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Ce colloque vise à élargir la participation des personnes au travail de réflexion qui a cours au sein du comité de rédaction de la revue NPS sur le « renouvellement démocratique » des pratiques d’action et d’intervention sociales[2]. Il a aussi pour objectif de souligner son vingtième anniversaire en dressant une sorte de bilan des vingt dernières années avec un réseau de collaborateurs en développement. Le souci de réfléchir sur le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention vient d’une réflexion amorcée en 2003 par la nouvelle équipe de rédaction. Tout en poursuivant l’objectif de la revue, qui est de contribuer à l’avancement des connaissances des pratiques d’intervention dans une perspective démocratique, l’équipe de rédaction considérait que l’attribut démocratique réclamé par de plus en plus de pratiques n’était pas souvent explicité et qu’il ne suffisait pas qu’une pratique soit qualifiée de « nouvelle » pour qu’elle soit pourvue d’intention ou d’existence démocratique.
Qu’entend-on au juste par « pratique démocratique » dans le champ des pratiques d’intervention sociale ? Quels sont les principaux enjeux affectant le potentiel démocratique des pratiques d’intervention sociale ? Par rapport à ces enjeux, peut-on identifier des conceptions, des obstacles et des opportunités ? Voilà quelques-unes des questions à partir desquelles nous avons amorcé ce débat et qui nous amènent à souhaiter en élargir le cadre. Pour ce faire, nous avons publié un texte d’orientation dans un numéro précédent (vol. 17, no 1) sur le thème du renouvellement démocratique des pratiques (Parazelli, 2004)[3], et une invitation a été lancée aux auteurs provenant autant du monde de la recherche que de celui de l’intervention afin qu’ils nous livrent leurs réflexions à ce sujet.
En qualifiant de « démocratique » le renouvellement lui-même, nous voulons attirer l’attention sur les orientations politiques du processus de renouvellement des pratiques. En outre, à travers notre réflexion sur les rapports de pouvoir favorisant ou non le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale, nous tentons de nous dégager de l’« indéfinition[4] » fréquente du qualificatif « démocratique » eu égard aux réalités de la pratique (Karsz, 2004 : 12). Le qualificatif « démocratique » n’est d’ailleurs pas le seul à souffrir d’indéfinition. Pensons seulement à la notion d’ « empowerment » qui est utilisée dans des contextes fort différents (Le Bossé, 2003), de façon polysémique et avec des finalités contradictoires, créant ainsi un malaise palpable au sein des milieux d’intervention pris alors dans une confusion des positions politiques. Souligner l’attribut « démocratique » du renouvellement des pratiques permet d’éclairer la diversité des dynamiques et des processus mis en oeuvre lorsqu’il s’agit de penser de façon démocratique le sens pratique de l’intervention sociale. En fait, il s’agit de cerner les problèmes de conception et d’application qui y sont associés. À l’occasion de ce colloque, nous inviterons les participants et participantes à jeter un regard critique sur les repères normatifs associés à la visée démocratique de pratiques d’intervention sociale.
Un contexte fragilisant l’appropriation de l’acte d’intervention
Depuis vingt ans, le contexte sociopolitique dans lequel évoluent les intervenants et intervenantes du domaine social a subi des transformations qui affectent lourdement les pratiques des institutions publiques et des associations communautaires qui ont une visée démocratique. Ces nouvelles configurations sociales tendent aussi à restructurer au plan local les rapports entre les principaux acteurs qu’ils proviennent de l’État, du communautaire ou de la mouvance citoyenne. L’affaiblissement progressif de l’État-nation par la globalisation n’est pas étranger à la valorisation de la société civile et de sa mobilisation pour prendre en charge localement les solutions à ses problèmes sociaux (Leclerc et Beauchemin, 2002). Cette transformation sociopolitique a profondément modifié la place des individus et les rapports sociaux dans la vie collective ; ce qui ne va pas sans conséquence pour l’exercice même des pratiques à visée démocratique.
