Abstracts
Résumé
Cet article pose un regard critique sur des expériences de partenariats intersectoriels menées dans le Sud-Ouest de Montréal au début des années 2000. Il s’interroge sur les finalités que poursuit l’intervention auprès de collectivités dans ce contexte et, plus particulièrement, sur l’une de ses dimensions fondamentales, soit la participation active de la population visée à la prise en charge de ses conditions d’existence. Il en arrive à la conclusion que, bien que ce type de partenariat favorise une certaine forme de participation citoyenne, les principes sur lesquels il est fondé l’empêchent d’atteindre l’autre grand objectif visé par l’intervention auprès des collectivités telle qu’elle est conçue par la discipline du travail social, soit de contribuer à la construction d’un monde plus égalitaire.
Abstract
This article offers a critical reflection on the participation of community organizations in local partnerships experienced in the South West of Montreal in the early 2000’s. It questions the meaning given to citizen participation in such a context, one of the most fundamental dimensions of community action as it is conceived by the discipline of social work. It concludes that even if local partnerships allow certain forms of participation to take place, the principles on which they rely prevent them from achieving community action’s other main objective : the making of a more equitable society.
Article body
La participation de ceux et celles que l’on appelle les « premiers concernés » est sans contredit l’un des principaux objectifs visés par l’intervention auprès des collectivités telle qu’elle est conçue par la discipline du travail social. Cette participation a également, depuis la naissance de cette pratique, toujours eu une finalité particulière, soit celle de favoriser l’engagement direct des classes populaires dans la transformation de la société et dans la construction d’un monde plus égalitaire. Les formes de cette participation ont cependant évolué au fil des ans. Au cours des années 1980 et 1990, par exemple, le mouvement communautaire québécois a progressivement délaissé – en partie du moins – le champ de l’action conflictuelle qu’il avait occupé dans les années précédentes. Ce virage en faveur d’une approche plus consensuelle serait attribuable à un certain nombre de facteurs dont l’importante crise économique des années 1980, la technocratisation des pratiques et l’émergence d’un sentiment de désillusion face au militantisme politique conflictuel qui avait marqué les deux décennies précédentes. Ceux-ci auraient plus particulièrement fait prendre conscience aux groupes communautaires de la nécessité de travailler de concert avec d’autres acteurs et actrices – syndicaux et patronaux – également préoccupés par la pauvreté et le chômage grandissants. Il en résultera un nouveau champ d’activité, celui du partenariat local, dans lequel la participation de la population continue d’occuper une place importante. Dans la suite de ce texte, et pour en simplifier la lecture, nous aurons recours au terme « partenariat local » pour désigner les actions menées par des groupes communautaires conjointement avec des acteurs et actrices partageant le même territoire et avec lesquelles ils avaient jusqu’à maintenant eu l’habitude d’entretenir des rapports conflictuels, notamment les représentants et représentantes des différents paliers de gouvernement et du milieu des affaires[1]. Cette pratique est désormais tournée vers la reconnaissance du droit des personnes représentées par les groupes communautaires d’être entendues et de prendre part, au même titre que les autres, aux grandes décisions les concernant. Cette reconnaissance se traduit généralement par la mise sur pied d’instances de concertation où les différents acteurs et actrices d’un milieu ont la possibilité de s’entendre sur les grandes orientations à donner au développement de la société. En raison du processus démocratique qui leur a donné naissance, les consensus qui découlent de cette rencontre sont en principe représentatifs de la diversité des points de vue et, s’ils sont mis en application, sont également susceptibles de contribuer à la construction d’un monde plus juste.
Cependant, cette approche comporte d’importantes limites. En effet, le modèle partenarial qui tend à se développer dans un large éventail de secteurs d’activité tels que la sécurité alimentaire, l’employabilité, les relations de voisinage, le décrochage scolaire, les services de santé, etc., soulève d’importantes questions sur les finalités poursuivies par l’intervention auprès des collectivités et, ultimement, sur le sens de la participation des « premiers concernés » dans ce type d’initiatives. Bien qu’il permette à une diversité de groupes d’intérêt de s’exprimer sur des enjeux qui les touchent directement, le partenariat local favorise-t-il une réelle participation des classes populaires aux décisions concernant l’avenir de la société ? Si tel est le cas, à quoi participent-elles ?
