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Introduction

Récemment, l’ONU (2010) a publié un rapport présentant pour la première fois une vision d’ensemble de la situation des populations autochtones vivant sur la planète. Celles-ci sont victimes de pauvreté, de problèmes de santé, de criminalité, de violences et de violations des droits de l’homme. Selon ce rapport, la différence d’espérance de vie entre un Autochtone et un compatriote non autochtone varie entre 11 et 20 ans selon le pays ; le taux de suicide atteint un niveau inquiétant (62 % plus de risque de commettre un suicide que l’ensemble de la population aux États-Unis)[2]. Le bilan est accablant :

Chaque jour, les communautés autochtones partout dans le monde sont confrontées à la violence et à la brutalité, aux politiques d’assimilation, à l’expropriation de leurs terres, à la marginalisation, au déménagement et à la réinstallation forcés, à la négation de leurs droits sur leurs terres, à l’impact des projets de développement de grande ampleur, aux abus des forces militaires et à toute une série d’autres abus

ONU, 2010

Cette litanie de drames humains incite les gouvernements, les organisations non gouvernementales (ONG) ainsi que des groupes de recherche à chercher et à mettre en oeuvre des moyens pour remédier à cette situation à court et moyen terme. C’est ainsi que le groupe de recherche Design et culture matérielle (DCM)[3] reconnaît l’urgence d’agir face aux drames de la dépossession que continuent à vivre ces communautés ; DCM vise plus particulièrement, d’une part, les aînés pour qui l’adaptation aux changements rapides de mode de vie crée un ensemble de détresses psychiques et, d’autre part, les jeunes, car ils sont en perte de repères et déracinés de leurs origines et, qui plus est, privés de la part de création qui leur permettrait de se projeter dans un futur médiat et immédiat répondant à leurs aspirations. Ainsi, l’urgence de la situation sociale et des drames liés à la question identitaire (suicide, toxicomanie, dépression) a amené ce groupe à associer développement communautaire, création-innovation, transmission et ressources culturelles, puisque la seule amélioration économique des communautés ne suffit pas à répondre à la perte de sens et d’identité, source de mal-être. La création et la culture constituent le coeur du projet ; les acteurs, les facteurs de changement et l’éducation en sont les leviers.

Tous les projets mis de l’avant par DCM concernent les peuples autochtones et tendent à répondre concrètement à la situation dramatique qui a cours dans leurs communautés. Les deux grands axes définissant tous ses projets sont le développement durable et viable par la concertation, d’une part, et l’empowerment[4] par la création, l’innovation et la transmission culturelle comme conditions à l’entrepreneuriat culturel local, d’autre part. Comme il considère que le degré avec lequel les communautés sont engagées dans des pratiques collectives de réhabilitation et de transmission de leur culture est déterminant pour le niveau de qualité de vie des Premières Nations, DCM mise sur les forces vives des communautés et sur leur capacité d’innover à partir des ressources culturelles alliant tradition et modernité, pôles dynamiques de leur avenir et creuset de ressources, et considère l’individu comme acteur de son développement et de celui de sa communauté.

Globalement, DCM cherche à comprendre quelle peut être la portée des actions créatives sur les individus et leurs communautés. Si la création, qui définit l’humain, est considérée comme un levier de développement durable, à quelles conditions les actions créatives peuvent-elles s’inscrire dans une durée significative pour la communauté ? Dans le champ des pratiques du design, DCM cherche à établir quelles sont les conditions de succès des processus de collaboration et d’échange entre les parties prenantes d’une communauté pour la cocréation et la coformulation de projets ou de solutions.

C’est ainsi que DCM travaille avec les peuples autochtones du Québec (depuis 1992) et du Brésil (depuis 2007) dans une perspective de développement durable et viable par la mise en valeur de leurs ressources culturelles et créatives en les amenant non seulement à questionner leur propre identité sociale et à inventorier les diverses expressions de leur culture, mais aussi à initier et à produire eux-mêmes des projets la documentant pour ultimement la diffuser par le biais de catalogues, vidéos, affiches et produits d’artisanat ; ces trois actions participant à la valorisation et à la transmission de leur propre culture de même qu’à l’autonomisation des individus.

