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Introduction

En France, des dispositifs d’insertion par le sport, publiquement financés par des collectivités locales, s’adressent aux allocataires du revenu minimum d’insertion (RMI[2]). Au regard des représentations laudatives du sport, cette convocation du sport dans le rapport d’assistance semble relever d’un droit accordé à des individus dont on suppose la difficulté à accéder aux pratiques sportives. Pourtant, si l’on resitue ces dispositifs dans leur cadre institutionnel, ils semblent consacrer une volonté de « réactiver » les corps et les esprits (Foucault, 1975). L’engagement sportif se présente, en effet, comme une démarche d’insertion professionnelle tenant lieu d’obligation dans un contrat d’insertion signé entre l’allocataire et la collectivité. Leur faire pratiquer du sport consisterait donc davantage à activer leur responsabilité. Il s’agit de montrer que le sport comme dispositif d’insertion des plus démunis, en dépit de son caractère d’exception, participe au passage d’une logique d’aide compassionnelle à une logique d’activation qui préside à l’intervention sociale de la collectivité.

L’enquête dont nous rendons compte ici s’appuie sur une investigation au sein de deux stages de ce type. Dans son intégralité, le travail réalisé met en perspective l’intention politique à la base de ces dispositifs et la réception qu’en ont les bénéficiaires pour finalement rendre compte d’une forme de négociation entre l’institution et l’individu. L’article propose une focale sur le point de vue institutionnel et cherche donc à dévoiler la philosophie politique qui anime la conception de ces stages. Cette problématique offre une mise en tension entre la logique de soin apparente de l’assistance et la logique injonctive de responsabilisation.

Sur le plan méthodologique, nous nous appuyons essentiellement sur les textes qui présentent l’organisation et les objectifs du stage rédigés par leurs concepteurs et animateurs, et destinés aux financeurs publics. Cette analyse a été complétée par 22 entretiens semi-directifs réalisés avec les stagiaires et analysés selon la méthode structurale telle que la présentent Demazière et Dubar (1997). Elle consiste globalement à repérer les relations de disjonction qui structurent le récit d’un pratiquant. Le procédé méthodologique impose, avant tout, de distinguer les différents niveaux du récit comme Barthes les a distingués : le niveau des fonctions comportant les épisodes du récit, celui des actions faisant intervenir des actants et celui de la narration faisant apparaître le point de vue du locuteur. Le but est alors de restructurer le récit à partir de ces trois étages et des relations de disjonctions qui les traversent.

Le sport comme philosophie politique

Corps sportifs et assistés : un paradoxe historique ?

En premier lieu, la convocation du sport dans le rapport d’assistance entre l’État et l’allocataire apparaît comme un paradoxe au regard des prérogatives initiales de l’assistance. Celle-ci est historiquement destinée à subvenir aux besoins des personnes reconnues comme inaptes à vivre de la peine corporelle. Le corps est en effet constamment au coeur de ce que Castel nomme le social-assistanciel. L’auteur distingue l’assistance relevant d’une « problématique de secours » et s’adressant aux individus dont on reconnaît l’inaptitude d’une part, et celle relevant « d’une problématique du travail » (Castel, 1995 : 30) qui s’adresse à ceux dont le corps est apte et qui sont enjoints au travail.

Ainsi, l’assistance s’établit historiquement sur cette condition de l’inaptitude corporelle. Comment expliquer alors, dans la continuité de cette matrice historique, la convocation du sport comme dispositif de ce rapport d’assistance ?

L’instauration du RMI, en 1988, se présente comme une rupture avec cette approche conditionnelle. Le gouvernement socialiste, dans une situation d’urgence, décide de sortir de cette logique de la contrepartie (Burgi, 2006) afin d’assurer un minimum vital à tous, corporellement aptes ou inaptes. Le chômage massif et de longue durée incitait les responsables politiques à renverser la charge de la preuve. Il ne s’agit plus de demander à l’individu privé de travail de prouver sa bonne volonté, mais il appartient désormais à la collectivité d’assurer le droit à un revenu de subsistance. Mais si la reconnaissance des déterminants globaux est à l’origine de cette réforme, le pragmatisme économique a largement perverti les fondements humanistes de la réforme. « La responsabilité du chômage a été retournée contre les chômeurs soupçonnés de complaisance dans l’assistance ; la moralité des droits et des devoirs a pris le dessus et la contrepartie est revenue en force depuis le 1er janvier 2004, date de l’entrée en vigueur de la loi décentralisant le RMI » (Ibid. : 69).

