Abstracts
Résumé
La possibilité d’action de la médecine moderne a essentiellement porté sur une modification de l’espace du corps, auquel s’est ajouté un quadrillage de l’espace social, surveillant les corps. La médicalisation actuelle semble changer de paradigme et se fonder sur une inscription temporelle inédite du corps. Parallèlement, la régulation des corps s’effectue le plus souvent par l’intériorisation d’une norme temporelle, dont témoigne le recours aux médicaments. Cet article montre comment la médicalisation actuelle du social semble passer d’une logique disciplinaire (investissement spatial du corps) à une transformation de sa structure temporelle.
Abstract
Modern medicine’s field of action has generally been defined as the modification of the space of the body itself, though it has been broadened to include social space, in which the body is disciplined. Current forms of medicalisation, which are based on an unprecedented temporal inscription of the body represent a paradigm shift. Concurrently, the regulation of bodies generally operates through the internalisation of a temporal norm (recourse to drugs). This article show how the current medicalisation of the social is shifting from a disciplinary logic (spatial investment of the body) to a transformation of its temporal structure.
Article body
Stérilité, apparence déplaisante, organes fatigués ou malades, refus de vieillir, la science médicale a la mainmise sur des domaines pour lesquels la prière, la sorcellerie ou la résignation représentaient les solutions vers lesquelles les hommes se tournaient depuis des siècles. La médecine actuelle s’empare de nos visages, de notre intérieur organique, de nos mystères génétiques comme du trou noir de la conception. À en croire Atlan, elle capturerait même dans le filet de ses réalisations techniques les rêves et fantasmes qui ont hanté l’imaginaire des hommes depuis des millénaires, ces fantaisies que l’on jugeait folies, apanage des dieux ou des mondes sans limites des histoires d’enfants :
La nouvelle maîtrise sur le vivant qu’apporte la révolution technologique actuelle, biologique et informatique est probablement du même ordre de grandeur que la découverte de l’agriculture et de l’élevage, puis du travail des métaux aux âges du bronze et du fer avec des conséquences aussi importantes […] Mais il s’agit aujourd’hui d’une maîtrise directe sur le vivant humain […] une telle maîtrise était déjà présente dans l’imaginaire d’autrefois et certains récits mythiques d’une certaine façon l’avaient déjà décrite. Aujourd’hui pour nous, ce mythe s’incarne dans le concret et l’efficace des biotechnologies.
Atlan, 1999 : 37
De fait, le corps n’a jamais été autant soigné qu’aujourd’hui. Confirmant les analyses de Foucault, les vingt dernières années ont doté la médecine, tant somatique que psychiatrique, d’une capacité de gestion, jusque-là inégalée, des différents « systèmes » du corps humain. Or cet « objet corps » dont s’emparent le discours et la pratique médicale s’inscrit dans une conception de plus en plus idéologique de la santé, où la maladie est conçue comme la punition d’un écart par rapport aux normes[3] en vigueur, normes biologiques, socioculturelles, voire morales. L’existence contemporaine tourne ainsi de façon prédominante autour de la recherche constante d’un bien-être physique et psychique, d’une sécurité intérieure et relationnelle, dans une culture thérapeutique imprégnant l’ensemble du social. Cette imprégnation accrue de l’influence médicale a abondamment été abordée par la littérature sociologique, que ce soit à travers les analyses de la médicalisation de la ménopause (Turner, 1992) ou de la dépression (Ehrenberg, 1998). Classiquement définie comme le processus par lequel des problèmes non médicaux sont traités par le filtre de la maladie ou du trouble[4], la médicalisation prend la forme d’un investissement toujours plus poussé du « corps objet » et d’un élargissement de la catégorie du pathologique : l’acquisition d’un savoir biologique et la possibilité technique d’intervenir (chirurgicalement, chimiquement, voire génétiquement) instaurent en retour une norme justifiant l’intervention médicale.
À travers l’analyse de plusieurs domaines d’interventions médicales, cet article cherchera à montrer combien le phénomène de la médicalisation semble actuellement changer de paradigme, passant d’un investissement de l’espace du corps à une modification, inédite dans l’histoire, de son inscription temporelle. En évoquant la manière dont la médecine s’est développée historiquement autour d’une capacité d’intervention toujours plus accrue sur le corps, nous aborderons les modifications contemporaines qu’elle rend possibles et le changement qu’elle entraîne sur les repères symboliques dans lesquels s’inscrit l’être au monde corporel.