Ce travail de valorisation culturelle joue un rôle important dans le développement des communautés en leur permettant de prendre conscience de la spécificité et de la valeur de leur culture, de prendre en charge les modalités de sa transmission et d’actualiser son potentiel politique. Et, grâce à la maîtrise de la démarche de conception et des outils de communication, les communautés pourront transmettre leur culture aux générations futures, mais aussi et surtout la mettre en valeur aux yeux des non-Autochtones et rechercher des alternatives de développement pour aller de l’avant malgré leur situation dramatique de vie.

Pour ce faire, DCM a établi au fil des ans plusieurs postulats et hypothèses qui ont permis de concevoir, de structurer et d’encadrer ses projets de recherche action/création avec les communautés partenaires grâce à des approches pédagogiques et des méthodologies innovantes[5]. Ces actions et projets, qui parfois questionnent les fondements caractérisant les approches dominantes auprès des communautés autochtones, s’arriment à un cadre conceptuel général de développement social des individus et des communautés autochtones développé par DCM (figure 1). Ce cadre conceptuel général est constitué principalement de six pôles (création/projet ; individus/communautés ; éducation/concertation), respectivement mis en tension par trois axes (méthodologie, approches intergénérationnelles, moyens de transmission). Ces pôles et ces axes définissent ainsi trois plans principaux que sont l’empowerment (individu/concertation/communauté/éducation), le développement entrepreneurial culturel (individu/projet/communauté/création) et l’éducation (éducation/projet/concertation/création). Et tous s’articulent autour d’un septième pôle (objets), lequel constitue autant un moteur (moyen ; processus de conception ; processus d’autoconstruction ; processus de diffusion) qu’un résultat (fin ; produit utilitaire) de tout projet DCM.

Figure 1

Cadre conceptuel général des projets de recherche action/création de DCM

Cadre conceptuel général des projets de recherche action/création de DCM

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Dans la présente analyse, on décrira principalement comment une approche design (axe : création/projet) agit comme un agent d’empowerment (plan : individus/concertation/communautés/éducation) et de développement durable visant l’accroissement des compétences de même que l’émancipation des artisans autochtones et de leur communauté. Ce faisant, on comprendra également que cette lecture du cadre conceptuel général n’est pas la seule possible. Une lecture heuristique complète exigerait de poursuivre la réflexion en regardant les autres plans principaux et secondaires, amenant son lot de nouveaux enjeux très pertinents ; seuls quelques-uns seront soulignés en fin de texte.

L’objet, un médiateur (inter)culturel

Comme le soulignait Roqueplo dès 1983 : « chaque objet technique est la pétrification de rapports sociaux qu’il contribue à la fois à instaurer, à perpétuer et à modifier ». Tout objet technique possède donc une dimension sociale et culturelle essentielle, en plus de sa dimension instrumentale et technique (Haudricourt, 1983 ; Gilles, 1978 ; Leroi-Gourhan, 1943, 1945). Pour Kaine (2004a, 2004b), l’objet utilitaire est à la fois fonction (reflet des us et coutumes incluant les rituels d’utilisation), matériaux et procédés (portraits des technologies développées par une société) et expression (le champ esthétique qui inclut les langages plastiques et symboliques, à la fois lieux de représentation du créateur et de sa culture d’appartenance). C’est pourquoi, selon cette auteure, ces trois facteurs rendent l’objet de design très performant en tant que représentant culturel. Encore faut-il que celui-ci soit abordé de façon systémique et globale dans le processus de design, c’est-à-dire que même s’il peut être l’« objet » d’une recherche-création en soi, c’est la pertinence de l’interaction qu’instaure cette trilogie (fonction, technique et esthétique) avec l’humain et son environnement physique et culturel qui doit guider les choix du concepteur.

