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La Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale[1] adoptée par l’Assemblée nationale du Québec en 2002 a été la réponse des institutions politiques québécoises à un mouvement citoyen qui proposait une loi « visant à mettre en place les cadres permanents d’un Québec sans pauvreté » (Noël, 2002 ; Collectif pour un Québec sans pauvreté, 2008). Cette dernière formulation a été reprise partiellement dans la loi, qui « vise à guider le gouvernement et l’ensemble de la société québécoise vers la planification et la réalisation d’actions pour combattre la pauvreté, en prévenir les causes, en atténuer les effets sur les individus et les familles, contrer l’exclusion sociale et tendre vers un Québec sans pauvreté ». Cette loi reconnaît l’importance à la participation citoyenne, dont celle des personnes qui vivent la pauvreté et l’exclusion sociale. Elle appelle aussi à réunir diverses connaissances, qualitatives et quantitatives, sur la pauvreté, l’exclusion sociale et les inégalités, dont des indicateurs en vue de mesurer les progrès accomplis relativement aux visées qu’elle poursuit. Un avis du Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion publié en mai 2009 a dessiné certaines avenues en ce sens (CEPE, 2009). Des appels de projets de recherche sont venus et viendront des organismes subventionnaires sur des questions reliées à ces enjeux (FQRSC, 2006 et 2011 ; Institut de la science et de la technologie, 2007). Comment tenir compte de ces préoccupations dans la conception et la réalisation de recherches sur la pauvreté et l’exclusion sociale ?

C’est dans ce contexte que nous avons réalisé une consultation sur les recherches à entreprendre « dans l’esprit et le sillage » de la Loi, auprès de quatre groupes d’acteurs directement concernés : des personnes qui vivent des situations de pauvreté et d’exclusion sociale, des intervenants engagés dans des organisations citoyennes ou proches d’elles, des personnes oeuvrant dans des milieux gouvernementaux, ainsi que des chercheurs. La consultation portait sur divers enjeux relatifs aux recherches à mener, tant aux plans du contenu, de la participation que de la méthode. Elle ne visait pas à donner une image complète et représentative des points de vue que l’on retrouve dans ces quatre ensembles d’acteurs, mais à identifier des conditions pour que des recherches sur la pauvreté et l’exclusion sociale soient « au goût[2] » des personnes pressenties et répondent à leurs préoccupations. Elle visait également à situer l’apport possible d’individus provenant des quatre milieux à d’éventuelles recherches sur ces questions.

Il ne saurait être question de présenter l’ensemble des résultats de la consultation dans l’espace de cet article[3]. Nous nous bornerons à signaler quelques-unes des idées fortes qui en ressortent, autour des questions sensibles de la participation et de la crédibilité de la recherche.

La consultation : objectifs et méthode

Quelques mots d’abord sur la méthode retenue. Nous avons dressé une première liste de 62 personnes (12 personnes en situation de pauvreté, 19 intervenants, 17 personnes en milieu gouvernemental, 14 chercheurs) afin de réunir une variété de points de vue. Ces personnes avaient en commun d’être diversement concernées par les questions relatives à la pauvreté, les inégalités, l’exclusion, et d’avoir déjà une réflexion sur ces questions. Les personnes en situation de pauvreté avaient une longue expérience de la pauvreté et ont été rejointes du fait de leur implication, de longue date ou récente, dans un groupe actif dans la lutte contre la pauvreté, certaines assurant des représentations relatives au suivi de la Loi. Les personnes intervenantes étaient employées par un organisme actif dans la lutte contre la pauvreté ou ayant des mandats apparentés. Les personnes au gouvernement étaient employées dans un ministère ou un organisme public et travaillaient sur des dossiers relatifs à la lutte contre la pauvreté. Les chercheurs étaient des personnes employées dans une université ou un centre de recherche et menant des travaux relatifs à la pauvreté, aux inégalités, à l’exclusion.

