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Introduction

En Amérique du Nord, les populations marginalisées, telles que les prostitués, les jeunes de la rue et les itinérants, hommes et femmes, sont très présentes dans les quartiers centraux et, plus spécifiquement, dans certains lieux de ces quartiers : les rues, les parcs, les terrains vagues, les entrées de commerce, etc. Ces lieux revêtent une dimension à la fois symbolique et fonctionnelle. D’une part, ils constituent des espaces investis de significations et peuvent s’inscrire dans un processus de construction identitaire. D’autre part, ils sont utilisés à diverses fins : sollicitation de clients ou de donateurs, consommation de drogues, refuge pour la nuit, etc. Ces lieux peuvent aussi être investis en tant qu’espaces transitionnels permettant à ces populations d’établir des liens avec « l’autre différent », pourvoyeur, notamment, de ressources éventuelles, et avec l’« autre semblable », associé à un « nous » marginalisé ancré dans des lieux spécifiques.

Par ailleurs, ces quartiers centraux qui ont connu, dans le contexte de l’après-fordisme, des phénomènes de désindustrialisation, de dégradation du cadre bâti et de paupérisation, sont l’objet depuis plus d’une vingtaine d’années d’opérations visant à y promouvoir de nouvelles activités économiques et à y attirer de nouvelles populations. Les termes associés à la nouvelle image que l’on veut édifier afin de rendre ces territoires plus attrayants, à savoir « revitalisation », « réanimation », « renaissance », évoquent des espaces malades, voire moribonds, en référence à la métaphore organique de la ville conçue comme un corps vivant, corps qui aurait besoin d’un nouveau souffle pour être « régénéré ». Or, la présence des populations marginalisées dans ces quartiers est associée à ce piètre état de santé du coeur de la ville et constitue une « nuisance ». Elle dérange à la fois les autorités publiques, les commerçants et les résidants. Les espaces investis par ces populations marginalisées font alors l’objet de conflits d’appropriation.

Dans le cadre de cet article[1], nous nous proposons d’analyser ces conflits d’appropriation à partir d’une recherche menée dans deux quartiers centraux, l’un, Centre-Sud, à Montréal, et l’autre, Saint-Roch, à Québec. Notre choix s’est porté sur ces deux quartiers parce qu’ils partagent des origines industrielles et ouvrières semblables, qu’ils ont commencé à montrer, après la Seconde Guerre mondiale, des signes de déclin, qu’ils ont fait l’objet, à compter des années 1950, d’opérations de rénovation urbaine, puis d’interventions visant leur revitalisation qui se sont intensifiées au cours des dernières années et qu’ils attirent, plus que d’autres quartiers, des populations marginalisées. Sur le plan méthodologique, nous avons procédé, au début des années 2000, à 62 entrevues, auprès des trois principales catégories de populations marginalisées qui fréquentent ces quartiers et de représentants des différents types d’intervenants qui y sont présents. Du côté des populations marginalisées, nous avons interviewé : 10 itinérants adultes, hommes et femmes, dont la moyenne d’âge est de 36 ans, et qui vivent, pour la plupart, de mendicité ; neuf jeunes de la rue, garçons et filles, âgés de moins de 25 ans, qui ont fui la violence familiale ou institutionnelle et qui expérimentent, dans la rue, des moyens de survie divers (petit trafic, prostitution, mendicité, squattering et squeegee), tout en y initiant des pratiques culturelles particulières (body piercing, graffiti, animaux de compagnie, style vestimentaire…) ; 11 prostitués, femmes et hommes, qui « travaillent » dans la rue, mais qui n’« habitent pas » dans la rue. Quant aux autres acteurs, nous avons eu des entretiens avec : 11 intervenants privés, à savoir des commerçants ainsi que des propriétaires et gestionnaires d’entreprises qui font affaire dans les quartiers étudiés et dont plusieurs sont engagés dans des associations de commerçants ou de résidants (lorsqu’ils demeurent dans le quartier) ; 11 intervenants publics regroupant des élus, un attaché politique, un représentant de citoyens au conseil d’un quartier, des urbanistes et autres fonctionnaires municipaux, et des policiers ; 10 intervenants communautaires qui appartiennent à des organismes qui oeuvrent auprès des populations marginalisées. Ces entrevues ont été réparties presque également entre les deux quartiers (33 à Québec et 29 à Montréal). Les personnes marginalisées ont été choisies soit par l’entremise d’organismes communautaires, soit au hasard de rencontres dans la rue. Quant aux intervenants, ils ont été sélectionnés en fonction de leur implication dans les conflits et débats suscités par la présence de populations marginalisées dans les deux quartiers étudiés. De plus, nous voulions nous assurer que les individus interviewés représentent un large éventail de types d’intervenants. Enfin, comme nous souhaitions concentrer notre recherche sur les populations marginalisées et sur les intervenants les plus actifs, nous n’avons pas effectué d’entrevues auprès de « simples résidants ». Par contre, nous avons rejoint des résidants qui étaient engagés dans des associations locales de résidants ou de commerçants.

