Abstracts
Résumé
L’opposition aux centrales hydroélectriques privées sur les rivières du Québec, souvent étiquetée comme étant une autre expression du phénomène « pas dans ma cour », a rapidement évolué au cours des dernières années pour devenir un véritable mouvement citoyen motivé par les questions d’équité sociale et intergénérationnelle autour des aspects environnementaux des rivières. Le mouvement de préservation des rivières a contribué à construire socialement un enjeu environnemental majeur que les gouvernements ont été forcés de prendre en considération. Le changement de rationalités qui en résulte est analysé ici par le biais d’un cadre théorique inspiré des théories de l’apprentissage social, puis illustré à l’aide du cas de la préservation et de la mise en valeur du récréotourisme d’eau vive dans la Vallée-de-la-Gatineau.
Abstract
Opposition to private hydroelectric projects on Quebec rivers has often been presented as a new expression of the Not in My Backyard Syndrome or NIMBY. However this opposition has expressed, in recent years, a citizen-based environmental social movement primarily motivated by intergenerational and social equity concerns. This movement to preserve rivers is now considered a major environmental issue that has forced governments to reconsider their approach. The changing rationalities defining this issue are analysed here using an approach based on social learning theories and is illustrated with the case study of the preservation and recreational movement of the Gatineau River.
Article body
Introduction
Si l’écocitoyenneté représente une intégration des dimensions environnementales dans les différentes facettes de la vie quotidienne de la population en général au nom d’une responsabilité civique de l’homme envers son milieu (Roesch, 2003), force est de constater que ce nouveau paradigme vient également colorer les logiques et les rationalités des militants environnementalistes convaincus de longue date. L’exemple de la protection des rivières illustre cet apprentissage des environnementalistes, passant d’une logique d’opposition justifiée par un rapport univoque à l’environnement, qu’il soit utilitariste ou transcendantal, à une logique de projet de société équitable et durable dans lequel l’environnement occupe une place prépondérante (Tremblay, 2003). En effet, l’opposition aux centrales hydroélectriques privées sur les rivières du Québec, longtemps stigmatisée dans les médias et par différents lobbys industriels comme étant uniquement motivée par le syndrome du « pas dans ma cour » (PDMC ou NIMBY, de l’anglais Not in my backyard) a rapidement évolué au cours des dernières années pour devenir un véritable mouvement citoyen motivé par les questions d’équité sociale et intergénérationnelle autour des aspects environnementaux des rivières.
Le présent article rend compte d’un tel changement de logiques chez des acteurs impliqués dans les débats relatifs à l’aménagement du territoire et des milieux de vie de la société québécoise en prenant appui sur une recherche-action effectuée de 2001 à 2003 par l’auteur autour du déploiement du récréotourisme d’eau vive sur la rivière Gatineau. La recherche en question avait comme objectif de comprendre le rôle des représentations sociales que les différents acteurs ont de la rivière dans l’évolution du débat entre le récréotourisme d’eau vive et le développement hydroélectrique. La perspective particulière de l’apprentissage social[1], qui sera explicitée plus loin, est apparue intéressante puisqu’elle permettait de comprendre comment les représentations sont exprimées par les tenants de la logique du récréotourisme, comment elles sont perçues par les tenants des autres logiques, qu’est-ce qu’elles entraînent comme ajustements, voire comme changement de logiques. Ce détour par les représentations et l’apprentissage social cherche à mieux comprendre les situations que l’on dit « bloquées » dans le domaine de la recherche en aménagement du territoire. En effet, derrière des refus catégoriques, des oppositions systématiques, des exigences difficiles à satisfaire, des attitudes intraitables, les professionnels de l’aménagement doivent mieux comprendre la profondeur des oppositions afin d’y répondre adéquatement et de voir si, le cas échéant, la situation est bel et bien bloquée ou si un changement de perspective ne pourrait pas aider à comprendre les divergences de logiques à l’oeuvre.