Un espace corporel modifié
Foucault fait du corps la topie première de l’être humain, ce lieu auquel il ne peut échapper : « mon corps sera toujours là où je suis. Il est toujours ici, irréparablement ici, jamais ailleurs » (Foucault, 1966). Définissant l’espace de notre existence, le corps est simultanément l’acteur principal de toutes les tentatives utopiques : parce que l’être humain cherche fondamentalement à lui échapper, le corps a toujours fait l’objet de multiples transformations. Que ce soit dans les sociétés traditionnelles ou dans l’environnement contemporain, le corps, conçu comme contour charnel (Arsenie-Zamfir, 2004), n’a cessé d’être modifié (marques sur la peau, habillements, maquillages, coiffures, musculation, bijoux, etc.) permettant à l’individu[5] de mieux répondre aux normes sociales en vigueur et d’être inclus dans une communauté. Le corps apparaît ainsi comme le lieu privilégié d’inscription du social (Le Breton, 1993), porteur de la marque d’un groupe autant que des stigmates qui l’en excluent.
Dans cette transformation des corps, la médecine occupe une place centrale. Fondée scientifiquement sur le savoir donné par la dissection, puis par celui des connaissances physiologiques apportées par l’approche expérimentale, la médecine appréhende le corps comme un fragment d’espace, enveloppe de chair contenant l’ensemble des organes : elle instaure une normalisation calquée sur sa représentation anatomique, travaille à en faire une cartographie et à se doter des moyens de le maîtriser dans ses dysfonctionnements.
L’accroissement du savoir sur le corps couplé à celui des possibilités techniques et chirurgicales actuelles dessinent ainsi l’image d’un « corps mou » (Darmon et Détrez, 2004 : 5), corps modifiable à l’infini sans autre limite que celles des interventions actuellement possibles. Si la science-fiction décrit abondamment cette hybridation du corps et de la technique – pensons au héros de X-men, au squelette doublé de métal, le dotant d’une force physique exceptionnelle ou encore à Tom Cruise qui, dans Rapport minoritaire, change d’iris pour échapper aux contrôles biométriques (Descolonges, 2004) –, elle est de plus en plus pratiquée dans la médecine contemporaine : organes greffés, stimulateurs cardiaques (pacemakers), prothèses se fondent dans l’espace intime du corps. La matière même, de l’organe aux composants invisibles que sont les gènes, se trouve pénétrée par des composants toujours plus variés. Tel un brouillon inlassablement rectifié (Le Breton, 1999), le corps est désormais remplaçable en pièces détachées, remodelable, lissé, voire programmable, carte génétique à l’appui.
Accessible dans le mystère de ses organes, le corps l’est également dans son extériorité visible. La chirurgie esthétique permet ainsi de modifier le corps hérité de nos parents, de construire un visage, une poitrine ou un fessier, au regard du corps rêvé ou vanté par l’idéal en vigueur. Les progrès pharmacologiques rendent pour leur part possible une action sur l’état psychologique de l’individu en agissant sur des mécanismes hormonaux, endocriniens ou neurologiques jusque-là inaccessibles à une modification aussi précise.
Une régulation des corps fondée sur l’espace
Pour autant, le travail sur le corps dans sa spatialité externe et interne n’est pas l’exclusivité du médical. Il relève aussi des écoles, des prisons, de l’armée, etc., de ces institutions dites disciplinaires[6] visant à assujettir les sujets « à des identités à l’intérieur desquelles ils puissent se reconnaître, fonctionner et être interpellés » (Otero, 2003 : 29).
