une bouilloire était posée pour préparer le thé. Sur le côté gauche avaient été agencés une grande paillasse, des placards et l’évier. Enfin, dans le coin entre la gazinière et la paillasse, posée sur une étagère, siégeait une télévision en noir et blanc. « Je la regarde presque tous les soirs, en faisant à manger ça me repose », m’a raconté Tatiana. Plus qu’un lieu de repos, la cuisine est pour elle un espace clos c’est-à-dire un espace où elle est chez elle, libérée des contraintes à la fois de son travail et de son mari.

Entre déclassement et isolement social. Une interprétation possible du comportement de Stas et Tatiana

Les portraits de Stas et Tatiana permettent d’illustrer un autre point important pour comprendre la manière dont les populations rurales font face à la précarisation de leurs conditions de vie. Tatiana a été enseignante. Au moment de l’enquête, elle était caissière et vendeuse dans un restaurant-sandwicherie. Stas a occupé un poste de cadre dans l’administration soviétique, il est devenu gardien. Ils ont tous les deux connu une mobilité biographique descendante. Cette trajectoire s’est traduite par un double déclassement à la fois professionnel, par rapport à l’emploi qu’ils occupaient dans le système soviétique, et scolaire dans la mesure où ils sont surdiplômés en comparaison du poste qu’ils occupaient au moment de notre rencontre. Cette trajectoire biographique descendante est couplée chez Stas et Tatiana, d’un profond sentiment de perte de dignité et d’inutilité. « En plus, je sers à rien ici, qu’est-ce que vous voulez que les gens viennent voler ici, il n’y a rien » me disait Stas.

La force symbolique de ce déclassement est d’autant plus importante que Stas et Tatiana ont cru à la capacité de la société soviétique de promouvoir, à travers l’école, un nouvel avenir. Ils ont pu partir de leur village et grâce à leurs bons résultats scolaires, ils ont obtenu des bourses pour étudier à Saratov. À cette époque, l’école était un organe de formation de futurs citoyens intégrés à la société soviétique. Cette intégration se faisait sur le plan économique, l’apprentissage d’un métier, mais aussi idéologique : chants, représentations, histoire, commémorations (Kerblay, 1977)… Stas et Tatiana ont été socialisés aux valeurs de cette société et ils voyaient en l’école un vecteur de promotion sociale. Ils vivent aujourd’hui la perte de leur emploi comme une tragédie, car cette perte remet en cause tout ce en quoi ils avaient cru.

Leur situation de déclassement est une épreuve d’autant plus difficile à vivre que la perte de la centralité du travail dans la structuration de la vie quotidienne n’a pas été contrebalancée par le renforcement du pôle domestique et des liens familiaux. Contrairement, à Dima et Macha, ils ne disposent pas d’un réseau de proches leur permettant d’activer des protections rapprochées. Les parents de Stas et ceux de Tatiana sont décédés. Ils avaient un fils. Ils n’en parlaient presque jamais. Ce dernier ne donnait plus de nouvelle. L’absence des liens familiaux ne leur offre pas la possibilité de se reposer sur les ressources du dvor. La comparaison entre Macha et Tatiana est ici significative. Elles occupent toutes les deux le même emploi, seulement, le temps hors travail, c’est-à-dire celui passé dans la sphère domestique, est là pour compenser, dans le cas de Macha, un emploi salarié peu valorisant.

Ce manque peut aider à comprendre le comportement de Stas, qui se traduit par une forme de désengagement, de fuite et par un profond sentiment d’inutilité ajouté à un sentiment de perte de repères. On retrouve cette idée dans les travaux de Florence Weber portant sur l’évolution du travail « à-côté ». « Les chômeurs ne peuvent pas travailler “à-côté”. Cet espace de liberté suppose une sécurité minimale, un statut […] » (Weber, 2008, p. 209). Illustrer ce phénomène par la scène d’un jour de paye peut sembler de prime abord étrange, néanmoins elle exprime bien ce sentiment de perte de repères et de valeurs présent dans le monde rural russe (Ioffe et al., 2006).

Le comportement de Tatiana se situait à l’opposé de celui de Stas : alors que celui-ci était poussé par un fort sentiment d’extériorisation, elle se repliait sur son univers et sortait très peu. Face au comportement de son mari, la cuisine représentait pour elle un espace privé, un lieu qui rendait le monde plus supportable. Après le repas, elle se reposait, elle allumait sa télévision dans la cuisine, et une tasse de thé à la main, elle regardait ses séries préférées. « Je ne peux pas la regarder dans le salon, il [son mari] est toujours là à regarder ces matchs de foot et il trouve que mes séries, elles sont nulles. Ici, je suis bien, il me fout la paix, je suis tranquille ». Un sourire naissait sur son visage. Ainsi, pour échapper au quotidien, Tatiana se repliait sur son univers et sortait très peu. La cuisine était devenue son foyer, son monde, un rempart face aux difficultés de la vie quotidienne. Elle se faisait « “ermite” dans la grotte de l’habitat privé » (de Certeau et al., 1994, p. 209). Elle essayait de se construire un endroit à elle, un territoire personnel au sein duquel elle pourrait hiberner et chercher « à se satisfaire de petits bonheurs individuels » (de Certeau et al., 1994, p. 209).

Conclusion

À partir de deux variables, la famille et la terre, j’ai identifié les supports mobilisés par des personnes concernées par la précarisation de l’emploi et les formes de désengagement de l’État induits par la grande transformation de la société russe suite à la chute de l’URSS. Tandis que certaines familles mobilisent des ressources dans le cadre du dvor (celui-ci agissant comme une forme de protection rendant les individus aptes à faire face aux aléas de la vie quotidienne) d’autres, au contraire, vivent leurs expériences comme une forme de déclassement ou de disqualification sociale. Cela m’a amené à dégager différentes formes d’adaptation face à la précarité et par là même à distinguer différentes figures du précariat rural.

Si ces deux figures entrent dans la catégorie idéale typique construite par Robert Castel de « l’individu par défaut », cette analyse a permis, par la prise en compte des ressources informelles mobilisées par les individus et du rôle joué par les protections rapprochées, de nuancer cette catégorisation en différenciant une figure plus positive — incarnée par le couple de Dima et Macha — et une plus négative — représentée par le couple de Stas et Tatiana. Alors que la construction de la figure de l’« individu par défaut » repose, chez Castel, principalement sur la faillite de supports sociaux à la fois institutionnels et généralisés (l’emploi, la protection sociale), l’étude des populations rurales russes en situation de précarité invite à prendre en compte des supports sociaux d’individualité qui sont à la fois plus informels (la sphère domestique), particuliers (les protections rapprochées), et personnels (les mondes privés et bonheurs individuels).

Enfin, l’analyse du dvor et plus largement de la sphère domestique ouvre aussi la voie à de nouvelles études concernant la relation entre les populations précaires et la condition de propriétaire afin de réfléchir à la manière dont le retour de la propriété privée et du choix de résidence, dans la Russie postsoviétique, peut être appréhendé comme un support social de la propriété de soi.