Le sport comme activité contractuelle

L’engagement sportif comme dette sociale

On ne saurait se passer de ce contexte et de cette dynamique pour comprendre que le sport proposé aux allocataires du RMI doit être compris comme un espace offert pour la réalisation des devoirs de l’assisté davantage que pour la réalisation de ses droits. Il est conçu comme une démarche d’insertion prenant place dans un contrat d’insertion à titre de devoir servant de contrepartie au revenu d’assistance perçu, et permettant ainsi de rétablir l’équilibre de la balance des droits et devoirs.

Comme le montre le tableau de la page suivante, le type d’activité sportive proposé intègre cette logique contractuelle.

Présentation synthétique des deux stages

Présentation synthétique des deux stages

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À travers des activités d’endurance, le sport est présenté comme une activité d’engagement. Les stagiaires sont invités à formuler des objectifs précis et formulés en termes de temps et de distance et donc à mettre en acte une conception apollinienne du sport s’opposant à une conception dionysiaque. Cette dialectique, initialement nietzschéenne, est reprise par Jeu, dans son Analyse du sport (1987), afin de distinguer deux esthétiques sportives. L’apollinien se caractérise par l’ordre, la mesure, la régularité ou encore par la maîtrise de soi alors que le dionysiaque désigne l’instabilité, l’insaisissable et la dissolution sensible de l’individu dans le tout naturel. Dans le cadre de ces stages, il s’agit bien de s’engager dans l’activité sportive dans l’optique d’une progression mesurable et attestant d’une prise en charge de soi. Le type d’évaluation prévue dans le stage B est, à ce titre, exemplaire : « Au niveau de l’évaluation, cette progression sera ainsi quantifiable sur des critères concrets (durée des exercices, distances parcourues lors des footings, etc.). » (Extrait du texte de présentation du stage B.)

Le sport comme outil paradigmatique des politiques d’activation

Au-delà de son apparent caractère d’exception, la convocation du sport dans le rapport d’assistance intègre clairement une tendance politique à l’activation des individus. Les politiques d’activation, impulsées par l’État social-actif (par opposition à l’État providence), entendent promouvoir la prise en charge des individus par eux-mêmes. Aux droits inconditionnels caractéristiques de l’État traditionnel et qui engendreraient dépendance, passivité et irresponsabilité, il s’agit de substituer un équilibre de la balance des droits et devoirs qui donnerait lieu à des comportements plus responsables. « Le couple autonomie-responsabilité pourrait en être la devise » (Franssen, 2006). Celle-ci s’incarne notamment dans le contrat d’insertion auquel est subordonné le revenu minimum et dans lequel l’engagement dans le stage de sport fait office de devoir pour l’assisté.

Cette logique d’activation n’existe pas sans le soupçon latent d’assistés prêts à bénéficier de droits sans en assumer de devoirs et nombreux sont les observateurs à désigner le glissement vers des politiques qui tendent à la naturalisation et à la responsabilisation des chômeurs (Pierru, 2005). Lorsque le sport apollinien est ainsi convoqué dans le rapport d’assistance, il s’agit bien de réactiver l’individu dans un rapport social de réciprocité où l’obligation envers autrui redevient motrice de l’action. En cela, le sport comme outil des politiques d’activation se présente comme paradigmatique de cette tendance. Il s’agit bien en effet d’une activation qui vise la responsabilisation de l’individu, mais aussi d’une activation physique des assistés qui participe à l’incorporation de cette norme de l’autonomie. Cette mise en jeu du corps censée rendre conforme renvoie au principe de disciplinarisation pour qui le pouvoir consiste à « conduire des conduites » (Foucault, 1984 : 314) individuelles sans contrainte apparente. Ici, le sport, bien qu’il soit une obligation, est généralement davantage représenté comme une possibilité offerte que comme une injonction.

Instrumentalisation de l’intime biographique et corporel

Cette sollicitation du corps dans le rapport d’assistance marque également la rencontre entre deux mondes généralement tenus à distance. Les rapports entre l’individu assisté et l’État matérialisés par les dispositifs d’intervention sociale appartiennent au monde du fonctionnel (Nicolas-Le Strat, 1998) ; ce monde des systèmes d’où provient une identité statutaire assignée et parfois dévalorisante. Le corps, de son côté, constitue un refuge de l’autonomie individuelle et peut être situé dans le monde de l’intime.

