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Gérard Mendel, fondateur de la « sociopsychanalyse », est décédé le 14 octobre dernier à Saint-Jeannet en France ; il était âgé de 74 ans. Peu connue au Québec, son oeuvre considérable a pourtant influencé ici certaines pratiques d’intervention sociale, d’action communautaire et éducative ainsi qu’auprès des jeunes de la rue à Montréal. Disposant d’une triple formation de médecin, psychiatre et psychanalyste, Gérard Mendel a développé des réflexions théoriques originales sur la crise de l’autorité ainsi qu’une méthode permettant d’étudier le rapport de l’individu au collectif (social) et, en particulier, dans le monde du travail. Mendel pose un questionnement fondamental pour le potentiel d’émancipation des pratiques démocratiques actuellement mises en question dans le monde occidental. Il nous invite à prendre en compte la dimension structurante du psychisme inconscient du sujet dans l’établissement de ses rapports sociaux. Pour lui, il ne s’agit pas d’appliquer la psychanalyse au champ social, mais de respecter la spécificité des deux univers tout en repérant des points de rencontre influençant lourdement la capacité des individus à s’approprier leurs actes sociaux individuellement et collectivement. Ses travaux, exposés dans une vingtaine d’ouvrages depuis la fin des années 1960, offrent une compréhension inédite de la complexité entourant l’« appropriation de l’acte » en s’inspirant notamment du psychanalyste et pédiatre D. W. Winnicott qu’il a fait connaître en France et dont les travaux sur les fondements de la construction identitaire et la créativité humaine constituent, pour Mendel, le fondement anthropologique de l’appropriation de l’acte. Pour Mendel, l’acte est plus que l’action, il s’inscrit dans un mouvement qui engage l’individu en deçà et au-delà de l’agir. C’est principalement à partir d’études critiques de la psychologie sociale, de l’anthropologie et de la philosophie que le chercheur fondera le concept d’« acte pouvoir » signifiant que, si tout acte crée un certain pouvoir, les acteurs n’ont pas tous le même pouvoir sur les effets de leurs actes, ce qui produit des effets différents sur leur personnalité selon les conditions. Il s’intéressera alors à ces conditions, dont les points d’appui et les obstacles du mouvement d’appropriation de l’acte dans une perspective démocratique.
L’un de ces obstacles et non le moindre réside justement dans ce point de rencontre entre la psychanalyse et le social : la codification familialiste des rapports sociaux. Comme le titre de son livre l’indique, La société n’est pas une famille, Mendel observe dans la plupart des organisations une psychologisation du social qui recode en termes familialistes les rapports sociaux devenus un « simple appendice et prolongement de la famille et de même nature que celle-ci[1] ». Cela a pour première conséquence d’adopter, sans les avoir choisis, des rapports sociaux hiérarchisés qui entrent en contradiction avec une pratique démocratique établie selon des règles égalitaires. Certains phénomènes collectifs tels que le nationalisme, la xénophobie, le racisme, le culte de la personnalité et la fusion groupale peuvent être compris comme des manifestations de projection familialiste. En conséquence, pour favoriser l’expression de ce que Mendel appelle la « psychosocialité » (identification au social), il serait souhaitable d’atténuer l’expression du « psychofamilialisme » (identification à des figures d’adultes). La méthode d’intervention qu’il a développée depuis trente ans à l’aide de groupes de travail[2] vise justement à atténuer ce « réflexe » inconscient nous amenant à déléguer notre pouvoir aux « grands » ou à imposer celui-ci aux « petits ». Pour que soit socialement et politiquement possible un mouvement collectif d’appropriation de l’acte, il est nécessaire de développer une manière démocratique de vivre en société[3]. L’intervention sociopsychanalytique doit modifier structurellement l’organisation du travail en introduisant dans l’institution un « troisième canal de communication » différent de la structure hiérarchique et des instances représentatives. De plus, cette approche postule que les personnes possèdent plus de capacités qu’elles ne le croient pour penser et agir par elles-mêmes si les conditions sont réunies. Dès lors, pour l’intervenant, il s’agit de trouver une façon d’atténuer la reproduction de schémas mentaux de type familialiste (hérités depuis l’enfance) au sein d’organisations dont les rapports ne sont objectivement pas familiaux, mais sociaux afin de ne pas confondre le privé et le public ou l’autorité et la compétence. Parmi les conditions favorisant l’appropriation de l’acte, mentionnons brièvement que les groupes collaborant avec Mendel ont développé un dispositif de communication composé de groupes homogènes d’individus (face à leurs actes de travail) échangeant par écrit entre eux, sans face à face, une fois par trois mois et selon des règles du jeu égalitaires, dont l’obligation de réponse. Des régulateurs s’assurent du respect des règles et de la confidentialité des échanges au sein des groupes. Plusieurs interventions se sont réalisées en France, en Italie, en Belgique et en Argentine auprès de groupes d’enseignants et d’élèves, de travailleurs sociaux, de travailleurs d’une entreprise de transport, etc. Depuis 1998, une intervention de ce type existe à Montréal non pas au sein d’un milieu institutionnel « fermé », mais en milieu « ouvert » impliquant des groupes de jeunes de la rue, de policiers, d’élus municipaux et d’intervenants oeuvrant auprès de ces jeunes. Les résultats montrent qu’avec le temps, plusieurs participants réévaluent leur représentation des uns et des autres et saisissent mieux les tenants et aboutissants de leurs actes et ceux des autres. Outre ces effets, le dispositif permet aux jeunes de s’exprimer eux-mêmes de façon collective sur leurs propres conditions auprès des autorités sans que leur parole transite par la traduction des intervenants ; faisant d’eux des citoyens et non seulement des victimes passives.
Nous espérons que la pensée et les pratiques de Mendel sur l’appropriation de l’acte resteront vivantes et contribueront à éclairer les problèmes théoriques et pratiques qui se posent lorsque des individus veulent s’approprier leurs actes collectivement. Un éclairage dont nous ne pouvons nous passer dans le contexte international actuel où la marchandisation des activités humaines tend à se présenter comme la seule référence collective du lien social.
Appendices
Notes
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[1]
G. Mendel (1992). La société n’est pas une famille, Paris, La Découverte, p. 209. Cet ouvrage a été traduit en espagnol et en italien.
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[2]
Mentionnons le Groupe Desgenettes à Paris (1971), l’ADRAP à Nice (1990), le Groupe Argentine (1993) et le Collectif DéSisyphe au Québec (2001).
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[3]
G. Mendel (2003). Pourquoi la démocratie est en panne ? Construire la démocratie participative, Paris, La Découverte. Voir la recension de livre par Gilles Tardif dans le présent numéro.