Dans un premier temps, nous exposons quelques repères théoriques relatifs à l’espace et à ses représentations qui nous permettront d’apporter un éclairage particulier sur la dynamique sociospatiale des acteurs étudiés. Dans un second temps, nous procédons à l’analyse des lieux investis par les populations marginalisées dans les deux quartiers et aux conflits d’appropriation dont ces lieux font l’objet et qui mettent en scène les populations marginalisées et divers intervenants. Les questions suivantes servent de fil conducteur à cette analyse. Comment les acteurs marginaux et non marginaux se représentent-ils ces lieux ? Comment expriment-ils ces conflits d’appropriation ? Comment interprètent-ils les enjeux associés à la revitalisation de ces quartiers ? Nous cherchons à montrer que certains lieux appropriés par les populations marginalisées représentent pour elles des places sociales chargées de sens, places qui font l’objet de stigmatisation et de tentatives de contrôle de la part d’intervenants privés et publics. Nous pensons que la prise en compte des modes de relations des groupes d’acteurs, dont les populations marginalisées, constitue un préalable nécessaire aux pratiques d’intervention sociale qui s’inscriraient dans une perspective démocratique (Karsz, 2004).

Espace et dynamique sociale

Les conflits d’appropriation d’espaces urbains qui font l’objet d’un processus de revitalisation révèlent assurément des logiques économiques mais aussi identitaires compte tenu du fait que les groupes d’acteurs marginaux et non marginaux investissent certains lieux de significations symboliques qui leur sont propres. Un même lieu peut être investi de significations différentes et, par conséquent, d’usages différents. C’est pourquoi il importe de prendre en compte les modes de relations à l’espace que les groupes d’acteurs établissent, car il en découle souvent des conflits d’appropriation lorsque ces lieux sont convoités par des acteurs n’ayant pas les mêmes repères normatifs. À l’instar d’autres auteurs, Steck (1998 : 69) souligne l’exigence toujours actuelle d’une « inscription spatiale maîtrisée » malgré le développement de la mobilité et les phénomènes qualifiés de déterritorialisation :

L’identité de chaque homme et de chaque groupe, même pour les modernes nomades, implique une inscription spatiale maîtrisée, un territoire bien repéré, délimité, un paysage connu et familier, des rencontres attendues et souhaitées, des activités balisées… L’identité implique des repères et leurs propres références qui bornent ainsi leur territoire.

L’individu ne peut exister en dehors des lieux, même lorsqu’il est de passage. Ainsi, importe-t-il de mieux comprendre comment les lieux participent à structurer notre existence individuelle (Duvignaud, 1977) et sociale (Pellegrino, 1987). Pour s’identifier, l’individu est « […] à l’affût de tout ce qui peut constituer un support à des projections dans la réalité externe » (Mendel, 1977 : 252). Et, suivant le degré d’attractivité des lieux, ce processus d’identification permettrait à l’individu non seulement de se localiser au sein d’un réseau de lieux, mais aussi d’affirmer une position sociale revendiquée, de manifester son indifférence ou d’en subir l’assignation. Cette dynamique sociale liant l’identification aux espaces vécus et la construction d’un rapport à une position sociale (la sienne ou celle d’un autre) engendre aussi des territoires « souvent invisibles à l’observateur pressé ne sachant reconnaître que des lieux d’exclusion dans ce qui se révèle être, dans la logique des individus et des groupes concernés, de véritables interstices favorables finalement à l’inclusion » (Humeau, 1998 : 216). En ce sens, même les populations marginalisées, telles que les itinérants (sans domicile fixe), les jeunes de la rue ou les prostitués, ne vivraient pas dans un no man’s land ni selon un mode de vie d’errance spatiale sans signification, mais en fonction d’un univers sociospatial spécifiquement investi de significations symboliques (Parazelli, 2002) et de normes particulières (Bergier, 1996). Ils tentent ainsi de construire leur place dans le social, mais par la marge.