Sur la base de cette prémisse, DCM a développé des approches et des outils qui ont permis aux participants de créer et de produire eux-mêmes ces vecteurs de transmission de leur culture. Il ne s’agit plus de fabriquer et de (re)produire des objets reflétant une culture stéréotypée du « bon indien » (Kaine, 2009) pour le marché essentiellement touristique, mais aussi, et surtout, de leur permettre de s’approprier la capacité et la volonté de créer de nouveaux produits, qui seront des « traducteurs » plus fidèles de leur culture contemporaine. Si plusieurs projets de recherche s’intéressent depuis quelques années à l’utilisation du design comme outil de développement économique pour les sociétés artisanes, Kaine (2009) souligne qu’aucun ne s’intéresse véritablement au design comme possible agent d’empowerment et de développement durable visant l’accroissement des compétences de même que l’émancipation des artisans autochtones et de leur communauté. Généralement, le design est considéré comme une interface entre tradition et modernité permettant d’adapter la production artisanale aux besoins contemporains :

Toutes les interventions de design dans le secteur de l’artisanat sont principalement centrées sur le produit […] L’impact de ces interventions est le plus souvent limité, car elles excluent l’artisan du processus intellectuel du design et du développement de produit […] Bien que ces initiatives soient valides en termes du besoin de réinterpréter les artisanats afin de les adapter aux réalités du marché contemporain, pour l’artisan, la rétention actuelle de valeur est limitée […] à la fin de l’interaction vous avez de nouveaux produits, mais y a-t-il un changement et une nouvelle compréhension dans l’esprit des artisans ? Comment peut-on quantifier que ces personnes ont une nouvelle perception du design et une plus grande confiance dans leur aptitude à créer un design ? Il s’ensuit que s’occuper du design, des techniques et des compétences n’est pas suffisant. Nous devons aussi forger leur capacité à concevoir un design. Nous devons leur donner accès à leurs racines et leur apprendre comment travailler en réseau, en documentant et disséminant la recherche et les informations

Bhatt, cité dans Vencatachellum et al., 2005

DCM favorise le développement de la capacité créative des participants, car la créativité agit comme un levier puissant dans la définition de l’identité des individus et des communautés. Aux « faire » et « reproduire » des approches dominantes liées à la fabrication de produits artisanaux répondant aux stéréotypes formels « indiens » encore largement diffusés aujourd’hui, DCM souhaite également insuffler aux artisans la capacité de « créer » et d’« innover ». Ces nouveaux savoir-faire pourront être appliqués à l’échelle d’un objet utilitaire ou encore à l’échelle d’un modèle de développement social d’un individu ou d’une communauté dans un imaginaire contemporain et, donc, ancré résolument dans le xxie siècle.

Les « objets », ces nouveaux vecteurs de transmission culturelle, conçus dans les cadres des ateliers DCM sont de trois natures : des produits de design (objets utilitaires) ; des expositions présentant les résultats des ateliers intergénérationnels (produits et réflexions) dans un but de concertation avec la communauté ; et, enfin, des outils de communication à l’intention du grand public (vidéos et produits de design graphique : catalogues, affiches, dépliants, journaux distribués en communauté, etc.), qui permettront la pérennité des résultats.

La création : un puissant levier d’empowerment

La pratique du design, l’activité par laquelle se crée la culture matérielle, est l’une des activités humaines les plus anciennes et, de surcroît, il s’agit d’un champ de compétences dans lequel les cultures autochtones ont excellé. Le processus de création, quant à lui, est compris comme mode de connaissance, comme levier de développement mais aussi, et surtout, comme générateur de nouveaux possibles, à partir des besoins exprimés par les communautés partenaires pendant le processus et à partir de leur vision du monde. Enfin, l’art est une forme d’expression qui permet d’exprimer par l’image ce qui ne peut être dit en mots. En permettant l’échange entre les individus, il joue un rôle rassembleur qui favorise le sentiment d’appartenance à un groupe (Trudel et Mongeau, 2008). Il lie fonctions identitaire et sociale (Dissanayade, 1996). En cela, art et création « constituent l’une des activités humaines les plus profondes » (Eccles, 1992).

