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Introduction

Cet article veut rendre compte des liens qui unissent la recherche et la médiation sociale. Il prend pour assise le travail réalisé par des chercheurs dans le cadre d’une recherche participative avec deux groupes de parents pauvres ayant de jeunes enfants à charge (Laurin, René et al., 2008). Des parents qui sont rejoints par différents programmes étatiques : prévention précoce, aide sociale, garderie, etc. Des parents exclus et sans voix, dont nous désirions connaître l’expérience et le point de vue sur les programmes qui leur sont destinés. Notre recherche a été proposée avec l’objectif de soutenir l’intervention dans le cadre des services intégrés en périnatalité et petite enfance à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité (SIPPE)[1].

Cette contribution vise à interroger la posture des chercheurs devenus médiateurs à certains moments clés du processus. D’entrée de jeu, une mise en garde s’impose. La médiation générée par notre étude ne s’inscrivait pas dans un quelconque dispositif déjà en place. En fait, nous pourrions avancer que c’est la démarche de recherche qui a engendré notre posture de médiateur. Elle a émergé au fil des rencontres, du constat de la nécessaire création d’un dialogue, voire d’une négociation, entre ces parents et ceux qui décident pour eux, ouvrant éventuellement la voie à une plus grande reconnaissance de ceux qui « sont empêchés de questionner les normes imposées à travers lesquelles ils sont reconnus et gouvernés » (Tully, 2007 : 51).

Notre article sera divisé en trois parties. Dans la première partie, nous exposerons le contexte de la recherche, les perspectives théoriques qui l’ont balisée, ainsi que sa méthodologie. Dans la deuxième, nous présenterons trois exemples tirés des démarches avec les parents. Enfin, dans la dernière partie, nous discuterons des forces et des limites de ces résultats.

Contexte de la recherche

Perspectives théoriques

Au point de départ de notre étude, un constat : le point de vue des parents vivant en contexte de pauvreté sur leur famille et la parentalité est quasiment absent des écrits scientifiques. Nous nous intéressions donc au savoir expérientiel de ces parents. Dans le cas des familles pauvres, le savoir expert, plus particulièrement celui qui prône une lecture par facteurs de risques, s’impose trop souvent comme la narration dominante (Japel, McDuff et Mousseau, 2008). Pourtant, comme le souligne McAll, en se basant sur une série de recherches réalisées auprès de personnes pauvres et exclues, une meilleure compréhension de leurs trajectoires de vie, de même que de leur potentiel et compétences, accentuerait les chances de réussite des interventions qui leur sont destinées (2008 : 115).

En fait, comme le constate Blais, c’est la notion même de pauvreté qui est « aspirée » par un savoir spécialisé dominé par une lecture en termes de risques, laissant « peu de places aux significations multiples, complexes, voire contradictoires, de la souffrance » (Blais, 2007 : 111). La pauvreté semble donc être disparue, à quelques exceptions près, des radars de l’intervention publique. Pourtant, Cloutier et ses collègues (Cloutier et al., 2008), qui s’intéressent à la protection de la jeunesse, soutiennent que la pauvreté joue un rôle important dans la capacité d’adaptation des parents, ainsi que « la qualité de la relation qu’ils sont en mesure d’entretenir avec leurs enfants » (2008 : 231).

C’est ce contexte qui nous a amené à cette démarche de recherche participative. Nous voulions chercher autrement avec des parents pauvres et non sur des parents pauvres. Notre posture était donc de nature compréhensive et consistait « à envisager la personne humaine en tant qu’acteurs et à centrer l’analyse sur la dialectique individuelle/collectif » (Charmillot et Dayer, 2007 : 132). Nous avions toutefois conscience que nous ne pouvions pas réaliser une recherche qui serait totalement participative dans toutes les phases de l’étude. Comme, au départ, nous n’étions pas une équipe de chercheurs entièrement indépendants du promoteur du programme SIPPE, cette posture pouvait comporter certains risques, entre autres quant aux perceptions et aux attentes suscitées par la démarche et les finalités de la recherche. Il nous fallait composer avec ces limites. Nous reviendrons plus loin sur les difficultés qu’a posées cette posture initiale.

