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Introduction

Dans les sociétés industrialisées, fondées sur la règle de droit, la lutte contre le racisme et les discriminations emprunte souvent le langage et les outils des juristes. Là où d’aucuns voient une judiciarisation excessive du politique, d’autres – nous en sommes – voient dans ce phénomène une illustration de la perméabilité mutuelle du droit et de la réalité sociale. Loin de constituer une sphère normative autonome et dont l’application relèverait des seuls « techniciens » du droit, le droit se nourrit de la réalité sociale et agit sur elle. Cela est tout particulièrement vrai de la lutte contre la discrimination, ce « champ de lutte idéologique » particulièrement marqué (Garon et Bosset, 2003 : 70).

La mobilisation du droit contre la discrimination raciale a d’abord emprunté la voie du droit pénal, et ce, dans la plupart des États. Le droit pénal vise à sanctionner a posteriori les conduites qui sont jugées contraires à l’ordre ou au bien-être de la société. Au Canada, cette perspective caractérisa la première génération de lois antidiscrimination, sans produire de résultats concluants (Tarnopolsky, 1982 : 25-27). Aujourd’hui, la perspective pénale ne joue plus qu’un rôle accessoire dans la lutte contre la discrimination raciale[2]. La plupart des États occidentaux ont mis en place des dispositifs de lutte contre les discriminations qui, au lieu de punir, visent la réparation des préjudices subis par les victimes, en plus de comporter une dimension éducative. Par ailleurs, le redressement « proactif » de certaines inégalités est de plus en plus recherché, par la voie législative notamment.

Au Québec, ces trois aspects de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale – l’action juridique, l’éducation et le redressement actif des inégalités – sont présents et s’interpénètrent. Sur la base de l’expérience de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, chargée de voir au respect du droit à l’égalité, nous proposons ici un bilan institutionnel de cette action juridique.

Nous rappellerons d’abord les fondements du régime québécois de lutte contre les discriminations. Nous ferons ensuite état de l’évolution des concepts juridiques en matière de discrimination, évolution dont la compréhension est essentielle pour apprécier l’impact des mesures prises dans ce domaine. Sera ensuite relatée l’expérience québécoise au regard de chacune des trois dimensions mentionnées plus haut. Nous espérons mettre en lumière certains défis qui se posent aujourd’hui en matière de lutte contre la discrimination raciale. Nous souhaitons aussi montrer que l’action juridique ne peut être envisagée sans tenir compte des autres dimensions de la lutte contre la discrimination, soit la dimension éducative et la réduction active des inégalités.

Les fondements du régime québécois de lutte contre la discrimination raciale

La Charte des droits et libertés de la personne du Québec (L.R.Q., c. C-12) est une loi à caractère « quasi constitutionnel » puisque ses articles 1 à 38 ont prépondérance sur toutes les autres lois du Québec, sauf dérogation explicite. Son application s’étend au secteur privé et au secteur public. La Charte énumère, regroupés par catégories, les droits qu’elle confère à la personne (Partie I), en même temps qu’elle crée une institution, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (la Commission), pour promouvoir et faire respecter ces droits (Partie II). La Charte institue aussi le Tribunal des droits de la personne (Partie VI), habilité à entendre les causes de discrimination portées devant lui par la Commission.

La Charte n’interdit pas le racisme en tant que tel. En revanche, elle garantit le droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés. Du même souffle, la Charte interdit la discrimination :

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit. 

L’interdiction de discriminer s’applique, entre autres, au domaine de l’emploi (art. 16 à 19). Elle couvre, en outre, les actes juridiques, ce qui inclut la location d’un logement et l’accès aux services publics (art. 12). Elle vise également l’accès aux moyens de transport et aux lieux publics (art. 15), ainsi que les avis, signes et symboles diffusés en public (art. 11). En outre, le harcèlement en raison de l’un des motifs visés dans l’article 10 est interdit explicitement par la Charte (art. 10.1).

L'évolution du concept de discrimination

Tout comme le racisme (Ledoyen, 1998), la discrimination est loin d’être un concept univoque. Dans un sens strict, qui fut longtemps retenu par les tribunaux québécois[3], la discrimination désigne les disparités de traitement qui sont directement fondées sur des critères de discrimination interdits : par exemple, le fait de refuser un logement à une personne noire, d’interdire l’accès d’un restaurant à une personne aveugle accompagnée de son chien guide, de payer un salaire inférieur à une femme pour un travail équivalent. De telles distinctions s’exercent de manière consciente et, souvent, avec l’intention de nuire. Rechercher la conscience discriminatoire part du postulat que la discrimination doit être considérée du point de vue du discriminant (Black, 1980).