Identifier cette place (et les désirs de changement de place) offre non seulement des pistes pour une meilleure compréhension des manifestations de la marginalité, mais aussi des éléments pour négocier des alternatives possibles avec les personnes marginalisées. C’est pourquoi le concept de marge sociale qui renvoie à des pratiques sociales favorisant une construction identitaire en dehors des normes dominantes est, selon nous, plus riche que celui d’exclusion qui confère un état de passivité aux acteurs désignés ainsi. L’exemple des jeunes de la rue et des squatters est éloquent à ce sujet (Parazelli, 2002).

Mais comment l’espace acquiert-il cette qualité sociosymbolique d’attractivité pour des individus marginalisés en quête d’identification sociale ? Ce rapport étroit existant entre l’activité sociale et l’espace a fait l’objet de débats épistémologiques parmi les sociologues urbains, les géographes et les psychologues environnementaux. De plus en plus, la vision selon laquelle l’espace urbain ne serait que le reflet ou le produit de la structure sociale tend à être invalidée (Hubert, 1993). À la suite de Piaget (1948), plusieurs auteurs s’accordent à dire que l’espace n’est concevable qu’à travers une représentation qualitative donc, hétérogène du réel. Cet espace différencié influencerait d’une certaine manière les activités humaines et leur localisation. Ce ne serait qu’à partir de cette représentation qualitative, la représentation topologique[2], que la représentation métrique de l’espace serait ensuite possible.

Il importe de prendre en compte cette dimension topologique de l’espace que Piaget et Inhelder (1948), Thom (1991), Sami-Ali (1990) et Hubert (1993) ont bien décrit chacun à leur manière. Il s’agit alors de reconnaître le primat du symbolique et de l’appropriation dans le rapport des populations marginalisées et non marginalisées à leurs lieux de socialisation, ce qui fait partie intégrante du processus de différenciation sociale. Associée à la théorie de l’espace transitionnel de Winnicott (1975), cette prise en compte de la représentation topologique de l’espace dans l’analyse des conflits d’appropriation nous amène à considérer l’espace urbain comme une structure complexe de rapports de positions identitaires entre des groupes d’acteurs qui se retrouvent en compétition pour l’appropriation de lieux communs. Certes, les moyens dont disposent les populations marginalisées pour marquer les lieux d’une position durable ne sont pas les mêmes que ceux des promoteurs immobiliers ou des responsables municipaux. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’ont pas de représentations sociales des lieux qu’elles fréquentent ni qu’elles n’investissent aucunement ces lieux. Foret et Bavoux (1990) évoquent bien ce rapport fondamental à l’espace que tout individu entretient et qui consiste, d’une part, à interpréter les prégnances symboliques diffusées par les lieux et, d’autre part, à « choisir » d’investir certains lieux en fonction de ses aspirations identitaires. Ces auteurs soulignent également que ce rapport symbolique à l’espace renvoie à « une lutte permanente entre des groupes sociaux » qui n’ont pas le même « pouvoir de marquer l’espace des signes de leur système de valeurs » (p. 53-54).

Dans le cas des quartiers Centre-Sud et Saint-Roch, nous situerons l’analyse de cette « lutte » dans une perspective géosociale (Parazelli, 2002), en considérant les modes de relation aux lieux relevant de projections subjectives ainsi que les modes d’utilisation et d’occupation de ces lieux, et ce, en lien avec leur programmation (degré de restriction et d’autonomie dans la définition des activités), leur accessibilité (degré d’ouverture et de fermeture), leur contrôle et leur surveillance (degré de tolérance et de répression). L’interaction entre ces actes d’appartenance (modes de relation, d’utilisation et d’occupation) et ces actes d’attribution (programmation, accessibilité, contrôle et surveillance) nous renseignera sur le potentiel d’identification des lieux fréquentés. Cette tension entre l’appropriation d’espaces spécifiques par les populations marginalisées et la maîtrise de ces espaces que cherchent à exercer d’autres acteurs est relevée par Parazelli (2002), dans le cas des jeunes de la rue, par Hubbard et Sanders (2003), en ce qui concerne la prostitution féminine de rue, et par Thomas (2000), eu égard à la vie itinérante.