Notre étude s’est d’abord inspirée des travaux du Groupe de recherche Quart Monde-Université qui, en réunissant des universitaires et des parents en milieux de pauvreté, cherchait à favoriser « le croisement des savoirs » (1999). Elle trouve également appui dans différents courants de la recherche dite participative, telle la recherche-action émancipatrice, que l’on retrouve historiquement au Québec et dans le monde francophone (Champagne, 2007 : 466) et la recherche-action participative (Participatory Action Research-PAR), très présente aux États-Unis et en Amérique latine (Heron et Reason, 1997 ; Fals-Borda, 2001). Parlant de la tradition latino-américaine, Anadon et Savoie-Zajc affirment que ce courant « vise la mise au jour des inégalités sociales et systémiques, et, ultimement, l’émancipation et l’empowerment des populations ciblées par le partage de savoir engendré par la recherche » (2007 : 22).

Centrée sur le désir de faire émerger un savoir peu affirmé publiquement, notre démarche de recherche voulait s’ancrer dans l’expérience et la vie de ces personnes et de leur communauté (Khanlou et Peter, 2005 : 2338). De cette manière, il nous semblait possible d’accéder à un savoir plus expérientiel qui interroge les savoirs experts dans leur dimension normative (Baron, 2007 : 139 ; Heron et Reason, 1997). Un savoir qui ne devient accessible, comme le souligne McIntyre, que dans la mesure où le processus de recherche permet aux gens de raconter leur vie d’une manière qui reflète leurs vérités et leurs réalités tant personnelles que collectives (2008 : 67).

Encore trop peu de travaux se sont cependant penchés sur le travail de médiation existant dans la recherche participative. Au Québec, dans un ouvrage récent, Couture et ses collègues abordent ouvertement cette dimension. Ils affirment que le travail de médiation du chercheur porte tant sur la manière de produire le savoir que sur la nécessaire reconnaissance de l’autre dans ce processus : « la médiation, concept central, fait donc appel tout autant à une construction conjointe impliquant divers acteurs qu’à une médiation entre différentes cultures » (2007 : 213-214). Dans ce contexte, il faut cependant s’assurer que le chercheur qui agit en médiateur ait les coudées franches, qu’il soit vraiment ce tiers impartial dont parle Michelle Guillaume-Hofnung (2007).

Selon les phases du processus de recherche, le travail de chercheur-médiateur prendrait différentes formes. Travaillant avec des populations extrêmement pauvres, le Groupe de recherche Quart Monde-Université reconnaît la nécessité, dès l’amorce d’un projet participatif, de bien préparer les divers acteurs à travailler ensemble. À cet égard, ses membres se sont dotés d’une charte qui énonce les préalables d’un tel travail de croisement des savoirs. Titterton et Smart soulignent pour leur part que s’ils veulent réussir, les chercheurs devront faciliter l’engagement des différents acteurs de la communauté (2006 : 61). En fait, la réussite d’un tel projet est souvent tributaire de l’ouverture de chacun à remettre en question ses propres prémisses, sa propre définition du problème, comme le signale Tricoire (2002 : 165). Au moment du recrutement, une telle ouverture peut s’avérer cruciale si l’on veut rejoindre des personnes plus marginales. En témoigne la recherche de Salmon avec des mères autochtones, hésitantes à participer par crainte d’être signalées aux autorités à la suite de leurs confidences (2007 : 984). Maiter et ses collègues vont encore plus loin, en parlant d’une nécessaire éthique de réciprocité entre les différents acteurs en présence (Maiter et al., 2008).

Au fil de la démarche, la médiation se transforme. Le chercheur est souvent amené à devoir créer des passerelles vers les institutions du milieu et la société en général (Salmon, 2007 ; Tully, 2007). Il fait alors le choix de l’action. Il devient à la fois « porte-parole, avocat, interprète de son public, en direction des pouvoirs publics ou de tel ou tel acteur institutionnel » (Bondu, 1998 : 156). La médiation devient « sociale », c’est-à-dire qu’elle peut alors favoriser « la construction d’interactions positives entre les individus marginalisés et la société » (Lemaire et Poitras, 2004 : 20). En ce sens, notre recherche s’inscrit bien dans le courant de la médiation sociale, dans la mesure où elle vise à la fois un travail de mobilisation de parents exclus, tout en cherchant à avoir un impact sur le milieu, afin de favoriser leur intégration (ibid.). Notons que pour arriver à ses fins, la médiation ne doit pas nier le conflit. Au contraire, comme le relève Tourrilhes, le conflit peut signifier qu’il y a relation, et éviter ainsi de sombrer dans la violence (2008 : 113).