Ces personnes furent invitées à répondre à cinq questions, soit par courriel, soit lors d’une entrevue, téléphonique ou en personne, portant sur les recherches les plus importantes à réaliser, sur les raisons de faire participer différents groupes d’acteurs, sur les enjeux, les pièges et les contraintes touchant la méthodologie des recherches et ce qui les rend crédibles, et enfin sur l’influence des diverses formes de savoir sur les actions publiques. En tout, 39 questionnaires ont été complétés, un taux de réponse de près des deux tiers, selon la répartition suivante : 11 provenant de personnes en situation de pauvreté, 10 provenant d’intervenants, 10 de personnes oeuvrant en milieu gouvernemental et 8 de chercheurs.

Les réponses reçues ont été versées dans une base de données. Elles ont été compilées intégralement, question par question. Les deux membres de l’équipe de projet ont analysé ensuite séparément les réponses à chacune des questions, de manière à dégager l’ensemble des idées formulées par les répondants, puis à identifier les convergences et les divergences. Ces analyses ont ensuite été mises en commun et comparées. Pour chaque idée ou observation avancée, il devait y avoir des citations à l’appui. Une première synthèse des résultats a par la suite été envoyée à l’ensemble des participants en les invitant à communiquer leurs commentaires (questions, observations, critiques) soit par écrit, soit de vive voix lors qu’une journée d’échanges. Cette rencontre réunissant 16 personnes s’est tenue à Québec le 23 novembre 2010. Elle visait à valider les analyses, ouvrir la discussion sur les points de débats et identifier des pistes pour la suite[4].

Les principales limites de cette exploration, contrainte par un très petit budget, étaient la petite taille de l’échantillon et le nombre limité de questions. La démarche devait toutefois permettre d’aller chercher une bonne diversité de points de vue. Comme elle visait à cerner des points d’accord et de désaccord à prendre en compte éventuellement dans des travaux où l’on voudrait atteindre les objectifs de participation inscrits dans la Loi, elle traitait explicitement du croisement des perspectives entre groupes d’acteurs différents. Si notre démarche a pu favoriser l’expression d’idées allant dans ce sens, et peut-être découragé des avis contraires, elle a néanmoins permis de faire entendre des points de vue que l’on entend rarement.

Un exemple d’accord : considérer à la fois l’expérience des situations et les problèmes structuraux

La question portant sur les recherches les plus importantes à entreprendre aujourd’hui a suscité des réponses très détaillées. Arrêtons-nous aux thèmes et aux préoccupations mentionnés par des répondants des quatre groupes d’acteurs[5]. Ils vont de problèmes touchant la vie quotidienne à des dimensions plus structurelles :

  • La réalité vécue par les personnes en situation de pauvreté et ce qu’elles en pensent. On touche ici à ce que ça prend pour vivre, aux obstacles au quotidien, à la difficulté d’en sortir, mais aussi aux valeurs et aux solidarités. « L’impact de la pauvreté sur les gens qui la vivent. Sur le plan de la santé physique, de la santé mentale. Ça se fait déjà ces recherches-là, ça pourrait peut-être être fait autrement, pour humaniser la réalité de la pauvreté. […] Permettre de voir qu’est-ce qu’il y a derrière les chiffres de la pauvreté. C’est quoi les expériences humaines qu’il y a derrière ça. » (I-01)[6]

  • Les préjugés et les représentations sociales. Quels sont les impacts des perceptions sur les personnes ? Comment le regard de l’autre met-il ou maintient-il dans la pauvreté et l’exclusion ? « Le rôle des préjugés, et de ses mécanismes, dans le maintien et le développement de la pauvreté et de l’exclusion sociale. » (I-05) « […] les représentations sociales de la pauvreté dans les médias, etc. » (G-04)

  • Les impacts des budgets et des décisions publiques. On met ici le projecteur sur ce qui peut causer ou réduire la pauvreté, les inégalités, l’exclusion dans les choix publics, autrement dit sur des enjeux systémiques liés à la vie démocratique et à la manière de gouverner.

  • Les histoires, trajectoires et parcours de vie. Certains aspects de la pauvreté, des inégalités, de l’exclusion, sont ponctuels, d’autres transitoires, d’autres permanents. Les participants appellent à suivre l’évolution des situations sur le long terme et à bien faire les arrimages. « Des recherches qualitatives sur les parcours des personnes qui vivent une situation de pauvreté et qui cherchent à s’en sortir. » (I-18) « Bien comprendre les trajectoires vers la pauvreté et l’exclusion parce qu’en comprenant les trajectoires, on s’approche des causes. » (C-10)

  • L’accès à l’emploi et l’insertion dans la société. Les questions soulevées touchent autant à la pauvreté au travail qu’à l’accès effectif à des emplois de qualité quand on vit de la pauvreté. Plusieurs récits d’expériences confirment l’importance à accorder à ce que peuvent en dire les personnes en situation de pauvreté.