Des quartiers marqués par les populations marginalisées

Comme nous l’avons mentionné en introduction, les quartiers Centre-Sud et Saint-Roch attirent, depuis plusieurs années, diverses populations marginalisées qui y fréquentent plus particulièrement certains lieux qu’ils investissent de significations, qu’ils marquent de leur présence et où ils construisent leur place dans la société. Dans Centre-Sud, ces populations occupent différents lieux situés dans divers endroits du quartier. Dans Saint-Roch, elles se trouvaient plus particulièrement concentrées dans un même lieu, au coeur du quartier, à savoir le Mail Centre-ville, également appelé Mail Saint-Roch, construit dans les années 1970, mais démantelé au début des années 2000, après la période au cours de laquelle nous avons mené nos entrevues. La présence de ces populations contribue à la stigmatisation de ces espaces au regard des autres et y occasionne des conflits d’appropriation.

Des lieux investis par les populations marginalisées

Les populations marginalisées que nous avons prises en compte ont une représentation topologique des lieux qu’ils investissent, c’est-à-dire une représentation qui différencie clairement ces lieux par rapport aux autres lieux. Les modes de relation, d’utilisation et d’occupation de ces lieux sont cependant différents d’un type de populations marginalisées à un autre.

Pour les jeunes de la rue, il y a des espaces très significatifs à l’intérieur de ces deux quartiers qui sont considérés comme des lieux d’appartenance et de refuge. Il s’agit d’espaces qui contribuent à construire une identité individuelle et collective, et qui sont des lieux de socialisation. Dans le quartier Centre-Sud, il s’agit plus particulièrement de parcs, de terrains vagues et d’entrées de commerces. En ce qui concerne les parcs et les terrains vagues, le témoignage suivant est éloquent.

Tu sais, il y a […] des gens qui sont plus, justement, tribaux, qui vont chercher à sortir du moule, à se regrouper en dehors des buildings, donc, à l’extérieur, dans les parcs, dans ce qui reste d’espace inexploité ou presque inexploité, pour être ensemble, pour pas s’isoler dans un petit moule à faire ta petite affaire. Nous, on veut pas ça, on veut être en communauté. Ça fait qu’on se regroupe tous ensemble dans un parc (JR-7, F, Mtl[3]).

Dans le quartier Saint-Roch, c’est le Mail Saint-Roch, mail commercial recouvert d’un toit, qui constituait le principal lieu d’attraction des jeunes de la rue avant sa démolition.

Bien avant, c’était le Mail, parce que c’est là qu’on se retrouvait tous […]. Pendant un bout de temps, comme je le disais, j’habitais là-dedans […] j’avais genre mon appart à moi là-dedans ; tu sais, l’hiver, c’était une place pour se rencontrer. Tu sais, tous les jeunes qui n’habitaient pas à Québec, ou bien qui habitaient à Québec mais dans les banlieues, tous ceux-là se retrouvaient dans le Mail (JR-5, H, Qc).

Pour les prostitués, femmes et hommes, l’espace des quartiers étudiés est ponctué en fonction des activités de prostitution et de consommation de drogues. Ainsi, les lieux qui sont investis de significations particulières par ces populations marginalisées le sont en fonction d’un mode de vie caractérisé par deux moments forts : sollicitation de clients et « prestation du service », puis injection de stupéfiants. Dans le quartier Centre-Sud, il y a des aires très bien circonscrites qui sont appropriées comme lieux exclusifs de prostitution par certaines personnes et reconnues comme telles par les autres prostitués. Ces aires sont délimitées par des rues qui forment des quadrilatères ou des carrefours spécifiques. Il y a également des sites, comme les « piqueries » et les bars, qui se révèlent attractifs.

Maintenant, le coin des rues Plessis et Ontario, c’est mon coin. […] Mon coin de rue, je l’ai payé au nombre de tickets (contraventions) que j’ai eu là. Je l’ai payé mon coin de la rue. C’est con à dire, mais tu sais à 136 piastres du ticket, je trouve qu’il est pas bien fait mon coin de rue. Ils devraient le refaire (P6, H, Mtl).

Mais là ce que j’ai fait, c’est que j’ai changé de « shooting ». Je me suis informée d’où était le « shooting » dans le coin. Puis, il y en avait dans le coin du métro Beaudry. Ça fait que ça me permettait de travailler dans le coin (P5, F, Mtl).

Dans le quartier Saint-Roch, le Mail Roch représentait, avant sa démolition, le principal lieu de travail et de consommation des prostitués, hommes et femmes.