Selon les époques et les paradigmes, cette régulation des corps malades dans l’espace a pris différentes formes[7]. Si la médecine des espèces prône pour la maladie « une spatialisation libre sans région privilégiée, sans contrainte hospitalière » (Foucault, 2003 : 17), se met en place, au milieu du xviiie siècle, une nouvelle ère tant médicale que sociale, où la répartition des individus va se faire selon un espace disciplinaire distribuant les individus dans des espaces clos. L’hôpital général, par exemple, va enfermer dans un même lieu les pauvres, les fous, les vagabonds, les sans-abri, les insoumis, etc. (Foucault, 1975 : 161-175). Cette structure n’a rien de médical (Foucault, 1972 : 61) et on y retrouve un certain nombre de personnages « déviants », enfermés davantage pour contrôler des comportements gênants eu égard à la morale et à l’ordre que pour entamer un quelconque processus de guérison. Les asiles mis en place un peu plus tard, même s’ils se distinguent de l’hôpital général par leur organisation et leur objectif, ont une approche similaire : isoler un certain nombre de sujets dans des espaces particuliers pour les contrôler (hôpital général) ou les guérir (asile).
La médicalisation : une nouvelle forme de discipline
Dans les sociétés contemporaines occidentales, il semble que ces techniques d’isolement spatial soient de moins en moins présentes. Les pratiques de désinstitutionnalisation, actuellement très en vogue, permettent de renvoyer les individus dans leur milieu de vie, en régulant leurs comportements et symptômes par la prise surveillée de médicaments (p. ex., des psychotropes). Dans la mesure où son but premier est une forme de régulation des conduites des sujets, la médicalisation peut apparaître comme une technique disciplinaire[8] particulièrement efficiente, bénéficiant du savoir et de la possibilité d’action sans égal sur le corps acquise par la science médicale.
Le nouvel enjeu : la maîtrise des temps
Cette médicalisation porterait moins aujourd’hui sur un encadrement objectif du corps (sur le corps matière et dans l’espace social) que sur la possibilité de modifier à travers le corps, les repères symboliques de la corporéité. La prise en charge médicale dont fait l’objet le corps semble ainsi changer de paradigme et se fonder sur une inscription temporelle inédite du corps, à travers notamment le contrôle du temps biologique.
Ce contrôle du temps biologique se marque tout d’abord par la médicalisation des bornes de l’existence, au niveau de la naissance et de la mort. Une des fonctions essentielles de la biopolitique déjà révélée par Foucault consiste en une surveillance accrue des naissances et des morts :
[la biopolitique] est centrée sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs […].
Foucault, 1976 : 183
Les techniques de procréation médicalement assistées, en rendant possible le « gel » d’un embryon à son stade originaire, instaurent une rupture paradigmatique dans la « gestion » de la vie humaine. Le temps de la reproduction se voit donc possiblement modifié dans sa modalité (accès à une reproduction en dehors d’une relation sexuelle), mais également dans sa régulation temporelle (congélation d’embryons surnuméraires). De même, le temps de latence, entre la prise de décision (vouloir un enfant) et le résultat (la grossesse effective) tend aujourd’hui à devenir « anormal » ou difficilement tolérable. Si le corps ne répond pas à l’injonction du désir, la consultation médicale s’impose de plus en plus rapidement : « Un exemple éclairant est fourni par la prise en charge des stérilités inexpliquées, ainsi désignées du fait de la négativité des examens qui sont tous normaux : la stérilité en l’absence d’une cause repérable se définit donc par un délai d’attente » (Athéa, 1990 : 68).
La grossesse se voit pour sa part de plus en plus régie par des exigences techniques : l’accès à une autre dimension spatiale du foetus (rendu visible par l’échographie ou atteignable par l’amniocentèse) vient scander le temps de la gestation par une série d’examens. Le dépassement du terme entraîne le déclenchement de l’accouchement et une prise en charge médicale imposant parfois une véritable escalade technique (Segonne et Stevens, 2005 : 84).
Le contrôle du temps de la mort constitue l’autre facette de cette médicalisation. Le prolongement de grands malades par des appareillages techniques, les débats autour de l’acharnement thérapeutique ou du suicide assisté témoignent du besoin de contrôler le terme de la vie, tant au plan de l’individu que de celui de l’institution médicale.
Un deuxième niveau rendant compte du changement de paradigme dans la médicalisation actuelle du corps résulte de sa place inédite dans le triptyque passé, présent, avenir. En agissant sur la mémoire transmise par le corps à travers ses gènes, le génie génétique participe d’un processus de normalisation à l’égard des corps jugés viables et socialement acceptables (diagnostic génétique préimplantatoire et en cours de grossesse, possibilité d’avortement en cas de handicap détecté, etc.). Le corps ne se réduit pas à une structure matérielle immédiatement présente, mais devient, dans sa substance même, à la fois mémoire du passé et annonciateur de l’avenir, le patrimoine génétique permettant de prédire les maladies que l’individu risque de développer.