Dans le domaine de la protection des rivières contre les projets hydroélectriques privés, le changement profond du mouvement environnementaliste vers un environnementalisme citoyen est présenté ici en quatre parties. Premièrement, le mouvement d’opposition aux centrales hydroélectriques privées est mis en contexte en spécifiant ses principales caractéristiques actuelles. La deuxième partie met en contexte la problématique sous-jacente aux revendications des protecteurs du caractère naturel des rivières. La troisième partie propose une illustration du mouvement d’opposition aux centrales hydroélectriques privées tel qu’il se formule dans sa version écocitoyenne à l’aide du cas de la Vallée-de-la-Gatineau. Enfin, la quatrième partie propose une conclusion qui met en évidence des pistes de réflexion et d’action pour l’intervention sociale dans le domaine de l’environnement.
Les principales caractéristiques de l’opposition aux centrales hydroélectriques privées
Depuis plus de dix ans, l’opposition aux projets de centrales hydroélectriques privées a connu une évolution remarquable : on est passé de groupes environnementaux locaux, isolés et marginalisés, à la mise en place de coalitions nationales soutenant des groupes locaux de mieux en mieux organisés. Ce mouvement de protection des rivières s’est structuré et a même enregistré plusieurs victoires significatives contre des projets de harnachement de rivières proposés par des promoteurs privés. Une des victoires les plus visibles de ces dernières années est sans conteste le retrait du nouveau régime d’octroi et d’exploitation des forces hydrauliques du domaine de l’État pour les centrales hydroélectriques de 50 MW et moins, adopté en 2001.
Dans tous les médias, l’annonce du retrait de cette politique d’octroi des forces hydrauliques à des intérêts privés a été présentée comme étant principalement le résultat du travail d’un groupe d’acteurs nationaux : les organisateurs de l’opération « Adoptez une rivière », les instigateurs de la Fondation Rivières, la coalition « Eau Secours ! » et la cinquantaine d’artistes et de personnalités, allant du chanteur Paul Piché à l’astrophysicien Hubert Reeves. Cependant, dans le cas de plusieurs rivières, les acteurs nationaux de l’opération « Adoptez une rivière » ont surtout réussi à remobiliser et à appuyer des acteurs locaux qui étaient déjà actifs dans la protection des rivières.
Ces acteurs locaux, déjà engagés dans le processus de protection et de mise en valeur des rivières, ont animé des oppositions locales aux projets de barrage, adaptées à la problématique particulière et aux enjeux propres à chacun des contextes. Pour la plupart des 24 rivières touchées par la politique d’octroi, les acteurs locaux ont sensibilisé les décideurs et les élus locaux à l’importance de la protection des rivières et aux impacts sociaux et environnementaux négatifs qu’auraient les centrales hydroélectriques privées. L’appui politique local, qui était requis comme garant de l’acceptabilité sociale des projets de barrages privés, a tout simplement fait défaut. Certaines municipalités régionales de comté (MRC) ont constamment repoussé l’échéance fixée par la politique, refusant de se prononcer pour les projets de petites centrales situées sur leur territoire, tandis que d’autres MRC se sont prononcées catégoriquement contre les projets de petites centrales privées.
Outre cette articulation locale-nationale, l’opposition locale aux centrales hydroélectriques privées se caractérise par sa capacité à ancrer la problématique de la protection des rivières dans des enjeux de développement social et économique. En effet, au cours des dernières années, la plupart des mouvements locaux de protection des rivières ont développé une opposition proactive à l’endroit des projets de centrales hydroélectriques privées, soit en proposant des scénarios alternatifs de développement socioéconomique (le parc régional de la rivière Batiscan), soit en faisant la démonstration du potentiel économique que possède le tourisme de plein air ou l’écotourisme qui pourrait se développer autour de la rivière préservée (descente médiatisée de la rivière Magpie avec experts et personnalités prestigieuses), soit, enfin, en participant concrètement à la réalisation de ces alternatives de développement socioéconomique (la création du Festival d’eau vive de la Haute-Gatineau et le développement du récréotourisme d’eau vive dans la Vallée-de-la-Gatineau). Au terme de la recherche-action effectuée par l’auteur, il est apparu manifeste que de telles attitudes proactives avaient une valeur stratégique visant à mettre une distance par rapport à l’étiquette « pas dans ma cour ». En effet, d’emblée, lorsqu’elles motivent un refus ou une opposition, les nouvelles représentations sociales qui dérangent et qui remettent en question le noyau dur des valeurs fondamentales du référentiel dominant vont souvent être associées au PDMC. En effet, le conflit de valeur met en opposition des rationalités souvent si étrangères l’une à l’autre que la seule façon d’expliquer la logique d’opposition consiste à n’y voir que des motivations intéressées.