L’émergence d’une approche axée sur les effets préjudiciables des conduites ou des pratiques[4], plutôt que sur les motivations de leurs auteurs, permet de sortir progressivement du paradigme de l’intention discriminatoire. Cette nouvelle façon de concevoir la discrimination (Bosset, 1989) tient à une compréhension de la dynamique d’exclusion pouvant résulter de pratiques en elles-mêmes neutres, ne recelant aucune volonté ou conscience d’exclure. Par exemple, le fait de fixer arbitrairement une taille minimale pour l’accès à certains métiers peut indirectement exclure les femmes ou les membres de certains groupes ethniques ou raciaux. L’expression « discrimination indirecte » est utilisée pour désigner ce type de discrimination.

Une compréhension systémique des interrelations entre diverses pratiques, décisions ou comportements au sein des organismes, ainsi qu’entre ces pratiques et celles des autres institutions sociales, permet quant à elle d’aller au-delà de l’opposition du direct et de l’indirect (Chicha-Pontbriand, 1989 ; Garon, 1986 ; Black, 1985). Cette perspective systémique[5] montre que les pratiques de discrimination (directe ou indirecte) ne constituent généralement que des maillons de chaînes autrement plus longues et complexes ; que les pratiques discriminatoires se renforcent les unes les autres ; et que les résultats cumulatifs dépassent les responsabilités pouvant être évaluées localement. Ainsi, en milieu de travail, le caractère systémique de la discrimination dépend de facteurs qui ne se résument pas au seul système d’emploi, mais relèvent aussi de l’environnement de l’entreprise (l’orientation professionnelle des étudiants, par exemple) et de l’attitude des acteurs concernés (par exemple, le harcèlement subi par des travailleurs « minoritaires » au sein d’un milieu de travail homogène).

Ce rappel de l’évolution des notions d’égalité et de discrimination signale que ces notions ne sont pas neutres : elles demeurent des enjeux idéologiques. Il n’est donc pas étonnant que la mise en oeuvre concrète du droit à l’égalité n’aille pas sans résistances. L’analyse de la discrimination permet, en effet, un constat pourtant simple : la discrimination a des racines profondes et anciennes ; elle a progressivement servi à modeler l’ensemble du corps social ; elle a déterminé la façon de concevoir la place « normale » et « juste » des individus, la façon d’allouer les statuts et les ressources et, ce faisant, les institutions sociales : famille, école, travail, gouvernement, justice.

L'exercice des recours

La Charte attribue à la Commission le pouvoir de faire enquête, de sa propre initiative ou lorsqu’une plainte lui est adressée, sur toute situation qui lui paraît constituer un cas de discrimination. Les plaintes traitées par la Commission sous les motifs « race », « couleur » et « origine ethnique ou nationale » sont les deuxièmes en importance à la Commission, après celles fondées sur le handicap et avant celles fondées sur le sexe. En 2002-2003, la Commission a ouvert 177 dossiers sous ces motifs, soit 18,5 % de l’ensemble des dossiers ouverts[6]. Quant aux secteurs où se produisent les atteintes aux droits, ils relèvent majoritairement du domaine du travail, puis des biens et services offerts au public, et enfin du logement. Le secteur du travail constitue un point névralgique, plus de la moitié des plaintes relevant de ce secteur. Les occasions de discrimination les plus fréquentes sont les congédiements, les conditions de travail et les procédures d’embauche.

Il importe de noter que la Commission n’exerce aucune fonction adjudicative. Lorsqu’elle est saisie d’une plainte, son rôle est de rechercher tout élément de preuve qui lui permettrait de déterminer s’il y a lieu de favoriser la négociation d’un règlement entre les parties, de proposer l’arbitrage du différend ou de soumettre à un tribunal le litige qui subsiste. Un grand nombre de dossiers d’enquête fermés par la Commission – près du quart, tous motifs confondus – le sont après l’obtention d’un règlement entre les parties durant l’enquête[7]. Dans la grande majorité des cas, le règlement prévoit le versement d’une indemnité ou l’accomplissement d’un acte visant à réparer les torts subis par le plaignant ou à corriger des politiques ou des pratiques contrevenant à la Charte.

