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NPS – Comment décririez-vous les nouveaux modes de gouvernance et de gestion des services sociaux dans les institutions publiques en France aujourd’hui ?
En France, il y a eu une réorganisation de l’intervention sociale vers un système très décentralisé. En fait, il y a eu un transfert des pouvoirs détenus par une alliance entre l’État et des grandes associations de travail social vers les pouvoirs locaux des départements. Rappelons qu’en France le travail social est pour l’essentiel un travail qui se fait dans le cadre d’« associations » composées de travailleurs sociaux, de notables, de militants politiques et / ou religieux, etc. Chacune des associations a une vocation spécifique telle que l’accompagnement des enfants maltraités, la prévention de la délinquance, le suivi des familles… Avant, celles-ci étaient financées pour l’essentiel par l’État. Et, depuis les années 1980, elles sont financées par un département, une région, une commune et par l’État… Ce changement est très important parce que les financeurs locaux ne sont plus des bureaucrates de l’État, mais bien des élus. Ces élus vont exercer un contrôle beaucoup plus fort sur les diverses associations qui doivent rendre des comptes bien plus souvent que ne l’exigeait l’État. Il y a eu ainsi un rapprochement local du contrôle du travail social. Avant, l’État ne vérifiait pas tellement ce que les travailleuses et travailleurs sociaux faisaient. Or, maintenant ils ont affaire à une petite technocratie municipale, départementale ou régionale qui contrôle la manière dont le travail social se fait. On est donc devant un mouvement de décentralisation et de rationalisation de leur travail.
Les travailleurs sociaux ont beaucoup résisté à cela, pour de bonnes raisons évidemment puisqu’il est légitime de défendre son autonomie professionnelle, et pour de moins bonnes raisons aussi puisqu’il n’est pas scandaleux que les responsables politiques s’interrogent sur l’usage qui est fait des finances publiques. Ce changement important est donc en quelque sorte un mélange de technocratisation et de démocratisation du travail social. Les travailleurs sociaux sont plus sensibles à la technocratisation, mais c’est aussi une forme de démocratisation.
Deuxième évolution : la gestion des services sociaux est de plus en plus orientée par une politique des « dispositifs », c’est-à-dire par des politiques ciblées : famille monoparentale, l’enfance maltraitée, les quartiers défavorisés, les primomigrants, tel ou tel handicap… Sous l’influence de telles politiques ciblées, les travailleurs sociaux deviennent plutôt des organisateurs de dispositifs, de programmes ou de projets. C’est une chose assez troublante d’ailleurs que de se rendre compte que beaucoup de travailleurs sociaux ne rencontrent même pas d’usagers. Ils sont devenus des organisateurs de dispositifs. La travailleuse sociale qui s’occupait des alcooliques, des chômeurs, de l’enfance en danger, etc., n’est plus tellement le modèle. Cette dernière dira plutôt aujourd’hui : « Je suis dans un dispositif qui cible tel ou tel problème et je suis obligée de travailler avec d’autres intervenants sociaux. » D’ailleurs, le mot « intervenant social » remplace progressivement celui de travailleur social. Les travailleurs sociaux deviennent de plus en plus souvent des spécialistes d’un dispositif particulier et, dans cette perspective, leur formation en droit et en gestion a été renforcée alors que leur formation en psychologie devient plus faible. Il est important de préciser que ce changement n’est pas arrivé brutalement. Il a commencé avec un gouvernement de gauche au début des années 1980 avec la décentralisation dont j’ai parlé plus tôt.
On pourrait dire ainsi que le travail social s’est professionnalisé et s’est technocratisé. Ce que beaucoup de travailleurs sociaux dénoncent d’ailleurs comme étant un effet des politiques néolibérales. Des amis comme Michel Chauvière[3] défendent cette position. Or, je ne suis pas convaincu que c’est strictement la faute du néolibéralisme puisqu’il n’y a pas vraiment de marché. En ce sens que les services publics n’ont pas vraiment de concurrence et ne cherchent pas non plus à faire des bénéfices. En revanche, cette critique néolibérale est juste sur le fait qu’un mode de gestion axée sur de multiples dispositifs, sur l’obligation de rendre des comptes, sur le contrôle permanent de l’activité, etc. – un mode de gestion qui s’inspire des grandes entreprises privées et publiques –, est à l’origine du néomanagement.
NPS – Vous parliez de décentralisation, de technocratisation, mais aussi de démocratisation, dans quel sens ?
