Échos et débats

Le bonheur et le désir de « changer le monde » sont-ils compatibles ?[Record]

  • Jacques Fournier

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  • Jacques Fournier
    Organisateur communautaire
    CLSC Longueuil-Ouest

Comment être heureux lorsque, chaque matin, la lecture de quotidiens fait monter ma colère et mon indignation ? Comment être heureux lorsque George W. Bush définit unilatéralement la gouvernance du monde, lorsque les Palestiniens se font massacrer, lorsque le gouvernement libéral québécois sabre dans nos maigres outils collectifs, lorsque l’écart s’accroît entre les nantis et les démunis ? Comment être heureux tout en persistant, avec d’autres, à vouloir « changer le monde » ? Bref, comment conjuguer le bonheur et la militance ? Je n’ai pas de réponse à cela. Je voudrais simplement vous faire part de quelques matériaux de construction du bonheur que j’essaie péniblement d’amasser. Cet article est, en partie, une synthèse de six textes que j’ai publiés ailleurs, au cours des dernières années, soit dans Le Devoir, soit dans La Presse, soit dans la revue Possibles (Fournier, 2001a, 2001b, 2002a, 2002b, 2003a, 2003b), avec de nombreux ajouts, parce que la recherche du bonheur, c’est une affaire de tâtonnement et de longue durée. L’organisateur communautaire américain Saul Alinsky disait : « On ne cherche pas le bonheur. Le bonheur, c’est de chercher. » Je ne suis pas un philosophe, même si je lis une dizaine d’ouvrages de philosophie par année. Je suis un praticien de l’action communautaire, du travail concret avec les groupes qui, souvent, veulent « changer le monde ». Dans un livre intitulé L’amour, la solitude, le philosophe français André Comte-Sponville (2000), que j’aime beaucoup, résume sa pensée par rapport au bonheur et aux « conditions de succès » de la vie en général : c’est de ne rien espérer. La leçon la plus claire de la vie, c’est que toute espérance conduit inévitablement à une déception. Souvent, c’est frustrant. Mais il arrive aussi qu’une espérance ne soit pas comblée parce qu’elle a été satisfaite. Sa satisfaction échoue à nous donner le bonheur que nous en attendions. Nous n’avons de bonheur que dans ces moments de grâce où nous n’espérons rien. Nous ne sommes heureux qu’à la hauteur du désespoir que nous sommes capables de supporter. Pour Comte-Sponville, le salut sera inespéré ou il ne sera pas. Parce que la vie est décevante, toujours, et qu’on n’échappe à la déception qu’en se libérant de l’espérance. Parce que nos désirs sont hors d’état d’être satisfaits, ou incapables, lorsqu’ils le sont, de nous satisfaire. Pour lui, la grande leçon de Bouddha, c’est que toute vie est douleur, et si nous pouvons nous en libérer, ce n’est qu’à la condition de renoncer d’abord à nos espérances. Le travail du deuil, c’est d’accepter la vérité. C’est aussi le principe de la cure psychanalytique. Freud disait : « La situation psychanalytique est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de celle-ci, ce qui doit exclure toute illusion et toute duperie. » L’espoir nous est donné au départ : il faut donc le perdre. Le désespoir est un travail à effectuer, comme le deuil chez Freud. Le mot « désespoir », avec sa connotation douloureuse, indique la difficulté du chemin. La joie ne redevient possible que de l’autre côté de la souffrance ; et le bonheur n’est possible que de l’autre côté de la désillusion. Nous ne pouvons faire l’économie du désespoir. Le mot « désespoir » peut ainsi acquérir un sens positif, constructif. Il n’a évidemment rien à voir avec la dépression ou le suicide. Il peut plutôt inspirer le lâcher-prise, la sérénité et la sagesse. D’ailleurs, le désespoir n’entraîne pas l’inaction, comme nous le verrons plus loin. Attention, ne pas avoir d’espérances ne veut pas dire ne pas avoir de désirs. Ce n’est pas …

Appendices