Contexte d’intervention et méthodologie de la recherche

Étant donné que notre recherche a été réalisée en appui au programme SIPPE, dont le cadre de référence reconnaît le potentiel des familles à agir sur leur environnement et demande que cela se fasse avec les partenaires du milieu, nous avons proposé ce projet de recherche participative aux comités issus des tables de concertation des SIPPE des deux territoires à l’étude. Ce sont eux qui ont fait office de principal partenaire. Ces comités étaient composés d’intervenants de l’équipe enfance-famille des CLSC, d’intervenants d’organismes communautaires ainsi que de responsables de services éducatifs. Ils ont participé à la mise en place de la démarche, au recrutement des participants des deux groupes de parents, au suivi des rencontres et à la diffusion des résultats. En outre, ils ont désigné un intervenant pour coanimer les deux groupes avec la chercheure afin d’assurer un lien entre le groupe de parents et le comité.

Les noms des participants recrutés étaient communiqués aux animateurs, qui réalisaient une entrevue de présélection à domicile afin d’effectuer un premier contact, de présenter le projet et la collaboration attendue et de répondre aux questions des futurs participants. Pour être admissibles, les participants devaient répondre aux critères des SIPPE, soit être prestataires de la sécurité du revenu et n’avoir pas terminé leur 5e année du secondaire. Ils ont été informés qu’il s’agissait d’un projet de recherche participative relié aux SIPPE.

Nous les invitions à participer à une démarche répartie sur 10 rencontres à raison d’une heure et demie par semaine, afin de réfléchir ensemble sur : leurs préoccupations familiales et sociales ; leur point de vue sur le quartier (les services, l’environnement, les loisirs, le logement, la sécurité et autres) ; leur capacité d’agir comme parent, homme, femme et citoyen. De plus, au terme des rencontres, ils auraient l’occasion de participer à la diffusion des résultats. Les parents ont été rémunérés pour leur précieux investissement. Le groupe de Hochelaga comptait trois hommes et six femmes et celui de Saint-Michel uniquement des femmes, au nombre de sept. Les deux groupes ont été rencontrés l’un à la suite de l’autre durant l’année 2005.

Les rencontres ont été animées à l’aide de différents outils empruntés à la pratique d’éducation populaire ou développés spécialement pour cette démarche : vidéofilms, CD audio, sketches, etc. Les outils servaient de déclencheurs afin d’amener les parents à donner leur opinion sur les services et programmes qui leur sont destinés.

Bien qu’il y eût une préparation de base au plan de l’animation, la démarche était très souple ; ainsi, nous avions convenu de renoncer aux activités planifiées si le climat et les besoins exprimés par le groupe le justifiaient. Les animateurs étaient très attentifs au climat, aux besoins des participants, et cherchaient au fil des rencontres à construire la démarche avec chacun des groupes. Ces conditions d’animation expliquent que les thèmes abordés ont varié d’un groupe à l’autre, de même que les outils déclencheurs pour animer un même thème.

Les rencontres ont été enregistrées et filmées. Une synthèse de contenu a été réalisée dans les jours suivants, accompagnée des commentaires de terrain des deux animateurs. Sur cette base, une partie de l’équipe de recherche s’est réunie chaque semaine afin de réaliser une première analyse et de planifier la prochaine rencontre. Par la suite, nous avons procédé à une analyse qualitative séparée des deux terrains de recherche. Nous avons finalement comparé les contenus des deux groupes afin d’en arriver à une analyse plus globale et transversale (Laurin et al., 2008).

Transmettre la parole des personnes pauvres

Nous présenterons dans les pages qui suivent trois situations majeures à partir desquelles nous avons construit notre réflexion sur notre rôle de médiateur auprès de ces parents.

Premier exemple : Les SIPPE

Dans chacun des deux groupes, le programme SIPPE fut l’objet d’une rencontre particulière. Il a été présenté aux parents par les animatrices tel qu’il est décrit dans les documents officiels, afin qu’ils sachent de quelle manière les institutions publiques perçoivent les familles vivant en contexte de pauvreté. Nous leurs décrivions les critères de sélection liés à la scolarité et aux revenus, la durée et de la fréquence du programme (une visite à domicile aux deux semaines pendant cinq ans), ainsi que les objectifs d’intervention visant la promotion de l’allaitement, du lien d’attachement, de bonnes habitudes de vie, ainsi que l’amélioration des compétences parentales.