Parmi les efforts des sociologues pour caractériser les transformations actuelles des rapports sociaux, ceux associés à l’étude de l’idéologie hyperindividualiste peuvent être particulièrement utiles pour en comprendre le sens. Idéologie du néolibéralisme, l’hyperindividualisme induit l’idée que notre société s’est progressivement orientée vers une radicalisation des principes associés à la modernité en s’appuyant principalement sur la raison technique pour structurer les liens sociaux. Depuis le début des années 1990, l’idéologie néolibérale a progressivement pénétré plusieurs secteurs de la vie sociale, et l’hyperindividualisme en serait l’incarnation des valeurs et des projets. Le développement des nouvelles technologies (informatiques, de management, etc.), propice à l’accélération des échanges, permettrait à cet individualisme néolibéral de renforcer une logique marchande et consommatoire où le culte de l’urgence et de la flexibilité agirait comme mode de régulation collective (Aubert, 2004). La radicalisation de la raison technique issue d’une orientation libérale piégerait bon nombre d’individus désormais contraints à s’adapter de façon individualisée aux exigences de changement, d’efficacité et de performance. Cette transformation amènerait ainsi les individus à développer des relations concurrentielles pour obéir à l’impératif de la construction de soi (Kaufmann, 1988). Le sens de la vie collective tendrait alors à se réduire aux enjeux concurrentiels de l’échange économique, lui-même menacé de déstabilisation par la course à la productivité, et ce, dans presque toutes les sphères de l’activité sociale.
Signalons toutefois qu’en réaction à cette idéologie prépondérante bien incarnée au sein des pratiques d’intervention sociale, des idéologies concurrentes, telles que les individualismes démocratiques et anarchistes notamment, proposent une autre vision des rapports sociaux qui seraient fondés sur des actions collectives visant à négocier les désirs individuels avec les visées du groupe. Comme avec toute idéologie, la confrontation avec les pratiques réelles n’est pas toujours concluante, c’est pourquoi il importe de mettre en contexte les investissements concrets du renouvellement démocratique des pratiques, et de ne pas s’immobiliser dans le discours fabuleux de l’idéologie, aussi séduisant soit-il.
En fait, l’idéologie hyperindividualiste du néolibéralisme survaloriserait la flexibilité et l’instantané en tentant de faire éclater les cadres nuisibles à la mobilité et mépriserait les règles collectives en les assimilant à de la rigidité. Certaines critiques dirigées contre les pratiques syndicales, selon lesquelles ces pratiques freineraient le développement économique par la rigidité de leurs règles collectives, illustrent bien ce contexte. L’importance donnée au débat sur le nombre insuffisant d’heures travaillées au Québec n’est pas non plus étranger à cette tendance. Inutile de dire que ces transformations renforcent le climat d’incertitude normative où chacun et chacune sont appelés à bricoler un sens à leur existence hypermoderne surtout lorsque les perspectives d’avenir n’apparaissent plus aussi mobilisatrices que celles des années 1960. Vivre dans l’urgence et la performance pousse de plus en plus d’individus à s’investir jusque dans l’excès, développant ainsi un sentiment d’inexistence souvent exprimé par des pathologies résultant de l’hyperfonctionnement (anorexie, boulimie, burn-out, épuisement, etc. ; Ehrenberg, 1998 ; Badal, 2003). Les intervenants et intervenantes n’échappent pas à ce contexte qui affecte le cadre de l’intervention à plusieurs niveaux dont celui du sentiment de désappropriation non seulement de leur travail mais de la façon de penser leurs actes de travail, ainsi que le potentiel démocratique pouvant traverser leurs pratiques (Mendel, 2003a).
Par exemple, dans le secteur des services sociaux et de la santé au Québec, on peut repérer les conséquences de ces transformations qui fragilisent l’appropriation de l’acte d’intervention. Le recours aux pratiques fondées sur des « données probantes », que l’on désigne aussi par le développement des « bonnes pratiques », tend à dévaloriser l’autonomie et le jugement professionnel des intervenants et des intervenantes tout en négligeant les points de vue des populations visées par les programmes d’intervention. Dans cette logique d’expertise et de hiérarchisation des savoirs, les contributions respectives de ces acteurs se réduisent plus souvent qu’autrement à l’application d’un programme (Couturier et Carrier, 2003). Mentionnons aussi l’institutionnalisation croissante de la lecture épidémiologique ou sanitaire des problèmes sociaux à travers l’approche dite populationnelle, de la gestion des risques et de leur traitement par les programmes de prévention spécialisée de la santé publique ou par ceux de la sécurité publique (Pelchat, Gagnon et Thomassin, 2006). Cette réduction des rapports sociaux à une physiologie béhavioriste tend à clore le débat scientifique sur la connaissance de la vie sociale par ses présupposés naturalistes qu’ils soient d’ordre biologique, neurologique, génétique ou écologique. Les approches « sanitaires » ou sécuritaires du « vivre-ensemble » ne sont pas sans rapport avec l’un des effets de l’hyperindividualisme néolibéral, soit celui de la privatisation de la vie sociale et de la marchandisation croissante des activités humaines (Gaulejac, 2005). Loin de n’être que des impératifs techniques, cet « individualisme privatisé » diffuse une morale de l’opérationalité qui tend à évacuer d’autres imaginaires sociaux et à favoriser une sorte d’abstention participative à travers l’exaltation de la liberté individuelle.
