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A priori, la question qui structure l’essai de Saül Karsz peut sembler presque trop simple : « pourquoi le travail social ? ». Elle porte cependant l’idée d’une exploration et d’une explicitation des finalités de l’intervention sociale, de ses buts et de ses objectifs qui deviennent alors, au-delà d’une évaluation instrumentale des résultats, le critère ultime pour juger de la pertinence d’une action donnée. Il s’agit également d’une question qui conduit à l’examen de pratiques symboliques de légitimation des actions posées ou d’explication des situations sociales ; en un mot, au domaine de l’idéologie. Une question à laquelle tous répondent dans leur pratique quotidienne, car, comme le souligne Karsz dans un autre contexte, tous sont porteurs d’idées et de positions. « Chacun porte une conception plus ou moins articulée du travail social, de sa puissance, de ses limites, de ses buts[1]. » Finalement, une interrogation inévitable parce que le refus de répondre constitue en soi une réponse lourde de sens.
Le champ du travail social, explique l’auteur en introduction de son ouvrage, n’est exempt ni de tautologies, ni de tensions ou de contradictions. Pourquoi, par exemple, s’agirait-il d’un travail plus social que d’autres alors que, par sa nature même, tout travail porte son inscription dans un large ensemble de rapports sociétaux ? Comment faire sens de la complainte d’intervenants sociaux au sujet de l’imprécision des missions et mandats qui leur sont confiés et d’une pratique simultanée de résistance à toute tentative extérieure de clarification ou d’explicitation des demandes et attentes ? Comment réconcilier un discours voulant que les travailleurs sociaux n’en fassent pas assez avec un autre qui, au contraire, affirme qu’ils en font trop ? Ces multiples paradoxes, loin de constituer une limite et un frein à l’existence même du travail social, deviennent plutôt un réservoir de situations qui permettent l’explicitation de ses finalités multiples et variées. Les sciences sociales, principalement à cause du fractionnement des objets d’étude qui est inhérent à son organisation disciplinaire, ne permettent que difficilement la clarification des buts et objectifs du travail social, pratique qui lie différents aspects de l’expérience humaine. Malgré cette limite, le « pas de côté » qui permettrait d’aller au-delà d’une simple description des activités du travail social produite par une réflexion praxéologique demeure nécessaire. S’impose donc en conséquence la nécessité d’une théorisation des pratiques du travail social, d’une clarification de ses concepts et d’un effort de définition qui permettrait la production d’analyses utiles à l’orientation de l’action. Loin d’épuiser le sujet, une telle démarche ouvre la porte à un changement et à un renouvellement. Karsz organise le travail d’interprétation du travail social autour de trois thèmes : la définition du travail social, l’examen de figures en structurant les finalités et la proposition d’une clinique transdisciplinaire de l’intervention sociale.
L’examen des finalités du travail social ne saurait faire l’économie de sa définition. En conséquence, la première partie de l’essai présente les pistes et principes à partir desquels cette définition peut se construire. Constatant que le monde du travail social pratique souvent l’indéfinition, préférant présupposer, présumer et sous-tendre plutôt que de nommer, Karsz plaide néanmoins pour un effort de clarification qui permette à la fois de rendre compte du réel de la pratique (activités d’enquête et de description) et de créer une distance d’avec ce réel (travail d’analyse et de systématisation). Dans la définition proposée ici, le travail d’analyse se base à la fois sur des perspectives althussériennes qui associent le travail social à une activité de reproduction des conditions de production sociale et sur une perspective qui considère que le travail social demeure également un travail de production (de création) sociale qui est l’oeuvre d’agents qui, en appliquant une force de travail sur des situations sociales, produisent de nouvelles situations. À travers cette contradiction entre reproduction et production se dessine un espace de discussion sur les finalités de l’intervention.