Dans le court texte qui suit, nous tenterons de répondre à ces questions en nous inspirant des pratiques de développement économique et communautaire qui ont cours dans le Sud-Ouest de Montréal, un secteur que nous connaissons pour y avoir oeuvré entre 2000 et 2007[2]. Notre expérience dans ce domaine tend à montrer que le partenariat local peine à répondre aux attentes qu’il crée. Elle nous porte à croire que ce partenariat peut difficilement contribuer à rendre la société plus juste, puisqu’il fait des inégalités sociales sa condition de possibilité. Cette critique nous permettra également d’insister sur le fait que la « participation citoyenne » n’est pas une fin en soi et qu’elle doit toujours être articulée à une réflexion sur les origines des inégalités sociales qui dépasse le cadre strict de la libre expression des points de vue. Avant d’entreprendre cette critique, il nous faut dans un premier temps retracer les origines et les fondements de ces pratiques partenariales.
Les origines des pratiques partenariales et concertées et leur mise en oeuvre dans le Sud-Ouest de Montréal
Le virage amorcé par les groupes communautaires à partir des années 1980 témoigne d’une transformation dans leur manière de comprendre le monde. Plus précisément, les pratiques vers lesquelles ils se tournent s’inscrivent, de manière plus générale, dans la mouvance de la théorie des sociétés postindustrielles (Touraine, 1969 ; Bell, 1973), selon laquelle de nombreux changements survenus au cours du xxe siècle nous forceraient à revoir notre façon d’envisager le monde moderne. Les sociétés postindustrielles contemporaines, qui se caractériseraient par une amélioration généralisée des conditions de vie, l’institutionnalisation des conflits de travail, le déclin de la production industrielle ainsi que son remplacement par une économie de cols blancs fondée sur les services, le savoir et l’information, ne pourraient plus être réduites aux questions relatives à l’accumulation capitaliste et aux conflits de travail spécifiques à l’ère industrielle précédente. Ces sociétés où la connaissance et l’information jouent désormais un rôle stratégique auraient plutôt pour principal enjeu la programmation et la capacité d’agir sur leur devenir (Laurin-Frenette, 1978). Dans ce contexte, les conflits sociaux auraient tendance à délaisser la sphère du travail au profit d’espaces de décisions où les débats portent non plus sur la place qu’occupent les individus dans la sphère de la production, mais sur leur pouvoir d’orienter et de diriger le changement au sein de la société (Touraine, 1969 ; Dosse, 1992 : 450 ; Postone, 1999 : 9). Les sociétés postindustrielles seraient par conséquent le théâtre de nouvelles inégalités sociales qui ne s’exprimeraient plus uniquement dans les rapports de propriété, mais dans les possibilités inégales qui s’offrent à chacun et chacune d’influencer les décisions concernant l’avenir de la société. En ce sens, diverses catégories d’individus se trouveraient exclues des lieux de pouvoir ou encore ignorées « par l’ensemble de ceux qui participent au changement » (Laurin-Frenette, 1978 : 329). Pour combler ce déficit démocratique, ces groupes orienteraient leurs actions vers l’affirmation de leur pouvoir « de prendre part au processus de décision » (Hamel, 2001 : 443). L’idéal de participation sociale qu’ils poursuivent ouvrirait ainsi la voie à une société sans classes (Laurin-Frenette, 1978 : 330) où les règles présidant au développement ne seraient pas définies d’en haut (Bélanger et Lévesque, 1992), mais au contraire par la négociation et le compromis, c’est-à-dire d’une manière plus équitable et respectueuse de la diversité des points de vue.
Partageant ce constat de l’inadéquation des conflits de classes au nouveau contexte social (Lamoureux et al., 2008 : 33), plusieurs acteurs et actrices communautaires désireux de trouver des solutions à la crise économique des années 1980 ont donc été à l’origine de nouvelles initiatives visant à investir le champ de l’économie dans le but d’en influencer le développement. De cette manière, ces groupes souhaitaient que les simples citoyens cessent de subir les décisions prises par d’autres, en prenant part plus activement à celles-ci. Ce parti pris en faveur d’une plus grande démocratie ne constitue pas en soi un changement d’orientation profond, puisque ce principe était déjà au coeur de l’action des premiers comités de citoyens formés dans les années 1960. La nouveauté de ces pratiques tenait plutôt à la manière dont ces groupes communautaires envisageaient la démocratie. En effet, ceux-ci estimaient que le pouvoir de décision qu’ils réclamaient pouvait désormais s’obtenir par la formation d’alliances plurielles qui leur vaudraient un droit de regard sur les questions économiques. Ces alliances fonderaient leur légitimité dans leur représentativité, c’est-à-dire dans le fait qu’elles rassemblent les principaux acteurs d’une communauté. Cette démarche axée sur la concertation aurait non seulement l’avantage de mettre toutes les « forces vives » d’une communauté à contribution dans la prise en charge de son développement (Bélanger et Lévesque, 1992 : 738), mais aussi de produire des consensus résultant de la participation égalitaire de chacune d’elles[3].
