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On note, depuis quelques années déjà, un « regain d’intérêt pour la sociologie de la famille qui s’explique par les transformations fondamentales de la vie familiale qui suscitent des remises en question et des interrogations dans plusieurs sociétés » (Quénart et Hurtubise, 1998 : 3). Il est évident que la famille d’aujourd’hui a bien changé si on la compare à la famille traditionnelle d’autrefois. En un quart de siècle, ce modèle s’est transformé et s’est adapté aux réalités contemporaines et aux demandes sociales de notre temps (De Singly, 2002).

La précarité des relations conjugales est devenue un fait de société. Cette précarité est d’autant plus acceptée socialement qu’elle participe à de nouvelles exigences affectives et morales attachées à la redéfinition de la légitimité du couple : mieux vaut une union rompue que son maintien factice.

Théry, 2002 : 55

Tous les membres de la famille doivent donc s’adapter à cette nouvelle façon de vivre, ce qui provoque beaucoup de remous au plan de la fonction parentale. L’entrée de la femme sur le marché du travail a aussi participé à l’éclatement du modèle traditionnel familial : « les jeunes femmes souhaitent assumer une double identité : engagées sur le marché du travail, elles veulent aussi s’occuper de leurs enfants » (Segalen, 2002 : 65).

La famille croule donc aujourd’hui sous le poids d’une déconstruction qui affecte toutes les dimensions qui se sont fixées progressivement, depuis le xve siècle, en un modèle unifié et original (Dagenais, 2000). À vrai dire, rien ne peut plus vraiment nous surprendre s’agissant du comportement des membres de la famille. On parle ici par exemple de conduites telles que l’adoption d’enfants par des personnes homosexuelles, l’insémination artificielle, les situations familiales parfois délicates que doivent gérer les professionnels de la santé et des services sociaux (toxicomanie parentale, abus, violence conjugale, négligence, pauvreté, etc.).

Afin de bien saisir l’ampleur et la portée de ces grands bouleversements que vit l’institution de la famille, il peut être intéressant de les regarder sous un angle éthique ; angle qui permettra de réfléchir « sur les valeurs et les normes qui orientent les choix individuels et collectifs à l’égard des enfants et de la famille […] » (Ouellette, Joyal et Hurtubise, 2005 : xiii). C’est ce que l’ensemble des auteurs du volume Familles en mouvance : quels enjeux éthiques se sont appliqués à faire, et ce, avec leur expérience et regard respectifs. Provenant de divers milieux professionnels liés aux sciences humaines et sociales, ces spécialistes tentent ici de cerner la quête d’une nouvelle éthique répondant à ces transformations familiales de notre société moderne.

On se retrouve actuellement en présence d’un individualisme fort et même revendicateur sur la question des droits. Mais ce monde individualiste est renvoyé en contrepartie aux exigences et à une éthique de la responsabilité. La famille elle-même est entraînée dans ce courant. Elle affirme ses valeurs et ses droits dans le cadre qui est le sien. Mais en même temps, elle doit s’ouvrir au reste de la société et rechercher le bien commun avec d’autres partenaires (groupes politiques, groupes communautaires, groupes de pression, professionnels de la santé et des services sociaux, de l’éducation, etc.). Car souvent le danger est que la famille se replie sur elle-même et qu’elle oublie qu’elle n’est pas isolée du reste de la société.

Les textes réunis dans ce livre proposent donc quelques pistes de réflexion sur ces enjeux éthiques soulevés par cette évolution des structures familiales. En introduction, Pierre-Paul Parent pose un regard sur l’incertitude que peut entraîner la fonction parentale étant donné ce contexte familial mouvant. Qu’est-il permis de faire en tant que parent ? Que doit-on faire pour être un « bon » parent ? « La fragilisation des repères et la pluralité des normes s’accompagnent d’une réflexion incontournable pour chaque parent sur les valeurs à privilégier, les normes morales à établir et les pratiques éducatives à mettre en oeuvre » (p. xix). François de Singly poursuit cette réflexion en tentant de définir ce qu’est réellement l’éthique, et ce, à travers l’époque de la modernité qui nous a conduits à un individualisme pur, à une autonomie assumée et à la réalisation de soi. Mais malgré cela, les individus ont besoin d’être reconnus par les autres, d’être valorisés pour ce qu’ils sont et ce qu’ils font ; ils ressentent donc souvent une tension entre ce besoin d’indépendance et ce besoin d’être estimés socialement. Après cette introduction rédigée par ces deux précédents auteurs, l’ouvrage est divisé en deux parties distinctes. La première regroupe des articles se concentrant sur le grand thème de la parenté et de la filiation et la seconde propose des textes qui traitent du partage de responsabilités entre l’État, la société et les familles.