Le plus souvent, c’était le quartier Saint-Roch, le Mail Saint-Roch. C’est parce qu’il y avait beaucoup de clients à l’intérieur du Mail Saint-Roch. Ça fait qu’au lieu de te faire geler le cul au coin de la rue, bien tu allais dans le Mail Saint‑Roch. J’allais au Mail Saint-Roch pour aller me piquer là, soit dans les toilettes, dans les escaliers là où était l’ancien billard (P1, H, Qc).

Quant aux itinérants, ils décrivent très clairement les lieux qu’ils fréquentent en se référant notamment, dans le cas du quartier Centre-Sud, à des noms de parc, de rues, d’édifices commerciaux et de maisons d’hébergement et, dans le cas du quartier Saint-Roch, au Mail piétonnier. De plus, leur image de ces lieux renvoie à la prostitution, à la drogue, à la mendicité et à la pauvreté, bref, à la marginalisation sociale à laquelle ils ne sont pas étrangers :

Ici, dans Centre-Sud, sur Ontario, c’est surtout la drogue et la prostitution […] La mendicité […], j’en vois souvent au coin de Papineau et Ontario, mais c’est surtout Saint-Denis (I-5, H, Mtl).

La drogue, la boisson, la prostitution, les vols […] Tu es dans le Mail Saint-Roch là, tu n’es pas à Sainte-Foy. Tu sais, c’est raide dans le mail (I-8, F, Qc).

Des lieux stigmatisés par la présence des populations marginalisées

Les intervenants présents dans les deux quartiers associent ces derniers aux populations marginalisées qui y marquent très fortement certains lieux. Ce marquage est perçu de façon plutôt défavorable par les représentants des secteurs privés et publics alors qu’il est reconnu par ceux du secteur communautaire.

Chez les représentants du secteur privé, la présence des populations marginalisées provoque l’irritation, l’insécurité et la crainte de formation de ghettos. Elle est également synonyme de dégradation et de déclin de ces quartiers. Les gestes d’« incivilité » et la consommation de drogue suscitent particulièrement la réprobation des répondants. Les commerçants sont particulièrement sensibles à l’image négative de ces quartiers à laquelle contribuerait la présence des populations marginalisées et au fait que cette présence ferait fuir la clientèle.

Il faudrait que ça quitte les rues. Parce que, en faisant de l’itinérance ou en flânant dans les rues, ça avance à rien. Ça dérange, ça donne une mauvaise image à la ville de Montréal en plus, ça nous donne une mauvaise image, ça nuit à nos commerces (Hôtelière, Mtl).

Bien, il y avait des problèmes effectivement du fait qu’il y avait beaucoup de sans-abri ou d’itinérants qui se tenaient dans le Mail du centre-ville. Ça avait pour effet de faire fuir les clientèles régulières. Alors, ça a créé une baisse d’achalandage puis la fermeture de boutiques (Président d’une association de commerçants, Qc).

Quant aux intervenants publics, ceux du quartier Centre-Sud font mention de la forte concentration de jeunes de la rue et d’itinérants dans ce quartier qui y seraient attirés par une gare d’autobus régionale, de nombreux organismes communautaires d’aide à ces personnes et plusieurs espaces publics. La fréquentation de ces espaces par ces individus marginalisés, ainsi que la consommation de drogue qui s’y fait, entraînerait leur dégradation et « devient un irritant » (Urbaniste, Mtl) pour les ménages qui habitent à proximité.

Pour les intervenants publics du quartier Saint-Roch, la concentration des populations marginalisées et des personnes pauvres lui conférerait une mauvaise image, celle d’un territoire « abandonné » (Conseiller municipal, Qc), « déserté » et « moribond » (Attaché politique du député, Qc). Il s’agit aussi à leurs yeux d’un quartier « dur » où règne un sentiment d’insécurité : « C’est un milieu vraiment populaire. Il y a la drogue, la prostitution, […], l’itinérance, la pauvreté. C’est un quartier difficile pour les gens » (Animateur, Qc).

En ce qui concerne les intervenants communautaires, leurs représentations des quartiers Centre-Sud et Saint-Roch convergent. Ce sont des quartiers de centres-villes où se concentrent à la fois des populations à faible revenu et des populations marginalisées. Selon eux, la diversité fonctionnelle de ces quartiers, les activités qui s’y déroulent et la présence d’organismes qui répondent aux besoins des populations marginalisées y attireraient ces dernières. Les intervenants communautaires sont également conscients de l’image négative que confère à ces quartiers la présence de populations marginalisées.

