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Comme d’autres, je ressens mon échec, tout en ayant la force de vivre. Qu’il s’agisse de l’instinct d’exister, de l’attraction exercée par l’être ou des forces sur lesquelles je dirige ma réflexion. Il s’agit toujours là d’un grand miracle : c’est non seulement la force de vivre, mais le fait de pressentir, grâce à cette force, l’éternité à travers la vie […] Le monde ne pourra être sauvé que si chacun entreprend de réaliser le salut en lui-même, ce salut qui consiste à être donné à soi, l’on ne sait d’où. Mais chacun a également besoin d’un monde qui l’adopte. Parmi les ruines du passé, au milieu des organes toujours plus pensants qui nous facilitent l’existence tout en lui fixant des limites, un monde nouveau se dégagera. Chacun de nous peut contribuer à le créer. Aujourd’hui chaque homme est appelé à ne pas renoncer sous prétexte qu’il se sent isolé. Pour cela, [l’humain] a besoin de [l’humain], son compagnon de route. C’est là que se trouvent notre enracinement, notre genèse et nos origines. La vérité, dit Nietzsche, commence à deux!

Karl Jasper[1]

Il existe au Québec une sagesse dans la gestion protocolaire en santé mentale par l’apport spécifique des ressources alternatives à ce champ de pratique, et qui comblent les lacunes des services publics devenus aseptisés en matière de psychiatrie. C’est ce que donne à réfléchir l’ouvrage de Corin, Poirel et Rodriguez (2011), soulignant l’importance d’adopter une approche philosophique caractérisée par des interventions ajustées favorisant les liens de confiance qui se tissent entre les usagers, les intervenants et les responsables de ces ressources alternatives par leur souplesse et leur exigence à caractère non institutionnel. Ces milieux de pratique se positionnent sur le plan socioéconomique dans des rapports complexes et souvent difficiles vis-à-vis de l’État puisqu’ils « revendiquent leurs différences et leur spécificité; [ils] refusent une complémentarité qui serait orchestrée par le système public, à partir de repères qui sont extérieurs aux modèles de pratique alternatifs » (p. 6). Les ressources alternatives défendent donc une position sociale non négociable contre la dualité que l’on impose aux usagers et qui rend imprévisibles les problématiques résurgentes en santé mentale. Loin de se contenter de poser une étiquette sur les psychiatrisés, les ressources de pratique alternatives en santé mentale préfèrent l’approche globale de la personne. Elles sont surtout sensibilisées aux effets négatifs de la souffrance psychique et s’inspirent davantage des travaux philosophiques et psychanalytiques de Jasper et de Lacan, qui ont marqué le « monde de la psychiatrie » à leur corps défendant par de nouvelles découvertes sur les profondeurs mystérieuses des univers des schèmes mentaux potentiellement retransmis à la communauté scientifique dans la visée d’atteindre une meilleure santé mentale.

La première partie de l’ouvrage décrit la situation de ces ressources alternatives quant au traitement de la santé mentale au Québec et explique également leurs particularités créatrices, que les auteures réussissent à communiquer scientifiquement. Acteurs et actrices de ces milieux de pratique participent au processus de questionnement avec ou contre le champ institutionnalisé des services psychiatriques. Ici, l’option alternative est suggérée pour les personnes touchées par la « folie », pour un ailleurs et un autrement thérapeutique favorisant une approche de transformation progressive dans les rapports à soi, aux autres ainsi qu’à la collectivité, parce que c’est le citoyen d’abord qu’il s’agit de prioriser. Notons au passage que les services publics en psychiatrie sont sous l’influence du paradigme biomédical qui impose ses propres étiquettes symptomatiques chez les sujets vulnérables à partir de l’ouvrage spécialisé Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-IV/1994)[2]. Cet état de fait conditionne le « monde de la psychiatrie » pour des considérations avant tout socioéconomiques, comme le démontrent le puissant lobby des firmes pharmaceutiques et les effets funestes qu'il suscite par une pratique pharmacologique de masse qui, à quelque part, stigmatise davantage les personnes psychiatrisées. Celles-ci sont alors contraintes à respecter une prise de médicaments afin de demeurer en meilleure santé mentale aux yeux de la population. À titre d'exemple, le débat récent au Québec sur le suicide assisté semble annoncer des problèmes de fond quant au droit au refus de traitement ou de la prise minimale de médicaments refus qui pourrait être justifié dans les cas où l'on souhaite éviter l'intoxication volontaire. D'autant plus que les problèmes en santé mentale se traitent surtout, nous semble-t-il, par une approche psychosociale personnalisée et requierent ici et là des ajustements spécifiques dans la trajectoire de vie de la personne souffrante. Cet état de fait sur les services publics en psychiatrie, orchestrés par des professionnels qui enferment à leur insu des sujets vulnérables à l’intérieur d’un cercle infernal qui ne devrait pas être. Cette facticité solidifie les préjugés individuels tenaces du syndrome mécanique étant devenu un objet de construction sociale de la réalité de type répressif, voire même oppressif. Elle alimente malheureusement l'opinion publique au quotidien par son sensationnalisme, générant de surcroît les stéréotypes sociaux qui rendent inauthentiques les sujets vulnérables sous prétexte qu’ils ne sont pas dans la réalité des choses. Les ressources alternatives proposent en contrepartie des formes de pratiques globales plus respectueuses de la personne psychiatrisée puisqu'elles tiennent compte de la diversité des expériences des usagers, de leurs expériences complexes et des limites du savoir de la science psychiatrique quant à la prise parcimonieuse autonome de médicaments psychotropes; elles soutiennent également l'application de certains principes de traitement psychosocial, et ce, à partir de pratiques basées sur des données probantes.