Lorsqu’une mesure de redressement qu’elle a recommandée aux parties n’a pas été mise en oeuvre à la satisfaction de la Commission, celle-ci peut saisir le tribunal. La Commission peut alors réclamer, en faveur de la victime, toute mesure de redressement qu’elle juge adéquate. Le Tribunal des droits de la personne a compétence pour entendre et disposer de toute demande portée devant lui.

De la création du Tribunal des droits de la personne en 1990 au 31 mars 2004, les tribunaux québécois ont tranché une quarantaine de litiges portés devant eux par la Commission et concernant, soit des allégations de discrimination fondée sur la race, la couleur, ou l’origine ethnique ou nationale, soit des allégations de harcèlement fondé sur l’un ou l’autre de ces motifs. Seule une vision réductrice du rôle du droit dans la société permettrait de conclure, de ce nombre apparemment limité de litiges, à un échec de l’action judiciaire. Plusieurs de ces litiges ont fait avancer de manière significative l’état du droit en matière de discrimination raciale. Par exemple, ils ont permis d’écarter l’argument des préférences (alléguées) de la clientèle comme justification à des pratiques discriminatoires[8]. De même, l’action judiciaire a permis d’établir clairement la responsabilité des employeurs face à la discrimination. Le Tribunal des droits de la personne s’est ainsi penché sur le cas d’un enseignant qui avait fait l’objet de diverses moqueries et insultes à caractère racial de la part de ses élèves. Le jugement établit que l’employeur doit assurer à l’employé un climat de travail exempt de harcèlement racial, et ce, même lorsque ce harcèlement est attribuable à des non-employés (en l’occurrence, des élèves)[9]. Plus récemment, un collège s’est vu imposer l’obligation de reconsidérer la candidature d’une personne exclue d’un programme d’enseignement parce qu’elle n’avait pu prouver qu’elle détenait un diplôme d’études secondaires, et cela, malgré que cette personne possédait déjà un baccalauréat universitaire obtenu à l’étranger. Le Tribunal a souligné que la situation de cette personne devait être comparée avec celle des autres étudiants ayant des qualifications similaires, soit les détenteurs d’un diplôme d’études universitaires de premier cycle obtenu au Québec, lesquels n’avaient pas à prouver qu’ils détenaient un diplôme d’études secondaires. Le Tribunal a conclu que ce refus d’admission portait préjudice aux candidats qui ont terminé leurs études secondaires à l’étranger en raison de leur origine nationale[10].

Ces jugements, qui ne sont mentionnés ici qu’à titre illustratif, montrent que l’impact social de l’action judiciaire ne se mesure pas au nombre de jugements rendus, mais doit aussi tenir compte des modifications qu’ils peuvent avoir sur les attitudes et les comportements individuels, de même que sur les pratiques ou politiques institutionnelles. Nous y reviendrons au moment de parler de l’approche éducative.

Les défis

Malgré les gains enregistrés devant les tribunaux et les résultats obtenus à travers le traitement des plaintes, plusieurs défis se posent en ce qui concerne l’exercice des recours contre la discrimination raciale. Dans l’ensemble des commissions des droits de la personne au Canada, on note un plus grand nombre de dossiers fermés pour preuve insuffisante parmi les plaintes liées à la race, la couleur et l’origine ethnique, que pour celles fondées sur d’autres motifs comme le sexe ou le handicap (Mendes, 1994 : I-9). Au Québec, entre 1994 et 1999, les dossiers fermés pour insuffisance de preuve constituaient une proportion de 45 % pour ces plaintes, comparativement à 23 % pour le sexe et à 21 % pour le handicap (Garon et Bosset, 2003 : 118).

Les hypothèses avancées pour expliquer un tel phénomène ne manquent pas (Mohammed, 2000 : 24-29 ; Mendes, 1994 : I-12 à I-43 ; Young, 1992 : 26-27). Si l’on ne peut exclure que le nombre de plaintes vexatoires ou frivoles soit démesurément élevé dans cette catégorie (Commission canadienne des droits de la personne, 1992), les principales explications avancées sont en général la difficulté inhérente de prouver la discrimination raciale, les failles des mécanismes d’enquête et les limites d’une perspective au cas par cas.

Faire la preuve de la discrimination ethnique ou raciale pose effectivement des problèmes importants. Cette discrimination est souvent subtile ou reliée à des systèmes de gestion ayant des effets discriminatoires indirects. Et les défendeurs peuvent évidemment tenter de justifier les actes qui leur sont reprochés par des explications apparemment raisonnables. Dans ce contexte, la formation et la sensibilisation des personnes appelées à enquêter sur des allégations de discrimination raciale deviennent importantes. Parmi les moyens susceptibles de faciliter le travail d’enquête, on mentionne souvent la participation d’organismes du milieu, bien au fait des réalités vécues par certaines communautés, à la formulation d’une plainte ainsi qu’à l’accompagnement des plaignants (Mohammed, 2000, 25-26 ; Mendes, 1994 : I-36 à I-38). Certaines techniques permettent aussi de contourner certaines difficultés de preuve, comme le recours au testing[11].