Je parle de démocratisation dans le sens où, l’argent qui est mis dans le travail social étant un argent public, le contrôle de son usage est fait par des institutions politiques locales, ce qui est plutôt démocratique. Mais je ne crois pas que la France soit un pays qui a une grande culture démocratique. Sa culture est plus étatique et républicaine, ce qui fait que les travailleurs sociaux sont choqués quand un élu demande des comptes. Certains de ces travailleurs sociaux préféreraient que l’État leur dise : « Vous avez de l’argent, je vous fais confiance, vous représentez et vous défendez l’intérêt général. »
Tout ceci mérite un petit détour historique. En France comme ailleurs, il y a de plus en plus de besoins d’intervention publique et pas simplement parce qu’il y a un accroissement de la pauvreté, mais parce que de nouveaux domaines tombent sous la responsabilité du travail social. Nous sommes donc devant une forme d’extension du travail social. Bien que les dépenses sociales augmentent encore, comme c’est le cas dans la plupart des pays d’Europe avec la crise de la dette publique, l’écart entre les besoins perçus et les dépenses sociales devient beaucoup plus grand qu’il ne pouvait l’être dans les années de croissance (1960-1970). L’image des problèmes sociaux change aussi. Jusque dans les années 1970, le travail social s’inscrivait dans une croyance dans la grande marche vers le progrès social : le travail social aide les gens qui restent de côté à rejoindre cette marche du progrès social. Donc, il y aura de moins en moins de pauvres, il y aura de moins en moins d’enfants sans diplôme, il y aura de moins en moins de femmes battues, etc. Il est bien évident que, depuis le temps, plus personne n’oserait dire des choses pareilles et le travail social n’est plus directement associé au progrès social. Maintenant, il est plutôt perçu comme une machine à atténuer les dégâts du capitalisme et des inégalités. Le moral des travailleurs sociaux est affecté parce que, d’un côté, ils ne sont plus dans ce récit du progrès et que, de l’autre côté, on leur demande des comptes. Les travailleurs sociaux sont devenus des opérateurs de politiques publiques.
NPS – Quand vous dites que de plus en plus de travailleurs sociaux deviennent des gestionnaires de dispositifs qu’entendez-vous par dispositifs au juste ?
Je vais prendre un exemple déjà ancien et un exemple nouveau. Le cas déjà ancien : vers la fin des années 1980, on met en place le revenu minimum d’insertion (RMI). C’est-à-dire que quand vous n’avez plus de travail et plus d’allocation de chômage, vous avez le droit de toucher une somme qui vous empêche logiquement de mourir. Ça, c’est un dispositif, c’est-à-dire que le travail social va créer un dispositif avec des élus, des représentants d’associations qui décident ensemble si telle ou telle personne a droit au RMI. Ensuite, les intervenants vont suivre les gens qui reçoivent le RMI afin qu’ils respectent leur engagement à chercher du travail, etc. Ce dispositif assez lourd permet aussi de relever combien de gens sont sortis du RMI, combien ont trouvé du travail, combien ont vu leur situation se dégrader, etc. Un deuxième exemple qui commence à mobiliser les travailleurs sociaux, c’est les dispositifs de lutte contre le décrochage scolaire. Comme il y a beaucoup de décrochage scolaire et que l’école ne paraît pas tellement en mesure de réparer l’échec scolaire, les élus mettent en place des politiques de soutien scolaire. Ils demandent aux travailleurs sociaux de concevoir et de mettre en place le dispositif avec des parents, des enseignants, des associations, des retraités... Ce n’est que deux exemples, car il y a des dispositifs de créés pour presque toutes les problématiques sociales. Avec ces évolutions, les travailleurs sociaux passent la plus grande partie de leur temps dans des réunions consacrées à la mise en place et à la régulation des dispositifs et leur technicité est assez bureaucratique.
D’un côté, les problèmes sociaux sont plus lourds avec le chômage endémique, de l’autre côté, des conduites qui n’étaient pas des problèmes sociaux deviennent des problèmes sociaux. Je pense par exemple au dispositif sur la parentalité. Par celui-ci, des travailleurs sociaux apprennent aux parents à être des parents, ce qui évoque parfois la société de contrôle anticipée par Foucault. Dans ce contexte, le travail social devient de plus en plus une sorte de « bras armé » des dispositifs et des politiques et les associations qui recrutent les travailleurs sociaux sont tenues de se placer sur le « marché » des dispositifs.