Loin d’être orientées uniquement par l’intérêt individuel, les rationalités en opposition doivent élaborer des argumentaires qui généraliseront les motifs de leur opposition afin d’en établir clairement la légitimité eu égard aux rationalités dominantes (Boltanski, 1990). Cette montée vers la généralité du conflit de valeurs contribue généralement à raffiner la logique du mouvement d’opposition, à l’ancrer dans une vision du monde beaucoup plus complexe que la simple défense d’un intérêt égoïste. Dans le domaine des enjeux environnementaux, cette montée en généralité préfigure une construction beaucoup plus étoffée qui dépasse la seule recherche de crédibilité. En effet, il en résulte une véritable construction sociale des enjeux environnementaux (Mormont et Bertrand, 2000) qui dénote avant tout un engagement citoyen.
Cette construction sociale comporte trois principales caractéristiques : les caractéristiques environnementales y apparaissent comme des biens collectifs dont la gestion est assurée par une diversité d’acteurs (Mormont et Bertrand, 2000 : 95) ; la production de ces biens collectifs relève d’une articulation adéquate des actions mises en oeuvre à des échelles locales et supralocales (Mormont et Bertrand, 2000 : 97) ; enfin, la prise en charge de ces biens collectifs est conditionnée par la capacité des acteurs à articuler leurs propres motivations intimes et privées aux choix politiques globaux afin d’en faire ressortir une cohérence intégratrice (Mormont et Bertrand, 2000 : 104). Au-delà du syndrome PDMC, il est de plus en plus clair que les oppositions d’environnementalistes participent plutôt à de telles constructions sociales d’enjeux environnementaux, constructions qui impliquent forcément un engagement citoyen, car elles exigent un positionnement de l’individu par rapport au politique. L’engagement et la responsabilité civique qui en découle en sont des caractéristiques de plus en plus manifestes et semblent apparaître au terme d’un apprentissage social.
Cependant, pour parler d’apprentissage social dans les cas des oppositions aux centrales hydroélectriques privées, il faut évidemment que les inflexions suscitées représentent davantage que des adaptations marginales d’attitude ou de comportement de la part d’un acteur. Des changements profonds, comme le rejet d’une politique publique ou l’adoption de principes ayant une portée historique comme celui qui reconnaît à l’eau des qualités de bien public, représentent des signes incontestables qu’un tel apprentissage s’est réalisé entre les opposants aux centrales, qui ont développé des attitudes proactives, et les décideurs publics, qui reconnaissent cet apport et modifient leurs décisions en conséquence. Afin de comprendre en quoi les mouvements locaux d’opposition aux centrales hydroélectriques privées ont eu un rôle à jouer dans cet apprentissage social, il convient maintenant de mettre en contexte la problématique sous-jacente à leurs revendications : une problématique juridique fort complexe, voire remplie de contradictions.
De nouvelles représentations des rivières prenant racine sur une problématique juridique
Au Québec, les représentations sociales entourant la gestion des usages de l’eau sont dominées par un paradoxe persistant : l’eau et les cours d’eau sont des biens théoriquement publics, mais dans la pratique et suivant l’évolution du droit civil, il s’est instauré un régime de droit d’appropriation privative[2]. Un tel paradoxe donne matière à développer des argumentaires remettant en question les fondements mêmes de l’objet des préoccupations.