La deuxième partie expose les repères méthodologiques de la démarche de recherche qualitative et participative que constitue la méthode biographique, au sens jaspersien/lacanien, que Corin, Poirel et Rodriguez mettent de l’avant par leurs stratégies d’analyse qui font ressortir un nombre suffisant de noeuds et de centres de gravité liés aux pratiques du traitement en santé mentale. Cette dynamique résout les principaux défis par l’esprit d’ouverture dû à la souffrance et à la vulnérabilité de tout un chacun, et permet ainsi de faire rejaillir une pluralité de perspectives en évitant que les usagers se referment définitivement sur eux-mêmes. Les auteures posent alors les questions stratégiques suivantes : « Comment continuer à penser cette question sans la refermer d’emblée sur des enjeux biologiques et pragmatiques? Qu’en est-il de l’expérience des ressources alternatives de traitement? Qu’est-ce qui, de cette expérience particulière, permet d’interpeller plus largement les champs de la psychiatrie et de la santé mentale contemporaine? » (p. 29) À partir des travaux antérieurs sur la nature englobante du traitement en santé mentale en ce qui concerne ses finalités, ses cibles et ses moyens, les analyses de Corin, Poirel et Rodriguez éclairent l’ethos social des interactions symboliques des divers actants à propos de la spécificité des contextes de ressources alternatives pour repenser l’impensée.

La troisième partie présente les travaux phénoménologiques des trois auteures qui établissent, d’une part, la description des trajectoires de vie des usagers atteints de problèmes de santé mentale et ayant vécu de l’intérieur le système psychiatrique sans que le diagnostic ne soit matière à discussion en entrevue, et qui rappellent, d’autre part, que trop souvent, les dossiers médicaux regorgent d’appréhensions erronées et de faux jugements, et peuvent devenir dès lors objets de falsification. Ce qui ressort de cette présentation est que « [l]’on a l’impression que, du point de vue de la personne, l’expérience psychiatrique est venue redoubler la souffrance plutôt que la soulager » (p. 38). Ces récits, qui méritent d’être racontés, exposent les trajectoires de vie des usagers des ressources alternatives et les définissent « comme mouvement et parfois comme changement, et [qui ont] permis que quelque chose advienne » (p. 41). Cette phénoménologie de l’esprit s’éloigne des simples faits volatils et changeants de la statistique parce que les usagers sont des humains et non des numéros à surcontrôler, contrairement à l’impression que donne le traitement qui leur est réservé lorsqu’ils se retrouvent dans des contextes variés où l’on cherche désespérément à découvrir la bête noire des temps qui passent résidant dans la Psyché. À cet effet, les usagers découvrent de plus en plus de solutions pratiques afin d’échapper, au sens goffmannien, à leur prison mentale, celle que constituent les multiples symptômes reliés à la spécificité typologique d’une maladie d’ordre psychiatrique. Ils ont cette capacité vitale intrinsèque de générer du sens par leurs trajectoires de vie souveraines, en dépit des expériences antérieures d’hospitalisation. Dès lors, il est loisible d'éviter l'engouffrement dans cette peur stérile de la violence intersubjective et symbolique provenant surtout de l'ignorance et mettant de l'avant la peur de l'Autre. Celle-ci provoque certes des effets répressifs par les forces sociales qui s'opposent, intensifiant les symptômes de la maladie chez les usagers, mais paradoxalement, elle les aide à surmonter ses effets destructeurs. Ainsi, la vision philosophique de la connaissance de soi offerte dans cet ouvrage résout de manière satisfaisante ce traquenard métaphysique du No Man's Land.