Or, ces deux mondes s’entrecroisent lorsque le corps est sollicité dans le rapport d’assistance. Rappelons qu’au temps du taylorisme, la sphère de l’intimité tendait à se faire laminer par celle du travail puisque la subjectivité des travailleurs était plus perçue comme contre-productive que comme une possibilité d’implication bénéfique. Or, il s’agit bien, à travers cette sportivisation des allocataires du RMI, de les impliquer dans leur propre prise en charge. L’autonomie devient ici le levier d’une mise en conformité dont le monde fonctionnel fait désormais usage, que ce soit dans le rapport d’assistance ou plus largement dans le monde du travail. L’intime, à travers le corps et l’injonction à l’autonomie, est en quelque sorte colonisé par le fonctionnel, de sorte que cette dualité s’estompe. « En effet, comment maintenir une telle dualité (monde fonctionnel / monde de l’autonomie) lorsque l’initiative individuelle ou collective et l’engagement singulier deviennent les nouveaux critères de gestion de l’organisation postfordiste ? La question de l’autonomie se pose aujourd’hui à l’intérieur même des systèmes fonctionnels et elle s’y pose de manière centrale. » (Nicolas-Le Strat, 1998 : 16). Cette instrumentalisation de l’intime corporel n’est pas sans rappeler celle de l’intime biographique soulevée, entre autres récemment par Paugam et Duvoux :

La voix des individus socialement disqualifiés est de plus en plus requise, réclamée, imposée par les institutions pour soutenir leur action. […] L’injonction à vivre dignement, c’est d’abord, dans le champ sanitaire et social, l’obligation faite aux individus de raconter leur histoire pour que les institutions puissent y trouver la matière sur laquelle elles vont ensuite déployer une action à visée réparatrice. […] L’apprentissage des capacités d’autonomie et de responsabilité suppose de faire un détour par le plus intime de la personne. Or, en procédant ainsi, ne risque-t-on pas de passer une frontière éthique et de chercher à instrumentaliser l’intimité des individus vulnérables pour les rendre conformes à l’ordre social ?

Paugam et Duvoux, 2008 : 68

Pour les stagiaires, faire du sport implique bien souvent de mettre en action un corps qui porte les stigmates du chômage prolongé. L’obésité ou le manque de souffle sont rendus visibles par l’activation sportive et deviennent des stigmates, c’est-à-dire des monstruosités reliées à une tare de caractère (Goffman, 1975). Généralement, la mise en scène sportive du corps relève d’un choix de l’individu et le cadre de la pratique reste du côté de la vie privée. Ici, c’est en tant qu’allocataire de l’assistance que l’individu est enjoint de s’engager sportivement. S’il lui faut donc bouger, courir, transpirer, souffrir, se mettre en tenue légère pendant la pratique, se mettre presque nu à la piscine et totalement dans les douches collectives, le stagiaire doit aussi se livrer autrement qu’à travers la visibilité du corps. L’intimité biographique est aussi sollicitée que l’intimité corporelle. Qu’elles soient corporelles ou mentales, les activités « proposées » répondent toutes à une logique de mise en exergue d’un soi intérieur qu’il s’agit de maîtriser :

L’objectif du stage est d’apprendre à connaître son potentiel et le gérer (aspects moteurs et cognitifs), oser prendre des initiatives, faire des projets d’action, s’engager lucidement en prenant des risques objectifs, être responsabilisé et assumer des responsabilités sociales vis-à-vis du groupe.

Extrait du texte de présentation du stage B

Dans la mesure où ces stages sont avant tout des démarches d’insertion professionnelle, la maîtrise de soi n’est pas la finalité mais doit servir la reconstruction de l’employabilité. Il s’agit bien de se connaître pour être en mesure d’assumer la responsabilité de soi-même sur le plan professionnel.