À Montréal, les premières expériences de pratiques communautaires inspirées de cet idéal de participation et de concertation voient le jour avec la mise sur pied des corporations de développement économique et communautaire (CDEC). Les CDEC sont des organismes de développement local qui regroupent des représentants de tous les secteurs d’activité : secteur public, gens d’affaires, syndicats et groupes communautaires. Elles ont d’abord été créées dans des quartiers fortement affectés par la crise économique, la désindustrialisation et l’exode vers les banlieues. Ces organismes devaient répondre au désir exprimé par certains groupes communautaires implantés dans ces milieux d’élaborer des solutions soutenues par l’ensemble de la communauté aux problèmes criants de chômage et de sous-investissement qui y sévissaient. La première CDEC a vu le jour dans le Sud-Ouest de Montréal où certains organismes déjà engagés dans le développement économique communautaire et regroupés au sein du Programme économique de Pointe-Saint-Charles (PEP) ont alors décidé d’unir leurs efforts à ceux d’une instance de concertation patronale-syndicale, le Comité pour la relance de l’économie et de l’emploi du Sud-Ouest de Montréal (CREESOM), pour former en 1989 l’organisation que l’on connaît mieux aujourd’hui sous le nom de Regroupement économique et social du Sud-Ouest (RESO)[4]. En plus de ses membres fondateurs, le RESO regroupe des représentants et représentantes du secteur culturel, des élus municipaux, des travailleurs autonomes, les institutions de la santé et de l’éducation ainsi que la députée provinciale (qui n’y a cependant pas de droit de vote)[5].
En peu de temps, et grâce à l’adhésion des autorités municipales à son modèle partenarial, le RESO est devenu un acteur central du secteur se distinguant par son engagement dans tous les grands projets. Au tournant des années 2000, il a été particulièrement actif dans un débat très animé portant sur la nouvelle vocation à donner au canal de Lachine, un secteur abandonné par l’industrie, en pilotant une vaste consultation sur la voie que devrait suivre l’opération de mise en valeur qui s’y préparait. Cet exercice a, entre autres, donné lieu à l’organisation d’un forum de quartier au printemps 2000 ainsi qu’à la formation, par la suite, de plusieurs comités et groupes de travail, dont un comité multisectoriel consacré exclusivement aux questions d’habitation. Ce comité avait le mandat de travailler au développement d’une vision partagée du type de construction résidentielle à privilégier aux abords du canal de Lachine. Il devait plus précisément concilier deux souhaits exprimés par le milieu. D’une part, une forte majorité des participants estimait que le secteur ne pourrait bénéficier d’une « deuxième chance » sans à la fois attirer des investisseurs à la recherche de nouvelles occasions d’affaires et des ménages à revenu moyen ou plus élevé. D’autre part, certains groupes communautaires craignaient que, bien qu’il soit selon eux souhaitable, ce renouveau économique ne provoque une hausse généralisée du coût de la vie dans le Sud-Ouest et le rende, par conséquent, inhabitable pour les personnes à faible revenu qui depuis longtemps y résidaient.