Reconnaissons néanmoins la difficulté, sinon l’impossibilité de faire disparaître le racisme institutionnel par le biais des seules interventions individuelles. À cet égard, la Commission peut entreprendre, de sa propre initiative, de grandes enquêtes destinées à mieux cerner la discrimination et à proposer des correctifs d’ordre systémique à des situations où les enquêtes au cas par cas sont inadéquates. Au début des années 1980, la prévalence de la discrimination raciale dans l’industrie montréalaise du taxi a ainsi fourni à la Commission une première occasion d’expérimenter la formule d’une grande enquête. Des plaintes individuelles avaient fait état de pratiques défavorisant les Noirs employés par certaines compagnies : refus d’assigner une course à un chauffeur noir à la demande du client, diffusion de ce refus d’assignation sur les ondes radio, etc. Les auditions publiques tenues par la Commission mirent en évidence des pratiques discriminatoires systématiques de la part de certaines compagnies de taxis (Commission des droits de la personne [Québec], 1984). Les mesures prises ont contribué à faire disparaître les pratiques institutionnelles évoquées plus haut : poursuites contre les compagnies fautives, mise en place d’un processus de conciliation, d’éducation et de suivi impliquant les compagnies, les représentants des chauffeurs, noirs et blancs, et des représentants des usagers, adoption d’un règlement prévoyant l’attribution automatique d’une course au prochain chauffeur disponible.

Cette enquête publique et systémique ne sera pas la dernière. Divers incidents à caractère racial et de nombreux indices de tension entre la police et les minorités visibles, au cours des années 1980, convaincront la Commission d’intervenir globalement dans le dossier des relations police-minorités. Un comité spécial d’enquête sera créé. Dans son rapport (Commission des droits de la personne [Québec], 1988), le comité constatera une situation déplorable, tissée de préjugés défavorables aux communautés ethniques et visibles, et caractérisée par l’ignorance et l’intolérance de nombreux policiers. Le rapport dévoilera également une méfiance totale à l’endroit des policiers de la part des membres des minorités, en particulier des jeunes. Des recommandations seront formulées aux instances policières, aux syndicats policiers ainsi qu’au ministère de l’Éducation. Quatre aspects furent visés : la formation policière, les mécanismes de contrôle, l’amélioration des relations communautaires et le recrutement de policiers. Sur chaque point, des améliorations seront notées : formation de base des futurs policiers et formation continue des policiers en exercice, adoption d’un code de déontologie uniforme pour tous les policiers, émergence graduelle d’une police sociopréventive et communautaire, succès appréciables – quoique variables selon les corps policiers concernés – dans le recrutement de policiers appartenant à des minorités ethniques et visibles (Commission des droits de la personne [Québec], 1994a). Tout comme l’enquête précédente, l’enquête sur les relations entre les corps policiers et les minorités ethniques et visibles illustre le potentiel d’une approche systémique dans la correction des pratiques et des politiques institutionnelles de discrimination raciale.

Un autre défi pour le traitement des plaintes, d’ordre plus conceptuel celui-là, consiste à tenir compte de l’interrelation pouvant exister entre les motifs de discrimination. L’énumération fermée de motifs de discrimination qu’on trouve dans la Charte peut inciter à traiter ceux-ci de manière indépendante, comme si chaque personne ne se définissait que par l’un ou l’autre d’entre eux. Telle n’est évidemment pas la réalité vécue par de nombreuses victimes de discrimination (Sheppard, 2000 : 112-116). Ainsi, l’expérience de la discrimination vécue par les femmes membres d’une minorité raciale diffère de celle des hommes membres de cette minorité, et de celle des femmes en général. Cela tient au fait que les groupes sont souvent victimes de formes particulières de stéréotypes ou d’obstacles fondés sur une combinaison de motifs. Pour rendre compte de la complexité du phénomène de la discrimination, il faut être attentif à la confluence des motifs et au fait que la discrimination historiquement vécue par un groupe donné est souvent propre à ce groupe. Ce thème de « l’intersectionnalité » des motifs fait actuellement l’objet de réflexions prometteuses au sein de certaines commissions des droits de la personne (Commission ontarienne des droits de la personne, 2002) mais reste encore embryonnaire au Québec.