La logique qui prédomine dans la gestion des usages de l’eau tire son origine de la Loi sur le régime des eaux (LRE). Cette loi « permet d’assurer la gestion du domaine public et de contrôler certains usages que l’on peut faire des cours d’eau » (Yergeau, 1988 : 167). Dans les faits, les usages à gérer, aux abords de cours d’eau régulés (donc de cours d’eau où un droit particulier prime sur les autres droits publics), sont ceux-ci : la protection contre les inondations, le maintien de niveaux adéquats pour les riverains, l’assurance de niveaux adéquats pour les prises d’eau, pour la dilution des eaux usées et pour le maintien de la faune aquatique. Or, il appert que ces usages, dont le caractère public est loin d’être garanti par la LRE, sont en réalité subordonnés aux lois sectorielles. Il faut savoir que la loi ne hiérarchise pas les usages et que la gestion des usages est sectorialisée. Par conséquent, l’interaction des lois sectorielles définit une priorisation dans les faits. « Implicitement, la loi actuelle (Loi sur le régime des eaux) met de l’avant une conception économique de l’eau. C’est une loi de fiduciaire et non une loi-cadre » (Nicolet et al., 1997 : 6-4). Force est de constater alors que la gestion des usages de l’eau a toujours été inspirée des principes unifonctionnels, même si, au fil du temps, la fonction prédominante a changé.
Au cours des dernières décennies, la production hydroélectrique est devenue un usage qui, souvent, conditionne les autres usages. Les différentes politiques d’octroi des forces hydrauliques du domaine public à des promoteurs privés constituent l’exemple le plus récent d’appropriation privative de certaines portions de cours d’eau. Les barrages construits ou rénovés se trouvent à modifier radicalement le profil des rivières harnachées : créant un bief (lac de retenue) en amont, asséchant quelquefois un tronçon entre la prise d’eau et la sortie des turbines et rendant les tronçons situés en aval vulnérables aux seuls impératifs de la production hydroélectrique (Doyon, 1997 : 383-393/423-431). La mise en place progressive de tous ces petits barrages provoque plusieurs conflits d’usages ; la plupart du temps, c’est l’usage hydroélectrique qui entre en conflit avec des usages récréatifs.
La gestion unifonctionnelle des usages aux abords des cours d’eau, successivement pour des fins de navigation (commerce), de flottage (transport de matière première) et de production hydroélectrique, a été fortement remise en question après le « déluge » du Saguenay[3]. En effet, il est apparu très clair aux yeux de la commission scientifique et technique chargée d’étudier la gestion des barrages lors des inondations de l’été 1996 que cette gestion unifonctionnelle devait être revue, principalement pour des motifs d’équité entre les usages (Nicolet et al., 1997 : 6-3). Après avoir laissé les seuls intérêts économiques orienter la gestion des usages des rivières, il semble de plus en plus urgent de procéder à une nouvelle hiérarchisation dans les usages, guidée cette fois par le principe d’équité plutôt que de ne considérer que le profit économique des promoteurs. Les usages récréatifs et les préoccupations environnementalistes s’inscrivent exactement dans cette recherche d’équité. Ainsi, le mouvement de récupération des rivières à des fins d’usages récréatifs, qui se structure de manière informelle et autour de différents enjeux spécifiques (baignades, promenades, sports d’eau vive), se trouve dans l’obligation de se définir une forte légitimité sociale et même socioéconomique devant une évidence du cadre législatif et réglementaire : les usages privatifs ont une préséance sur les usages publics. Face à cette nécessité de se justifier socioéconomiquement, les revendications portées par les utilisateurs récréatifs se radicalisent et intègrent dorénavant un argumentaire qui remet en question la représentation du cours d’eau en tant qu’ensemble de ressources dont l’appropriation doit être privative. De ce fait, l’argumentaire des usagers récréatifs tente dorénavant d’intégrer l’idée d’une plus-value collective qui résulterait de la fréquentation des espaces naturels, soit en évoquant les bénéfices sur le plan de la santé publique, soit en évoquant les retombées socioéconomiques positives pour le cadre de vie en raison du développement d’activités récréotouristiques. Ainsi, les acteurs engagés dans le mouvement de récupération des rivières à des fins récréatives proposent plutôt une représentation de la rivière en tant que milieu de vie.