    Y a-t-il réellement des places disponibles pour toutes les personnes qui peuvent et veulent participer aux mesures ? Quelle est « l’ouverture » du marché du travail à ces personnes ? Qu’est-ce qui permet un retour sur le marché du travail pour les personnes en situation de pauvreté : les mesures d’incitation, les mesures d’employabilité, la présence d’emploi de qualité accessible, l’amélioration du revenu avant la recherche d’emploi (ce qui permet la recherche active), etc. ? (I-05)

  • Les exclusions, oublis, mises à l’écart. Cette dimension des rapports sociaux, souvent peu visible et néanmoins dure à vivre pour les personnes, est évoquée comme un aspect à développer davantage, dans ses liens avec la pauvreté. « Je me demande si on n’est pas oubliés des fois. On a l’impression de ne pas exister. Peut-être qu’ils pourraient commencer par nous écouter. » (P-07)

  • Les inégalités et les rapports inégalitaires. Cette question majeure traverse toute la consultation, posant la question de la justice dans la société québécoise. Elle porte sur l’accès inégal à la richesse et aux ressources, mais aussi sur la distance qui l’accompagne entre les groupes sociaux. « Pourquoi que le centile des plus favorisés continue de s’enrichir (une meilleure répartition de la richesse devient-elle possible, entre autres en changeant le modèle de fiscalité en place) ? » (P-10)

  • Le système économique, ses crises et ses théories. Une autre préoccupation à caractère systémique touche à la manière de penser l’économie. On veut discuter du cadre de référence avec lequel on pense l’économie, faire les liens avec la pauvreté et les inégalités, et suivre les impacts de la récente crise économique.

Ces préoccupations se trouvent assez bien résumées dans le cri d’un participant qui dit qu’il faut « aller là où le bât blesse » (P-11), ce qui pour lui renvoie autant à l’expérience de la réalité qu’à ses causes, qu’il aperçoit beaucoup, comme d’autres, dans les rapports inégalitaires et l’usage de l’argent public.

Un exemple de désaccord : expliquer ou non la pauvreté par les personnes qui la vivent

Pour une partie des répondants, s’il faut porter davantage attention à la façon dont la pauvreté est vécue et réfléchie par les gens, il faut en même temps dépolariser les recherches, trop souvent concentrées sur qui sont les personnes en situation de pauvreté et ce qu’elles font. Pour ces personnes, une partie du problème a à voir avec les comportements d’autres acteurs dans la société et avec la manière dont la société fonctionne et se gouverne, incluant les règles, les programmes, les décisions publiques et le rapport à l’argent. Connaître mieux pour agir mieux suppose d’apprendre à déplacer le projecteur de ce côté.

Une attention exclusive sur les personnes vivant dans la pauvreté finit par les tenir responsables de leur condition de pauvreté et de sa transmission aux générations suivantes. Le problème se trouverait en elles : leur manque de formation ou de motivation, leurs expériences passées ou présentes. On oublie tout ce qui est autour d’elles, et qui contribue à les maintenir dans la pauvreté ; on oublie le reste de la société, les conduits d’exclusion, le marché du travail, les politiques publiques, et les autres mécanismes à l’oeuvre. Si l’expérience vécue par les personnes en situation de pauvreté est importante à connaître, en ce qu’elle montre l’importance des problèmes et met sur la piste de leurs causes, l’explication ne se trouve pas chez les personnes, comme l’ont souligné de différentes façons plusieurs répondants. Une crainte exprimée par plusieurs intervenants est de voir les recherches considérer la pauvreté comme un problème individuel reposant sur des mauvais choix de vie (I-05), où on va « poser des questions qui individualisent les problèmes et les solutions » (I-18) alors qu’on aspire depuis des années à « la prise en compte des facteurs structurels et leur analyse » (I-18).