L'action éducative

Les actions éducatives de la Commission pour contrer le racisme et la discrimination raciale ont pris de multiples visages : formation d’intervenants de groupes ethniques, aide à des enseignants dans la préparation de cours sur le racisme, rencontres entre des élèves des minorités et des personnes exerçant des professions pouvant servir de modèles, sessions de résolution des conflits en milieu scolaire, participation à la conception d’un document vidéo et même d’une série télévisée[12] axés sur la lutte contre le racisme et les préjugés, séances dans divers lieux de culte (notamment auprès de la communauté noire anglophone), formation auprès des milieux juridiques et de la magistrature, diffusion de politiques modèles contre le harcèlement racial, etc. Les avis officiels de la Commission de même que les jugements obtenus devant les tribunaux – tel celui qui consacre la responsabilité de l’employeur pour les actes de harcèlement commis par des tiers[13] – alimentent ce travail et en renforcent la portée (Pothier, 2004 : 8).

Les défis

Les études qui se sont intéressées à la dimension éducative du travail de la Commission s’accordent pour en souligner le caractère positif et même novateur (Assemblée nationale, 1988 : 11 ; Johnson et Howe, 1997 : 27). Il reste néanmoins à situer ce travail dans une perspective stratégique. En effet, si les interventions éducatives de la Commission sont nombreuses dans le domaine de la discrimination raciale, elles ne reposent pas encore sur une analyse globale de la problématique de la discrimination raciale (Pothier, 2004 : 16). Le défi de rejoindre certaines « clientèles » plus difficiles d’accès, comme les immigrants en voie de francisation, les femmes immigrantes ou encore les travailleuses domestiques, demeure quant à lui entier.

L’organisation de grandes consultations publiques et thématiques est une autre façon pour la Commission de faire oeuvre d’éducation et de promotion. Largement médiatisées, les consultations sur la violence et la discrimination envers les gais et lesbiennes (Commission des droits de la personne [Québec], 1994b) et sur l’exploitation des personnes âgées (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [Québec], 2001) ont permis de faire la lumière sur des problèmes sociaux jusque-là passés sous silence et d’attirer l’attention des intervenants concernés sur les responsabilités qui leur incombent dans la solution de ces problèmes. Elles ont incontestablement contribué à modifier les pratiques et les politiques des institutions concernées et ont mis au jour, dans certains cas, les lacunes de la législation québécoise. Il y a ici, à n’en pas douter, une voie supplémentaire pour agir contre la discrimination raciale. Il reste que l’organisation de telles consultations publiques repose sur une logistique importante et qu’elle suppose un travail de recherche et d’analyse approfondi, ce qui est un défi pour une institution publique souffrant, depuis de nombreuses années, d’un sous-financement et d’une sous-dotation chroniques.

La réduction des inégalités

La Charte prévoit qu’un programme d’accès à l’égalité a pour objet de « corriger la situation de personnes faisant partie de groupes victimes de discrimination » dans l’emploi, ainsi que dans les secteurs de l’éducation ou de la santé et dans tout autre service ordinairement offert au public. Un tel programme fixe des objectifs et prévoit des mesures de redressement préférentielles en faveur de ces groupes, tout en éliminant par ailleurs les aspects discriminatoires des pratiques de l’institution concernée.

Pour les minorités ethniques et raciales, les résultats des programmes d’accès à l’égalité ont été nettement plus lents à se faire sentir et moins bons qu’escompté, et cela, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Dans le secteur privé, l’analyse des résultats des dix premières années d’application du programme d’obligation contractuelle[14] révèle que, si le groupe de personnes désignées par le terme « minorités visibles » avait progressé globalement dans l’ensemble des entreprises (et ce, malgré des réductions parfois massives de personnel), dans de nombreux secteurs, les objectifs fixés étaient encore loin d’être atteints. Les disparités s’expliquaient notamment par l’histoire du recrutement de la main-d’oeuvre propre à certains secteurs, particulièrement les liens entre ce recrutement et les sources d’approvisionnement de la main-d’oeuvre, entre autres, l’orientation des jeunes dans la formation (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [Québec], 1998 : 91).