Ne pouvant accorder d’emblée préséance à l’un de ces points de vue, le travail du Comité habitation du RESO a donc consisté en une tentative d’arbitrage entre ces deux préoccupations. En effet, en vertu de sa structure et de ses visées partenariales, ce comité se devait de considérer l’une et l’autre comme également légitimes puisque chacune provenait d’acteurs et d’actrices à qui l’on reconnaissait formellement un droit d’expression équivalent à celui des autres. Les résultats de cette concertation étaient donc assez prévisibles, dans la mesure où ils étaient en quelque sorte déterminés à l’avance par le processus et les présupposés à l’origine de cet exercice. C’est donc sans grande surprise qu’aux termes de ses travaux le comité habitation a accouché d’une proposition intermédiaire et inclusive, celle de favoriser la revitalisation du canal de Lachine tout en en minimisant les conséquences négatives sur les populations pauvres. Cette conclusion est plus clairement énoncée dans un document récapitulatif des travaux du comité rendu public en septembre 2002 et qui recommande de gérer la relance de l’activité économique dans ce secteur « selon les principes du développement équitable » (RESO, 2002 : 80). De plus, le comité y propose d’appliquer ces principes de la manière suivante :
En intégrant et en accroissant la participation des résidents et résidentes au processus de revitalisation. Le comité rappelle ici qu’une réelle participation citoyenne ne peut voir le jour qu’à condition que « tout nouveau projet fasse l’objet de négociation avec le milieu ».
Ibid. : 81En s’assurant que « la revitalisation du Sud-Ouest valorise la mixité des fonctions urbaines » (Ibid.). Pour se réaliser de manière équitable, la revitalisation devrait alors être planifiée avec un souci de mixité, c’est-à-dire en favorisant un développement résidentiel qui encourage « le mélange dans le même espace de gens appartenant à des catégories sociales différentes ».
Houle, 2003 : 20
Bien qu’il ait été partagé par la très forte majorité des participants et participantes aux travaux du Comité habitation du RESO, cet objectif de développement résidentiel équitable sur les berges du canal de Lachine n’a pas, dans l’ensemble, produit les résultats escomptés. En effet, les sites disponibles aux abords du canal ont presque tous été réquisitionnés pour la construction de plusieurs centaines de copropriétés (condominiums) beaucoup trop dispendieuses pour les personnes et familles pauvres du quartier. Deux sites semblent avoir pour l’instant échappé à ce modèle uniforme de développement. L’un est situé à proximité de l’échangeur Turcot, et l’Office municipal d’habitation de Montréal y a érigé une résidence pour personnes âgées. L’autre se trouve dans le secteur Griffintown, sur les lieux de l’ancien centre de tri de Postes Canada. Depuis le début des années 2000, ce terrain fait l’objet d’une attention particulière de la part des groupes communautaires du secteur et du RESO. Après plusieurs années de négociations, ceux-ci ont obtenu que le projet qui verra prochainement le jour sur ce site respecte en tous points les principes du développement mixte et équitable. Ainsi, ce projet baptisé Les Bassins du Nouveau Havre comprendra des commerces et des bureaux, des espaces verts et 2000 nouvelles résidences, dont 400 seront des logements sociaux et communautaires (Société immobilière du Canada, 2009).
Les limites du partenariat local
À la lumière de ce bref survol du virage partenarial des groupes communautaires en matière de développement urbain, il est maintenant possible d’examiner d’un peu plus près les incidences de ces transformations sur la pratique de l’intervention auprès des communautés. Lorsqu’elles sont considérées à partir du point de vue que nous avons jusqu’ici présenté, ces pratiques semblent s’inscrire dans la continuité des objectifs traditionnellement poursuivis par cette forme d’intervention. Elles visent tout particulièrement celui qui, selon Doré, en constitue la marque distinctive, c’est-à-dire la participation des communautés concernées à la définition et la résolution des problèmes qui les touchent (Doré, 1985 : 211). En ce sens, le partenariat développé par les CDÉC constituerait la forme adaptée au nouveau contexte des sociétés postindustrielles que revêtirait l’action collective soucieuse de favoriser la prise en charge de la population, en permettant aux personnes marginalisées d’accéder à des espaces démocratiques dont elles étaient auparavant exclues. Cependant, la participation n’est pas l’unique objectif poursuivi par l’intervention auprès des collectivités. Cette forme d’intervention ne vise ainsi pas simplement la « participation pour la participation », mais plutôt à favoriser l’engagement concret de la population dans une perspective de transformation sociale et d’amélioration des conditions de vie. Dans ce contexte, notre réflexion sur ce mode d’intervention ne peut partir du seul point de vue de la place réservée à la population dans l’action et les discussions. Sans pour autant mettre de côté cet aspect fondamental du processus d’intervention auprès des communautés, cette réflexion doit toutefois aborder cette question en tenant compte de son inévitable contribution à la réalisation d’un projet particulier de société. Ainsi, et pour revenir à l’exemple qui nous a jusqu’ici intéressé, la participation effective des « premiers concernés » au changement social dans le cadre d’actions partenariales et concertées ne peut être évaluée qu’à l’aune des objectifs et de la conception du monde qui sous-tendent ces pratiques.