Il semble cependant que le réflexe de correspondre à une image stéréotypée conçue par les non-Autochtones en fonction de ce qu’ils voulaient que soit un Indien d’Amérique (Dickason, 1993), ait, en quelque sorte, paralysé la capacité de création de plusieurs. Cet état de fait a entraîné de graves conséquences sur la reconnaissance identitaire (Simard, 1988) et sur la possibilité d’actualisation de la culture. Les jeunes ne se reconnaissent plus dans ce monde d’images pensées par d’autres (Trudel, 1994 ; Vincent et Arcand, 1979 ; Johnston, 1987)[6]. Les créateurs autochtones font face à une situation de double contrainte par l’impossibilité de s’exprimer à la fois dans la société dominante et dans la leur ; toutes deux s’attendant à ce qu’ils produisent des « images indiennes » (Kaine, 2003). Eu égard à la problématique de la transmission de la culture, cette question est fondamentale puisque l’identité se constitue à partir de la réalité du sujet, c’est-à-dire de sa place dans le monde, là où s’inscrit sa parole à même les signifiants qui le déterminent (Belle-Isle, 2005). Une situation intenable qu’accentuent les cours de culture des écoles autochtones en se cantonnant à leur rôle de conservation plutôt que de transmission vivante, puisque souvent il n’est permis aux jeunes que de reproduire des modèles d’objets traditionnels. Ces cours sont en voie de disparaître, car trop peu fréquentés ; ainsi, en imposant la reproduction de la tradition, on obtient l’effet contraire de celui recherché en enlevant aux jeunes tout intérêt pour leur culture traditionnelle (Kaine, 2002)[7].

Devant ce constat, DCM a développé plusieurs stratégies pédagogiques qui favorisent la création de produits novateurs en regard de la pratique habituelle des artisans, en donnant à ces derniers les outils pour qu’ils puissent contourner le recours aux stéréotypes qu’ils ont longtemps pratiqués. Dans une perspective d’empowerment, DCM a développé une pédagogie qui permet aux participants de produire eux-mêmes ces vecteurs de transmission de leur culture. Et, aujourd’hui, les résultats sont très positifs comme le confirment plusieurs témoignages[8] :

Le projet m’aide beaucoup. Je fais de nouveaux produits, vais plus loin et ose développer autre chose.

Laurette Grégoire, 2006. Extrait des évaluations des ateliers

Ça nous a réveillé. On était endormi. On faisait toujours la même chose. Là je me demande ce que je pourrais créer.

Mariette Manigouche, 2005. Extrait des évaluations des ateliers

Les ateliers de création : le design d’un produit comme processus de transmission

Pour DCM, la création est donc un puissant levier de développement. La culture autochtone québécoise est riche en traditions ancestrales et certains de ses membres sont détenteurs de grands savoir-faire au plan de la fabrication des objets. Ces artisans, héritiers de techniques et procédés de fabrication millénaires, possèdent le pouvoir de promouvoir leur culture à travers les objets qu’ils créent. Ils sont des acteurs influents dans la transmission de leur culture et, par conséquent, dans sa pérennité. Cette prise de conscience a permis à Kaine (2002) d’énoncer trois postulats qui transcendent aujourd’hui tous les projets de DCM avec les communautés autochtones :

  1. les objets de design, s’ils sont créés avec une approche sensible, sont des oeuvres d’art, c’est-à-dire des lieux d’expression de leur créateur ;

  2. les nouveaux produits sont des vecteurs valables, au même titre que les artefacts traditionnels, pour la transmission de la culture ; et

  3. l’étude des objets issus des pratiques traditionnelles est féconde pour l’enseignement et la pratique du design contemporain.

D’après l’un de ces postulats, les nouveaux produits lorsque « créés avec une approche sensible, sont des vecteurs valables, au même titre que les artéfacts traditionnels, pour la transmission de la culture » (Kaine, 2009 : 403). Aussi, toutes les recherches action/création élaborées par DCM visent à soutenir, par la conception de projets utilisant à la fois la méthodologie de design et la sensibilité artistique, les artisans chevronnés des communautés pour qu’ils puissent créer de nouveaux éléments de culture matérielle qui soient porteurs des savoirs et savoir-faire contemporains et traditionnels. Et c’est ainsi que plus de 60 artisans et artisanes de différentes communautés autochtones du Québec[9] et du Brésil[10] ont été initiés à l’approche « design » dans le cadre d’ateliers de création depuis 2001.