Mais cette mobilisation de l’intime corporel participe à diffuser plus profondément chez l’individu cette norme de la responsabilité de soi. L’activation sportive du corps des assistés participe ici d’une logique de disciplinarisation foucaldienne contenant le paradoxe d’un rapport coercitif imposant l’autonomie. Un paradoxe central chez Foucault pour qui il n’existe pas de disciplinarisation sans autonomisation. Ce « bio-pouvoir […] s’exerce en stimulant des êtres vivants et non en les menaçant par la répression » (Dostie, 1988 : 221). Ici, les représentations laudatives du sport dissimulent l’austérité des dispositifs d’assistance par des rapports humains ayant lieu dans un cadre associatif et stimulent l’assisté, implicitement soupçonné de laisser-aller et qu’il s’agit de rendre responsable :

La méthode pédagogique de l’association, qui s’appuie sur une pratique sportive associée à des ateliers socioéducatifs (informatique, développement personnel, chant, rédaction de curriculum vitae…), va amener les stagiaires à faire le point sur leurs compétences, avoir une meilleure compréhension d’eux-mêmes et de leur environnement, acquérir des outils et des stratégies pour améliorer leur communication, gérer leur stress et (re)devenir acteur de leur projet.

Extrait du texte de présentation du stage A

Le recrutement des corps vulnérables

Au-delà des textes, la conception des stages de sport pour assistés peut être révélée par l’observation du recrutement. Conformément au projet, tous les participants sont des bénéficiaires du RMI. Mais au-delà de ce point commun, ils sont également tous situés par leurs référents sociaux dans une « problématique de santé » pour reprendre leur terminologie. Parmi les 22 stagiaires interrogés, 10 sont jugés et s’estiment en surpoids ou obèses, trois souffrent d’alcoolisme et une de toxicomanie, et quatre souffrent d’angoisse ou de dépression dont une est agoraphobe et anorexique.

Du point de vue des travailleurs sociaux, situer un allocataire dans « une problématique de santé » revient à considérer que le premier obstacle à dépasser en vue d’une insertion socioprofessionnelle est d’ordre corporel et donc médical. L’activation du corps par le sport serait donc un remède à la maladie. En réalité, les pathologies dont il s’agit, au-delà des différences évidentes, ont la particularité d’être considérées comme la conséquence d’un rapport difficile de l’individu à son propre corps. Les alcooliques, les obèses, les anorexiques ou les agoraphobes sont à la fois catégorisés comme les victimes et les responsables d’une maladie. Si leurs pathologies sont clairement identifiées comme la cause de leurs situations professionnelles, le gouvernement des corps par les instances politicosanitaires conjuguent injonction et responsabilisation individuelle (Jacolin et Clément, 2008). Ainsi, la proposition de sport s’adresse à une population que l’aptitude corporelle incertaine situe à un intermédiaire entre employable et inemployable. C’est à cette ambivalence que répondent ces stages de sport. Il s’agit, a priori, d’apporter un soin médical mais ces maladies sont également reportées sur la responsabilité de l’individu ; sa volonté, son abnégation et son engagement seraient les conditions de son rétablissement corporel et de son insertion professionnelle. Les assistés sportifs sont finalement à la frontière entre les allocataires inaptes corporellement et dédouanés du devoir de contribution par le travail et les allocataires aptes enjoints de se prendre en charge. Toutefois, en ayant intégré le dispositif RMI et ce stage de sport, ils sont bien catégorisés comme des assistés aptes à travailler à condition d’un rétablissement corporel qui passe par un rétablissement éthique. Le sport est donc utilisé comme un support éducatif. Il s’agit de rendre l’individu responsable dans son rapport au corps afin de contrer le laisser-aller perçu. Le stage B, par exemple, identifie ce rapport au corps comme la « problématique à traiter » :

PROBLÉMATIQUE À TRAITER

Certains bénéficiaires du RMI négligent la représentation de leur corps ainsi que les soins pouvant lui être apportés, ils ont donc une image négative de leur corps.

Souvent, ils manquent d’activités physiques, d’assurance en eux, ainsi que de communication avec l’extérieur.

Les activités sportives nécessiteront une acquisition du réflexe de propreté et d’hygiène par des changements de vêtements, des temps de douche…

Les journées thématiques favoriseront l’accès aux soins et à l’information.

Il faut créer des espaces de paroles pour accentuer les rencontres ainsi que les échanges avec des intervenants médicaux et sociaux.

Avec notamment des interventions sur :

  • L’équilibre alimentaire.

  • L’hygiène corporelle quotidienne, prévention dentaire.