Comme nous l’avons vu, les CDÉC accordent une place centrale à la participation des différents groupes d’intérêt d’une localité aux instances de concertation qu’elles mettent sur pied. Cette insistance sur la participation provient de l’adéquation qui existe, selon elles, entre la mise en commun des divers points de vue représentés au sein d’une communauté et la possibilité d’améliorer les conditions de vie de l’ensemble de ses composantes. Ainsi, la contribution de chacune à la formation d’un « consensus de milieu » serait porteuse de la promesse qu’advenant que celui-ci reçoive l’aval des autorités, il génère des retombées bénéfiques pour tous les membres de la communauté. Le modèle d’action concertée et partenariale privilégié par les CDÉC propose donc de rendre la société québécoise plus équitable en offrant à tous et à toutes la possibilité d’exprimer son point de vue et, de cette manière, de profiter autant que les autres des bénéfices qu’elle peut offrir. Il en est ainsi parce que dans cette optique, les inégalités sociales sont conçues comme le résultat d’un déséquilibre dans les chances dont disposent les individus de faire valoir leurs besoins, leur volonté, etc.
Malgré la forte adhésion qu’il suscite, le modèle des CDÉC présente à notre avis d’importantes limites. L’une d’entre elles porte sur la contribution réelle de tous les acteurs et actrices représentées au sein de ces instances de concertation à la formation des consensus. D’abord, il convient de souligner que les CDÉC sont des structures de représentation, c’est-à-dire que la participation des différents groupes d’intérêt se fait par la délégation de représentants et représentantes. La population du secteur desservie par les CDÉC n’y intervient donc pas directement, mais par le biais des différentes associations (communautaires, culturelles, syndicales, commerciales) qui y sont implantées. Par exemple, dans le Sud-Ouest de Montréal, la population en général, soit celle qui n’a pas d’affiliation syndicale, patronale ou autre, est représentée dans les instances du RESO par les groupes communautaires du secteur qui oeuvrent dans divers domaines (logement, consommation, femmes, environnement, alphabétisation, etc.). Ceux-ci ont la possibilité d’y faire entendre leur voix par l’entremise de la table de concertation des organismes de leur quartier. Il existe par conséquent deux degrés de séparation entre la population elle-même et le lieu où sont déterminées les grandes orientations qui seront par la suite présentées aux autorités comme l’expression de la volonté de la communauté dans son ensemble (Morin, Latendresse et Parazelli, 1994 : 49-50 et 197). Il n’est pas dans notre intention de discuter ici des mérites et des limites de la démocratie représentative, mais simplement de souligner qu’à la lumière de notre expérience dans ce secteur de Montréal, les conditions dans lesquelles s’effectue ce travail de concertation ne favorisent pas directement la prise en charge par la population de ses conditions d’existence. Parce que les organismes qui s’adressent directement à la population sont, de manière générale, surchargés de travail et arrivent tout juste à remplir la mission particulière pour laquelle ils ont été créés, il arrive assez fréquemment qu’ils négligent de consulter leurs membres sur des enjeux plus généraux qui dépassent le cadre strict de leur principal champ d’intervention. Ces enjeux sont, par conséquent, discutés entre intervenants et intervenantes au sein de tables de concertation dont une grande partie de la population ignore l’existence et qui, pourtant, servent de véhicule pour faire valoir ses intérêts dans les diverses instances décisionnelles de la CDÉC. Le développement économique et communautaire concerté devient alors l’affaire des salariés de ces organismes qui, par la force des choses, deviennent les experts de ces questions. La spécialisation des intervenants et intervenantes communautaires est également renforcée par le degré élevé de technicité des sujets abordés dans ces lieux de concertation, ce qui les incite à adopter le langage technocratique qu’emploient leurs partenaires municipaux et privés. Par exemple, il sera question « d’indice de défavorisation » au lieu de pauvreté, « d’effet de percolation » pour désigner les transferts de logements dans un quartier en transformation ou encore de « transport actif » au sujet des déplacements effectués à pied ou à bicyclette. Si ce langage d’expert confère une certaine crédibilité à ceux qui y ont recours, il constitue un frein important à la participation des « simples citoyens » aux débats publics. Cette terminologie transforme en quelque sorte le quotidien de ces personnes en un univers qui leur est étranger et sur lequel elles ont l’impression de n’avoir aucune emprise.