La demande sociale pour les usages récréatifs devient alors beaucoup plus difficile à accommoder puisque la lecture des attentes des usagers récréatifs, eu égard aux dimensions qualitatives en jeu, est colorée à la fois par des représentations radicalement opposées aux représentations juridico-légales courantes, la rivière « milieu de vie » s’opposant alors à la rivière « ensemble de ressources appropriables de manière privative », et par les dimensions éminemment subjectives qui relèvent des aspects qualitatifs.
Le projet d’eau vive dans la Vallée-de-la-Gatineau : la construction d’un projet de société local autour de la protection de la rivière
La section suivante relate une étude de cas réalisée dans le cadre de la recherche doctorale de l’auteur. La recherche-action a mené le chercheur à participer à une action de développement récréotouristique autour du potentiel d’eau vive de la Gatineau et à réaliser une analyse des représentations sociales des acteurs opposés aux centrales privées sur cette rivière et désireux de mettre en valeur le récréotourisme d’eau vive[4]. À partir d’une méthodologie qualitative, le chercheur dégage des visions du monde structurées qui orientent les actions de la filière du récréotourisme d’eau vive. Ces visions du monde mettent en cohérence des attitudes et des décisions qui, autrement, étaient difficiles à expliquer, tout en faisant ressortir la richesse des argumentaires déployés par les opposants aux centrales hydroélectriques privées.
Le rapport qu’entretient la population de la Vallée-de-la-Gatineau à l’endroit de sa rivière évolue rapidement à partir du milieu des années 1990. Malgré l’exploitation intensive des ressources naturelles qui caractérise l’histoire régionale, le point de vue selon lequel la beauté et les caractéristiques naturelles de la rivière peuvent être mises en valeur afin de soutenir une deuxième industrie nécessaire à la survie économique de la région en vient à s’imposer en moins de cinq ans (de 1996 à 2001). La rapidité et la vigueur de ce changement profond du rapport entre la rivière et sa population proviennent de deux facteurs : l’abandon du flottage et l’ampleur du potentiel récréotouristique que représentent les sites et les parcours d’eau vive de la Vallée-de-la-Gatineau.
Ces deux facteurs, en se combinant aux conjonctures politiques locale, régionale et provinciale qui prévalent à la fin des années 1990, font en sorte que les deux filières conflictuelles entrent dans un rapport de force équilibré au tournant de l’année 2000. En effet, la filière de l’hydroélectricité privée, favorisée par les gouvernements provinciaux successifs tout au long des années 1990, est alors confrontée à la filière récréotouristique qui représente une alternative crédible aux yeux de plusieurs décideurs et élus locaux.
La filière récréotouristique en est venue à s’imposer à la filière de l’hydroélectricité privée en proposant un nouveau référentiel fondé sur des valeurs esthétiques en opposition aux valeurs utilitaristes. Cette opposition de référentiels témoigne d’un conflit de valeurs dans lequel il importe que chacune des deux filières inscrive sa logique par rapport à un ensemble d’enjeux d’aménagement qu’elle se propose de prendre en compte afin de rendre crédible son référentiel, son ensemble de valeurs.
La filière récréotouristique est animée par un grand nombre d’acteurs provenant de différents milieux et ayant des intérêts divers. On peut catégoriser ces acteurs en trois types : les regroupements d’usagers militants, les entrepreneurs privés en récréotourisme et les corporations publiques de développement.