NPS – En quoi le travail social est-il affecté par les modes de gouvernance, par les nouvelles pratiques de management comme vous l’avez souligné plus tôt ?
Comme le travail en général, le travail social est plus sous contrôle et sous pression.
NPS – Plus qu’avant ?
Nettement plus qu’avant ! Il y a encore quarante ans des personnes créaient, à la campagne, à l’écart, un établissement pour des enfants déficients intellectuels ou maltraités par exemple. Des travailleurs sociaux peu formés étaient embauchés et la porte se fermait. Personne ne venait leur demander ce qu’ils faisaient ou presque ! C’était à la fois un système très protecteur pour les enfants et pour les activités des travailleurs sociaux. Or, c’était aussi un système qui permettait des choses complètement scandaleuses qui reviennent à la surface aujourd’hui d’ailleurs, comme le retour du refoulé institutionnel que l’on voit dans l’Église et ailleurs. Je crois qu’aujourd’hui, devant un tel problème social, la stratégie ce n’est plus de créer un établissement, mais plutôt de garder les enfants dans leur milieu « naturel » autant que possible. Et si jamais il se crée un tel établissement, des associations ou des groupes l’observent et l’évaluent, lui imposent des normes rigoureuses. Dans ce contexte, le travailleur social est moins étouffé que dans le vieux système, mais il est davantage contrôlé. Donc, le mode de contrôle du travail social a complètement changé. Le contrôle du vieux modèle était intérieur, moral, pesant, archaïque, etc. Et aujourd’hui, il y a un modèle de contrôle beaucoup plus technocratique, qui se base sur la mesure, la conformité aux normes, les résultats…
Prenons le cas des infirmières pour mieux faire comprendre la nature du changement. Quand la plupart étaient des religieuses, il semblait plus facile à l’organisation de savoir à quoi s’attendre du travail d’une infirmière. Aujourd’hui avec leurs formations et leurs profils très différents, l’organisation doit mettre en place des mécanismes de contrôle, d’évaluation. Avant, dans l’hôpital, on n’écrivait pas beaucoup, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de traces. Le médecin disait à l’infirmière vous faites une piqure de ceci et de cela et elle la faisait. Aujourd’hui, elle la fait et elle écrit qu’elle l’a faite, car cela a une valeur juridique. Elle passe la moitié de son temps à écrire ce qu’elle a fait puisque les actes sont contrôlés en permanence au cas où il y aurait une plainte, pour s’assurer de la qualité des services, etc. Le travailleur social n’y échappe pas non plus : combien de temps a-t-il passé avec une personne ? Combien de contrats a-t-il fait signer ? Combien de fois a-t-il vu la même personne ? Quels sont les engagements qu’il a pris avec elle ? Quelles sont les mesures adoptées ?
Cette évolution du contrôle tient aussi au fait que le modèle de la vocation qui créait une certaine homogénéité « morale » des travailleurs sociaux venus des mouvements religieux et militants a fortement décliné. Cela créait une régulation « spontanée » des modèles professionnels. Aujourd’hui, le travail social est « profane » et très diversifié. Il faut donc que des règles techniques produisent une cohérence conformément à la théorie durkheimienne de la division du travail. Donc le management s’installe !
NPS – Si je vous comprends bien, le management s’installe dans l’histoire des institutions publiques de santé et de services sociaux lorsque la diversité et l’hétérogénéité des profils et des valeurs des travailleurs sociaux, mais aussi des infirmières et des enseignants, s’accroissent dans l’organisation. C’est aussi un argument que vous développez dans votre ouvrage Le déclin de l’institution[4] lorsque vous précisez qu’avec le déclin des vocations et de l’homogénéité des valeurs portées par les travailleurs sur autrui, on assiste à une augmentation et à une complexification de l’organisation du travail des institutions publiques de santé et de services sociaux.
Maurice Tardif vient de faire un livre là-dessus[5], c’est extrêmement net, la bureaucratie scolaire augmente ! Le nombre d’employés payés pour faire fonctionner l’organisation s’accroît sans cesse. Dans le cas du travail social, c’est aussi très évident. Au point qu’il arrive que certaines organisations de travailleurs sociaux finissent par déléguer à d’autres (stagiaires, auxiliaires, bénévoles, etc.) les rencontres avec les usagers. Le travailleur social lui, il est devant son ordinateur et il fait tourner ses programmes. On le voit aussi à l’hôpital : il y a des services dans lesquels le malade ne voit guère les médecins et les infirmières. Il aura plutôt une relation avec l’aide soignante. C’est ainsi parce que le médecin fait de la médecine scientifique avec des examens et des machines, parce que l’infirmière fait tourner les services, comme une nouvelle bureaucrate des services. Par conséquent, le malade, il a droit à l’aide soignante !