Dans la fonction publique, malgré l’implantation d’un programme ciblant les « communautés culturelles[15] », la part de ce groupe dans l’ensemble des effectifs est demeurée stable à 2 % tout au cours de la période d’implantation (1992 à 1996). Les données indiquent que ce pourcentage semble avoir très peu progressé depuis : il se situait à 2,3 % en 2002. Après la mise en place de mesures incitatives, le nombre d’inscriptions aux concours s’adressant au grand public aurait augmenté de façon considérable, mais les taux de réussite aux examens des candidats des communautés culturelles demeurent nettement plus faibles que ceux du groupe majoritaire (Conseil du trésor, 2003 : 18). Par ailleurs, les programmes d’accès à l’égalité de la fonction publique ne sont pas assujettis à la surveillance de la Commission et celle-ci ne peut recommander au gouvernement la mise en oeuvre d’un tel programme. La Commission a déjà recommandé de remédier à ces lacunes (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [1998] : 141).

Pour ce qui est des secteurs parapublic et péripublic, la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics (L.R.Q., c. A-2.01) est en vigueur depuis le 1er avril 2001. Cette loi de type « proactif » vise quelque 700 organismes publics, employant 100 personnes et plus dans les secteurs municipal, de l’éducation, de la santé et des services. En cas de sous-représentation, ceux-ci doivent mettre en oeuvre des programmes d’accès à l’égalité à l’intention des femmes, des autochtones, des membres des minorités visibles et des membres de minorités ethniques de langue maternelle autre que le français ou l’anglais[16]. Les analyses d’effectifs sont en cours et les premiers rapports d’implantation sortiront en 2007.

En dépit des disparités de résultats observées et d’inévitables difficultés de parcours, la mise en oeuvre de programmes d’accès à l’égalité demeure une voie privilégiée pour le redressement collectif des inégalités. L’expérience a montré les limites d’une approche axée sur la seule bonne volonté des institutions. En misant sur l’obligation contractuelle pour ses cocontractants, et sur une approche « proactive » pour près de 700 organismes publics, le Québec semble s’être engagé dans la bonne voie. En tant qu’employeur, il revient maintenant au gouvernement de se montrer à la hauteur de l’objectif qu’il fixe lui-même aux autres employeurs.

Conclusion

Nous avons mentionné plus haut la problématique de la confluence ou de « l’intersectionnalité » des motifs de discrimination. Il nous paraît opportun de clore ce bilan institutionnel des mesures juridiques de lutte contre les discriminations en rappelant que certains groupes victimes de discrimination raciale vivent également de graves difficultés d’insertion socioéconomique. C’est en particulier le cas de la communauté noire (Ledoyen, 1992 ; Torczyner et Springer, 2001). Pour les membres de ces groupes, la discrimination raciale se combine souvent à la discrimination fondée sur le fait d’être pauvre, chômeur ou bénéficiaire de l’aide sociale, créant un cercle vicieux où les stéréotypes de classe renforcent les stéréotypes raciaux ou ethniques. La lutte contre la discrimination s’inscrit dans la logique de l’État-providence, dans la mesure où, comme ce dernier, elle cherche à  « faire entrer l’égalité dans les faits » (Chevallier, 2003 : 45).

Le Québec est bien placé pour tenir compte de cette situation propre à certains groupes puisqu’il est la seule juridiction canadienne où la condition sociale soit un motif de discrimination interdit. Cette spécificité québécoise ouvre la voie à la prise en compte de la dimension socioéconomique de la lutte contre la discrimination raciale. Il y a ici un champ de recherche et d’action prometteur. Si le motif « condition sociale » permet de rejoindre des membres de la société qui se situent parmi les plus démunis, il ouvre par ailleurs sur les droits économiques et sociaux, trop souvent traités comme les parents pauvres de la Charte (Bosset, 1996). La pauvreté dans laquelle vivent un grand nombre de citoyens met en lumière l’obligation qui incombe à l’État d’intervenir activement afin d’assurer à ces personnes, sur une base d’égalité, le « niveau de vie décent » dont parle l’article 45 de la Charte[17].

Le tour d’horizon des vingt-cinq années d’expérience de la Commission dans le domaine de la discrimination raciale montre que la Charte des droits et libertés de la personne présente une liste de « requis », et non d’acquis (Garon et Bosset, 2003 : 159) ; que les frontières de cet idéal sont toujours repoussées par l’apparition de nouvelles façons de tenir l’autre à l’écart ; mais aussi, que l’atteinte de cet idéal se fonde d’abord sur le partage d’une volonté commune. Nous espérons que ce survol aura montré à quel point le droit traduit, exprime et, parfois, contribue à former cette volonté, et ce, bien au-delà du nombre de litiges judiciaires auquel il donne ouverture.