Cependant, les limites du modèle partenarial des CDÉC ne se résument pas seulement au manque de ressources des organismes communautaires et à la technocratisation des enjeux de société. Celles-ci renvoient de manière plus fondamentale aux finalités de la participation partenariale, aux vertus qu’on lui prête et à la façon dont elle fait abstraction de l’origine des inégalités sociales. En effet, l’égalité établie entre des acteurs sur l’unique base de leur préoccupation commune pour le développement d’un secteur suffit-elle à les rendre égaux et à rendre plus justes les compromis qui résultent de leur rencontre ? En misant exclusivement sur la création de lieux de discussion favorisant les rapprochements, ce modèle d’action semble ignorer que les profondes inégalités qui caractérisent le monde contemporain ne proviennent pas simplement d’un manque de communication entre certains groupes d’individus ou d’un déséquilibre dans l’expression de leurs points de vue, mais d’abord et avant tout d’un ensemble de rapports sociaux qui structurent les comportements de chacun, au-delà de leur volonté propre. Ces rapports sociaux se manifestent objectivement sous la forme d’institutions, de lois et de règles déjà existantes, qui encadrent les agissements des individus et leurs interactions. Ils constituent l’univers de référence extérieur aux individus et antérieur à toutes leurs actions qui forme ce que l’on peut appeler la société ou « le tout du social », c’est-à-dire « le champ objectif dans lequel se déploient toutes les interactions sociales et où s’opère l’intégration réelle de toutes les manifestations sociales diversifiées selon leur forme, leur nature ou leur sens » (Freitag, 1990 : 2). Bien entendu, ces formes de rapports sociaux n’apparaissent pas comme par magie. Ce sont des productions humaines qui, à ce titre, renferment également la possibilité d’être transformées. Mais encore faut-il que les moyens envisagés pour transformer la société tiennent compte de leur existence.
Ainsi, au-delà de la définition qu’en donne le Comité habitation du RESO, les inégalités en matière d’habitation ne peuvent être réduites à l’inégalité des chances de s’exprimer sur cette question. D’autres facteurs sont à considérer, comme la possibilité que ces inégalités proviennent de conditions qui dépassent les dispositions personnelles de chaque intervenant ou intervenante. En effet, bien avant d’être le résultat d’une incompréhension entre développeurs immobiliers et groupes communautaires, les problèmes de logement ont pour origine l’accès inéquitable au sol et aux bâtiments résidentiels. Cette inégalité puise sa source dans une institution centrale du monde capitaliste, la propriété privée, ainsi que dans les lois qui régulent l’usage et la vocation de l’espace. Ces conditions objectives font en sorte que l’accès au sol se paie et que son prix est d’autant plus élevé que la demande pour l’acquérir est importante. Dans un tel contexte de concurrence pour l’appropriation des espaces urbains, les personnes pauvres et les organismes communautaires peuvent difficilement rivaliser à armes égales avec leurs « partenaires » privés. Ils doivent alors se contenter des terrains dont les promoteurs ne veulent pas, lorsqu’il y en a. Le développement quasi uniforme du canal de Lachine dans le quartier Saint-Henri de Montréal est à ce titre très évocateur[6].
De plus, les inégalités sociales en matière d’habitation se manifestent dans le fait que les titres de propriété sur le sol confèrent à ceux qui les détiennent un droit d’usage qui, pourvu qu’il soit conforme aux règles de zonage et d’urbanisme en vigueur, est presque inaliénable. C’est donc dire qu’à moins de procéder à des modifications législatives importantes, les gouvernements peuvent difficilement restreindre ou encadrer davantage ces usages privés sans s’exposer à de coûteuses poursuites judiciaires. Cet argument a été servi à de nombreuses reprises aux groupes qui, au début des années 2000, priaient l’administration municipale d’intervenir pour freiner la spéculation immobilière dans le Sud-Ouest de Montréal. Enfin, il est nécessaire de rappeler que le régime de propriété privée du sol constitue aussi la principale source de revenus de la Ville de Montréal. Ces revenus proviennent plus particulièrement des taxes foncières prélevées par la Ville dont le montant est établi en fonction de la valeur marchande des immeubles[7]. Ainsi, une municipalité qui tenterait de freiner la hausse des valeurs foncières sur son territoire se priverait du même coup d’importantes entrées d’argent. C’est donc la capacité même des municipalités à financer leurs services à la population qui, dans ce système, est tributaire des succès du marché de l’immobilier, ce qui, par ricochet, pose des difficultés croissantes aux personnes pauvres pour se loger convenablement.