Ces éléments de contexte marqués par la technocratisation et le contrôle social fragilisent l’appropriation de l’acte de travail des intervenants et intervenantes, et contribuent par le fait même à rendre plus difficiles les conditions de l’action collective ayant une visée démocratique. Cette exigence d’adaptation qui tend à s’imposer aux personnes intervenantes contraint plusieurs d’entre elles au consensus d’obéissance, au mimétisme structurel ou encore à la soumission volontaire. Ces rapports de pouvoir ne vont pas sans susciter chez d’autres des questionnements critiques ainsi que le désir de reconsidérer les conditions de leurs pratiques. L’imposition récente des programmes de prévention précoce de la violence des jeunes constitue un exemple de cette orientation autoritaire, qui a d’ailleurs donné lieu à diverses réactions de la part des intervenants et intervenantes (Parazelli et al., 2003 ; Collectif, 2006 ; Lafortune, 2007).
Comment vivre ensemble dans un monde en voie de privatisation ? Le renouvellement démocratique des pratiques est-il concevable ? Devant cette orientation néolibérale de l’hyperindividualisme, de plus en plus d’individus s’engagent dans des luttes identitaires afin de signaler leur différence et leur résistance à la violence politique de ce modèle. C’est pourquoi plusieurs citoyens, citoyennes et organisations communautaires, tant au Québec qu’ailleurs, tentent de développer des actions collectives pour proposer des alternatives à la vision néolibérale de l’individualisme contemporain dans de multiples domaines d’actions, comme en témoignent les mouvements altermondialistes, les projets de démocratisation municipale, d’inclusion des populations marginalisées dans la vie sociale, les pratiques communautaires de développement local, de lutte contre la pauvreté et pour le respect de l’environnement, d’autres options de partis politiques, etc. Loin de constituer un bloc de résistance homogène, ces alternatives doivent être situées selon leur idéologie respective par rapport à l’hyperindividualisme ambiant. En effet, toutes les pratiques d’intervention – pratiques néolibérales incluses – se réclament de principes démocratiques, mais qu’en est-il au juste de ces principes dans la réalité ? Certaines pratiques d’intervention ne sont pas démocratiques. Mais avec quels critères (théoriques, éthiques et politiques) pouvons-nous en analyser l’orientation ? Par exemple, le fait de tenir des assemblées générales des membres est-il suffisant pour qualifier de démocratique une pratique d’intervention sociale ? Lorsqu’un membre usager d’une organisation siège à un conseil d’administration, qui représente-t-il et comment ce mandat de représentation s’exerce-t-il ? Nous savons que la vie démocratique d’une pratique dépasse les exigences juridiques auxquelles les organismes doivent se soumettre ou contourner, mais quelles sont alors les autres exigences ?
Vers un renouvellement démocratique des pratiques d’intervention
Rappelons que, comme ces influences sur les pratiques d’intervention évoluent dans l’espace des sociétés qui se définissent comme étant démocratiques, elles suscitent beaucoup d’interrogations sur le sens même de leur visée démocratique. C’est pourquoi plusieurs intervenants et intervenantes du domaine social oeuvrant dans différents pays entreprennent des réflexions collectives sur les logiques démocratiques de leurs pratiques, tout en veillant à appliquer les principes dans l’action à travers une grande diversité de dispositifs et de projets. Dès lors, la question n’est pas de savoir s’il existe ou non des marges de manoeuvre pour les intervenants à concevoir et à élaborer des alternatives à visée démocratique pouvant résister et faire opposition aux diverses logiques néolibérales. Nous savons qu’elles existent. La question qui nous occupe dans le cadre de ce colloque est davantage celle des problèmes auxquels se heurtent ces intervenants lorsqu’ils tentent de mettre en oeuvre une pratique d’intervention sociale de manière démocratique. Par exemple, comment surmonter les obstacles qui les empêchent de tenir compte des situations des citoyens et de leurs propres représentations des problèmes sociaux ? Comment élaborer des pratiques favorisant cette prise en compte et n’aboutissant pas à la prise en charge des citoyens par des experts (étatiques ou associatifs) ou des politiques déterminant à l’avance les « besoins démocratiques » des individus ? (Bourgeault, 2003.) En effet, plusieurs pratiques qualifiées de démocratiques voient le jour sans que les principaux intéressés y aient été pour quoi que ce soit dans leur émergence et leur conception.