  • La prévention VIH, ainsi que d’autres problématiques (alcool…).

Extrait du texte de présentation du stage A

C’est clairement la négligence du corps qui est visée chez les participants et qu’il s’agit de rectifier. Les concepteurs des stages souhaitent notamment faire acquérir « un réflexe de propreté et d’hygiène » qu’ils estiment absent chez ces allocataires du RMI. À cet endroit, il devient possible de mesurer en quoi l’intention éducative et bienveillante participe aussi à diffuser un stigmate porté par la population visée. Disons trivialement que s’il convient d’apprendre à être propre et autonome, c’est que l’apprenant concerné est sale et dépendant.

Ainsi est-il possible d’expliquer le caractère ambivalent, voire hybride de ces dispositifs d’insertion dont les fondements se situent à la croisée des logiques du besoin et du mérite, du soin et de l’activation. Il s’agit bien d’apporter un soin au corps délaissé en activant la responsabilité de l’individu. Le besoin et le mérite, nous l’avons dit plus haut, sont les logiques d’intervention sociale qui, respectivement, régissent les catégories de l’assistance et de l’assurance. Toutefois, l’effritement du salariat, dont Castel (1995) a retracé la chronique, a entraîné l’émergence d’une constellation de situations professionnelles impossibles à identifier à travers ces catégories de l’intervention sociale.

Ni le placement des chômeurs, ni l’assistance des pauvres, ne permettent d’y répondre. C’est pourquoi la logique qui semble dominante dans les dispositifs spécialisés pour les chômeurs de longue durée est une logique de réinsertion professionnelle (et sociale), visant finalement à l’entretien de l’employabilité, […] évitant le glissement de positions de « sans-statut »

Schnapper, 1989, cité dans Demazière, 1992 : 174

C’est la raison pour laquelle, nous pensons reconnaître à travers ces stages d’insertion par le sport, à l’instar d’auteurs comme Castel (1995) et Schnapper (2002), le passage, opéré par les politiques sociales, d’une logique de l’assimilation privilégiant la similitude de tous, l’égalité et les politiques globalisées à une logique distinctive, voire personnalisante, privilégiant les particularités de chacun, l’égalité et les politiques localisées. Schnapper distingue là « deux générations d’intervention de l’intervention de l’État » (Schnapper, 2002. : 71). Elle poursuit par là les analyses de Castel ayant noté qu’après les politiques d’intégration cherchant les grands équilibres, l’homogénéisation de la société à partir du centre, lancées à l’échelle nationale, les politiques d’insertion ont été localisées dès les années 1980, obéissant à une logique corrective de discrimination positive, visant donc des populations particulières, catégorisées et identifiées de façon particulière.

L’état social multiplie les interventions et élabore des catégories et des droits catégoriels toujours plus diversifiés avec l’accord et la collaboration des divers acteurs sociaux. Il est sans doute conduit de manière inévitable à passer de la logique de la citoyenneté formelle à des formes diverses de catégorisations, toujours plus fines

Schnapper, Ibid. : 65

Les participants font effectivement l’objet d’une identification tout à fait particulière : entre les définitivement inaptes qu’il convient de secourir selon une logique d’assistance et les aptes au chômage qu’il convient de replacer dans une logique d’assurance, ils sont des inaptes provisoires dont l’incapacité peut être rectifiée par une rééducation de l’individu dans son rapport au corps.

Au coeur du groupe

La diffusion d’un savoir sur le sport

Plus haut, nous notions que la constitution d’un groupe était au coeur du projet théorique des stages de redynamisation par le sport. Les concepteurs des stages et les intervenants qui ont rédigé les projets comptent particulièrement sur « la dynamique de groupe » pour faire des individus dynamiques. L’émulation collective est même considérée comme un critère de réussite en soi : « Le fait qu’il y ait une certaine effervescence dans le groupe doit être pris comme une réussite, comme une dynamique de groupe qui s’instaure entre les individus. » (Extrait du texte de présentation du stage B.)

En arrivant en cours de stage, nous notions rapidement la convivialité des relations. Le constat est à rapporter à un propos récurrent dans les entretiens :

[Avant de venir au stage] j’avais peur de quelque chose. Une phobie que j’avais. Puis le sport, j’avais jamais fait, je savais pas ce que c’était comme sport qu’on allait faire. C’est ça aussi qui me faisait peur puis après quand j’ai vu comment c’était, j’ai compris. Chacun fait ce qu’il peut du moment qu’il essaie de faire le maximum.