D’autres répondants, en revanche, ont souligné l’importance de mener des recherches sur la transmission intergénérationnelle de la pauvreté, insistant par exemple sur l’importance de développer des interventions visant à « briser la reproduction intergénérationnelle des dysfonctions familiales pendant l’enfance qui conduisent trop souvent à la pauvreté et à l’exclusion sociale » (G-11). C’est mettre l’attention sur les personnes et leurs comportements.

Ces positions différentes, très contrastées chez les uns, et plus nuancées chez d’autres, montrent qu’il y aurait matière à travaux et débats pour clarifier ce qui fait que la pauvreté, les inégalités, l’exclusion semblent se reproduire et se transmettre d’une génération à l’autre. Qu’est-ce qui se reproduit ainsi : des comportements ? un environnement ? des inégalités ? des mécanismes d’exclusion ou de mises à l’écart ? C’est un sujet sensible, qui soulève des questions de responsabilité des individus ou des pouvoirs publics.

Cette absence d’unanimité pourrait être l’occasion d’interroger les cadres de référence qui sous-tendent les recherches, de les expliciter et les discuter. La persistance de la pauvreté d’une génération à une autre peut être comprise implicitement de différentes façons – y compris dans les réponses à notre consultation – et se traduire dans des approches très différentes au plan des politiques et des programmes. Les facteurs structurels ou systémiques, bien que reconnus dans les quatre groupes de répondants, ne sont pas nécessairement conçus de la même manière ou selon la même perspective. On ne leur accordera pas non plus le même degré d’importance. Pour certains, la notion de reproduction intergénérationnelle de la pauvreté renvoie d’abord aux conditions de vie des personnes, pour d’autres, aux dysfonctionnements familiaux, pour d’autres encore au partage inégal de la richesse dans la société. L’accent porte tantôt sur la vie et l’expérience des individus, tantôt sur les structures sociales. Clarifier la perspective défendue, ce qu’elle sous-tend et ses implications pour les politiques est un enjeu important sur lequel il y aurait lieu de revenir spécifiquement[7].

Ouvertures : la participation des différents acteurs

Nous avons demandé à chaque répondant « ce que ça peut donner de prendre du temps » avec des acteurs appartenant à chacun de quatre groupes dans le cours d’une recherche. Comme l’a résumé une participante lors de la rencontre de validation, il s’agissait de voir « pourquoi chacun veut être là et comment il voit le rôle des autres ».

L’ensemble des répondants se montre très ouvert à des participations d’acteurs des quatre milieux représentés et même d’autres milieux. Pour la grande majorité des répondants, c’est en soi quelque chose de positif qui permet d’améliorer les recherches, autant dans leur phase préliminaire (préciser l’objet et la question de recherche) que durant la recherche (meilleure connaissance des réalités, regards complémentaires, validation des analyses) et après (appropriation des résultats, transfert des connaissances auprès des autorités, actions et mobilisation). L’enjeu principal est de parvenir à un véritable échange et à un élargissement des savoirs. Pour plusieurs, il ne s’agit pas seulement d’avoir une « meilleure » connaissance, mais de construire des solidarités pour que les choses changent et de faire en sorte que toutes les sphères de la société se sentent concernées par la pauvreté. Pour y arriver, il faut nécessairement prendre en compte et clarifier les enjeux relatifs aux rapports de pouvoirs dans ces participations et ces échanges.

  • C’est sur la présence des personnes en situation de pauvreté que l’on se prononce le plus. C’est aussi là que les réponses des quatre groupes convergent le plus. Trois raisons principales militent en faveur de leur participation à toutes les étapes des recherches : 1) elle contribue à mieux faire connaître la situation des personnes vivant dans la pauvreté (dont les difficultés quotidiennes avec un budget insuffisant, l’expérience des préjugés et méconnaissances, les obstacles pour se trouver un emploi) ; 2) elle permet la reconnaissance et la valorisation des personnes et de leur savoir ; 3) elle donne aux personnes une influence ou un certain pouvoir touchant les questions qui les concernent ; elle leur « donne une voix », leur permet de prendre la parole plutôt que d’autres parlent en leur nom, et contribue à en faire des sujets.

