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C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu le texte de Stéphane Rullac. Avec une position ferme sur le plan politique et épistémologique, l’auteur nous brosse un portrait intéressant des tensions qui se dessinent entre les différentes pratiques depuis plusieurs dizaines d’années dans le champ des SDF en France. Et je dirais que plus fortes sont ces tensions, plus fortes sont les chances aussi qu’il y ait des changements de paradigmes, c’est-à-dire de modèles dominants dans le champ de l’intervention auprès des SDF. C’est ce qu’explique l’auteur en parlant d’un changement de paradigme, soit le passage entre l’urgence sociale et l’asile inconditionnel. J’ai plusieurs questions et commentaires sur ce changement de paradigme. Surtout lorsque l’auteur considère ce changement comme la perpétuation de la négation des besoins hétérogènes « d’une population qui continue à être ignorée et réduite […] par le regard biaisé d’un misérabilisme triomphant ». C’est un constat dur à mon sens et je ne suis pas convaincu à la lumière de ce qui est dit de la validité de ce propos.
Par ailleurs, le texte de Rullac suscite chez moi un autre questionnement assez important sur le plan épistémologique, un questionnement qui a des incidences aussi sur le plan politique. L’auteur explique que « le misérabilisme appliqué aux sans-abri constitue indéniablement le coeur d’une représentation raciste » et cette forme contemporaine de ce racisme, à l’origine d’État, est de plus en plus relayée par nous-mêmes, pour nous-mêmes, en dehors d’une imposition supérieure contraignante. Enfin, « le traitement de la question SDF s’inscrit remarquablement dans la logique sociologique de l’organisation du biopouvoir ». J’ai l’intention ici même de mettre en perspective mes questionnements sur le sens qu’on accorde dans le texte au concept foucaldien de biopouvoir et, plus largement, au biopolitique. Il me semble, et j’y reviendrai, que monsieur Rullac propose une interprétation beaucoup trop unilatérale de la notion de biopouvoir.
Je connais mal la situation française, mais je peux faire l’écho de ces commentaires en tenant compte de ma connaissance du milieu au Québec. J’ai été, pendant les années 1990, coordonnateur du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal, membre du Réseau solidarité itinérance et membre aussi du Collectif de recherche sur l’itinérance, l’exclusion et la pauvreté. Mon action militante et ma pratique de recherche se sont orientées presque exclusivement vers le champ de l’itinérance. Ces dernières années, j’ai décidé de militer davantage dans la sphère politique et syndicale, car je croyais, (et je crois toujours), que l’exclusion, l’itinérance exigent non seulement une intervention immédiate basée sur la défense des droits, mais aussi une action structurelle qui apporterait des correctifs sur le plan social et politique. Par exemple, le Réseau Solidarité Itinérance exigeait du gouvernement du Québec davantage de logements sociaux avec soutien communautaire, un accès aux services de santé et aux services sociaux, ainsi qu’un revenu minimum inconditionnel. Ce sont, selon moi, des exemples de correctifs structurels qui pourraient apporter des solutions au problème de l’exclusion.
Le paradigme de l’urgence sociale
Cette vision socioéconomique ne faisait certes pas l’unanimité. Pendant les années 1990, j’ai eu l’occasion de rencontrer les intervenants inscrits dans le courant de l’urgence sociale parisienne dont l’auteur parle abondamment. La mémoire étant faillible, je ne peux faire la synthèse des interactions que j’ai eues avec ces intervenants (monsieur Emmanuelli en tête). Mais je garde tout de même le souvenir d’intervenants qui étaient très volontaires, déterminés à remuer ciel et terre pour offrir les services d’urgence d’une manière adéquate.
Cependant, quelque chose me préoccupait dans leurs discours, c’était cette manière constante, systématique d’évacuer le débat sur les questions politiques et de ramener le tout vers la problématique de la santé mentale. Je me souviens en particulier d’une rencontre avec Xavier Emmanuelli durant laquelle nous avions abordé la question de la pauvreté, du logement comme déterminant de la question de l’itinérance. Monsieur Emmanuelli avait alors réagi fortement à cette hypothèse en répondant, au contraire, que la principale cause de l’itinérance était la problématique de santé mentale. Il était inutile d’ouvrir des chantiers sur le logement ou la pauvreté si l’on n’intervenait pas sur les problèmes d’ordre psychologique graves vécus par les SDF. Pour ma part, j’ai toujours cru en la mise en place d’un dispositif permettant la conjugaison d’un axe d’intervention dans la sphère individuelle, dans l’espace public ainsi que dans l’espace politique.