L’intervention auprès des collectivités et les finalités de la participation
Il serait certainement exagéré de prétendre que les promoteurs du partenariat local ignorent l’existence de ces facteurs. Par contre, au lieu de les considérer comme des conditions socialement constituées, ceux-ci les présentent comme les composantes d’une réalité immuable dont il faut être en mesure de tirer le maximum de bénéfices. Le rapport du Comité habitation du RESO est à ce sujet très clair : la revitalisation et l’investissement privé dans le Sud-Ouest sont inévitables, mais peuvent être profitables pour l’ensemble d’une communauté si certaines dérives potentielles sont évitées (RESO, 2002). Le succès d’une telle opération dépendrait alors de la manière dont elle est gérée et de la volonté de tous les acteurs et actrices qu’elle concerne de la rendre plus équitable. Dans cette optique, l’inégalité ne serait pas un produit direct de la propriété privée et du marché de l’immobilier, mais plutôt d’un manque de considération ou d’une méconnaissance des besoins d’autrui. En réduisant de cette manière la dimension institutionnelle des inégalités sociales à un problème de communication, le partenariat local parvient à mettre sur un pied d’égalité des individus qui, en réalité, ne le sont pas. Elle en vient ainsi à accorder une légitimité équivalente à leur point de vue et donc à les considérer comme des partenaires[8].
Dans ce contexte, il apparaît difficile d’envisager que la participation à laquelle nous convie le partenariat local soit effectivement en mesure de rétablir l’équilibre des forces dans la société. Au contraire, en faisant abstraction des rapports sociaux inégalitaires qui produisent les positions que chacun de ses membres occupe dans la société, le partenariat des CDÉC pose les inégalités sociales comme sa propre condition. En d’autres termes, un tel partenariat n’est pas possible sans l’existence de groupes sociaux objectivement inégaux, mais dotés d’un droit de parole équivalent. Bref, en raison de la conception particulière de l’égalité sur laquelle il est fondé, le partenariat local ne peut prétendre à davantage qu’à la reproduction de la société telle qu’elle est, c’est-à-dire une société où chacune des composantes légitimes continue d’occuper l’espace qui lui revient[9]. Rappelons que l’objectif de mixité sociale prôné par le RESO en matière de construction résidentielle vise justement la réalisation de cet idéal de société équilibrée. Dans un monde où l’égalité se définit par la représentation équitable de toutes les « parties prenantes », les pratiques de gestion du développement chercheraient à reproduire l’équilibre que l’on retrouve au sein des instances de concertation entre toutes les « forces vives » d’un milieu et dont la contribution est considérée comme essentielle au bon fonctionnement de la société. Ainsi, un peu comme dans le projet des Bassins du Nouveau Havre, ce monde serait constitué d’un savant dosage de riches, de pauvres, de différents types de travailleurs, de services, d’espaces de loisirs, etc. En somme, il réunirait l’ensemble des conditions qui permettent aux sociétés actuelles et aux rapports inégalitaires dont elles s’alimentent de se perpétuer.
Les constats que nous inspire notre expérience dans le Sud-Ouest de Montréal sont certes assez sévères. Cependant, ces conclusions ne visent pas à renforcer le sentiment d’impuissance souvent ressenti face aux problèmes urbains et encore moins à remettre en question la centralité des visées démocratiques de l’intervention auprès des collectivités. La participation pleine et entière de tous et toutes au devenir de la société doit en effet demeurer au coeur de cette pratique. Par contre, cet objectif serait à notre avis mieux servi s’il était articulé à une réflexion critique sur les causes des problèmes sociaux qui ne limite pas leur compréhension à des questions de reconnaissance et de communication. Bien que cela représente, aussi bien pour les intervenants et intervenantes que pour l’ensemble des mouvements sociaux, un défi de taille, nous persistons à croire qu’une réelle démocratisation de la société n’est en fin de compte possible que si l’action collective sous ses multiples manifestations redirige son attention vers les formes objectives de rapports sociaux qui font obstacle à la réalisation de cet objectif.