    Pour une majorité de personnes consultées dans les quatre groupes, la participation de ces personnes est même une nécessité : elle permet une confrontation des points de vue et des savoirs ; elle permet en outre de contribuer à créer un véritable espace démocratique (« une démocratie pratiquée », C-14). À tout moment, consulter, faire participer ou étudier le vécu des personnes en situation de pauvreté permet notamment de s’assurer de couvrir, dans le cadre d’une recherche ou d’une intervention, les principaux obstacles auxquels ces personnes font face au quotidien et de cerner la perception qu’elles ont de leur propre situation et les logiques qu’elles se donnent pour justifier leurs actions. Leur participation ne se limite donc pas à livrer des témoignages ou à informer : elles ont aussi une intelligence irremplaçable des situations.

  • Aux intervenants, on assigne plutôt un rôle de médiation pour créer et entretenir les liens entre les différents groupes. La réflexion critique sur les pratiques d’intervention fait d’ailleurs partie des enjeux de cette participation. Quatre raisons sont généralement avancées pour justifier leur participation aux recherches : 1) leur connaissance de la réalité vécue par les personnes vivant dans la pauvreté, leur capacité d’en témoigner sans préjugé, avec une vue d’ensemble plutôt que singulière, ce qui peut donner une plus grande crédibilité à la recherche ; 2) leur connaissance des contraintes et des effets des programmes et politiques, qui en permet l’évaluation et contribue à la formulation de recommandations réalistes et pertinentes ; 3) leur capacité d’initiative ; 4) enfin, leur capacité d’aider les personnes dans la pauvreté à se faire entendre, à participer à la recherche, aux consultations et aux mobilisations, et à favoriser leur appropriation des résultats.

  • C’est sur la participation des personnes oeuvrant dans les milieux gouvernementaux que les réponses étaient les plus imprévisibles. Il est rare en effet qu’elles soient évoquées dans les discussions sur la recherche participative ou les consultations publiques. De leur présence, on attend essentiellement quatre choses : 1) qu’elles apprennent à mieux connaître la réalité des personnes vivant dans la pauvreté, qu’elles soient plus sensibles aux réalités vécues, qu’elles perdent des préjugés[8] ; 2) qu’elles aident les autres acteurs à mieux comprendre comment fonctionne l’appareil gouvernemental, les contraintes liées à l’élaboration des politiques et des programmes, afin d’en tenir compte dans leurs recommandations et interventions (c’est leur contribution spécifique) ; 3) qu’elles aident à cerner les potentiels de changement au sein du gouvernement sur lesquels tabler ; 4) qu’elles jouent un rôle de « passeur » (C-11), fournissant éventuellement des données difficiles à obtenir (I-05) et aidant d’autre part à faire cheminer les résultats et recommandations des recherches auprès de ceux qui prennent les décisions. Elles ont elles aussi un rôle de médiateur à jouer, dans ce cas-ci entre les trois autres groupes et les décideurs politiques. C’est à propos de la participation de ce groupe que s’exprime cependant le plus d’ambivalence.

  • La présence des chercheurs n’est évidemment pas remise en question ! On a néanmoins des choses à dire sur la manière dont ils doivent travailler avec les autres acteurs. Outre la rigueur et la scientificité des recherches, auxquelles on s’attend qu’ils contribuent fortement, on insiste sur ce que peuvent leur apporter leurs échanges et confrontations avec les autres acteurs ou avec d’autres chercheurs. De ces échanges, les analyses peuvent sortir enrichies. Mais leur point de vue et leur savoir doivent eux aussi être mis à l’épreuve, voire relativisés, afin de regarder les choses autrement, à partir d’autres ancrages. Les chercheurs doivent faire preuve d’ouverture, être plus à l’écoute. Le croisement des savoirs les concerne autant que les autres.

    Deux points de vue se sont exprimés toutefois relativement aux orientations et biais idéologiques des chercheurs. Certaines réponses insistent sur le rôle des chercheurs d’assurer l’objectivité de la recherche, de s’assurer qu’elles ne soient pas idéologiquement orientées. D’autres réponses mentionnent que les chercheurs doivent reconnaître et assumer leur parti pris. Autrement dit, le rôle critique de la recherche est considéré dans un cas sous l’angle de la distanciation et dans l’autre sous celui de l’engagement. Les deux points de vue ne correspondent pas à des groupes d’acteurs spécifiques. Il resterait à vérifier s’ils s’opposent ou se complètent, ce qui invite ici aussi à plus ample débat.