Certains des parents qui avaient été eux-mêmes visités, nous ont avoué s’être sentis par moments jugés, évalués, voire perçus comme incompétents. Le rythme intense des visites (aux deux semaines), souvent sans intervention particulière, renforça chez eux une impression d’intrusion dans leur vie de famille. Notons qu’une majorité des parents ne savaient pas que le programme existait, bien qu’il fût clair, à la lumière des échanges, que les visites auxquelles ils faisaient référence avaient été liées au programme.

Les parents des deux groupes ont fortement réagi au regard que les experts portent sur eux concernant leurs habitudes de vie, jugées parfois néfastes pour les enfants, et leurs éventuels déficits au plan des compétences parentales. En réponse à ces propos, ils ont clairement souhaité que soit pris en considération le contexte de pauvreté dans lequel ils vivent : « ce n’est pas parce que je suis sur l’aide sociale qu’il faut que ma fille soit une conne » (Laurin et al., 2008 : 28). Ils ont également signifié qu’ils se percevaient comme compétents, et ils ont nommé leurs valeurs éducatives : que leur enfant soit gardé par quelqu’un qui leur donne de l’amour, idéalement un membre de la famille ; que ce soient eux qui apprennent à leur enfant à parler, avec leur vocabulaire, etc.

Ils ont aussi reconnu clairement qu’ils avaient des besoins à la fois en tant que parents et en tant qu’adultes. Selon eux, l’intervention doit également tenir compte de ces besoins. Dans Hochelaga, même si au départ les parents rejetaient assez radicalement le type d’intervention qui leur était proposée, ils en sont arrivés à reconnaître certaines limites quant à leur rôle parental. Le groupe a donc été un espace où il a été possible de réfléchir et de questionner, de manière itérative, les limites des différents savoirs en présence.

Nous avons transmis la parole des parents aux intervenantes qui travaillent dans le cadre du programme, ainsi qu’aux agents qui veillent à son application. Au premier abord, ces résultats ont bousculé et dérangé. Les intervenantes ont affirmé ne pas disposer des conditions de pratiques qui permettraient de réaliser un travail clinique. Elles doivent prendre en charge de nombreuses familles. Dans ce contexte, elles interviennent donc dans le sens prescrit par le programme, avec des visites à domicile aux deux semaines, même si elles sentent parfois que la mère souhaiterait un rythme différent. De plus, elles affirment ne pas être outillées pour intervenir au regard des conditions, notamment sur les problèmes de logement ou de revenus.

Quant au fait que certains parents aient été impliqués dans le programme sans le savoir, certaines intervenantes nous ont avoué avoir reçu la consigne de ne pas trop en dire sur le programme aux mères qu’elles rencontrent. Une transparence exagérée pourrait les faire fuir, ce qui n’est guère souhaitable dans un contexte où les Centres de santé et de services sociaux du Québec ont des cibles à atteindre concernant le nombre de familles suivies. Dans la dernière partie, nous resituerons cet exemple dans un contexte plus large. Pour le moment, émerge un premier questionnement : de quelle manière transmettre la parole des participants afin de permettre l’édification de passerelles entre ceux qui interviennent et gèrent les pratiques et les personnes qui reçoivent des services ?

Deuxième exemple : l’aide sociale à Saint-Michel

Les difficultés vécues comme prestataires de la sécurité du revenu ont été l’un des thèmes les plus abondamment discutés dans le groupe de Saint-Michel. Les participantes nous ont illustré par des exemples très concrets leur expérience avec cette institution, marquées au sceau de la confusion, de l’incompréhension et de la honte. On parle ici d’incohérence bureaucratique, de coupure dans le chèque mensuel, d’accusation de fraude, de manque de respect, etc. (Laurin, et al., 2008 : 26). À la suite de ces témoignages, la chercheure et l’animatrice ont voulu mieux comprendre, avec les participantes, le fonctionnement du système. Elles étaient également interpellées comme personnes : à titre d’intervenante, pour l’une, ayant éprouvé des difficultés avec des agents d’aide sociale ; à titre de militante, pour l’autre, au sein d’un comité de lutte contre la pauvreté.