Les profonds changements vécus par la famille depuis les dernières années ont provoqué certaines ambiguïtés au regard de la définition de certaines notions telles que la parenté et la filiation. Que signifie être parent de nos jours ? Qui peut le devenir ? Dans son article, Laurence Gavarini pose ces interrogations et tente d’y répondre en situant les enjeux éthiques que soulèvent notamment l’insémination artificielle et la maltraitance au sein de certaines familles. Elle aborde donc la question de la famille à partir de ces sujets très précis. Selon elle, le défi de notre responsabilité commune est, d’une part, de rejoindre les enfants dans leurs besoins réels et, d’autre part, d’assister les parents, à se définir réellement comme parent et à assumer leur rôle au bénéfice de leur progéniture.

Mais à qui revient cette responsabilité parentale ? Au parent seul ? À la famille élargie ? Et les beaux-parents dans tout cela ? Comme nous l’avons mentionné précédemment, il y a désormais de nombreuses familles recomposées et il peut être difficile parfois de se situer et de prendre sa place au sein de ces familles. Didier Le Gall se questionne à ce propos et interroge « la reconnaissance sociale des beaux-pères et des belles-mères dans les familles recomposées et la pluralité “invisible” dans les familles formées par insémination artificielle avec donneur » (p. xxi). Il souligne l’importance d’affirmer la valeur de chaque individu qui gravite autour des enfants d’une famille, et ce, afin que ces derniers connaissent la vérité sur leur histoire familiale, mais aussi pour que les adultes concernés se sentent reconnus et valorisés dans leur rôle respectif. Anna Cadoret poursuit la réflexion en s’attardant sur les configurations familiales plurielles contemporaines. Elle s’interroge sur la possibilité de choisir parmi toutes ces formes familiales et se concentre plus particulièrement sur les familles d’accueil et les familles homoparentales. La responsabilité et l’engagement sont-ils les mêmes pour ces parents qui n’ont pas ce lien de sang ? Qui est donc le parent réel ? Le parent biologique, le parent d’accueil, le parent donneur dans les cas de la procréation assistée ? L’auteure de cet article tente donc de démystifier cette éthique de l’engagement pour ces familles dites « non traditionnelles ».

L’adoption fait aussi partie de ces nouvelles structures familiales. Françoise-Romaine Ouellette questionne à ce sujet la légitimité de « rompre les liens d’origine souvent significatifs pour l’enfant et de modifier ainsi ces principaux repères identitaires » (p. xxi). Quels sont les véritables droits des enfants dans ces situations ? N’ont-ils pas droit à une nouvelle famille sans pour autant renier celle d’origine ? C’est avec trois histoires de cas que l’auteur illustre son propos. Chantale Collard abonde dans le même sens en se concentrant sur le sujet particulier des adoptions intrafamiliales internationales, c’est-à-dire « cette forme d’adoption qui consiste à prendre en charge un enfant ou un adolescent qui est apparenté au requérant, mais dont les parents de naissance à l’étranger sont dans l’incapacité d’assurer son développement et/ou son épanouissement » (p. 124). Elle pose les questions éthiques soulevées par cette pratique dite « marginale ». Par exemple (p. 121) : « Quelle importance la société québécoise doit-elle reconnaître aux valeurs de la famille et au regroupement familial dans le processus d’immigration et d’intégration d’enfants étrangers ? » Comment bien répondre aux besoins des enfants en respectant leur identité et en tenant compte de cette diversité culturelle ? Agnès Fine conclut sur ce sujet de l’adoption en interrogeant, quant à elle, certains principes éthiques de l’adoption plénière tels que le secret entourant la naissance, la rupture complète de la filiation d’origine et ses conséquences pour l’enfant, le respect des demandes de la famille d’origine, le droit des enfants adoptés de connaître leur histoire, etc.

Dans un autre ordre d’idées, Renée Joyal nous ramène dans le passé et nous rappelle qu’en 1996 l’État abolissait l’obligation alimentaire réciproque entre grands-parents et petits-enfants et qu’ensuite, en 2002, le gouvernement du Québec adoptait les dispositions de l’union civile de personnes de même sexe et leur permettait de devenir, légalement, des parents « soit à la suite d’une adoption, soit consécutivement à une procréation assistée dans le cas des lesbiennes » (p. 157). Elle dit surtout que ces deux lois ont été adoptées trop rapidement, comme à la sauvette. Elle y revient donc, tout au long de son article, de façon plus approfondie. Suzanne Philips-Nootens enchaîne en abordant tous les éléments entourant l’exercice de la procréation assistée. Quelles sont les principales visées d’une telle pratique ? Où doit-on fixer les limites de la liberté de choix dans ce contexte ? Doit-on permettre aux futurs parents de « créer de toutes pièces » leurs enfants ? Et quels sont les droits de ces derniers ? Marie Pratte, dans son article, se concentre sur ce dernier aspect du droit de l’enfant en l’abordant sous l’angle de l’homoparentalité. « Un enfant peut dorénavant avoir deux parents de même sexe. Le bouleversement est important, les questions juridiques et éthiques nombreuses » (p. 193). L’enfant est-il privé ici d’une moitié de lui-même en n’ayant pas de mère dans un cas ou pas de père dans l’autre ? Carmen Lavallée conclut cette première partie de l’ouvrage en revenant sur le thème de l’adoption, en insistant sur l’obligation de prendre en considération les intérêts et les droits des enfants, et ce, au-delà du projet de vie proposé.