Une pédagogie spécifique a été développée, arrimée aux méthodologies des conduites de projets et à la création ; ces deux activités s’inscrivant à l’intérieur d’une démarche de construction identitaire qui tend à la reconnaissance de soi simultanément par soi-même et les autres (Boutinet, 1990) et où la scénarisation exige l’organisation de la pensée et la projection vers l’avenir. De façon succincte[11], cette pédagogie invite, dans un premier temps, le participant à puiser au coeur de sa propre expérience sa source d’inspiration. Pour favoriser ce recentrement sur soi et ce ressourcement amenant à la redécouverte de soi, l’équipe des artisans et animateurs effectue un séjour de trois jours en forêt. Au cours de cette expérience, les participants se rendent compte que les rôles d’apprenant/enseignant (profane/expert) sont permutables, ce qui est très valorisant pour les artisans. Cette prise de conscience modifie significativement la dynamique de groupe et les créations des artisans deviennent plus personnelles et originales. Le deuxième exercice exploite une stratégie souvent utilisée en art, soit la délimitation d’un espace d’expression (la boîte, le cadre, la vitrine) de manière à sacraliser ce que l’artiste décidera de mettre dans ce contenant, donnant ainsi une valeur particulière à ce contenu en regard de ce qui l’entoure. Cette incursion dans le champ de l’expression artistique prépare le terrain pour le troisième exercice, soit la création d’un produit contemporain original, transmetteur de la culture d’appartenance de son créateur. Enfin, les discussions portant sur les résultats des exercices permettent d’aborder des thématiques reliées aux valeurs individuelles, familiales et communautaires des participants, de manière à continuellement recentrer ces derniers sur leur réalité identitaire[12].

La pédagogie des ateliers de création repose essentiellement sur sept principes fondateurs : 1) l’identité individuelle ; 2) l’individu en relation avec son environnement ; 3) l’expression personnelle dans l’action de création ; 4) l’individu en relation avec sa culture ; 5) la création d’un produit de design fonctionnel ; 6) la mise à vue de sa création et, le dernier principe, qui fait partie intégrante de la totalité des ateliers, 7) l’acte d’être ensemble (Kaine, 2009).

Si lors des ateliers de création, des nouveaux produits ont été générés, en favorisant l’utilisation des « marqueurs » distinctifs singuliers au groupe (procédés, technique, symbolique), il faut s’assurer de leur viabilité (technique, économique) et de leur durabilité (usage) afin qu’ils deviennent de véritables vecteurs de transmission. C’est pourquoi, après la conception de plusieurs produits à des degrés divers de développement (maquettes, prototypes), il convenait de poursuivre leur développement en cherchant à les optimiser[13], c’est-à-dire à les rendre fonctionnels, efficaces, durables et reproductibles, dans une perspective d’une production en petite et moyenne séries et éventuellement à la commercialisation (distribution, vente) (De Coninck et al., à paraître ; Bouliane et al., à paraître), afin de permettre aux artisans de vivre de leur art.

Cette initiation à la création a également été appliquée pour la conception d’affiches (Néron et al., à paraître) et de films afin de leur donner des moyens d’autoreprésentation. En effet, dans une perspective d’empowerment, il était important de permettre aux artisans de s’exprimer, mais aussi de se représenter eux-mêmes dans le cadre de divers événements de diffusion produits par le projet au sein de leur communauté, comme une exposition par exemple. Cela répond à l’objectif global des projets DCM de maximiser la prise en charge par les acteurs du milieu. Qui plus est, la valorisation de l’expression personnelle de l’artisan permet de faire davantage appel à l’image et à l’idéologie culturelles de la collectivité et crée, de ce fait, un intérêt particulier de la part de la communauté pour le message communiqué.