Des lieux de conflits d’appropriation

Les espaces investis par les populations marginalisées dans les quartiers étudiés constituent des lieux de conflits d’appropriation qui mettent notamment en scène ces populations face aux intervenants des secteurs privé et public. Les populations marginalisées résistent aux actes d’attribution spatiale d’acteurs privés et publics (programmation des activités et des usages, limitation de l’accessibilité, contrôle et surveillance) et ces derniers réagissent aux actes d’appartenance spatiale (projections subjectives, utilisation et occupation des lieux) de ces populations. Quant aux intervenants communautaires, ils prennent la défense des populations marginalisées, conformément à leur mission.

Du côté des populations marginalisées

Les jeunes de la rue affirment, en général, ne pas représenter un problème pour ces quartiers. Ils disent avoir du respect pour les résidants et ne se considèrent comme pas comme des fauteurs de troubles : « Je respecte mon environnement, puis je respecte les gens qui y vivent (JR-10, H, Mtl) ; je suis une personne très pacifique » (JR-1, H, Qc). Ce serait plutôt l’intolérance de certaines personnes qui ferait qu’ils sont perçus comme un problème :

J’achalais pas grand monde, moi là […] C’est ma présence qui les dérange. Ce qui les dérange dans le fond, c’est qu’on soit là (JR-9, H, Mtl).

Puis, ils ont toujours une raison à trouver de toute façon, ce n’est pas compliqué pour une police de trouver une raison pour t’écarter (JR-3, H, Qc).

Les jeunes de la rue dénoncent la surveillance et la répression dont ils sont l’objet dans les lieux qu’ils fréquentent, notamment certaines rues et certains parcs :

C’est parce qu’il y a plus de « cops », puis il y a plus de plaintes […] Cet hiver, je poignais tout le temps des tickets (JR-9, H, Mtl).

Tu sais, c’est bien beau les parcs […] Le parc où il y a la chute […] on n’a même pas le droit de s’asseoir dans le gazon […] On n’a même pas le droit de se baigner. Le gardien de sécurité, il s’en vient, puis il te dit : « Sors de là, sinon j’appelle les policiers. » (JR-1, H, Qc)

Quant aux prostitués, hommes et femmes, certains déclarent également ne pas causer de problème et respecter leur environnement physique et social :

Parce que je ne laisse pas traîner mes seringues. Parce que je suis quand même quelqu’un qui est propre. Je ne me gèle pas quand je travaille. Puis, je suis un citoyen normal. Je respecte les gens, c’est tout (P10, H, Mtl).

Bien, j’étais pas un problème pour le quartier, je faisais mes affaires, puis, je dérangeais jamais personne (P1, F, Qc).

D’autres, cependant, semblent plutôt conscients que certains comportements, reliés à la prostitution et à la consommation de drogue, représentent des irritants, notamment pour les résidants et les commerçants.

Le problème, pour le quartier, c’est celles qui ne respectent pas, qui jettent leurs condoms partout, qui laissent traîner leurs seringues. Ça, c’est un gros problème. C’est très irrespectueux envers les autres (P9, H, Mtl).

J’étais dérangeante parce que j’étais toujours dehors sur la rue, puis je faisais beaucoup d’« overdoses » (P5, F, Mtl).

Les gens me le faisaient sentir […] Regarde, j’avais quand même conscience que ce n’était pas l’idéal pour une personne humaine de vivre ça là. Non, ce n’était carrément pas bon ce que je vivais (P2, F, Qc).

Comme les jeunes de la rue, les prostitués évoquent les plaintes et la surveillance dont ils sont l’objet de même que le fait qu’on les expulse des lieux fréquentés et qu’on les disperse :

Il y a trop de commerces. Ils font des plaintes, puis la police est obligée de venir (P5, F, Mtl).

Il y a trop de policiers (P9, H, Mtl).

Les autres prostituées ? […] Moi, j’en connais beaucoup qui avaient des quadrilatères, puis qui n’avaient plus le droit d’être dans le quartier Saint-Roch. […] Je pense qu’elles étaient un peu plus éparpillées (P7, F, Qc).

Parmi les itinérants, certains déclarent ne pas constituer un problème pour ces quartiers, mais d’autres affirment le contraire. Pour ceux qui ne se considèrent pas comme un problème, le respect de l’autre est évoqué, comme chez les jeunes de la rue et les prostitués :

Non, non, je ne dérange personne. Je respecte le monde. Je ne détruis aucun bien. […] Tu sais, je suis quand même respectueuse […] J’achale pas réellement […] Puis je me tiens propre, puis je suis sobre (I-4, F, Mtl).