Elles ont donc convenu avec le groupe de rencontrer en leur nom la direction locale de la sécurité du revenu et deux responsables d’un groupe de défense pour personnes assistées sociales. Elles voulaient faire connaître à ces représentants les insatisfactions des participantes et tenter de comprendre pourquoi les relations avec les agents d’aide sociale étaient si conflictuelles. La direction locale de la sécurité du revenu a offert aux animatrices de venir rencontrer le groupe, mais les participantes ont refusé, doutant d’un résultat concret et satisfaisant. Elles ont préféré recevoir un représentant d’un organisme de défense pour personnes assistées sociales, une personne qui, selon elles, était plus en mesure de les comprendre et de leur apporter des solutions concrètes. Même si cette rencontre n’a pas eu lieu, ces démarches ont permis aux participantes de creuser cette question et de faire entendre subséquemment leur point de vue.

Ainsi, la démarche de groupe terminée, un article a été publié dans un bulletin de la santé publique de Montréal (Laurin, 2005). On y rapportait les témoignages des participantes ainsi que les réponses des interlocuteurs rencontrés. Ce bulletin était destiné aux intervenants et partenaires qui travaillent en lien avec le programme. La publication de cet article suscita une vive réaction de la part des responsables de la sécurité du revenu. Ils y ont perçu une attaque contre l’institution plutôt qu’un témoignage des souffrances vécues par les parents et un appel à la mobilisation pour améliorer la situation. Cette réaction a eu un effet d’intimidation sur les acteurs locaux qui souhaitaient se mobiliser dans le quartier autour de cette question. Cet article a toutefois été bien accueilli par les autres acteurs engagés dans le programme SIPPE, notamment les intervenants qui soutiennent les familles et qui sont témoins des difficultés vécues avec la sécurité du revenu. Cet exemple soulève un questionnement en continuité avec le précédent : comment aborder avec les différents acteurs du milieu l’oppression subie en contexte de pauvreté et l’absence de pouvoir sur les politiques publiques qui en découlent ?

Troisième exemple : la prostitution dans le quartier Hochelaga

Dans le groupe d’Hochelaga, la prostitution fut sans conteste le thème le plus récurrent. Tous les participants se sont dits offensés par la prostitution de rue, en particulier par l’exhibitionnisme et les « incivilités » de certaines prostituées. Ce qui soulevait l’ire de plusieurs, c’était que de jeunes enfants, dont les leurs, étaient parfois témoins de ces scènes. Ils ont déploré le climat général d’irrespect qui régnait dans le quartier entre les prostituées et les citoyens (Laurin et Garnier, 2006).

Pour donner suite à ces échanges, et accompagner le groupe dans la recherche de moyens d’action, nous leur avons proposé d’inviter les intervenants de deux organismes communautaires du quartier qui travaillent avec les personnes qui font de la prostitution. Nous ne souhaitions pas ici exercer nous-même le rôle du médiateur principal et risquer ainsi d’impliquer le groupe dans une démarche qui lui soit extérieure. En prenant en compte l’expérience de l’aide sociale à Saint-Michel, nous avons jugé plus opportun de mettre le groupe en contact avec des ressources du quartier.

Lors de cette rencontre, les participants ont verbalisé leurs frustrations. Les intervenants leur ont expliqué qu’il n’était pas dans leur intention de leur demander d’être plus tolérants. Il s’agissait plutôt de trouver avec eux des pistes d’action concrètes. Ils ont présenté divers moyens déjà mis en place dans le quartier. Compte tenu de la complexité du problème, ces intervenants ont insisté sur la nécessité de se concerter afin d’éviter que les interventions des uns ne nuisent à celles des autres. Ils les ont invités à se joindre à la table de concertations locale et à venir y parler des difficultés qu’ils vivent comme parent du quartier.

Ultérieurement, nous avons été frappés par le peu d’enthousiasme manifesté par le groupe à passer à l’action. Les parents doutaient de la pertinence, voire de l’utilité d’aller prendre la parole en tant que citoyen au sein de structures ou d’institutions qui, selon leurs perceptions, ne les écoutent guère, et ce, depuis très longtemps. C’est pourquoi ils ont exprimé le souhait que des personnes qui peuvent faire changer les choses, en l’occurrence les chercheurs, parlent en leur nom.

Dans les mois qui suivirent, nous sommes parvenus à établir un pont entre les parents et les gens du communautaire qui s’occupent de la prostitution dans le milieu. La participation à un comité a été proposée aux parents du groupe d’Hochelaga. Cette offre de participation deviendra caduque, du moins dans le cadre de la recherche, le groupe s’étant dissous depuis quelques mois. Dans un tel contexte, comment les chercheurs peuvent-ils rendre les lieux de décision plus accessibles aux participants sans dénaturer leur parole et leurs gestes ?