Comment ne pas reproduire dans le monde de l’intervention sociale et de la recherche des rapports de pouvoir qui situent les citoyens et citoyennes dans les deux positions les plus fréquemment attribuées, soit celles de victimes à défendre et d’objets d’intervention ? Même avec les meilleures intentions du monde, comment faire face à l’un des principaux paradoxes de l’intervention sociale, c’est-à-dire l’objectif de développer l’autonomie des personnes pour améliorer leurs conditions de vie ? Mobiliser les gens dans une action collective afin d’améliorer leurs conditions de vie ne revient-il pas souvent à leur imposer un cadre d’actions si celles-ci ne relèvent pas de leur initiative ? Ou, autrement dit, à permettre à ces personnes d’adopter leur propre position ? En effet, la personne intervenante ne peut pas « s’en sortir » si les gens n’acceptent pas de se mobiliser. Il est vrai aussi que, dans certains cas, il ne s’agit pas d’imposition, mais de soumission volontaire des participants au leadership de l’organisateur en chef. Peut-on résoudre ces paradoxes limitant l’établissement de relations égalitaires entre intervenants et personnes visées par l’intervention ? Comment cet enjeu paradoxal de l’autonomie sociale agit-il sur les efforts de renouvellement démocratique des pratiques d’intervention ? Certaines inégalités sont-elles acceptables dans un processus démocratique ? Si oui, lesquelles et pourquoi ?
Répondre à ces questions revient à penser le « renouvellement démocratique des pratiques » comme un processus rempli de contradictions lorsqu’il tente d’amener les principaux intéressés à participer à l’élaboration d’une pratique d’intervention. Autrement dit, le renouvellement démocratique des pratiques se distingue du « renouvellement des pratiques démocratiques » par l’attention spéciale accordée aux difficultés de prendre en compte les autres avant, pendant et après la mise en oeuvre des pratiques d’intervention. Cette posture épistémologique se distingue nettement d’un point de vue valorisant un travail de promotion de modèles de pratiques d’intervention pour en susciter l’adhésion et dont la qualité démocratique des pratiques relèverait de l’évidence.
En effet, pour que l’idée de « pratique démocratique » ne sombre pas dans le grand réservoir des « mots-valises », il importe de réfléchir aux conditions pratiques de ses visées politiques. Même s’il s’agit d’un réflexe très intégré, l’idée seule de pratique démocratique et l’énoncé de ses principes ne réussissent pas à soumettre la réalité concrète à leurs exigences rationnelles. Il est donc nécessaire de décrire la mise en application d’une pratique pourvue d’une intention démocratique dans sa rencontre avec la réalité des autres pour bien saisir le sens et la portée politique de l’acte posé. Les mises en application spécifiques de cette idée posent plus d’un problème qu’il convient de reconnaître, de problématiser et de débattre non sur le plan strict des idéaux, insistons encore, mais sur celui de l’historicité d’une pratique. Les principes d’égalité, de liberté et de solidarité (coopération) dans l’exercice collectif d’expression, de délibération et de décision peuvent connaître autant de succès que de dérives dans la confrontation avec la réalité sociale dont la complexité nous échappe toujours. En effet, l’application de ces trois grands principes éthiques de la démocratie soulève de nombreuses difficultés et contradictions dans la pratique (Isin, 1992) surtout dans un contexte économique où la citoyenneté tend à se réduire à la liberté de l’échange (McAll, 1999).
