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À voir les faibles taux de participation aux votes dans de nombreux pays, il est facile d’en conclure que quelque chose ne fonctionne pas. La démocratie serait-elle en panne ? Dans cet ouvrage, Gérard Mendel pose la question et suggère une réponse. Cette question ne se pose pas seulement en ce qui regarde les élections, car un peu partout les gens semblent avoir décroché de la participation, même si celle-ci est de plus en plus sollicitée. Les individus en viennent à penser que cela ne sert à rien parce qu’ils sentent qu’ils n’ont pas vraiment de pouvoir sur ce qui se passe dans leur monde. Dès les premières lignes du livre, la formule est lancée : « crise de la démocratie, non, crise de la politique, certainement » (p. 5). Cette crise toucherait « aux rapports entre les représentés et leurs représentants » (Idem).
Rappelons que Mendel a un parcours professionnel particulier. Formé en médecine, l’auteur est psychiatre, psychanalyste et sociologue. Il s’appuie sur des enquêtes / interventions au sein d’organisations politiques et syndicales de gauche en France, pour démonter le blocage démocratique et établir des conditions permettant d’exercer plus de pouvoir sur les actes de tous les participants. Ce livre mérite d’être mis en perspective avec les travaux précédents de Mendel qui est aussi le fondateur de la sociopsychanalyse. Depuis plus de quarante ans, il oeuvre à ce qu’il appelle « l’actepouvoir », un concept qui signifie que tout acte humain crée un certain pouvoir, mais que les acteurs n’ont pas tous le même pouvoir sur les tenants et aboutissants de leurs actes, ce qui produit des effets différents sur leur personnalité selon les conditions[1]. C’est en expérimentant des mécanismes collectifs de participation et de médiation sociale que Mendel et ses groupes d’intervention élaborent des règles ainsi que des dispositions qui favorisent ce mouvement d’appropriation de l’acte. Dans ce livre, il nous expose les principaux fondements d’une démocratie participative. Mentionnons que le processus de socialisation démocratique tel qu’il est défini par l’un des groupes de sociopsychanalyse, le Groupe Desgenettes (France), s’articule sur quatre axes[2] :
Avoir son mot à dire sur ce qui concerne chacun des groupes de façon cadrée et régulière.
Exprimer les « mots à dire » au sein du petit collectif social qu’est le groupe. […] Il s’agit d’une démocratie participative.
Se faire entendre, c’est-à-dire obtenir des réponses des autres partenaires réunis en groupes qui les formuleront eux aussi collectivement.
Transmettre la parole collective à l’aide d’une régulation entre les groupes inégaux en pouvoir institutionnel et différents selon les codes d’expression verbale.
L’ouvrage est construit comme une enquête à partir de laquelle on cherche à comprendre la panne, ce qui la provoque, comment elle advient et sur quoi elle agit. Ensuite, on explore avec l’auteur de nombreuses pistes nous permettant de mettre le doigt sur plusieurs aspects du problème. Illustré par des exemples d’interventions, cet exercice nous aide à mieux comprendre les exigences de la démocratie participative afin que le simple citoyen puisse agir collectivement au sein de sa société. Si plusieurs demandes d’intervention adressées au professeur Mendel lui-même ou à ses groupes d’intervention partent de bonnes intentions, le scénario reste souvent le même. Des blocages se produisent entre les intentions et les pratiques des demandeurs. Les causes sont profondes selon Mendel. On souhaite améliorer les conditions de travail dans l’organisation, mais sans nécessairement vouloir en modifier les structures politiques de communication. Au coeur de l’individu, dans sa culture, dans son fondement anthropologique, il y a le vouloir qui est en cause. Comment concilier de façon collective la diversité des volontés individuelles dans l’appropriation collective de leurs actes ? Dans une société en mutation, la démocratie représentative est en déclin et Mendel ajoute à cela que la démocratie est aussi un combat contre soi.
Le livre est divisé en trois grandes parties. La première partie, intitulée « Les organisations de la gauche vues de l’intérieur », fait état des expériences et inscrit de façon progressive des éléments d’analyse. L’auteur aborde les obstacles à la démocratie participative, non seulement sur le plan organisationnel, mais surtout individuel ; obstacles liés à la subjectivité incontournable de tout individu, à son appétence pour l’irrationnel. Cela lui permet d’expliquer l’importance du processus démocratique et des risques qui l’attendent, notamment celui des bureaucraties et de leurs excès. Cela nous amène à comprendre sa conception de la démocratie participative et à lire sa proposition de dispositif qu’il a expérimenté, lui-même et avec des groupes de recherche et d’intervention qui multiplient les applications à partir de ses travaux.