Les regroupements d’usagers militants rassemblent des organisations ayant une mission de veille et de sensibilisation à l’environnement, de même que des organisations qui militent pour l’accès et la pratique des activités d’eau vive. Ces acteurs participent à l’organisation de l’événement par lequel le récréotourisme d’eau vive a gagné autant de crédibilité : le Festival d’eau vive de la Haute-Gatineau. Créé en 1997, il s’agit d’un festival annuel qui connaît une croissance soutenue depuis ses débuts et qui fait désormais partie des événements les plus réputés en Amérique du Nord, dans cette catégorie.
Les entrepreneurs locaux en récréotourisme représentent la deuxième catégorie d’acteurs oeuvrant au déploiement de la filière récréotouristique. En trois ans, de 2000 à 2002, leur nombre est passé de deux à six et plusieurs autres projets sont en voie de s’élaborer. On retrouve trois compagnies de rafting, deux sites de camping et d’accès à l’eau offrant des services de navettes, et une compagnie offrant des forfaits guidés.
La troisième catégorie d’acteurs concernés par le déploiement de la filière récréotouristique est constituée des corporations publiques de développement. Devant l’accroissement de la fréquentation de la rivière à des fins d’activités d’eau vive et devant la demande manifeste pour une protection de la rivière à des fins récréotouristiques, ces corporations s’engagent dans différentes réflexions, dont deux sont particulièrement cruciales pour le déploiement de la filière récréotouristique d’eau vive : l’élaboration d’un plan de développement intégré (PDI ; Del Degan, Massé et associés, 2001a et b) et l’élaboration d’une stratégie de marketing touristique (Zins Beauchesne et associés, 2002).
L’action de l’ensemble des trois catégories d’acteurs se structure en revendications précises et soutenues, en « veille » politique, en action concrète et partenariale de promotion et de développement des activités d’eau vive dans la Vallée-de-la-Gatineau. L’ensemble de ces fonctions remplies par les différents acteurs de la filière converge vers un but clair, cohérent et suscitant l’adhésion totale : celui du développement d’un récréotourisme d’eau vive respectueux de l’attrait qu’est la rivière, à savoir sa beauté et son intégrité sur le plan des caractéristiques naturelles.
Des pistes de réflexion et d’action pour l’intervention sociale dans le domaine de l’environnement
L’opposition radicale entre la rationalité du projet d’eau vive, d’une part, et les rationalités des décideurs locaux ainsi que celles des promoteurs de petites centrales, d’autre part, représente un facteur d’apprentissage important dans le processus de construction progressive de sens autour du paysage de la rivière. En effet, comme les acteurs impliqués dans le projet d’eau vive de la Gatineau ont à convaincre d’autres acteurs en se référant à un contexte dominé par les rationalités des autres filières, une telle opposition a des impacts manifestes sur le processus de définition de la rationalité du projet d’eau vive.
La situation conflictuelle qui est décrite dans l’étude de cas portant sur la Vallée-de-la-Gatineau tire son origine du fragile équilibre dans lequel se place tout scénario alternatif dans un contexte de région-ressource. La MRC de la Vallée-de-la-Gatineau est reconnue par le gouvernement québécois comme une MRC-ressource au même titre qu’une région comme la Côte-Nord. Ce statut lui a été octroyé en raison de la précarité de son économie et de sa dépendance à une seule industrie, l’exploitation forestière. Dans un tel contexte, les scénarios de diversification économique ou de développement de nouvelles activités économiques sont souvent restés lettre morte en raison du manque de compétences locales et régionales aptes à les prendre en charge et à les mettre en oeuvre. Par conséquent, le projet d’eau vive se trouve dans une situation précaire en raison non seulement du manque de ressources compétentes pour le mettre en oeuvre, mais aussi du manque de sensibilité des décideurs locaux et régionaux à l’endroit de ce qui est étranger aux rationalités d’exploitation des ressources naturelles.