Par exemple, il serait simpliste de penser que c’est seulement au nom de la liberté et de l’égalité d’accès à l’espace public et privé que des groupes de citoyens exigent l’évacuation des populations marginalisées telles que les jeunes de la rue, les prostituées et les personnes itinérantes présentes dans leur quartier. En plus des enjeux économiques, d’autres enjeux peuvent entrer en considération impliquant les dimensions psychiques, culturelles, etc.
Certaines pratiques dans le domaine de l’intervention interculturelle font régulièrement ressortir ce paradoxe où les conditions d’insertion sociale des communautés récemment immigrées ne respectent pas le principe de liberté et de la prise en compte des différences de pratiques culturelles, et ce, au nom de l’égalité entre tous les citoyens et citoyennes. Il en résulte souvent une obligation d’adaptation au cadre culturel du milieu d’accueil.
Inutile de mentionner la présence de contradictions entre les trois grands principes éthiques de la pratique démocratique, la liberté, l’égalité et la fraternité (que plusieurs renomment solidarité). Songeons aux interventions dans le champ de la toxicomanie où les pratiques s’inscrivant dans l’orientation de la réduction des méfaits (services sociaux et de santé) se trouvent en contradiction avec les pratiques associées à la tolérance zéro (justice). L’approche de la réduction des méfaits se voulant plus respectueuse des libertés des toxicomanes se heurte à l’intolérance de la répression qui invoque le principe d’égalité de tous et toutes devant la loi.
Que comprenons-nous de ces situations ? Comment intervenir pour favoriser la solidarité dans ce type de contexte ? L’idée de renouvellement démocratique des pratiques insiste donc sur le caractère incertain de l’application de la visée démocratique et, par conséquent, invite les intervenants et intervenantes à expliciter ce qui les guide lorsqu’ils tentent de relever ce défi dans leurs pratiques.
Comment poser les problèmes de conception, d’application et d’investissement ?
Plutôt que d’inviter les participants et participantes de ce colloque à tenir pour acquis la qualité démocratique de leurs pratiques telle une propriété de l’intervention, nous les convions à un travail de réflexivité sur leur visée démocratique par l’analyse de leurs pratiques concrètes. Comment pense‑t‑on la place que peuvent occuper les personnes visées par l’action dans le processus ou le dispositif d’intervention ? Comment encadre-t-on et anime‑t‑on les pratiques d’intervention au sein des organisations ? Quels cadres organisationnels a-t-on envisagé pour réguler les échanges et selon quelles règles ? Diverses formes d’encadrement existent dans le monde de l’intervention sociale, mentionnons seulement les tables de concertation, le management inspiré de l’entreprise privée, les contrats de service, la cogestion, l’autogestion et le travail en collectif. En structurant des cadres particuliers de l’action, les modes de gestion du travail social orientent ou influencent la dynamique organisationnelle de l’intervention de façon à accroître ou à réduire les possibilités de renouvellement démocratique des pratiques d’intervention. Quels sont les processus d’appropriation de l’intervention favorisant le renouvellement démocratique des pratiques ? Dans quels cadres organisationnels ces processus peuvent-ils émerger ? Comment aborde-t-on les inégalités de pouvoir dans une organisation ? Comment susciter le désir d’implication collective dans un contexte où l’individualisme privatisé est survalorisé ? Comment sortir du carcan de la recherche de consensus et de la fusion groupale ? Voilà le type d’interrogations qui pourraient être soulevées lors de cette rencontre collective.
Il importe non seulement de confronter les idéaux démocratiques de l’intervention sociale aux pratiques qui les incarnent, et de prendre connaissance des contradictions associées aux enjeux qui se présentent, mais aussi d’en comprendre le sens et la direction. En soi, venir en aide à des personnes de façon individuelle ou collective ne garantit pas la visée démocratique des pratiques. Prendre en compte les représentations et les désirs des principaux concernés dans l’intervention sociale est un principe abstrait avant d’être mis en pratique. L’intérêt de ce questionnement sur les liens entre la rationalisation et la pratique réside non pas dans le désir de réduire l’écart entre l’idée et le réel (chose impossible), mais dans la nécessaire prise en compte de la rencontre entre les deux, ou, dit autrement, de l’épreuve de leur interaction (Mendel, 2003b). Cette position est en rupture avec le point de vue selon lequel l’idée doit un jour soumettre la réalité sociale à sa logique rationnelle, c’est-à-dire que la théorie doit avoir raison même si la réalité ne cesse d’en infirmer la validité. Cette nuance est importante car cette interactivité modifie et l’idée et la réalité ; d’où l’intérêt de lui accorder une valeur heuristique pouvant favoriser l’avancement des connaissances.