L’exemple de la contraception pharmacologique illustre également la manière dont le corps est à la fois investi dans son fonctionnement physiologique et inscrit différemment dans une norme temporelle. Contrôle en partie illusoire, car le corps n’est que temporairement rendu docile par l’artifice contraceptif. Réintégré dans le temps biologique, le corps se voit soumis à un cycle variable, parfois lent à recouvrer sa régularité (dans le cas d’une prise à long terme d’anovulants), peut-être perturbé par divers facteurs émotionnels ou environnementaux. On se retrouve face à un corps possiblement résistant, dont la fécondité ne sera ni continue, ni absolue. À l’inverse du corps sous pilule, qui était pour sa part infécond à presque 99 % : la contraception vient fausser le rapport au temps en plaçant le corps sous le signe de la constance, constance démentie ensuite lors du retour à « l’état naturel ». Les nouvelles pilules supprimant totalement les menstruations vantent pour leur part la possibilité d’une productivité sans limites, les temps « d’arrêt » occasionnés par le cycle biologique se devant d’être jugulés au profit d’un corps que l’on souhaiterait presque stable.
De l’espace au temps : la modification des formes de régulation des corps
Si la régulation des corps « anormaux », « pathologiques » ou « déviants » dans l’espace social fut effectuée par le biais de l’enfermement dans des lieux spécifiques, tout se passe aujourd’hui comme si cette régulation passait essentiellement par le jeu de normes temporelles plutôt que spatiales[9]. L’analyse du phénomène de la dépression et des antidépresseurs permet de l’illustrer.
Le nombre de personnes diagnostiquées dépressives, depuis le début des années 1980[10], est en constante augmentation dans les sociétés contemporaines occidentales, à tel point que certains en parlent comme d’une épidémie (Pignarre, 2001 : 12). Parallèlement, le recours aux antidépresseurs n’a cessé de croître et ceux-ci sont devenus le traitement de choix de la dépression[11]. Nous n’expliciterons pas ici les causes possibles de son accroissement, mais plutôt la façon dont on la prend en charge.
En premier lieu, mentionnons que la dépression[12] se caractérise par un ralentissement[13]. Le sujet dépressif n’aurait plus conscience de l’avenir qui arrive, mais, au contraire, il se sentirait comme aspiré vers le passé (Minkowski, 1995 : 279). Les travaux de Widlöcher à la fin des années 1970 sont venus confirmer empiriquement ce ralentissement (Widlöcher, 1983 : 14). Aujourd’hui, la plupart des spécialistes s’accordent sur le fait que le ralentissement psychomoteur est l’une des caractéristiques essentielles de la dépression. L’un des premiers effets des antidépresseurs (bien plus que de diminuer la tristesse du sujet) sera donc de redonner au sujet sa capacité d’agir.
De façon plus précise, et c’est ici qu’apparaît clairement l’implication des antidépresseurs en tant que régulateur temporel, ces substances vont servir de béquilles chimiques pour aider le sujet à contrecarrer le ralentissement psychomoteur attribuable aux syndromes dépressifs et ainsi se conformer aux normes sociales en vigueur en réintégrant rapidement la sphère productive. Ce n’est donc plus l’espace extérieur (le contour corporel) ou intérieur (les organes et composants) qu’il s’agit pour la médecine d’investir, mais à travers le corps, le mode d’inscription de l’individu dans le temps. Par l’accès presque sans limites à la réalité biologique du corps, la médecine tend à effacer ce qu’il peut constituer comme catégorie limitante et absolue. Le clonage pousse à son extrême cette quête de maîtrise, donnant corps à la première des utopies, l’espoir d’un corps-âme éternellement stable, en adéquation complète avec l’individu (Foucault, 1966). Ici, la maîtrise du temps biologique est parfaite puisqu’on entend l’arrêter complètement.