Dans une telle situation de précarité, le succès ou l’échec d’un projet alternatif semble reposer sur les qualités des acteurs impliqués. Or, dans le cas du projet d’eau vive dans la Vallée-de-la-Gatineau, les acteurs en présence sont très peu nombreux, mais ils sont intégrés à divers degrés dans les cercles décisionnels locaux et régionaux. De surcroît, on observe une très nette radicalisation de leur part. Pourtant, malgré ce caractère radical, les acteurs du projet d’eau vive continuent à entretenir d’excellentes relations avec les décideurs, à avoir une crédibilité certaine.
Une des raisons de cette performance étonnante vient du type particulier de radicalisation des acteurs. En effet, le radicalisme des acteurs se veut avant tout pragmatique et non pas idéologique. Le radicalisme pragmatique dont les acteurs du projet d’eau vive font preuve se distingue du radicalisme idéologique qui caractérise les acteurs nationaux par l’univers de référence sur lequel reposent leurs rationalités. En effet, le radicalisme pragmatique se réfère à un territoire concret qui représente d’abord un milieu de vie pour les acteurs, milieu de vie ayant ses exigences propres, ses aspirations et ses particularités qui conditionnent les revendications des radicaux pragmatiques. À l’inverse, le radicalisme idéologique se réfère à une construction théorique sans ancrage territorial pouvant définir des balises contextuelles sur lesquelles s’élaborerait un projet sociétal. Le radicalisme idéologique, ne bénéficiant pas de balises territoriales claires, ne peut que mener à un projet utopique sans grand intérêt dans le cas d’une région-ressource.
Le radicalisme pragmatique, quant à lui, prend assise sur les forces, les faiblesses, les caractéristiques socioéconomiques et les aspirations locales et régionales pour définir l’idéal vers lequel le milieu devrait se projeter. Ce type de radicalisme se distingue du radicalisme idéologique par sa capacité à proposer, à mettre en oeuvre et donc à contribuer à la mise en place d’un véritable projet sociétal. Comme il s’agit d’un type de radicalisme qui est avant tout territorialisé, sa capacité à rester intègre au projet sociétal est mesurable et dépend d’abord et avant tout de son articulation aux échelles spatiales, territoriales, sociales et politiques nécessaires à la mise en oeuvre du projet.
Une des raisons du succès relatif du projet d’eau vive dans la Vallée-de-la-Gatineau, compte tenu de la précarité inhérente au milieu régional, réside dans la capacité des acteurs à articuler ce qui relève du local, du régional et de l’extra-local / régional. Par exemple, le radicalisme pragmatique des acteurs impliqués dans le projet d’eau vive les amène à aller chercher les compétences, les idées, les arguments, les représentations provenant d’acteurs extralocaux, tout en gardant le contrôle sur le déploiement de ces compétences, sur les idées, les arguments et les représentations afin de ménager les niveaux local et régional. À l’inverse, la réalité concrète des milieux locaux et régionaux est intégrée à la mise en oeuvre du projet dans la mesure où ces milieux présentent les compétences adéquates. Au-delà des compétences de ces milieux, les acteurs du projet d’eau vive remontent alors vers les niveaux extralocaux.
Le projet d’eau vive dans la Vallée-de-la-Gatineau est tributaire du bon fonctionnement d’une relation complexe entre le regard des utilisateurs provenant de l’extérieur et le regard des habitants de la région. Il a été souligné maintes fois, au cours d’entretiens réalisés avec les acteurs du projet d’eau vive (Tremblay, 2003), que la relation d’attachement entre les habitants de la région et la Gatineau dépend de l’assiduité des visiteurs provenant de l’extérieur, des centres urbains québécois et ontariens, de même que du Nord-Est américain. Toutefois, les attentes de ces derniers ne rejoignent pas nécessairement celles des habitants de la Vallée-de-la-Gatineau. Les acteurs du projet d’eau vive considèrent que l’expérience esthétique transcendante qui s’offre aux utilisateurs et aux habitants constitue une garantie que les attentes des uns et des autres puissent être conciliées. De cette façon, l’articulation des échelles locale et extralocale repose sur une rationalité projective à dimensions esthétiques qui va au-delà de la rationalité instrumentale déduisant les moyens en fonction de la fin à atteindre. En effet, la rationalité instrumentale ne considérerait la fréquentation des utilisateurs étrangers que comme un moyen de sensibiliser les habitants locaux. La rationalité projective qui caractérise les acteurs du projet d’eau vive considère au contraire que la fréquentation des uns et des autres constitue un processus au cours duquel les uns et les autres partagent une expérience transcendante, apprennent de cette expérience et infléchissent leurs attentes respectives, contribuant ainsi à construire progressivement le projet d’une Gatineau naturelle.