Dans le cas qui nous intéresse ici, nous en sommes venus à nous demander si nous avions pris les bons moyens. La question de la participation est à l’ordre du jour d’un grand nombre de politiques publiques. Se pourrait-il toutefois que l’offre de participation ne soit pas toujours ce que les gens recherchent ? Qu’elle ne réponde pas ou peu à leur culture et à leur mode de fonctionnement ? Offrir de participer à un comité essentiellement composé d’intervenants, c’est peut-être intéressant pour certains, mais cela n’emballe pas ces parents plus portés à régler les dossiers qui les concernent directement, avec les personnes qui ont le pouvoir d’intervenir. Qui plus est, ces parents vivent dans un quartier où pullulent les formes de concertation. Sans méjuger de l’impact de celles-ci, force est de constater que le quartier demeure malgré cela un quartier pauvre et défavorisé. En clair, ces parents ont vu neiger. Il est bien possible que, dans leur tête, un tel mode d’action soit perçu comme sans avenue.

Discussion : vers l’amorce d’une véritable médiation ?

À la suite des trois exemples présentés, nous pouvons relever au moins deux postures de médiation dans le travail de l’équipe de chercheurs. Des postures qui reflètent ce que plusieurs auteurs présentés dans la première partie de l’article considèrent comme un nécessaire travail de création de passerelles vers les institutions concernées (Bondu, 1998 ; Lemaire et Poitras, 2004 ; Salmon, 2007 ; Tully, 2007). Une première posture renvoie à la défense de droit. Dans les deux groupes, l’équipe de chercheur a dû jouer un rôle d’advocacy afin de soutenir les positions des participants. Ces médiations se sont amorcées durant les démarches elles-mêmes, pour se poursuivre à un moindre degré, une fois les rencontres terminées.

Dans les deux cas, notre posture de défenseur de la parole des parents a été affermie par le fait que les deux groupes ne désiraient pas s’engager eux-mêmes dans l’action, doutant de son efficacité. Certains participants, comme ceux de Saint-Michel, se méfiaient aussi des retombées éventuellement négatives qu’un geste de critique vis-à-vis de l’aide sociale pouvait avoir sur leur vie. Pour sa part, le groupe d’Hochelaga nous disait : « Que ceux qui détiennent le pouvoir parlent en notre nom ! »

Nous avons par le fait même été propulsés dans un rôle de plaideur, voire de négociateur, face à certaines institutions du milieu. C’est particulièrement vrai dans le cas de l’aide sociale. Dès lors, on peut s’interroger s’il n’y a pas eu par moments confusion entre le savoir expérientiel du groupe et le savoir expérientiel personnel et professionnel des chercheures/animatrices. Lorsque ces dernières ont discuté de la situation avec la direction de la sécurité du revenu, leur point de vue était fortement teinté par leurs expériences personnelles. En témoignent le ton et la structure du discours présenté dans le bulletin de la santé publique.

Est-il possible que, portés par une rhétorique de lutte contre l’oppression et l’exclusion, nous ayons alors projeté notre propre vision de la société, des besoins et des demandes de ces parents, au risque de les amener là où ils n’étaient pas, et de les définir différemment de ce qu’ils sont face au pouvoir public ? Au nom de quoi, interroge Beauvais (2007 : 55), avons-nous agi de cette manière ? Pas tant dans le fait de se positionner comme médiateur, c’était une demande des parents, que dans celui d’y apporter un tel contenu.

Puis, quand est venu le temps de faire connaître les résultats de la recherche aux différents partenaires des deux quartiers, ainsi que plus largement aux intervenants et agents de programmes, nous avons adopté une deuxième posture, celles de relayeurs et de promoteurs de la parole des parents. Nous pensions que les interrogations que nous soulevions à l’égard de certaines pratiques engendreraient une quelconque redéfinition des interventions afin de mieux répondre aux besoins des parents. Toutefois, les réactions furent d’abord pour le moins déroutantes, comme nous l’avons montré dans le premier exemple portant sur les SIPPE.