Les dangers d’une santé à tout prix
Tout se passe ainsi comme si le moindre aspect de notre vie quotidienne était susceptible de nous aider dans notre quête de santé. Les activités sociales trouvent souvent une légitimation (au moins dans le discours marketing) lorsqu’elles participent au bien-être physique, social et psychologique de l’individu et lorsqu’elles s’inscrivent dans un objectif « thérapeutique ». La santé telle qu’elle est définie par l’OMS (1946), c’est-à-dire comme « un état complet de bien-être physique, mental et social […][14] » a fait de nous des « êtres brouillons », dont le corps et la psyché sont constamment susceptibles d’être travaillés et améliorés. Nous sommes devenus des êtres potentiellement malades ; c’est pourquoi chacun de nos actes quotidiens, de nos temps morts, doit être utilisé pour améliorer notre « bien-être ». Une santé conçue de plus en plus de manière totale et totalisante nous amène à penser l’ensemble des actes quotidiens dans un rapport coût-bénéfice pour notre santé, l’inflation du terme de « thérapeutique » venant témoigner de cette quête de santé parfaite.
Cela n’est pas sans conséquences sociopolitiques, ce besoin thérapeutique se trouvant parfois récupéré à des fins productivistes à travers le développement dans les entreprises actuelles de salles de musculation, de gymnastique, de relaxation, de massage, de squash, des saunas, voire des piscines, etc. Ces entreprises justifient ces installations au nom du « bien-être » de leurs employés, ce qui leur permet, par le fait même, de diminuer le taux d’absentéisme et d’augmenter la productivité. Autrement dit, l’entreprise se sert du culte du « bien-être » pour assurer le maintien de la performance, la « culture thérapeutique » et la « culture entrepreneuriale » s’imprégnant et se justifiant mutuellement.
Nous avons essayé, dans cet article, de montrer comment le passage d’une forme historique donnée de régulation des conduites à une autre, à savoir celle de la discipline (compris au sens classique) à la médicalisation, s’est accompagné d’un changement paradigmatique. En effet, la discipline du milieu du xviiie à la fin des années 1970 était essentiellement centrée sur les normes spatiales, alors que celle de la fin du xxe et du début xxie siècle (sous la forme de la médicalisation) semble de plus en plus aux prises avec le jeu des normes temporelles. Cette nouvelle forme historique de régulation des conduites, désignée généralement sous le terme de « médicalisation du social », est parfois confondue avec le phénomène de « médicamentalisation du social », souvent mal jugé dans les milieux intellectuels. En effet, les médicaments sont parfois perçus comme des « drogues » anesthésiant les individus. Parallèlement, la « médecine psychologique » (psychologie, psychanalyse, etc.) serait moins dangereuse, car elle n’interviendrait pas chimiquement sur le corps et participerait à saisir l’histoire du sujet dans sa globalité. Cette opposition nous semble périlleuse et surtout stérile, car l’enjeu ne repose pas sur ce contraste, mais plutôt sur la pathologisation de l’existence dans sa globalité (Gori, 2004). En ce sens, la psychologie moderne participe de la même démarche que le médicament : celle de la médicalisation.
Lutter contre cette tendance à la pathologisation de l’existence ne prendrait pas tant la forme d’une opposition à la « médicamentalisation », ni même à la médicalisation en tant que telle, mais bien contre la médicalisation en tant que forme historique donnée de la discipline. En ce sens, il s’agit d’abord de comprendre et de dénoncer éventuellement ces processus de normalisation des conduites. Au-delà d’une opposition entre « médicamentalisation » et « psychologisation », cette pression faite à l’individu de devenir un corps toujours plus rentable sous couvert d’un corps maîtrisé, corps toujours « développé » dans sa chair et dans sa psyché est révélateur des nouvelles normes sociales en place dans les sociétés contemporaines occidentales.
Appendices
Notes biographiques
Nicolas Moreau
Il termine actuellement une thèse de doctorat en sociologie à l'UQÀM sur le thème de la santé mentale. Il est membre de l'équipe MÉOS (équipe FRSQ sur le médicament comme objet social et culturel). Son champ de spécialité est la sociologie de la santé et du sport. Il a publié, entre autres, " Pour une meilleure compréhension des sociétés savantes médicales françaises " (2004, Cahiers de sociologie et de démographie médicales, 44e année, no 3, 365-389), en collaboration avec H. Maisonneuve, F. Steudler et A. Durocher.