Le succès de la participation d’autant d’acteurs n’est pas garanti. « Il faut que chacun s’habitue au langage de l’autre, découvre et comprenne des logiques autres que les siennes ; il faut des moyens pour garantir le respect de l’apport de chacun, pour créer un climat de confiance » (I-12). Plusieurs conditions doivent être réunies, dont l’accessibilité : on doit pouvoir s’approprier les contenus et se comprendre quand on se parle. Cela suppose de l’écoute, du courage, de la souplesse, du temps, et les fonds nécessaires. Et il y a des obstacles, dont les inévitables rapports de pouvoir, d’où l’importance de permettre et d’intégrer le conflit et le débat dans la démarche, et de s’assurer d’une prise sur le processus et sur les résultats par l’ensemble des participants. On touche ici à des conditions essentielles de la discussion : bienveillance, confiance, sérieux accordé à l’autre, connaissance de l’autre, de ses conditions de travail, de ses intérêts. À ce sujet, lors de la rencontre de validation, les participants sont revenus sur la question de la légitimité des savoirs, quand, pour être entendue, la parole des personnes en situation de pauvreté doit être reprise, traduite et portée par des chercheurs. Comme si leur savoir, a fait remarquer une personne en situation de pauvreté, avait besoin d’être « apprêté » ou « cuisiné » pour être « comestible » et recevable. Cette même rencontre a par ailleurs permis aux participants de mettre de côté pour un temps leur « parole de fonction », comme l’a souligné un participant, pour prendre une parole plus « personnelle ». Elle a été l’occasion de découvrir des affinités et des solidarités, parfois inattendues, chez les autres.

Certaines réticences et attentes se sont aussi exprimées : 1) la crainte de perdre son temps ou celui des personnes en situation de pauvreté dans une démarche qui accapare beaucoup sans apporter de résultat concret dans la vie des gens ; 2) ne pas voir l’intérêt de la participation de personnes vivant dans la pauvreté et d’autres acteurs à certains types de recherches plus quantitatives ; 3) vouloir une réelle participation des acteurs, incluant à la gouvernance de la recherche ; 4) tenir à préserver l’objectivité de la recherche. Il y aurait là des points à débat, supposant de clarifier les besoins et les arguments.

Regards croisés : rigueur et crédibilité

Malgré leurs limites, la consultation et la journée d’échanges ont montré la pertinence de processus participatifs. Elle a notamment permis de faire ressortir des préjugés et des points aveugles dans chacun des groupes et dans les divers points de vue défendus. Elle a fait ressortir que les « évidences » ne sont pas les mêmes pour tous, et qu’aucune perspective, y compris celle des chercheurs, n’est exempte de limitations. En cela, la dimension participative peut contribuer à « dé-familiariser » la question de la pauvreté et à donner plus de rigueur aux discussions.

La conscience des valeurs, des subjectivités, des idéologies orientant la recherche est une préoccupation exprimée par les quatre groupes. La méfiance des personnes en situation de pauvreté et des intervenants quant à l’usage qui sera fait des résultats est également forte. On craint que la recherche ne serve d’abord les intérêts de ceux qui ne sont pas favorables à une aide accrue aux personnes en situation de pauvreté. Des craintes similaires s’expriment dans les deux autres groupes d’acteurs. On redoute les impasses et les détournements de sens, et on insiste sur l’indépendance des chercheurs. Concilier un engagement dans la lutte contre la pauvreté avec la recherche d’une certaine objectivité n’est pas chose simple pour les chercheurs et les personnes oeuvrant en milieu gouvernemental. Il faut pouvoir poser des questions qui dérangent et demeurer ouvert aux travaux produits par des chercheurs d’orientation idéologique différente.