Certains acteurs semblaient réfractaires à l’idée d’adapter les programmes aux besoins ou valeurs exprimés par les familles. Quand les parents se braquent contre ce qui est prescrit ou dénoncent des pratiques, les promoteurs laissent entendre que ce sont les parents qui ont un problème. Ou alors, plus particulièrement en lien avec les SIPPE, ils affirment que les parents de nos groupes ne sont pas les parents qu’ils rencontrent dans la pratique. Ces derniers seraient habituellement satisfaits d’être suivis par les SIPPE. D’ailleurs, dans le cadre d’une activité publique de rétroaction, des auditeurs ont mentionné, en présence des parents participants, que notre groupe de parents ne correspondait pas aux parents que les intervenants ont l’habitude de suivre. Ils s’étonnaient du fait qu’ils étaient articulés, qu’ils avaient des idées. Plutôt que de reconnaître leurs atouts, ils soutenaient que notre échantillon n’était pas représentatif et que nous n’aurions pas eu accès à un discours aussi articulé avec les parents qu’ils ont l’habitude de rencontrer dans leur pratique. Pourtant, les parents du groupe étaient sur l’aide sociale et n’avaient pas de 5e secondaire, ils correspondaient donc à la population visée par les SIPPE.

Pour les décideurs de bien des programmes sociaux, pas seulement ceux des SIPPE, les problèmes soulevés par une telle étude reflètent d’abord le fait que les programmes ne disposent pas de moyens suffisants, voire adéquats, leur permettant de convaincre les familles de ce qu’il y a de mieux pour elles. Pour d’autres, les intervenants plus proches du terrain, le malaise est lié au fait que les SIPPE est un programme balisé, qui « vient d’en haut », ce qui laisse peu de place à une adaptation locale. Un peu comme si chacun réagissait par rapport à sa fonction, et se sentait dérangé, bousculé, voire attaqué, mais aussi parfois impuissant devant de tels résultats de recherche.

Ces postures semblent révéler ce que Tourrilhes appelle une situation de non-relation (2008 : 113). Pour qu’il y ait un acte de médiation, il faut qu’il y ait reconnaissance de l’Autre, de sa parole, de son savoir, de son expérience. Qui plus est, un tel déficit de reconnaissance empêche que s’installe une relation de réciprocité. Là encore, la médiation se heurte à un écueil. Pour Isabelle Guérin, il n’y a pas de médiation qui puisse vraiment réussir entre l’individu et le collectif dans une communauté, sans établir « des relations de réciprocité et de coopération » (2003 : 36). Pour sa part, Guillaume-Hofnung affirme que dans bien des médiations, le tiers est rarement un vrai tiers (2007). En contexte de médiation, il est difficile d’apporter un changement à une situation problème si certains acteurs ne sont pas disposés à s’expliquer plus ouvertement sur celle-ci (Tricoire, 2002). En effet, les parties concernées doivent reconnaître qu’il y a une divergence de points de vue, de savoirs, et que la vérité n’est pas d’un seul côté.

Dans l’ensemble, nous pouvons affirmer avec le recul, que nous n’avons pas su ouvrir un véritable espace de médiation qui nous aurait permis, en construisant notre légitimité, d’être reconnus par tous comme une tierce partie. Nous avons probablement mal évalué notre posture face aux nombreux autres acteurs, ayant de multiples allégeances institutionnelles, y compris dans l’équipe de recherche. Nous n’étions probablement pas perçus comme ce tiers impartial dont parle Guillaume-Hofnung (2007). Nous n’avons pas été en mesure d’ouvrir un espace de transaction sociale qui nous aurait permis d’innover dans une perspective de rupture avec les avenues habituelles de résolution de problèmes entre de tels acteurs sociaux (Charmillot et Dayer, 2007 : 135). Tout porte à croire qu’il nous aurait fallu mieux préparer les différents acteurs en présence eu égard au type de démarche participative dans laquelle nous étions engagés. Rappelons que c’est une condition essentielle à la réussite d’une telle démarche (Groupe de recherche, 1999 ; Titterton et Smart, 2006).

Cela étant dit, en lien avec les questions que nous posions à la fin des différentes sections de la deuxième partie du texte, de quelles manières aurions-nous pu procéder pour obtenir un résultat différent ? Dans l’ensemble, en se donnant du temps, plus de temps en tout cas pour travailler la perception du rôle de chacun dans cette démarche, et éventuellement ébranler les prémisses qui fondent la posture propre à chaque acteur, ce sur quoi Tricoire insiste fortement (2002 : 165). Une telle démarche permettrait alors de se rapprocher d’une véritable éthique de la réciprocité, une dimension centrale, selon Maiter et ses collègues, à la réussite d’un tel type de recherche (2008).