Cette initiation à la création et l’identification des valeurs créent des situations favorables à la comparaison par la mise en présence de la différence, dynamique qui participe à l’affirmation identitaire culturelle, car même si cette dernière passe d’abord par la reconnaissance du même, de ce qui demeure identique, de ce qui est constant, elle se cristallise aussi par la comparaison à l’autre culture. Il en va de même pour l’identité personnelle qui se construit à la fois par la reconnaissance de soi en l’autre (l’identification), mais aussi par la différenciation, la découverte de l’unicité de sa propre voix. Pour Kaine (2009), l’art est un mode de réflexion qui s’opère par l’action sur la matière et qui, par l’expression artistique, se construit et transmet une pensée personnelle. Ainsi, dans le cadre des ateliers de création et de développement, une dynamique en boucle récursive s’est instaurée entre « recherche du même » et « recherche du différent » grâce à la possibilité de rencontre de l’Autre que met en place le projet, et ce, pour l’ensemble de ses acteurs.

Le passage d’une approche centrée sur l’individu vers la communauté

Aujourd’hui, l’ensemble des acquisitions, des partages de connaissances et des actions concrètes engendrées au cours des 18 dernières années ont notamment permis d’identifier plusieurs obstacles limitant la portée des actions innovantes : le manque de formation, l’incapacité de se donner le droit de créer, l’inadéquation du modèle entrepreneurial occidental eu égard au mode de vie autochtone, la difficulté de projection due à la dévalorisation culturelle et à la coupure intergénérationnelle dont ont été victimes les Autochtones, coupure ayant causé de multiples problèmes sociaux.

Si, pour DCM, il est possible de contribuer au développement individuel par des approches et méthodologies innovantes, basées sur la création, la ressource culturelle et l’empowerment (autonomie), il convient maintenant d’étudier la possibilité d’appliquer cette approche au plan de la communauté, car, tout comme l’individu, cette dernière doit être considérée à partir de ses ressources et non de ses problèmes. Pour DCM, toute intervention dans la communauté nécessite un travail global et systémique, c’est-à-dire qu’elle doit être réalisée dans et avec les communautés, pour leur développement et en relation étroite avec toutes les parties prenantes. DCM conçoit une communauté comme un microlieu de convergence possible d’identités, de pratiques, de pensées et de structures et c’est pourquoi la concertation constitue l’approche privilégiée à toutes les phases d’un projet. Plus particulièrement, dans le champ du design, les recherches remettent en question le modèle de l’entrepreneurship occidental pour le contexte autochtone. DCM cherche par conséquent à développer un nouveau modèle ancré sur celui-ci. Plus précisément, le groupe de recherche souhaite établir les conditions de succès des processus de collaboration entre les parties prenantes d’une communauté pour la coformulation de projets créatifs (design, cinéma, outils médias) et de mises en marché adaptés à leur réalité.

C’est ainsi qu’à travers ses interventions DCM vise des retombées durables en impliquant non seulement des individus (des artisans maîtrisant un savoir-faire artisanal traditionnel), mais aussi, plus largement, le milieu communautaire, en ouvrant le champ d’intervention de l’individu vers la constitution de groupes intergénérationnels d’entrepreneurs culturels, oeuvrant avec et pour leur communauté. Nous retrouvons ici sous une autre forme, l’esprit de la pensée du développement durable et viable (Brundtland et al., 1987) qui se préoccupe non seulement des impacts sur l’environnement, du développement de la société et de l’économie, mais aussi de la gouvernance, car, comme le soulignent Gendron et Revéret (2000), cette dernière permet la participation de tous les acteurs au processus décisionnel et l’expression d’une éthique du futur (Jonas, 1979).