Si je parle pour moi, moi je ne représente pas un problème […] Pourquoi ? Parce que je suis un gars sensible, je suis un gars logique, puis je suis un gars qui respecte les autres (I-3, H, Qc).

Ceux qui mentionnent que leur présence est source d’irritation soulignent que c’est parce qu’ils font fuir les clients des commerces et qu’on les associe à la marginalité et à la pauvreté en général :

Parce qu’ils aiment pas ça avoir des mendiants aux alentours de leur place. Ça éloigne les clients potentiels (I-4, F, Mtl).

Ils disent que oui, on est un problème pour le quartier, parce que le quartier serait pas comme ça s’il y avait pas tous ces marginaux (I-7, H, Qc).

Comme les jeunes de la rue et les prostitués, les itinérants dénoncent le contrôle policier et le fait qu’on veuille les expulser des lieux qu’ils ont investis : « Mais eux autres (les policiers), ils veulent nous voir ailleurs » (I-4, F Mtl) ; « T’as plus le droit à rien ! Les policiers te collent au cul sans arrêt. C’est tous les jours, je me fais arrêter tous les jours » (I-8, F, Québec).

Du côté des autres acteurs

Pour les intervenants privés, dont la plupart, nous le rappelons, sont des commerçants et des gestionnaires d’entreprises, la présence des populations marginalisées dans les deux quartiers étudiés apparaît indésirable, puisqu’elle importunerait la clientèle. Les opérations de revitalisation qui touchent ces quartiers sont appréciées, puisqu’elles ont pour effet de disperser ces populations :

Il fallait en quelque part agir, réagir parce qu’il y en avait beaucoup là. Il y en avait là énormément de gens, par exemple, qui mendiaient. C’est pas ce qu’on veut pour nos clients (Gestionnaire, F, Mtl). Ils dérangent tout le monde et puis la Ville avait installé des bancs juste à côté, puis ils passaient leurs journées là avec de la bière. Pour les gens qui passaient sur la rue, c’était vraiment pas drôle (Commerçant, Qc).

Les intervenants privés qui sont engagés dans des associations de commerçants ou de résidants raffinent leur discours en s’interrogant sur la signification des lieux publics et plus généralement des centres-villes, si ces espaces sont exclusivement appropriés par les populations marginalisées dont la présence ferait fuir les autres usagers.

Mais là on parle […] de prostitution de rue […] On parle d’une activité commerciale, un travail effectué sur la voie publique, puis en plus de ça, d’actes qui sont finalement indécents, qui se font dans l’espace public (Commerçant et responsable d’une association de résidants, Mtl).

Parce que le problème qu’on avait, il y avait juste les marginaux qui avaient le goût de venir au centre-ville. Alors, ça, c’était inacceptable. Alors, il fallait faire un milieu de vie où tout le monde soit capable de vivre (Responsable d’une association de commerçants, Qc).

Cette question de l’appropriation exclusive de lieux publics par les populations marginalisées est également soulevée par les intervenants publics. Ces derniers signalent que les conflits d’appropriation proviendraient des interprétations différentes de ce que devrait être, d’une part, le partage de l’espace public et privé entre les différentes populations du quartier et, d’autre part, les usages permis, socialement acceptables, dans l’espace public :

Les gens se plaignent qu’ils sont dans leur cour, ils sont assis sur les marches de leur porte, quand tu arrives le soir, ils dorment dans le jardin […]. Ils font du bruit le soir parce qu’ils sortent… les jeunes sortent dans les bars, ils font beaucoup de bruit […] Les problèmes qu’ils causent, c’est qu’ils accaparent le parc, puis ils font peur, la toxicomanie, bon bien, les aiguilles, c’est les seringues par terre (Fonctionnaire, Service des parcs, Mtl).

Dans le Mail Centre-ville, […] il y a eu un conflit […] entre les commerçants et les jeunes, parce que ces derniers, ces jeunes, bon souvent pouvaient s’installer sur les parvis de commerce avec leur allure un peu bigarrée, puis bon le chien, le rat et tout ça, qui finalement là les marginalisent, puis peuvent faire peur à la clientèle éventuelle des commerçants (Policier, Qc).