Aïda RMI, 58 ans, stagiaire B

La grande majorité relate ce genre d’appréhension révolue. Cette phase d’adaptation correspond à une sorte de nivellement des conceptions du sport. Devant la multiplicité des formes de pratiques possibles, l’incertitude et le risque d’être confronté à des exigences démesurées puis à une dévalorisation par l’échec rendent sceptiques et méfiants la plupart des stagiaires. Puis la conception du sport qui prévaut est rapidement diffusée et intégrée. Il ne s’agit pas d’être le plus performant ni de réussir à faire tous les exercices mais de faire preuve de volonté et d’abnégation. La performance absolue compte bien moins que l’engagement effectif du stagiaire. Cette conception du sport est diffusée, intégrée et fonctionne finalement comme une norme commune et fédératrice. C’est en quelque sorte le consensus intégré par chacun et autour duquel se construit le groupe : « Au début j’osais pas trop faire ce qu’elle demandait de faire au yoga, je trouvais ça bizarre puis j’avais peur du regard des autres tout simplement. Mais ici on est tous pareil, et y’a pas de honte à avoir, au contraire, c’est tous sur la même longueur d’ondes. » (Alice, RMI, 45 ans, stage B.)

Il convient toutefois de ne pas idéaliser ce processus. Le recrutement conditionne probablement l’émergence d’un consensus. Yann, le responsable du stage A, nous confie que l’entretien préalable au stage permet de sonder l’esprit du candidat. Les personnalités susceptibles de représenter un risque dans la cohésion du groupe peuvent être refusées. Cette construction du groupe doit largement contribuer à l’établissement facilité d’un consensus. Celui-ci permet aussi de mettre les uns et les autres sur la même longueur d’ondes afin de favoriser les échanges interpersonnels par lesquels transite le pouvoir. L’existence même d’une conception commune du sport favorise les liens à l’intérieur du groupe et inversement ces liens contribuent à l’ancrage de cette conception. « Une multiplicité, que ce soit un atelier ou une nation, une armée ou une école, atteint le seuil de la discipline lorsque le rapport de l’un à l’autre devient favorable » (Foucault, 1975 : 222). La construction d’un consensus sur la conception du sport favorise un entre-soi qui facilite l’exercice d’un pouvoir circulaire, d’un individu à l’autre.

La force de l’entre-soi

L’entre-soi est un concept diversement convoqué par les sociologues. Entre autres ont été analysées la tentation de l’entre-soi des populations juives en France (Schnapper, 2009), celle des riches (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2009) ou encore celle des jeunes (Fize, 1993). Mais il s’agit généralement d’une forme de repli relativement électif (Cusset, 2010) différent de celui que nous avons observé dans la mesure où il est le fruit d’une politique sociale locale alors qu’il est par ailleurs combattu au nom d’une lutte contre le séparatisme social et pour la mixité sociale.

Ici, l’entre-soi est avant tout défini par une similitude première entre les stagiaires, celle de l’identification catégorielle comme allocataire du RMI. Mais, paradoxalement, la seule chose qui puisse dépasser cette similitude est elle-même. En effet, dès lors que chacun est identifié de la même façon, le biais par lequel ils sont tous identiques n’est plus pertinent pour identifier. Si l’on admet que la fonction première d’une identification est de distinguer les individus les uns des autres, alors le fait que tous les membres soient allocataires du RMI n’a plus de pertinence à l’intérieur du groupe. C’est pourquoi, au vu des observations réalisées au cours de ces stages, cette forme d’entre-soi relaie les identifications catégorielles par des identifications relationnelles. Nous reprenons là une distinction entre deux modes d’identification proposée par Brubaker : « On peut s’identifier (ou identifier une autre personne) en fonction de sa position dans un réseau relationnel […] D’un autre côté, on peut s’identifier (ou identifier une autre personne) en fonction de son appartenance à une classe de personnes partageant un attribut catégoriel » (Brubaker, 2001 : 75).