L’analyse proposée soulève toute une série de nouvelles questions de recherche. Les « nouvelles alliances locales » du mouvement social sont-elles l’oeuvre des usagers militants cherchant à forger de nouveaux partenariats avec d’autres acteurs sociaux comme les promoteurs privés du récréotourisme et les corporations publiques de développement ? Et comment les dirigeants de ces corporations gèrent-ils leurs rapports avec les élus favorables aux barrages ? Les « nouvelles alliances nationales » entre les acteurs locaux et les acteurs nationaux font-elles partie d’une dynamique du local vers le national ou vice-versa ou encore de façon égale ? Enfin, le mouvement social ainsi compris (des acteurs locaux en réseau avec des acteurs nationaux) est-il simplement l’expression d’une occasion d’action collective saisie de façon ponctuelle par des acteurs stratégiques ? Ou s’agit-il plutôt de l’expression d’une nouvelle pratique sociale visant une action collective d’écocitoyenneté rendue nécessaire pour mieux comprendre ce que certains décrivent de façon superficielle comme étant le « pas dans ma cour » ? À notre avis, la recherche doit continuer à poser ce type de questions et tenter d’y répondre.
Appendices
Notes
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[1]
L’apprentissage social et les changements de rationalités dans les décisions collectives représentent des objets de recherche dans plusieurs disciplines, que l’on pense à la gestion environnementale (Gariépy, 1989), au design et à l’aménagement (Schön et Rein, 1994), à l’analyse des politiques publiques (Schlager et Blomquist, 1996) ou encore à la planification (Wolsink, 2003). Les changements de logiques et de rationalités dans les décisions et les actions collectives sont généralement expliqués par des modèles comportant trois niveaux d’apprentissage (Schön et Rein, 1994 : 168-172 ; Sabatier et Jenkins-Smith, 1999 : 133). Dans ces modèles, on considère que des transformations peuvent survenir soit dans les aspects techniques et contextuels d’une action spécifique, soit dans les valeurs ayant une portée normative propre à un secteur d’activités, soit dans les aspects quasi idéologiques de certaines valeurs qui s’appliquent à une vision du monde en général et non seulement à un secteur.
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[2]
Cette problématique juridique, très complexe, est ici résumée en une seule phrase. La commission Legendre, en 1975, en retenait une caractéristique majeure : le droit québécois de l’eau en fait théoriquement un bien public, mais en réalité ce droit est subordonné aux droits fonciers et à un ensemble de droits publics particuliers (navigation, flottage, exploitation des forces hydrauliques ; Legendre, 1975). Par conséquent, vingt-cinq ans plus tard, on constate encore cette subordination des droits publics au profit des appropriations privatives (Beauchamp, Gallichan et Genest, 2000).
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[3]
Les 19 et 20 juillet 1996, il est tombé plus de 200 mm de pluie en 24 heures sur plusieurs régions du Québec, occasionnant destructions et dégâts. Les dommages subis par la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean se chiffrent à plus d’un demi-milliard de dollars.
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[4]
La méthodologie utilisée dans le cadre de cette recherche consiste principalement en une analyse structurale du discours appliquée à un corpus d’entrevues semi-directives, à une revue de la presse régionale et aux documents de communications utilisés par les différentes parties concernées par le débat autour du développement de la Gatineau.
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