Le misérabilisme passe par la médicalisation du social
Je crois que l’enjeu important, plus important encore que la question du misérabilisme évoquée par Stéphane Rullac, c’est la question de la médicalisation du social. Je pose l’hypothèse que la médicalisation du social est le dispositif institutionnel nécessaire pour alimenter le misérabilisme qui est observé par l’auteur à la fois dans la pratique dominante de l’urgence sociale ou de l’asile inconditionnel. Dans l’ensemble des idées reçues que j’ai pu entendre depuis 20 ans sur les facteurs explicatifs de l’itinérance, il y en a une qui revient fréquemment : les fermetures de lits dans les hôpitaux psychiatriques. L’itinérant (ou le SDF en France) ne devrait pas se trouver dans la rue puisque sa place est dans une institution psychiatrique. Or, selon ma pratique, rien n’est moins sûr ! Est-ce la problématique de santé mentale qui pousse la personne dans la rue, faute de soutien institutionnel ou si, au contraire, la personne développe un problème de santé mentale à cause de sa présence continue dans le réseau des ressources en itinérance ? Pour expliquer mon point, je fais référence ici à la définition qui avait été adoptée par la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec des sans-abri.
Le sans-abrisme est l’absence d’un logement personnel permanent et adéquat. Les sans-abri sont des personnes qui du fait des problèmes financiers ou de barrières sociales se trouvent dans l’impossibilité d’accéder à un logement permanent et adéquat ou de le conserver. Il s’agit aussi de personnes qui ne peuvent conserver un logement, car elles sont incapables de mener une vie totalement indépendante. Ces personnes ont besoin d’un accompagnement sans pour autant être placées dans des institutions (FEANTSA, 1995).
Je crois que cette définition s’approche d’une réalité générale qu’on peut observer dans le réseau de l’itinérance. Bien sûr, certains diront que la restriction de l’accès aux services psychiatriques est un obstacle important à la qualité des services. Je peux convenir que plusieurs personnes itinérantes ont besoin de services spécialisés en santé mentale, mais une ouverture plus généralisée des services psychiatriques de première ligne ne saurait empêcher l’ampleur du mouvement des itinérants et des itinérantes dans les refuges et les centres de jour. Reprenons un élément clé de la définition de la Feantsa. Nous parlons de personnes qui ne peuvent conserver un logement, car elles sont incapables de mener une vie totalement indépendante. On peut donc présumer que ces personnes sont plus près d’un espace dans lequel elles peuvent vivre d’une manière autonome que d’un espace institutionnel dans lequel il y aurait une multiplicité d’interventions intégrées dans un dispositif institutionnel assez complexe. Pourtant, on pense encore, et plusieurs décideurs publics et politiques le pensent, que la porte de sortie de l’itinérance est l’institutionnalisation accrue. Cette représentation de l’itinérant malade, sans soutien institutionnel et médical est très forte. Elle est plus forte que celle, plus juste, à mon sens, qui a plutôt besoin d’un appui communautaire pour se maintenir dans un logement adéquat et permanent. La conséquence de ce processus est justement la domination d’une vision misérabiliste de l’exclusion. Nous sommes très loin d’une représentation qui met l’accent sur les capacités d’émancipation des personnes exclues.
Je suis donc tout à fait en accord avec la critique effectuée par l’auteur du paradigme de l’urgence sociale. En se concentrant uniquement sur des causes individuelles pour expliquer l’itinérance et en évacuant le recours à des éléments structurants comme le logement social, on tombe inévitablement dans un misérabilisme qui ne va nulle part sur le plan politique et social. Tout au plus, on s’inscrit dans une logique de reproduction d’une intervention à court terme conjuguée à un discours apportant un éclairage sur les conséquences morbides de l’itinérance sans véritable perspective de transformation sociale.