Il y a quelques années, j’avais été invité à proposer une réforme des Centres municipaux de travail social et j’avais proposé que l’on augmente la qualification professionnelle des employés du guichet d’admission pour que tous les problèmes administratifs soient réglés par eux et que les travailleurs sociaux puissent se concentrer sur la relation avec les usagers. C’est une réforme qui a été assez bien acceptée parce que, en réalité, quand le personnel au guichet était peu qualifié, les travailleurs sociaux faisaient de la bureaucratie du matin au soir; ils ne voyaient jamais les gens. Il suffit de connaître les dispositifs d’aide qui permettent de payer une facture et d’accéder à certains droits sociaux. En revanche, quand les gens ont des problèmes personnels plus lourds, il faut un travailleur social qui se consacre à la relation plus longue avec les usagers.
NPS – Comment ces transformations institutionnelles ont une incidence sur le sens que les travailleurs sociaux donnent à leur métier selon vous ?
En réalité, un des grands risques, c’est que le travail social se défausse de la relation interpersonnelle. Je crois que ce que l’on peut attendre du management, c’est qu’il soutienne les travailleurs sociaux dans ces situations difficiles. C’est-à-dire qu’il faut admettre que le métier est difficile et que ce métier difficile fait que l’on doit être soutenu, aidé par la hiérarchie, par les équipes, etc. D’une certaine façon, la gestion des mécanismes, des dispositifs, des systèmes financiers est tellement envahissante que les travailleurs sur le terrain ont le sentiment d’être ignorés.
NPS – Parfois le management n’offrira pas tout le soutien qu’il faut. À ce sujet, il est étonnant de constater comment les travailleurs sociaux français que vous avez interviewés dans le cadre de votre recherche qui a donné lieu au livre Le déclin de l’institution (2002) n’agissent pas sur leur contexte organisationnel de travail, et ce, malgré le fait qu’ils s’en plaignent. Ce qui m’amène à vous poser la question suivante : comment le travailleur social ou l’intervenant social peut-il agir sur son contexte organisationnel de pratique ?
Quand les travailleurs sociaux me posent cette question, je leur donne toujours la même réponse : il faut construire son autonomie professionnelle et construire son espace professionnel. L’un des problèmes du travail social en France, c’est que les travailleurs sociaux sont désarmés parce que le travail social n’a pas de langue professionnelle propre. Le travail social est colonisé par d’autres que par lui-même. Il est colonisé par la sociologie, il est colonisé par la psychanalyse, bien que la colonisation par la psychanalyse décline, mais elle fut extrêmement lourde. En dépit de la formation des écoles de travail social – dans le cas français, j’insiste bien –, la profession est colonisée par des savoirs autres que ceux du travail social même.
Un travailleur social, c’est un faux policier, c’est un faux psychiatre, c’est une fausse bonne soeur, c’est un faux gestionnaire, etc., ce qui provoque, en France je dis bien, une extrême difficulté des travailleurs sociaux à parler de leur pratique propre. Souvent, les travailleurs sociaux ont un imaginaire de leur profession qui rend illégitime ce qu’ils font vraiment. C’est-à-dire que le travailleur social va plutôt se placer d’un point de vue de psychiatre, d’un point de vue de gestionnaire, d’un point de vue de sociologue, rarement d’un point de vue professionnel qui lui permettrait de dire : « Ma profession consiste à faire ceci, cela. »
Je vais vous donner un exemple pour bien me faire comprendre. Il y a dans les établissements français un rite qu’on appelle la « réunion de synthèse ». Toutes les semaines, les sept ou huit intervenants se rencontrent pour parler des usagers, des élèves, des familles, des enfants – peu importe – et ils en parlent entre eux devant un psychiatre. Généralement, c’est le psychiatre qui leur dit quelle est la signification de ce qu’ils ont fait ou de ce qu’ils ont dit. Il arrive souvent que le psychiatre n’ait même pas vu les personnes en question, ce qui ne l’empêche pas d’analyser cette personne, par le biais de ce que dit le travailleur social. Ainsi, pour échapper à cette emprise, le travailleur social apprend à parler comme le psychiatre. On est dans un état de colonisation absolue par lequel le travailleur social est mis en situation de trouver que ce qu’il fait n’est pas légitime s’il n’utilise pas la langue de l’expert. C’est en ce sens que je dis que les travailleurs sociaux, en tout cas en France, n’ont pas leur propre langue. Ils racontent rarement ce qu’ils ont fait parce qu’ils ne trouvent pas légitime ce qu’ils ont fait; ils interprètent d’emblée leur pratique dans la langue d’une science supposée savoir.