Appendices
Note biographique
Louis Gaudreau est doctorant en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur la propriété foncière dans les sociétés capitalistes avancées. Entre 2000 et 2007, il a oeuvré comme organisateur communautaire au sein d’un organisme voué à la défense des droits des locataires. Depuis 2007, il est chargé de cours à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Il est également l’auteur du texte « Les marchés du carbone : solution écologique ou prochaine bulle spéculative ? », publié en 2010 dans l’ouvrage collectif La bourse contre la vie : dérives et excroissance des marché financiers (Québec, Éditions MultiMondes).
Notes
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[1]
Il s’agit en fait d’un terme qu’utilisent Morin et ses collaborateurs dans leur rapport sur les corporations de développement économique communautaire montréalaises (1994 : 199). Nous sommes cependant bien conscient que le concept de partenariat pourrait, en d’autres circonstances, être compris dans un sens beaucoup plus large, en tant que collaboration entre des groupes ou des individus sans égard à leur statut social ou à leur identité.
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[2]
Ce texte a plus particulièrement été rédigé en réponse à un appel de textes sollicitant des réflexions sur l’action communautaire inspirées d’expériences de mobilisation et d’action collective. Nous avons en quelque sorte tenté d’y effectuer un retour critique sur des pratiques de développement local dans lesquelles nous avons été engagé et qui ont suscité de vifs débats dans le Sud-Ouest de Montréal au début des années 2000. Ce texte n’est donc pas le fruit d’une enquête exhaustive réalisée auprès des intervenants et intervenantes de ce secteur, mais constitue plutôt le compte rendu de nos observations sur ces pratiques que nous avons présenté à la lumière de certaines considérations théoriques.
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[3]
Pour Jean-François Thuot, l’émergence de ces pratiques peut être comprise dans le contexte plus général du passage de la modernité à la postmodernité, qui se caractérise notamment par la marginalisation progressive de la démocratie représentative au profit d’une forme de démocratie qu’il qualifie de fonctionnelle, désormais tournée vers la gestion de problématiques sociales et fondée sur des « mécanismes et procédures de concertation de type néocorporatiste » (Thuot, 1994 : 97).
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[4]
Le secteur du Sud-Ouest de Montréal est aujourd’hui un arrondissement de la nouvelle Ville de Montréal créée en 2002. Il regroupe les quartiers Saint-Henri, Petite-Bourgogne, Ville-Émard, Côte-Saint-Paul et Pointe-Saint-Charles.
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[5]
Pour plus d’informations à ce sujet, voir le site Internet du RESO : <http://www.resomtl.com>.
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[6]
Dans ce secteur de Montréal, les projets de logements sociaux des dernières années ont eu tendance à être réalisés sur des espaces « résiduels » et moins avantageusement situés que les centaines de condos construits au même moment aux abords du canal de Lachine. Ce phénomène s’observe également dans les projets mixtes, comme celui de l’Imperial Tobacco ou Les Bassins du Nouveau Havre, où les logements sociaux héritent systématiquement des emplacements les moins intéressants et les moins rentables.
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[7]
Le boom immobilier qu’a récemment connu le Sud-Ouest de Montréal est d’ailleurs l’un des principaux facteurs à l’origine de la hausse des taxes foncières dans ce secteur annoncée dans le dernier budget de la Ville de Montréal. Cette hausse de 7,3 % est la plus élevée de tous les arrondissements de Montréal (La Presse, 2 décembre 2010 : A2).
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[8]
Parazelli souligne également que la mise en équivalence des différents groupes d’intérêt d’un secteur réalisée par la création de telles instances de concertation entraîne une redéfinition technocratique de la notion d’action communautaire. Elle participe ainsi du « passage du communautaire, défini comme mouvement collectif d’appropriation d’actes sociaux par les exclus socio-économiques […], à une notion élargie désignant tous les résidents partageant le même territoire » (Parazelli et Tardif, 1998 : 73).
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[9]
À ce sujet, voir également Jean-Marc Piotte (1998), Du combat au partenariat. Interventions critiques sur le syndicalisme québécois, Montréal, Nota Bene, p. 245.
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