Les intervenants publics sont conscients que les opérations de revitalisation urbaine ont pour effet d’expulser les populations marginalisées des lieux qu’elles se sont appropriées et qu’elles favorisent le bien-être de certains au détriment de celui des autres : « Le fait de revitaliser et d’améliorer les conditions de vie d’un certain nombre de personnes, ça va détériorer celle des marginaux » (Représentant des citoyens au conseil de quartier, Qc). Ils plaident en faveur d’une concertation des différents acteurs engagés dans les conflits d’appropriation qui se concrétisent sur certains lieux :

Moi, je pense que si on veut avoir une intervention intelligente et pertinente, ça relève de l’ensemble des acteurs du quartier (Fonctionnaire, Comité du maire sur la prostitution, Mtl).

Il reste à régler, je dirais la cohabitation entre l’association des commerçants et les gens qui s’occupent des itinérants (Conseiller municipal, Qc).

Les intervenants communautaires qui offrent des services aux populations marginalisées insistent pour que les opérations de revitalisation ne se fassent pas au détriment des populations marginalisées. Ces intervenants revendiquent, au nom de ces populations, « le droit à la ville » (Lefebvre, 1968) :

Bien en gros, c’est le droit de cité. […] Parce que, dans le fond, moi je veux dire que les marginaux peuvent vivre où ils veulent, quand ils veulent, puis s’organiser eux-mêmes, avoir leur propre réseau (Inter. comm. Mtl).

Moi, je pense que c’est assez embêtant de les exclure… Moi, je dirais que chacun ait sa place, sa propre place, dans le fond, c’est plus que de la tolérance (Inter. comm. Qc).

Conclusion

Les résultats de notre recherche montrent que les conflits d’appropriation de l’espace urbain dans les quartiers centraux confrontent des groupes d’acteurs élaborant des modes différents de relation, d’utilisation et d’occupation de certains lieux convoités. Ces conflits s’organisent autour de pratiques et de représentations sociales opposées qui découlent notamment de référents normatifs différents. L’enjeu de ces conflits ne se réduit pas aux seules questions d’incivilités et de nuisances publiques, mais pose plutôt la question des places sociales où peuvent se développer les liens sociaux avec et entre les populations marginalisées. Loin de considérer les pratiques urbaines des populations marginalisées comme des pratiques de socialisation marginalisée, la plupart des intervenants privés et publics adoptent un discours qui associe ces pratiques à la transgression de normes. Les lieux investis par les uns, qu’ils soient diffus dans l’espace comme dans le quartier Centre-Sud ou concentrés en un même endroit comme dans le quartier Saint-Roch, sont stigmatisés par les autres. Un dialogue de sourds s’ancre alors au sein de représentations sociales de la marge urbaine qui exclut toute prise en compte des aspirations identitaires des populations marginalisées, à l’exception des intervenants communautaires qui revendiquent le droit de cité pour ces dernières. L’insécurité, la misère, le désordre, bref, des images de décadence urbaine et d’échec social contribuent à fragiliser le lien social des populations marginalisées en niant leur place sociale dans la ville, la place que ces populations se font elles-mêmes.

En fait, il ne suffit pas de repérer les modes de relation, d’utilisation et d’occupation se rapportant à l’espace pour comprendre comment les pratiques sociospatiales concourent à structurer ou à déstructurer des lieux de liens sociaux. Il est aussi nécessaire de mettre ces rapports à l’espace en interaction avec la programmation des lieux, leur accessibilité, leur contrôle et leur surveillance. À Montréal, comme à Québec, de nombreux dispositifs sociospatiaux (caméras de surveillance, aménagement paysager, patrouille policière plus fréquente, administration zélée de contraventions, etc.) ont d’ailleurs été déployés pour chasser, disperser ou déplacer les populations marginalisées qui contreviennent par leur présence et leurs pratiques aux images de prospérité urbaine véhiculées par les opérations de revitalisation des centres-villes.

Le défi demeure entier. Groth et Corijn (2005 : 523) posent la question suivante : comment définir des politiques urbaines et un type d’urbanisme qui fassent le pont entre les représentations hétérogènes de l’espace urbain sans réprimer les « sous-cultures » et les « acteurs informels » ? Notre recherche soulève la question suivante : comment établir des liens sociaux démocratiques avec les populations marginalisées afin qu’elles puissent avoir droit de cité, exprimer leurs désirs sociaux et discuter de leurs problèmes à travers ce choc des imaginaires urbains ? Des expériences sont tentées à cet effet en ce qui concerne les jeunes de la rue à Montréal (Parazelli, Colombo et Tardif, 2007), mais elles demeurent elles-mêmes encore marginales étant donné la persistance des représentations sociales de la marge urbaine associées au pathologique et au vide social.