La quatrième partie développe un portrait dynamique des ressources alternatives de traitement à partir d’entrevues avec les usagers, les intervenants et les responsables, qui sont conscients de la singularité et de la dimension sacrée de la personne vulnérable et souffrante. De manière factuelle, la praxis des usagers des ressources alternatives anime cet « espoir que les personnes profondément blessées, malgré une histoire abominable, qui les a presque tuées, peuvent s’en sortir » (p. 81), entraînées qu'elles sont par le mouvement de l'être. Une juste et légitime défense est ici incontournable puisque c’est bien de la destinée humaine dont il est question. Apparaît alors cette complexité de l’altérité de la psychose permettant de répondre au questionnement des intervenants et des responsables des ressources alternatives qui, en réalisant leur savoir-agir, s'adaptent harmonieusement aux crises des sujets vulnérables, non pas sous un angle technique, mais au moyen d'actes de vérité qui favorisent l'humanisation de ces milieux de pratique. Les auteures soulignent encore une fois la position toute singulière des ressources alternatives, où le vocabulaire médical (diagnostic, maladie, symptôme, insuffisance) est rarement employé au cours des interventions parce que « les ressources alternatives considèrent que la part essentielle du traitement qu’elles offrent se joue ailleurs, [dans] la prise en compte de la souffrance subjective et l’horizon d’un retour à la vie » (p. 131-132). C’est pourquoi les auteures sont d’accord pour affirmer le décloisonnement et l’élargissement des limites conventionnelles au coeur même des services publics de psychiatrie.

La cinquième partie porte, selon la suggestion effective de Corin, Poirel et Rodriguez, à redéployer le regard et l’action en se réappropriant le sens des ressources alternatives en santé mentale puisque celles-ci luttent farouchement contre un esprit de système malveillant que sont les lieux institutionnels de ce champ de pratique. Cela ne veut pas dire que les ressources de traitement alternatives nient l’apport thérapeutique du médicament, mais qu’elles s’inspirent de ce syntagme éthique : rien de trop. Les auteures reprennent ici le paradigme biomédical en soulignant son apport pervers chez les usagers qui voient le « monde de la psychiatrie » comme un lieu où l’on encourage l’accroissement et la prolongation de la souffrance plutôt que de la soulager et d’évacuer la douleur en vue d’une guérison performative, voire définitive. Les responsables des ressources de traitement alternatives défendent avec vigueur, audace et perspicacité non pas une participation passive des usagers dans la communauté, mais le retour à la vie citoyenne et démocratique comme droit inaliénable. Ces itinéraires de sens cheminent vers une authentique liberté visant la mobilité physique nécessaire à l’actualisation de soi; l’autonomie de croire en des valeurs qui leur appartiennent; la capacité enjouée de lire, de réfléchir, de méditer, de connaître et d’intervenir plus adroitement afin de transmettre l’essentiel de leurs identités retrouvées, parce que fondamentalement l’humain est créé bon, et s’il est corrompu, c’est en raison de l’esprit de système déjà évoqué. Il s’agit donc « d’aider la personne de façon à ce qu’elle puisse trouver une façon d’exister dans le monde à sa façon », « trouver une place où être bien », les auteures rappelant aussi qu’« il n’y a pas de route prédéterminée. Chacun construit sa route » (p. 136). Dans cet ethos social où s'inscrit un modus vivendi déjà-là, il faut « [...] chercher la divinité, [c]’est en elle en effet que nous avons la vie, le mouvement de l’être » (Actes 17, 28). C'est ainsi que ces personnes sont en mesure de manifester pacifiquement leur pouvoir-être et de retrouver leur dignité d'être humain afin de mieux maîtriser leur vie citoyenne à part entière. Elles peuvent circuler librement avec responsabilité dans les réseaux collectifs à dimension communautaire et/ou bénévole, selon ce paradigme biopsychosocial. L’innovation sociale et inclusive de ces milieux de pratique est salutaire chez ces personnes ayant surmonté des problèmes métaphysiques et qui deviennent à leur tour des actants plus que bénéfiques à la reconstruction du lien social.