Le passage intergénérationnel

Cette idée du temps et de l’importance de considérer nos actions en fonction non seulement du temps présent, mais aussi des générations montantes et futures, dans la foulée des ateliers de création en design et des activités de diffusion que DCM a menées, sans que cela soit leur objectif, le groupe de recherche a constaté de façon probante que le côtoiement de ces activités par les enfants des participants a renouvelé leur intérêt pour leur culture et les a motivés à s’inscrire dans des projets (retour aux études avec le dessein de travailler à la préservation de la culture ; volonté d’apprendre les savoir-faire traditionnels alors que les parents avaient abandonné leur rêve de voir leurs enfants poursuivre dans cette voie, etc.). De voir leurs parents investis dans une démarche de création-transmission a redonné espoir à ces jeunes, décrocheurs pour la plupart.

En 2008 et en 2009, deux missions auprès de cinq communautés guaranies[14] du Brésil confirmèrent la pertinence des méthodes développées par le groupe de recherche et firent émerger la pertinence des activités intergénérationnelles qu’il proposait. Si le fait que le groupe guarani était constitué de gens âgés entre 14 et 96 ans (choisis par leur chef) apparaissait problématique au premier abord, la présence simultanée de jeunes, d’adultes et d’aînés permit un véritable échange autour du projet de transmission culturel et fut une révélation quant au potentiel de tels groupes pour la mobilisation communautaire.

C’est pourquoi il devient aujourd’hui pertinent d’explorer comment il serait possible de transmettre les acquis de l’approche design au niveau des artisans (la valorisation des individus par le développement créatif) des communautés autochtones du Québec et du Brésil (la force de la rencontre intergénérationnelle) à la communauté, par la création et la transmission culturelle comme bases de développement de l’entrepreneuriat culturel local dans une perspective de développement durable et viable[15].

Les défis à venir

Plusieurs défis se posent donc dans le domaine de la recherche sur le développement social des individus et des communautés autochtones, à court et moyen terme. Sans vouloir être exhaustif, soulignons plus particulièrement qu’il conviendrait, sur le terrain, de :

  1. Participer au renouvellement d’une culture créative, inscrite dans le contexte contemporain, en lien avec la tradition et les savoirs ancestraux : DCM cherche à concevoir des situations d’enseignement favorisant la créativité, l’innovation et la concertation communautaire en ayant recours à des groupes intergénérationnels et d’en faire une application pilote dans une communauté. La concertation communautaire assure le lien entre les deux grands axes en contribuant à élargir les connaissances et l’espace social entourant un processus de prise de décision. Elle permet l’expression des critères de conception qui lui apparaissent prioritaires à considérer pour les décisions à venir. Ce faisant, elle contribue à l’élaboration des bases d’un processus de collaboration entre des partenaires pour ainsi formuler soit des plans d’action, soit des solutions appropriées, soit des projets locaux. Chaque communauté est invitée à amorcer une concertation afin de déterminer les actions que peuvent mettre de l’avant les décideurs afin de soutenir le développement de leur communauté. Il convient donc de poursuivre la formation des artisans autochtones en vue de leur autonomisation pour qu’ils deviennent des agents de développement culturel dans leur communauté et afin de les motiver (une certaine apathie s’est installée dans les communautés où plusieurs ont baissé les bras devant le peu de moyens disponibles pour la culture) [court terme].

  2. Former des passeurs culturels autochtones qui oeuvreront autant dans les systèmes scolaires que muséaux, au sein des communautés, dans une perspective de transmission aînés/jeunes (approches de projets intergénérationnels). Il est possible de favoriser, à moyen terme, la prise en charge du développement local par les jeunes des communautés en les motivant à développer des initiatives novatrices en lien avec leur culture. Les 23 artisans formés à la pratique du design peuvent participer activement à la coformulation de projets intergénérationnels avec l’équipe de chercheurs et de partenaires communautaires. Ils seront d’excellents animateurs d’ateliers de développement de produits utilisant les savoir-faire traditionnels des aînés et des parents, tout en tenant compte de l’attrait des jeunes pour la création, l’innovation et les nouvelles technologies. Ils pourront également animer les tables de concertation communautaire portant sur les nouvelles propositions innovantes des groupes intergénérationnels.