Bref, la question n’est donc pas de savoir s’il existe un écart entre les pratiques d’intervention et leur visée démocratique, ce qui est toujours le cas, la visée démocratique étant un idéal, c’est-à-dire une fiction ou une utopie qui stimule l’imagination sociale ; la prétention d’en atteindre l’accomplissement en termes d’achèvement relève du dogmatisme. Outre les paradoxes et les contradictions, les figures d’autorité et les rapports de pouvoir créent structurellement des difficultés à l’instauration de rapports les plus égalitaires possible. Les formes varient qu’il s’agisse de l’oppression, de la domination, de l’aliénation, de la colonisation ou du paternalisme (et maternalisme), et il est souvent malaisé d’aborder ces questions au sein d’une organisation ou à une table de concertation.
Par exemple, le paternalisme ou le maternalisme constituent l’une des plus importantes limites à l’application du principe d’égalité dans une pratique démocratique en reproduisant de façon inconsciente un schéma familial dans les rapports collectifs. Protéger les êtres vulnérables pour leur bien n’est pas un acte d’intervention dépassé et réservé aux intervenants s’occupant d’enfants, on le retrouve en effet dans les milieux communautaires (ou associatifs) qui s’offrent alors comme un substitut du milieu familial aux personnes marginalisées sollicitant de l’aide. Si le désir de réconfort y trouve satisfaction, cette projection familialiste compromet l’instauration de rapports égalitaires en établissant de façon implicite (le ton, l’attitude, l’apparence physique, le profil psychologique, etc.) une structure hiérarchisée. Qu’elle soit fusionnelle ou conflictuelle, la structure d’autorité du groupe se laisse penser par ce réflexe inconscient qui consiste à considérer nos rapports avec les autres selon un mode familialiste. Y aurait-il une seule organisation ayant réussi à échapper à cette limite difficile à cerner dans le cours de l’action ? Que comprend-on de ce phénomène ? Comment en atténuer les conséquences limitatives pour l’acte démocratique dans une pratique collective ? On voit bien que de l’idéal démocratique il reste surtout des questions et des expérimentations possibles, mais point d’achèvement.
Par ce colloque, nous voulons justement créer une occasion de partager les apprentissages collectifs qui résultent du travail de réflexivité sur le renouvellement démocratique de pratiques diversifiées. Comment les intervenants font-ils face aux problèmes éprouvés lors de l’actualisation des pratiques démocratiques ? Les problèmes relevés traversent-ils les pays du Nord et du Sud ? Comment les uns et les autres envisagent-ils d’entreprendre ce travail de renouvellement démocratique de l’intervention sociale ? Quel est le potentiel démocratique de ces pratiques ? Que peut-on apprendre de ces expériences ? Voilà quelques-unes des questions sur lesquelles nous pourrons nous pencher dans le cadre de ce colloque.
Appendices
Note biographique
Michel Parazelli
Michel Parazelli est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et rédacteur en chef de la revue Nouvelles pratiques sociales. À titre de chercheur, il est membre du Collectif de recherche sur l’itinérance (CRI) et de l’Observatoire Jeunes et Société. Oeuvrant principalement dans le champ de l’intervention sociale en milieu urbain, il s’intéresse aux dynamiques d’appropriation de l’espace dont celles associées aux pratiques de socialisation marginalisée des jeunes de la rue à Montréal. En 2002, il a publié aux Presses de l’Université du Québec un ouvrage intitulé La rue attractive. Parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue.
Notes
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[1]
Ce colloque se tiendra les 13 et 14 novembre 2008 à Montréal.
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[2]
Par souci de clarté, nous utiliserons « pratiques d’intervention sociale » en incluant dans ce terme les pratiques d’action sociale qui se distinguent de l’intervention sociale prise dans sa seule acception institutionnelle.
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[3]
Voir le texte en ligne à l’adresse <http://www.erudit.org/revue/nps/2004/v17/n1/010570ar.pdf>.
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[4]
Il s’agit d’une référence au terme utilisé par l’auteur pour désigner non pas une absence de définition mais plutôt une absence de définition explicite ou manifeste.
Bibliographie
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