Cependant, au contraire de l’hypothèse de l’auteur, je crois que le paradigme de l’asile inconditionnel, le modèle dominant en matière d’intervention auprès des SDF en France, est préférable à celui de l’urgence sociale tel qu’il est défendu par le docteur Emmanuelli dans les années 1990. Je ne crois pas qu’on puisse les mettre sur un pied d’égalité ou encore les placer à deux pôles opposés dans le champ de la représentation misérabiliste des SDF. Bien sûr, mettre en priorité la question du logement ne signifie pas qu’on adhère spontanément à la thèse que les SDF sont des sujets politiques en mesure de participer à un projet de transformation sociale. Cependant, il y a un pas qui est franchi vers une plus grande sécurité des personnes itinérantes, ce qui n’est tout de même pas une donnée négligeable lorsqu’on intervient dans le champ de l’exclusion. Quand je parle de sécurité, je parle des éléments de base comme la reconnaissance concrète des droits sociaux : comme celui de manger et de se loger d’une manière adéquate. Et nous pourrions parler des déterminants de la santé. Vivre dans un logement adéquat améliore grandement la santé. C’est une vérité universelle qu’il ne faut pas occulter dans le débat présent.
Pourquoi le logement ?
Dans les années 1980 et 1990, à Montréal, plusieurs acteurs du réseau de l’itinérance ont commencé à remettre en question les pratiques charitables qui avaient été initiées, dans certains cas, au début du xxe siècle par les communautés religieuses. Cette pratique mettait l’accent sur une approche inconditionnelle de secours aux sans-abri en leur offrant gîte et repas pour une période très courte. Le débat qui a eu cours pendant de nombreuses années au sein du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal mettait en présence les acteurs préconisant une perpétuation de l’aide inconditionnelle et un autre groupe d’acteurs voulant développer des pratiques alternatives à ces pratiques par l’ouverture de deux grands chantiers de travail : le logement social et l’insertion à l’emploi. Un autre groupe d’acteurs plus minoritaires tout en appuyant la pratique du logement et de l’emploi faisait la promotion de la participation sociale des personnes itinérantes dans l’orientation et l’adaptation des pratiques. Cette pratique a donné des résultats concluants comme la création du journal l’Itinéraire, qui existe maintenant depuis 20 ans.
La mise en place du logement social avec soutien communautaire est devenue une pratique importante dans le réseau de l’itinérance puisqu’elle est devenue une passerelle essentielle entre le monde de la marginalité et celui de la communauté. On pourrait se représenter la pratique du logement social avec soutien communautaire comme étant un sous-ensemble entre ces deux mondes. La personne a un pied dans la communauté puisqu’elle accède à un logement permanent, mais elle continue souvent à vivre dans la marginalité, et elle demeure souvent travailleur précaire ou sans-emploi. Cependant, la personne accède à un espace privé. Et le soutien communautaire dont la personne dispose l’aide justement à maintenir cet espace intime, individuel, qui est le fondement d’un accès à la citoyenneté.
Je rappelle que je connais mal la situation française, en particulier la période actuelle dans le champ des groupes intervenant auprès des SDF en France. Et Stéphane Rullac pourra me répondre que la pratique en logement social avec soutien communautaire que je décris avec beaucoup de sympathie n’a rien à voir avec le paradigme de l’asile inconditionnel en France. Il aura fort probablement raison. L’élément sur lequel je voulais insister est la valeur émancipatrice du logement. Et en critiquant de nouveaux paradigmes qui intègrent la pratique du logement, il faut éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain. On ne peut se contenter du logement, mais il constitue un élément essentiel dans le passage vers une citoyenneté pleine et entière.
Par ailleurs, je rejoins parfaitement l’auteur lorsqu’il parle de la logique misérabiliste qui est à l’oeuvre dans le paradigme de l’asile inconditionnel à cause principalement de la crise du logement. En effet, il est difficile de conjuguer une mobilisation accentuée vers la nécessité d’obtenir un logement adéquat tout en laissant le développement de l’offre de service au gré d’une planification déficitaire et désordonnée si la situation est comparable à celle du Québec. En effet, comment penser une pratique de stabilisation des SDF telle qu’elle est voulue par les promoteurs du paradigme de l’asile inconditionnel alors que les éléments structurants dans l’espace étatique n’existent pas d’une manière durable ?
Des solutions à l’itinérance ?