  3. Favoriser l’engagement des jeunes autochtones dans des projets intergénérationnels et communautaires et mobiliser les partenaires pour la création de projets culturels structurant pour les familles et leur communauté (plusieurs problèmes sociaux rendant difficiles les relations intergénérationnelles et compromettent l’atteinte de cet objectif). Les membres des communautés autochtones rencontrés dans le cadre des divers projets (milieux politique, scolaire, universitaire, citoyen) sont très préoccupés par la détresse psychologique des jeunes dont témoignent les taux élevés de suicide et de décrochage scolaire. Ils ont à plusieurs reprises demandé que nos activités de mise en valeur de la culture par la réflexion participative et la création soient implantées en milieu scolaire. La formation de groupes intergénérationnels impliquant les aînés, les parents et leurs enfants dans un projet commun de partage de réflexions et d’expertises (savoir-faire traditionnels/parents ; et savoir-faire technologiques/jeunes) peut se révéler pertinente [moyen terme].

  4. Tenter de mettre en place un réseau des communautés : puisqu’elles fonctionnent souvent en vase clos en ce qui a trait à la préservation et à la transmission culturelle (cela étant dû en partie à l’éloignement des communautés l’une de l’autre, les nouvelles technologies pourraient être une réponse) [moyen terme].

  5. Favoriser la prise en charge du développement local par les communautés dans le contexte mondial de globalisation, notamment par l’utilisation de l’innovation et de la concertation : il convient d’élargir le domaine d’action en intervenant non plus seulement au plan individuel, mais aussi communautaire. Les activités de formation, de production et de diffusion sont des lieux de rencontres intergénérationnelles où les aînés, comme passeurs culturels, et les jeunes, comme « brancheurs » médiatiques, peuvent combiner leur savoir-faire respectif dans des projets communs alliant créativité et expression identitaire, en ayant comme visée l’organisation structurante des communautés et le développement durable [long terme].

Et au niveau de l’enseignement, il importerait de :

  1. Former des assistants chercheurs sensibles aux questions autochtones : il existe peu de travailleurs culturels spécialisés et sensibles à la culture autochtone [court terme].

  2. D’intéresser le milieu universitaire à ces questions, changer les préjugés, favoriser une plus grande intégration d’Autochtones au sein des universités [long terme].

  3. Inscrire toute initiative de recherche dans une perspective de développement durable : en travaillant avec des organismes et enseignants autochtones pour la création de programmes scolaires [moyen terme].

  4. Continuer à innover au regard des approches pédagogiques [long terme].

Conclusion

Au-delà de l’accumulation des observations et des connaissances, il devient important, pour ne pas dire urgent, de passer à l’action, d’agir. Suffisamment d’études et de recherches, provenant de différents organismes du monde entier, attestent de la situation dramatique que vivent ces communautés autochtones dans le monde entier, en témoigne l’extrait du rapport de l’ONU (2010) mentionné au début de cet article. Ainsi, il est certes important de continuer à observer et évaluer les conditions de vie de ces communautés, ou encore de perfectionner les outils scientifiques de mesures et d’évaluation ; mais cela ne peut suffire. Il faut surtout proposer de nouvelles approches d’interventions avec et pour les communautés. Cette réflexion est nécessaire si la pérennité de ces communautés nous interpelle. Bien entendu, la quête de la connaissance est toujours nécessaire, mais le passage à l’action s’impose aujourd’hui, et les approches de recherche action/création semblent pouvoir apporter des réponses concrètes et positives dans ce sens.

Ainsi au « pourquoi ? » de la connaissance, qui cherche la cause et le problème, DCM a proposé le « pour quoi ? » de l’approche projet du design, qui cherche la finalité, le but à atteindre. Mais aux deux premières déclinaisons de ce questionnement, DCM, en voulant pousser cette réflexion, a adjoint une troisième, le « pourquoi pas ? », qui fait appel à l’imagination des artisans et de toutes les parties prenantes des projets se réalisant dans une communauté. Ce faisant, DCM a répondu non seulement à la quête de LA connaissance, mais aussi à l’appel d’Einstein qui disait en 1929 : « L’imagination est plus importante que la connaissance. La connaissance est limitée alors que l’imagination englobe le monde entier, stimule le progrès, suscite l’évolution. »