Dans la deuxième partie, « Vers plus de démocratie participative », Mendel explique comment la conquête de l’individualité sociale recherchée par chacun demande des formes de coopération qui « permettent au sujet d’exercer un certain pouvoir sur ses actes […] » (p. 104). Encore ici, illustrant ses propos par des expériences d’intervention, il ajoute de nouvelles couches à la construction de cette démocratie participative. Il utilise le grand thème de la Justice[3] pour démêler, à l’intérieur de l’appareil judiciaire, ce qui appartient à l’autorité et ce qui ressort de la démocratie. Il rend visibles ainsi divers obstacles à la proximité entre les simples citoyens et leurs élites de quelques milieux qu’ils soient, politiques, sociaux ou scientifiques. Un détour théorique sur les conditions de socialisation de l’enfant et plus tard de celle de l’adulte lui permet de rendre compte de la mise en place de l’esprit démocratique. L’auteur dégage deux formes de socialisation de l’enfant, « celle par conditionnement et celle par identification » (p. 152). De là, il rend compte des processus non identificatoires de socialisation (non fondée sur l’identification à l’adulte) par l’examen de deux dispositifs dont celui de l’expression collective et un autre expérimenté ici auprès des jeunes de la rue à Montréal, par le Collectif DéSisyphe.
Dans la troisième partie, intitulée « La subjectivité contre la démocratie », l’auteur réfléchit sur ce que pourrait être une anthropologie générale, avec ses concepts spécifiques : « les universels empiriques », c’est-à-dire les potentialités humaines diversement actualisées selon les époques et les cultures, telles que les capacités cognitives, techniques et affectives permettant d’objectiver le réel. À partir de ces repères théoriques, Mendel développe une « théorie des méconnaissances » (le leurre, l’illusion et le familialisme social). Selon lui, le leurre serait lié au vouloir de plaisir ; l’illusion, la réponse au vouloir de création et la méconnaissance familialiste de la société, la réplique au schéma psychofamilial. Il s’ensuit une exposition de son propos par des analyses exemplaires qui marquent les effets de certaines méconnaissances (en prenant pour exemple la position de Pierre Legendre et la nostalgie du père médiéval, Lacan…). Il aborde des interventions réalisées par le groupe dont il fait partie (le Groupe Desgenettes) dans le milieu de l’éducation pour illustrer une application concrète de la démocratie participative. Il reprend en les commentant les divers repères qui permettraient de reconnaître les prémices d’une plus grande socialisation dans le contexte contemporain.
La proposition exposée par Mendel et les groupes d’intervention qui lui sont associés est basée sur l’égalité de droit et de devoir, le droit à l’expression et le devoir de réponse, base de la démarche participative. « Le livre s’adresse aux acteurs sociaux, il entend montrer l’existence d’une marge de possible dans la plupart des lieux sociaux où se joue l’existence de l’individu » (p. 229). Les nombreuses interventions relatées dans ce livre montrent que la participation se construit avec du temps. Mendel considère que la démocratie, comme on la connaît, s’est construite par accumulation de phénomènes historiques comme le droit d’association, les syndicats, le vote des femmes, etc. Il croit que l’homme moderne n’est plus prêt à faire confiance à des substituts parentaux (comme les représentants ou les élus qui doivent agir en « bons pères de famille ») et qu’il faut ajouter à la démocratie une formule de participation nouvelle autour de laquelle ses réflexions contribuent à en structurer la forme concrète.
La conclusion du livre résume les grands traits des trois thèmes abordés, soit sortir du cadre de la démocratie représentative, l’actepouvoir, la démocratie consultative. Enfin, signe du temps qui passe, Mendel nous informe que ce livre ferme une boucle ouverte en 1968 avec la Révolte contre le père, ouvrage portant sur le déclin de la société patriarcale. Il nous invite enfin à multiplier les expériences démocratiques en mentionnant que la démocratie n’est le privilège de personne.
Appendices
Notes
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[1]
Voir l’entrevue avec Gérard Mendel par Thierry Paquot. Site Web de la revue Urbanisme, <http://www.urbanisme.fr/numero/334/lde/invite.html> visité le 29 janvier 2005.
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[2]
C. Rueff-Escoubès (1997). La démocratie dans l’école. Une pratique d’expression des élèves, Paris, Syros, p. 174-175.
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[3]
À ce sujet, voir : G. Mendel (2002). Une histoire de l’autorité. Permanences et variations, Paris, La Découverte et Syros.