Il faudrait donc que les formations de travailleurs sociaux – peut-être que c’est le cas au Québec ? – soient nettement plus professionnelles, qu’il y ait une science du travail social comme il y a une science infirmière, avec une identité forte ! Par exemple, dans les instituts de formation que je connais, les cours de sociologie et de psychologie sont plutôt des supports de sélection pendant que, en réalité, les étudiants apprennent leur métier dans les stages en imitant leurs collègues déjà sur les milieux de pratiques. Les étudiants ne peuvent pas s’appuyer sur une autonomie professionnelle légitime qui les aiderait à se défendre, du moins, au nom de cette autonomie.
NPS – Comment est-il possible de défendre l’autonomie professionnelle du travail social dans ce contexte ?
Je crois que le travailleur social pourrait avoir une identité professionnelle plus positive. Ce serait possible s’il était formé dans d’autres conditions par d’autres travailleurs sociaux si leurs associations étaient plus soucieuses de cela. Si je me rappelle bien, dans mon livre Le déclin de l’institution, je conclus sur l’idée d’une défense du métier. Je dis qu’il faut défendre les métiers d’enseignants, d’infirmières, de travailleurs sociaux. Un métier, c’est la capacité de dire et d’agir au nom d’un certain nombre de compétences pratiques. Ce qui me frappe, c’est que les travailleurs sociaux ont une faible conscience de leur métier.
NPS – En quoi l’organisation du travail dans les institutions publiques serait responsable de ce rapport que les travailleurs sociaux entretiennent avec leur métier comme vous dites ?
Si les travailleurs sociaux avaient une capacité plus forte de définir leur métier, leur capacité de résister au management serait plus forte ! Par exemple, la bureaucratisation hospitalière est bien plus intense que l’organisation du travail des associations de travail social, mais en face, il y a des médecins qui disent : « Stop ! La médecine c’est nous ! C’est notre métier ! »
Dans le cas du travail social, il y a davantage de risques que les gestionnaires s’emparent de tout parce que la capacité de leur résister à partir de son métier y est plus faible. D’ailleurs, les travailleurs sociaux ont de moins en moins le choix de se laisser remplacer par des gens sans formation. Si ce n’est pas un métier, il n’y a aucune raison de ne pas les remplacer par des gens moins formés. Je ne crois pas pour autant qu’il faut faire un scénario du pire. Ce que je crains cependant, c’est que l’absence de métier dans le champ du travail social fasse qu’il se dilue dans une sorte de bureaucratie sociale.
NPS – Dans un tel contexte, quel conseil donneriez-vous aux travailleurs sociaux d’aujourd’hui ?
C’est un peu ridicule de donner des conseils. Mais je leur dirais : ne laissez pas aux autres le monopole de l’évaluation. Il est normal – je répète – qu’on demande aux travailleurs sociaux ce qu’ils font. Mais ce qui est choquant, c’est de ne pas être un acteur de cette évaluation et d’en discuter précisément les normes et les techniques au nom de son expertise. Or, les travailleurs sociaux râlent, ils se plaignent, ils résistent… Et alors ? Ça ne sert à rien ! Ça fait du bien de râler, mais ça ne change pas vraiment les choses. Et le deuxième conseil, c’est de renforcer la formation au métier. Si vous avez un système dans lequel un métier qui défend son autonomie, ses compétences, face à des bureaucrates, gestionnaires, la situation est assez saine : après il y a les rapports de forces, car il faut bien discuter, négocier, s’arranger, etc. Alors que si vous avez d’un côté la gestion et de l’autre côté des gens qui ont perdu ou n’ont pas acquis la capacité de s’opposer à la gestion autrement qu’en râlant, qu’en protestant, etc., la bataille est perdue !