À ce stade du transfert de connaissances, face à ceux qui développent, gèrent et interviennent au plan des programmes ciblés, notre étude nous semblait un échec relatif. Subséquemment, ces réactions initiales de déni, de refus d’entendre relevées chez certains acteurs, vont engendrer de notre part une posture de repli, de prudence, dans la manière de rapporter les résultats de la recherche. Une façon de protéger la parole des parents, et la crédibilité des résultats, afin d’éviter que, dans le pire des cas, ils ne contribuent à stigmatiser davantage ces familles.

Conclusion

Dans les mois qui suivirent, au fur et à mesure que d’autres modalités de transfert de nos résultats furent accessibles, notre bilan se transforme, en partie tout au moins. Dans le cadre de rencontres-midis, de colloques, et de diverses publications, les résultats de notre recherche ont permis à d’autres chercheurs et intervenants de valider leurs propres savoirs, issus de leurs pratiques. Nos présentations faisaient sens aux yeux de plusieurs en regard de leur propre expertise. Nous y trouvions une reconnaissance propre, et la reconnaissance par d’autres du savoir de ces parents. Nous avions mutuellement le sentiment que cette parole pouvait être transmise. Un peu comme si un espace de médiation réel avait pris forme au fil du temps.

Nous avons également pu constater à quel point cette expérience de groupe avait été marquante pour eux. Plusieurs, à leur façon, sont restés actifs comme citoyen dans le quartier, à l’intérieur d’organismes communautaires ou comme participants à d’autres projets de recherche dans lesquels leur savoir expérientiel était recherché. En ce sens, notre démarche a favorisé lentement une plus grande interaction entre certains participants et les acteurs organisés de la communauté. Qui plus est, il faut noter certains changements au sein du programme des SIPPE. Pensons par exemple à une formation sur l’éthique dans l’intervention ; à l’élaboration d’un dépliant explicatif destiné aux parents impliqués dans le programme SIPPE ; à un assouplissement des prescriptions à l’égard de la fréquence des visites à domicile (la fréquence est laissée au jugement des intervenantes).

Au fil du temps émergent donc certains des effets espérés du travail de médiation en ce qui a trait aux transformations sociales (Lemaire et Poitras, 2004 : 20). Et la médiation en vient en définitive par s’imposer comme un acte essentiel de la recherche participative. Comme quoi, s’il faut s’y préparer longtemps à l’avance, il faut aussi laisser le temps faire son oeuvre en ce qui a trait aux retombées. Il n’en reste pas moins que dans une société comme la nôtre, qui perpétue certains modes d’oppression et d’exclusion, une démarche de recherche participative vient à contresens, face à des institutions dont les programmes et interventions sont pour l’essentiel légitimés par des études probantes de type biostatistique. C’est le cumul des savoirs experts propres aux evidence-based practice, et les prescriptions qui s’ensuivent, qui semblent avoir la faveur des décideurs » (Couturier, Gagnon et Carrier, 2009 : 188). Penser que les personnes étudiées puissent occuper une autre posture épistémologique que celle d’un objet d’étude apparaît encore comme une hérésie dans bien des milieux. La prise en compte du contexte de pauvreté dont parle McAll, une dimension nommée par les parents, semble moins priorisée (McAll, 2008).

Sur ce plan, la recherche participative nous apparaît innovatrice et exige souvent des chercheurs, nous venons de le voir, un travail de médiateur. C’est particulièrement le cas dans un contexte comme le nôtre, lorsque le chercheur propose à des groupes exclus et marginalisés de participer à une démarche de recherche. De tels résultats témoignent également qu’avant de chercher à résoudre les conflits, il faut savoir reconnaître qu’ils existent, donc qu’ils s’inscrivent dans le rapport social (Benasayag et Rey, 2007). Et que la recherche d’une certaine régulation qui permet de vivre ensemble ne doit pas évacuer le fait, comme le souligne Alain Badiou, que « ce qui compte, ce n’est jamais la pluralité des opinions sous une norme commune, mais la pluralité des politiques […] pour les raisons que les sujets qu’elles induisent sont différents » (Tricoire, 2002 : 280).