Dans le cadre des stages, l’identification catégorielle est, en quelque sorte, neutralisée bien qu’elle justifie la participation de chacun : « Au départ, on est tous sur la défensive puis après on se rend compte que finalement on a tous un parcours différent mais on est tous dans la même situation au final tu vois. » (Alice, 45 ans, RMI, stagiaire B.) De la même façon, pour Jacques, cette similitude désinhibe et permet l’engagement total dans le sport : « Vous voyez bon, y’a des activités, vous aimez ou pas mais y’a un groupe aussi. Un groupe où tout le monde est pareil. Ça je pense que ça compte aussi pour tout le monde. C’est important. On demande pas les galères des gens. On est tous pareils. » (Jacques, 52 ans, RMI, stagiaire B.) Le groupe forme une communauté de stigmates et s’établit sur un accord tacite selon lequel l’assignation identitaire ne peut faire l’objet de railleries. Cette forme d’entre-soi permettrait une forme de sociabilité délestée de l’identification catégorielle assignée. Une sociabilité délestée autant que le corps semble-t-il. Plusieurs stagiaires ont des difficultés d’insertion professionnelle liées à une inhibition pathologique. C’est le cas de Céline, 28 ans, qui souffre à la fois d’anorexie et d’agoraphobie : « Ça me permet de m’insérer avec un groupe parce que mon problème c’est que j’ai pas de relations, je suis tellement angoissée par le jugement des autres que je suis complètement isolée et y’a que toute seule chez moi que j’ai l’impression d’être bien. » (Céline, 28 ans, RMI, stagiaire B.)

Pourtant, au cours de la séance de yoga, elle met son corps en scène dans des gestes et des postures en rupture totale avec les usages normaux du corps. Sa crainte excessive du jugement d’autrui semble disparaître au sein de ce groupe. Non pas que Céline soit guérie et qu’elle jouisse d’une soudaine aisance, mais la certitude d’appartenir à ce groupe au sein duquel ses propres difficultés la rapprochent des autres libère ponctuellement Céline de son corps. Cette appartenance qu’elle perçoit comme inconditionnelle lui permet finalement de répondre aux attentes institutionnelles d’engagement et de responsabilisation de soi à travers le sport.

Conclusion

Des rapports de proximité entre un coach et un coaché remplacent des rapports formels entre assisté et référent social, un cadre associatif remplace le cadre fonctionnel des dispositifs d’assistance, et l’entre-soi rassurant remplace la mise en concurrence des exclus. Bref, le privilège accordé aux rapports humains intervient en complément du rapport contractuel malgré sa logique contradictoire. Il intervient en façade derrière une formalité intangible : le refus de participer au stage ou à l’un des ateliers, voire le refus d’adhérer à la conception de l’activité en question, peut constituer, en principe, un motif de suspension ou de radiation. Le stage sportif tient lieu d’engagement vis-à-vis de l’État dans le contrat d’insertion. Une fois l’adhésion de l’assisté acquise, le rapport se transforme en rapport « d’homme à homme » ou le droit ne semble plus valoir. Il demeure pourtant, en toile de fond, et peut être invoqué par l’association comme par le référent social en cas de refus.

Le sport est propice au mélange des genres. Il est en effet traversé par « un processus de dénégation qui ne permet à cet univers de pratique de fonctionner qu’à la condition de se penser comme un monde social inversé où la peine est transfigurée en plaisir et le travail en jeu » (Defrance, 1987 : 182). De sorte que, finalement, nombreux sont les assistés auxquels s’adressent ces stages de sport qui se considèrent comme des assistés nantis à qui la philanthropie collective accorde la faveur de proposer des activités sportives. Une telle adhésion participe à cette forme de rééducation morale des assistés soupçonnés de se complaire dans le rapport d’aide unilatéral.

Cela dit, la réception de ces dispositifs par leurs bénéficiaires ne se cantonne pas à une simple adhésion. Elle est inévitablement plurielle et c’est la raison pour laquelle la conclusion de cet article devrait être complétée. Car si la convocation du sport dans le rapport d’assistance relève bien d’une politique d’activation morale et corporelle, voire d’une logique foucaldienne de disciplinarisation des corps et des âmes (Foucault, 1975), il reste à comprendre dans quelle mesure ce pouvoir exercé par stimulation s’appuyant sur le plaisir de l’individu peut être récupéré, voire contredit de façon tacticienne (De Certeau, 1990) par les acteurs bénéficiaires de ces dispositifs politiques.