Prenons le cas de l’éducation. Quand il a été dit qu’on allait évaluer les établissements scolaires. Les enseignants étaient fous de rage : « C’est une honte ! C’est du néolibéralisme ! C’est du néomanagement ! » Il aurait été plus efficace de réfléchir sur l’évaluation des établissements afin de s’opposer à l’administration au nom de ses compétences en matière d’évaluation. Exigez une autre évaluation, exigez que les enseignants et les parents y participent, exigez que la performance ne soit pas le seul critère… Enfin, il y a plein de techniques ! Mais si vous renoncez à vos compétences, si vous vous définissez d’emblée comme incompétent en gestion et en évaluation de votre travail, vous perdrez la bataille, car il est juste que l’école soit évaluée puisqu’elle fonctionne sur des fonds publics et des impôts payés par tous. Ne vous comportez pas comme les propriétaires de l’école.
NPS – Pourquoi les enseignants ou les travailleurs sociaux se définissent-ils comme incompétents en gestion et en quoi refusent-ils d’adhérer à une logique gestionnaire à la base ? Y aurait-il par exemple une incompatibilité de principe à la base entre les enseignants, les travailleurs sociaux et le « néomanagement » ?
Ça, c’est une position esthétiquement séduisante, mais sociologiquement intenable ! Je veux dire que le travail social agit au nom de la liberté, de l’égalité et de l’intérêt général alors que la gestion agit au nom de la rationalité financière. On peut dire que c’est incompatible, cependant, pour réaliser la liberté, l’égalité et l’intérêt général, il faut des moyens financiers ! On est dans un monde de grandes personnes tout de même ! À un certain moment, il faut se battre ! La vie sociale est ainsi faite. Je n’aime guère les poses idéologiques : les refus de principes qui se terminent en défaites et en compromissions.
NPS – Comment lutter, comme travailleur social, devant une telle logique rationnelle et instrumentale ?
La seule chose que peut dire un sociologue, c’est : voilà la nature des enjeux. Si vous pensez que le travail social favorise l’émergence de sujets, il ne suffit pas de l’affirmer dans le ciel des idées ; il faut construire et renforcer vos compétences professionnelles sur ce thème pour être en mesure de les opposer à la rationalité instrumentale. Si vous abandonnez le terrain, la bureaucratie gagnera tout ! Donc, il faut construire une identité de métier et de professions pour être capable de dire aux gestionnaires : là, vous vous trompez, là, ce n’est pas rationnel ! Mais si vous le faites simplement contre le « scandale » de la gestion ou du néomanagement, à la fin du combat, on peut deviner qui gagnera.
NPS – À ce sujet, ce qu’on retrouve parfois au Québec, c’est un repli sur soi menant parfois à des problèmes de santé mentale liés au contexte organisationnel du travail…
Il y un phénomène de décrochage intérieur, surtout chez les travailleurs sociaux. Miser sur le métier ne se fait pas tout seul ! Mais le pire n’est jamais sûr. Et puis comment se complaire dans le renoncement quand votre métier consiste à convaincre les autres de ne pas renoncer et de ne pas se complaire dans la position de victime !
Appendices
Notes
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[1]
Pour une synthèse de cette recherche, consulter F. Dubet (2002). Le déclin de l’institution, Paris, Éditions du Seuil.
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[2]
Plus précisément, pour Dubet, le travail sur autrui renvoie aux activités salariées, professionnelles et reconnues qui visent explicitement à transformer autrui. Ce dernier peut être défini comme l’ensemble des activités professionnelles participant à la socialisation des individus (Dubet, 2002 : 9). Il correspond aux activités professionnelles qui ont pour objectifs d’agir directement sur les conduites, les sentiments, les valeurs et les représentations des individus. Dubet choisit de s’intéresser à ce type d’activité dans la mesure où il est ancré dans un métier (enseignant, formateur pour adulte, infirmière, travailleur social et médiateur), dans une organisation particulière, dans une formation spécifique, et dans la mesure où des individus sont payés et formés pour agir sur l’autre. Ce type de travail est au coeur de l‘activité (soigner, éduquer, punir, amuser, occuper, consoler, entraîner, etc.) où le service touche directement la personne (Dubet, 2002 : 11).
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[3]
M. Chauvière (2007). Trop de gestion tue le social : essai sur une discrète chalandisation, Paris, La Découverte.
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[4]
F. Dubet (2002). Le déclin de l’institution, Paris, Éditions du Seuil.
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[5]
M. Tardif et L. Levasseur (2010). La division du travail éducatif : une perspective nord-américaine, Paris, Presses universitaires de France.