Intégrer la dimension participative dans des travaux de recherche suppose d’interroger et de dépasser les préjugés qui peuvent s’exprimer, et de porter attention à ne pas s’en faire « l’écho », comme l’a rappelé une participante (I). D’ailleurs, aucun des quatre groupes ayant fait l’objet de cette consultation n’était homogène. Des positions différentes se sont exprimées au sein d’un même groupe, manifestant un potentiel de mises en question, de débats, de désaccords. En outre, si on peut souhaiter des « prises de conscience », que l’on s’« ouvre les yeux » sur certaines réalités, un participant a rappelé que la recherche, c’est « aller au-delà des évidences » (G), que son rôle, c’est de nous faire voir au-delà de ce qui semble aller de soi.

Loin de favoriser le point de vue d’un groupe d’intérêts, la participation de différents groupes d’acteurs peut contribuer à assurer une plus grande rigueur. D’abord, elle peut conduire à diversifier les perspectives, les points de vue, les dimensions prises en compte dans l’analyse. Ensuite, elle peut obliger les chercheurs – et l’ensemble des participants – à expliciter leurs présupposés théoriques et méthodologiques, mais aussi politiques et idéologiques, et ainsi à les questionner. En plus d’ajouter de la rigueur, elle peut accroître la crédibilité de la recherche sur la pauvreté, constamment mise en doute, en raison du soupçon qui pèse sur les orientations idéologiques des chercheurs. Une façon de prendre en compte cette dernière difficulté – sans la régler – est de discuter ces présupposés ouvertement, systématiquement et collectivement. Dans des circonstances favorables au dialogue, la participation d’acteurs diversifiés obligera chacun à faire un effort pour contrer ses propres biais, minimalement à les exposer au lieu de se limiter à dénoncer ceux des autres. Dans cette perspective, la participation d’individus provenant de différents groupes est pertinente, y compris dans la recherche quantitative.

La participation permet également une clarification des langages. Des mots ou expressions peuvent prendre des significations différentes. On a donné plus haut l’exemple de la reproduction de la pauvreté, des inégalités et de l’exclusion, ainsi que des enjeux théoriques, méthodologiques, politiques et moraux reliés à la manière de formuler la question. Cette clarification est nécessaire pour changer de paradigme. Un exemple de ce changement touche aux coûts de la pauvreté :

[Il faut étudier] non seulement ce que cela coûte de lutter contre la pauvreté, mais également ce que cela coûte de ne pas le faire. Je crois que de bons arguments seraient à retirer d’une telle recherche, pour en arriver à convaincre les instances politiques et même la population en général de la nécessité et des impacts positifs pour toutes et tous de la lutte contre la pauvreté

G-14

La participation ne vise pas à imposer les visions d’un groupe pas plus qu’elle ne vise à créer un consensus un peu artificiel : des divergences demeureront irréductibles. Elle permet une appropriation et une critique plus large et plus ouverte des perspectives, des résultats et des interprétations mises de l’avant. Ouvrir la porte à une pluralité d’expertises, y compris celles que confère l’expérience d’une situation, n’est pas manquer de rigueur, mais en avoir davantage. Si la science consiste à avancer des propositions de manière à ce qu’on puisse les discuter et en juger, en exposant sa méthode, ses présupposés, les faits sur lesquels elles s’appuient, si c’est par cette exposition à la critique qu’elle se distingue le plus sûrement de l’idéologie, alors la science se trouve très bien servie par des démarches participatives qui le nécessitent.

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La Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale est issue d’une mobilisation citoyenne. Des recherches menées dans l’esprit et le sillage de la Loi peuvent en étendre la portée tant par la participation de différents acteurs à différentes étapes de sa réalisation qu’en contribuant à faire de la lutte contre la pauvreté un enjeu politique important, partagé et documenté. Si tendre vers un Québec sans pauvreté suppose de « déprivatiser » la question, pour reprendre une formule recueillie dans la consultation, pour en faire un enjeu politique qui concerne la société en son ensemble, la recherche peut y contribuer. S’assurer qu’elle soit « au goût » de ceux et celles qui vivent la pauvreté, la côtoient, l’investiguent et la relient aux grandes questions publiques, c’est en même temps s’assurer de discuter les représentations et les présupposés qui guident les différentes lectures du problème, et d’élargir cette discussion, au-delà du rapport de gestion qui lie individuellement les personnes vivant dans la pauvreté aux gouvernants et à leurs décisions.