Dans un deuxième chapitre, l’auteur présente trois figures, trois archétypes du travail social : la charité, la prise en charge et la prise en compte qui, tout en se laissant deviner à l’intérieur des deux premiers modèles en constitue un futur possible, sinon souhaitable. Ces figures s’appuient sur des pratiques situées et sont le lieu et l’occasion d’alliances, de prises de position et de manifestations d’opposition sur les buts et objectifs du travail social. Chacune comporte des manières de nommer et d’agir qui présentent un caractère objectif (au-delà du discours et des intentionnalités) qu’il est possible de dégager par l’analyse. Constituant un idéal-type, chaque figure est reliée à une vision de problèmes sociaux, à des explications et fondements théoriques et à des visées sociales. La charité et la prise en charge demeurent des modèles connus et d’un repérage plus aisé et le texte les présente en examinant leurs références doctrinales et théoriques, leurs principes organisateurs, leurs modalités et objectifs, ainsi que leurs acteurs (agents et destinataires). La prise en compte, imparfaitement constituée, reste plus difficile à appréhender, principalement parce que ses pratiques et méthodes sont minoritaires, souterraines et souvent présentes hors des lieux traditionnels du travail social. Présente dans certaines démarches citoyennes ou dans des tentatives de redéfinir les rapports entre professionnels et destinataires de services, la prise en compte devient une occasion de transformation des modalités de l’intervention ; accompagner plutôt qu’amener, supporter plutôt que porter, faire avec plutôt que faire pour. Elle porte également la nécessité d’engagement de l’intervenant, le constat d’une neutralité impossible et l’obligation implicite de prendre part et parti. Fondamentalement, la prise en compte redonne un statut de sujet social tant à l’agent qu’au destinataire de l’intervention, permettant à l’un cet engagement et à l’autre la possibilité de manifester également un engagement et de développer des stratégies et des moyens.
La dernière partie de l’ouvrage relie l’ensemble des éléments amenés jusqu’à maintenant dans une proposition d’investigation des finalités du travail social qui prend la forme d’une clinique multidisciplinaire de l’intervention. Reformulant en un procédé propre à l’intervention sociale les principes et les méthodes provenant à la fois de la relation et de la sociologie clinique, cette clinique recherche la compréhension du travail social à travers l’étude de ses moments et situations concrètes, dans ses « oeuvres vivantes ». La démarche se veut résolument pragmatique ; les situations doivent être examinées une à une en conservant un souci du concret. Les dynamiques et tendances de l’intervention se révèlent alors, non pas principalement comme résultat final de la clinique, mais tout au long d’un mouvement entre un examen de situations particulières et uniques (propos ou récits de destinataires et de praticiens), un « pas de côté » analytique permettant la création d’une distance et d’une différence de l’expérience quotidienne et un enrichissement ou une rectification de la situation d’origine. Trois registres à travers lesquels se déploie la clinique : le théorique, l’idéologique et le subjectif. Le premier de ces registres porte sur les savoirs, tant sur le plan des théories explicites que des théories implicites mobilisées dans l’action et vise la transformation de l’expérience vécue en expérience analysée. Le deuxième examine l’engagement dans une pratique comme révélateur des dimensions idéologiques en postulant que la neutralité, basée sur une éthique ou une déontologie professionnelles, reste impossible. Le dernier s’intéresse aux investissements personnels conscients et aux configurations inconscientes qui se manifestent dans l’intervention, principalement parce qu’une pratique sans praticiens ne peut exister. La clinique explore ces registres en examinant à la fois les tensions et les paradoxes entre l’idée de cas et celle de situation sociale, entre des représentations de bénéficiaires ou de destinataires de services, entre une vision de l’histoire comme contexte ou comme élément constitutif des situations individuelles et sociales et, finalement, entre la prise en charge et la prise en compte.
Amorce d’un débat sur les finalités du travail social, clarification de positionnements épistémologiques ou proposition méthodologique pour l’étude de ces questions, la pensée développée résiste à toute tentative de classification définitive. La contribution principale de Karsz se trouve dans sa proposition de clinique de l’intervention sociale. Les deux premières parties de l’essai doivent alors être vues comme l’explicitation des principes qui sous-tendent la mise en place d’une telle clinique. En termes pratiques, cette proposition de clinique reste à développer, à définir et à opérationnaliser et le lecteur pourrait reprocher à l’auteur cette absence de détails. Cependant, il faut plutôt y voir une cohérence avec les principes qui portent la démarche. La clinique de l’intervention sociale, par la place qui est laissée à l’utilisation de la théorie et au mouvement de va-et-vient entre les situations concrètes et l’analyse, évite le piège d’une démarche uniquement réflexive qui serait laissée à la seule responsabilité des agents du travail social. Dans ce sens, elle se rapproche de l’idée d’appropriation de l’acte mise de l’avant par Mendel et conserve un caractère pragmatique fort intéressant. En résumé, un essai qui pose et explicite la question des finalités du travail social, mais en laissant toute la place au lecteur au moment de la formulation des réponses.
Appendices
Note
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[1]
Saül Karsz (2006). « Formateur : métier impossible, métier indispensable », Actualités sociales hebdomadaires, no 2443, 41-42.