La lecture de l’article de Stéphane Rullac m’a amené à me poser à nouveau une question qui me semble essentielle : peut-on trouver des solutions à l’itinérance en se cantonnant à l’intérieur du champ ou si, au contraire, nous ne devons pas en sortir pour y trouver des solutions ? Après avoir critiqué sévèrement les deux paradigmes à l’oeuvre dans le milieu de l’itinérance depuis 20 ans, l’auteur ne parle pas de perspectives qui pourraient renouveler les pratiques vers un vecteur d’émancipation sur le plan social, économique et politique. C’est comme si le monde de l’itinérance était subordonné aux modèles d’intervention et non pas au mode politique et économique qui est à l’oeuvre aujourd’hui. Je ne cherche pas à dévaloriser les pratiques d’intervention et des analyses micro-organisationnelles, mais je crois qu’il faut accorder une attention aussi aux grands déterminants de l’itinérance ainsi qu’à la reconnaissance des droits sociaux et économiques des personnes itinérantes. Le renouvellement des pratiques repose peut-être sur cette conjugaison des interventions politiques et psychosociales en matière d’itinérance. Et la proposition de l’auteur d’articuler la compréhension du phénomène d’exclusion en France au concept de biopouvoir me semble pertinente. Le concept de biopouvoir permet justement d’envisager les différentes strates d’action dans le champ de l’itinérance.
Biopouvoir et biopolitique
L’auteur affirme que « le traitement de la question SDF s’inscrit remarquablement dans la logique sociologique de l’organisation du biopouvoir ». Il semble y voir, avec raison, une accentuation du pouvoir étatique sur les personnes SDF dans la mesure où le pouvoir ne s’exerce plus uniquement sur le plan économique et social, mais aussi dans sa volonté de s’emparer du sujet vivant pour en faire un sujet adapté uniquement aux impératifs de la mercantilisation. Dans ce sens, l’auteur a raison de s’inquiéter au sujet d’une socialisation spécifique des SDF qui les inscrit dans un dispositif consolidant l’exclusion et le misérabilisme. Cependant, je crois qu’une perspective d’émancipation peut se dessiner si l’on cherche à élargir le débat.
Lorsque Foucault parle de biopolitique, il affirme une pensée fondamentale de la nouvelle philosophie politique : la vie fait désormais partie du champ du pouvoir. Le biopolitique est donc le terrain retrouvé de toute pensée politique. Dans ce sens, le concept de biopolitique évoque la multiplication des lieux de pouvoir ainsi que des lieux de contre-pouvoir puisque le dispositif biopolitique suscite des stratégies de résistance[2] de la part des sujets politiques. Il existe, par ailleurs, un renouvellement des luttes sociales, un peu partout dans le monde, qui sont des réponses à la répression biopolitique sur le plan de la santé ou de la sexualité par exemple. Dans le champ de l’exclusion, il existe aussi des stratégies de résistance qui sont en émergence. Et c’est la responsabilité des intervenants, des organisateurs, des militants de brancher nos radars pour les sonder. Ces stratégies ne sont pas « normées ». Elles peuvent apparaître étranges, désordonnées, incompréhensibles, mais elles peuvent devenir intelligibles si on les capte comme il le faut. Et ces nouvelles pratiques peuvent transformer le champ de l’exclusion et peuvent transformer notre propre posture en tant qu’intervenant ou chercheur.
Appendices
Note biographique
René Charest est organisateur communautaire au CSSS Jeanne-Mance. Pendant la période 1992-2001, il a été coordonnateur du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), membre du Collectif de recherche sur l’itinérance, sur l’exclusion et la pauvreté (CRI), ainsi que membre du comité de coordination du Réseau solidarité itinérance du Québec (RSIQ). De 2004 à 2008, il a été secrétaire général du Conseil central du Montréal métropolitain de la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Au nombre de ses contributions, mentionnons qu’en collaboration avec Jacques Rhéaume, il a coordonné le dossier thématique « L’action syndicale à la croisée des chemins », publié dans la revue Nouvelles pratiques sociales au printemps 2008 (vol. 21, no 1). Mentionnons également qu’en collaboration avec Danielle Laberge et Mario Poirier, il a coordonné le dossier thématique « L’itinérance », publié dans la revue Nouvelles pratiques sociales au printemps 1998 (vol. 11, no 1).
Notes
Bibliographie
- Fédération européenne des associations travaillant avec les sans-abri (FEANTSA) (1995). Actes du colloque, Madrid.