Renée B. Dandurand commence la deuxième partie en questionnant les enjeux éthiques entourant la notion de « parentage », défini ici comme étant « l’action des générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale » (Durkheim, 1969). Elle tente dès lors de définir le rôle et la responsabilité des différents acteurs gravitant autour des enfants (l’État, les intervenants, les parents, etc.) et essaie de voir comment ces derniers peuvent « intervenir ensemble » pour arriver à atteindre leur seul et même objectif : favoriser l’évolution saine de l’enfance vers la vie adulte. Denise Lemieux, dans cette même lignée, nous fait voir le risque d’une emprise trop forte des instances gouvernementales sur le rôle propre aux parents. Pour éviter ce risque de dépossession, l’action des groupes familiaux et communautaires s’emploie à définir de nouveaux référents pour rétablir les parents dans leur rôle prédominant de responsabilité. Louise Pépin, pour sa part, réfléchit sur la mesure et le poids à appliquer dans les interventions professionnelles auprès des enfants qui sont concernés par la Loi sur la protection de la jeunesse. Beaucoup de précautions s’imposent dans les situations de ruptures familiales très délicates. Là encore, il y a danger de priver les parents de leur position éthique de père et de mère. D’où l’importance de maintenir l’enfant dans la meilleure continuité possible au sein de son lignage paternel ou maternel. Roch Hurtubise s’aligne sur les mêmes réflexions et propose de rechercher un moyen terme entre le contrôle et la régulation de l’État, d’une part, et la proposition de mesures innovatrices ou alternatives s’ouvrant sur les questions éthiques, d’autre part.

Il est important, lorsqu’il est question de la famille, de considérer tous les acteurs concernés. Les auteurs ont centré jusque-là leurs réflexions sur le rôle et les devoirs des parents envers les enfants. Mais qu’en est-il des personnes âgées qui ont besoin d’une aide constante et de soins particuliers ? Où se situe l’éthique familiale et professionnelle dans ce contexte ? Quatre articles sont proposés dans cet ouvrage sur cette question fondamentale. En premier lieu, Jean-Pierre Lavoie explore toute la question de la responsabilité entourant le soin familial aux parents âgés fragilisés, et ce, en partant de l’approche du principisme qui met en jeu quatre principes éthiques : la bienfaisance, la non-malfaisance, la justice et l’autonomie. Quels sont les dilemmes auxquels font face les membres d’une famille vivant cette situation ? Quels sont leurs devoirs ? Quelles sont leurs limites ? La solidarité familiale existe-t-elle réellement de nos jours ? Hélène Belleau et Céline Saint-Laurent analysent, quant à elles, la situation du placement en institution selon deux principaux angles : celui où la décision ne vient pas de la personne âgée concernée, mais plutôt de la famille, et celui où les intervenants doivent, selon leur mandat, convaincre les aînés et parfois même les obliger à un placement pour éviter les risques associés au fait de rester seul à domicile. Plusieurs questions éthiques sont donc ici mises en tension. Marie Beaulieu, de son côté, se concentre exclusivement sur les cas de maltraitance envers les aînés et se demande comment les intervenants arrivent à jongler avec « les dissonances par rapport à leurs propres valeurs étant donné qu’ils doivent accompagner la personne maltraitée sans compromettre ses liens avec ses proches qui la violentent ou la négligent » (p. xxvi). Éric Gagnon termine cette deuxième partie en analysant les principes d’autonomie et de bienfaisance. Les personnes âgées ont droit à une pleine autonomie face aux choix qu’ils ont à faire, mais ont aussi droit à une assistance et un éclairage de la part des proches et des professionnels qui les entourent.

Deux auteurs viennent conclure cet ouvrage. Willy Apollon, dans son article intitulé « Qui a le droit… et au nom de quoi ? », nous ramène aux bases biomédicales et psychanalytiques de la parenté et de la paternité. À ce propos, il écrit ceci :

En effet, sur ces questions du père, de la procréation, du mariage et de la parenté qui sont au centre des enjeux éthiques sur les transformations et expérimentations de la famille, nous sommes à la croisée des chemins, face à nos responsabilités historiques de citoyens, dans une société en pleine mutation.

p. 375

En dernier lieu, Irène Théry revient aux processus historiques et sociologiques entourant ces multiples transformations de la famille. Elle prône la valeur suprême de référence de l’individu homme ou femme et elle nous invite, par ses réflexions, à repenser la parenté et à revoir notre solidarité pour le bien-être des générations à venir.

Cet excellent ouvrage de référence offre donc un tableau diversifié de la question familiale et invite les lecteurs, qu’ils soient intervenants, chercheurs ou étudiants à un questionnement profond sur ces grands concepts que sont la responsabilité, les droits, les valeurs, la morale, et ce, toujours en regard de la famille.