Florence Vinit
Chercheure postdoctorale à l'Université Concordia, elle a fait des études de sociologie, de psychologie (DESS) et d'éthique médicale (DEA). Ses intérêts de recherche portent sur l'anthropologie du corps et de la sensorialité. Elle a notamment publié : " La chirurgie esthétique entre quatre causes : promenade éthique autour du lifting " (Journal international de bioéthique, 1998, vol. 9, no 4, p. 159-169) et " Le toucher est un soin " (dans l'Encyclopédie du corps, sous la direction de Michela Marzano, Presses universitaires de France, 2006).
Notes
-
[1]
L’ordre des auteurs n’est pas fonction du degré de contribution à l’article, mais résulte du simple classement alphabétique.
-
[2]
MÉOS : équipe Fonds de recherche en santé du Québec (FRSQ) sur le médicament comme objet social et culturel.
-
[3]
Le concept de norme sera compris, dans ce texte, en tant que mesure se référant à une moyenne. Dans cette perspective, le couple normal-anormal, normal-pathologique ne s’oppose qu’en termes statistiques, sans barrière catégorielle. Notons également qu’il n’est pas possible d’échapper à cette mesure. Nous nous comparons systématiquement à elle, même si c’est pour la rejeter. Autrement dit, on ne peut pas vivre ni penser en dehors des normes (Ewald, 1992 : 201-221).
-
[4]
Nous nous référons ici à la définition utilisée par Conrad : « Medicalization describes a process by which nonmedical problems become defined and treated as medical problems, usually in terms of illnesses or disorders » (Conrad, 1992 : 209).
-
[5]
Nous employons, dans cet article, indifféremment les termes d’individus, de sujets et de personnes.
-
[6]
Notons que les appareils disciplinaires (hôpitaux, prisons, écoles, armée, ateliers, etc.) peuvent disparaître ou perdre de leur vitalité sans que leur influence ou leur pouvoir diminue. Ces institutions ne sont que des formes historiques données et n’ont pas vocation à demeurer éternellement dans une structure identique. En ce sens, il est rapide et probablement erroné de dire qu’une crise des institutions est synonyme d’une crise disciplinaire (Otero, 2005).
-
[7]
Foucault parle, pour désigner cette répartition, de spatialisation tertiaire qu’il définit comme « […] l’ensemble des gestes par lesquels la maladie, dans une société, est cernée, médicalement investie, isolée, répartie dans des régions privilégiées et closes, ou distribuée à travers des milieux de guérison, aménagés pour être favorables » (Foucault, 2003 : 14).
-
[8]
Selon la définition qu’en donne Foucault : « Comment surveiller quelqu’un, comment contrôler sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre à la place où il sera plus utile : voilà ce qu’est, à mon sens, la discipline » (Foucault, 2001 : 1010).
-
[9]
Il ne faut cependant pas oublier que la dimension temporelle est un aspect important de la discipline chez Foucault (Foucault, 1975 : 175-190).
-
[10]
Cette croissance du phénomène de la dépression est synchrone de la fin de la discipline sous sa forme traditionnelle (Ehrenberg, 1998).
-
[11]
Aux États-unis, en 1987, 37,3 % des sujets diagnostiqués comme dépressifs consommaient des antidépresseurs. Ce chiffre atteignait 74,5 % en 1997 (Olfsonetal., 2002 : 203-209).
-
[12]
La dépression est comprise ici au sens large du terme, c’est-à-dire comme un trouble mental recouvrant un champ très vaste allant de simples troubles de l’humeur à des manifestations psychiatriques plus importantes.
-
[13]
L’action des antidépresseurs sur le ralentissement psychomoteur des sujets dépressifs n’est pas nouvelle. Dès le milieu des années 1960, des travaux avaient mis en évidence l’efficacité des antidépresseurs sur le facteur ralentissement (Widlöcher, 1983 : 73-75).
-
[14]
Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé, tel qu’il a été adopté par la Conférence internationale sur la santé, New York, 19-22 juin 1946 ; signé le 22 juillet 1946 par les représentants de 61 États (Actes officiels de l’Organisation mondiale de la santé, no 2 : 100) et entré en vigueur le 7 avril 1948.
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