Article body

Cet ouvrage collectif comporte une série d’articles dont certains abordent l’économie sociale sous un angle plutôt empirique tandis que d’autres s’attardent davantage aux enjeux théoriques et politiques qu’elle soulève. L’approche générale adoptée est interdisciplinaire et internationale. Les contributions sont signées par une vingtaine d’auteurs provenant des milieux universitaires, de la recherche ou de l’intervention et dont la grande majorité sont originaires de pays du Nord et affiliés à des institutions au Nord. En arrière-plan, une préoccupation partagée sur les moyens à mettre en oeuvre pour contribuer à une transformation des rapports sociaux orientée vers le développement de démocraties au sein desquelles s’exprime une citoyenneté active. Une lecture de la réalité qui s’attarde principalement aux dynamiques liant mouvements sociaux, économie mondiale, économie sociale et politiques publiques.

Le livre est structuré en quatre parties. Dans la première, Jacques Defourny, du Centre d’économie sociale de l’Université de Liège, et Patrick Develtere, de Solidarité mondiale, situent l’objet d’étude dans une perspective historique et transnationale. La deuxième partie est construite autour d’expériences concrètes. On y décrit et analyse quatre champs de pratiques au sein desquels se sont multipliées et diffusées les initiatives d’économie sociale dans différents pays au cours des 20 ou 30 dernières années. Les deux premiers de ces champs ou « chantiers » concernent les services financiers et la santé. Il s’agit de l’épargne et du crédit solidaire ainsi que du mutualisme. Ils sont abordés par Christian Jacquier, du Programme stratégies et outils contre la pauvreté et l’exclusion sociale et Chris Atim (économie de la santé au Sénégal) à l’aide d’exemples provenant de pays du Sud. Le troisième champ, celui du commerce équitable, se situe au coeur des relations Nord-Sud. Michael Barratt Brown (Twin Trading, Grande-Bretagne) et Sophie Adam du Centre d’économie sociale de l’Université de Liège en font la description. Enfin, le champ de l’emploi dans les pays du Nord est examiné par Danièle Demoustier, de l’Institut d’études politiques de Grenoble, et Enzo Pezzini, de la Confédération des coopératives italiennes.

Les exposés contenus dans cette partie du livre permettent d’identifier, dans chaque cas, les acteurs sociaux impliqués, les projets qu’ils poursuivent, les pratiques organisationnelles mises en place ainsi que les implications éventuelles de ces initiatives aux plans institutionnel et politique au regard du modèle économique et sociétal dominant. Ces « chantiers » sont assez représentatifs des tendances actuelles dans le domaine de l’économie sociale au Nord et au Sud. Un ouvrage ultérieur pourrait cependant inclure certains champs de pratiques n’ayant pas été abordés ici, par exemple les initiatives solidaires construites par le biais d’Internet ou les entreprises sociales actives dans le domaine environnemental.

La troisième partie de l’ouvrage troque les pratiques pour les enjeux que représentent ces façons novatrices de faire face aux problématiques sociales dans le cadre de systèmes économiques et politiques nationaux. Isabel Yépez del Castillo, du Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’Amérique latine de l’Université catholique de Louvain, et Sophie Charlier, de l’Institut d’études du développement de la même institution, se penchent notamment sur le difficile passage des stratégies de survie individuelles à l’action collective et sur l’hybridation des ressources, du travail et des logiques à l’oeuvre aux sein des initiatives de l’économie sociale. Prenant bien soin de distinguer l’économie populaire de l’économie informelle et de l’économie sociale, Bénédicte Fonteneau, de l’Institut supérieur du travail, et Marthe Nyssens, du Centre de recherche interdiscipinaire sur la solidarité et l’innovation sociale, toutes les deux de l’Université catholique de Louvain, se demandent avec Abdou Salam Fall de l’Institut fondamental d’Afrique noire, de l’Université Cheick Anta Diop de Dakar, dans quelle mesure et sous quelles conditions l’économie informelle peut être porteuse d’une économie sociale qui contribue au développement économique local. Bishwapriya Sanyal, du Département des études urbaines et de la planification du Massachusetts Institute of Technology, met les lecteurs en garde contre l’adoption d’une vision romantique du communautarisme, ainsi que contre la tentation de plaquer des concepts élaborés au Nord sur les réalités du Sud.

Sous la plume de Benoît Lévesque, du Centre de recherche sur les innovations sociales dans l’économie sociale, les entreprises et les syndicats (CRISES), de Jean-Pierre Girard, de la Chaire de coopération Guy-Bernier, de l’Université du Québec à Montréal, ainsi que de Marie-Claire Malo, de l’École des Hautes Études commerciales de Montréal (HÉC), est soulevée la question de l’unité de l’économie sociale. La comparaison entre ses plus anciennes et ses nouvelles composantes permet en effet de constater qu’elles se situent dans une relation différentielle par rapport au marché et répondent à des programmes politiques parfois contrastés. Enfin, Jean-Louis Laville, du Centre de recherche et d’information sur la démocratie et l’autonomie (CRIDA) du Centre national de la recherche sociale (CNRS) à Paris, et Guy Roustang, du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail du CNRS à Aix-en-Provence, soulignent, pour leur part, que la reconnaissance de l’économie sociale par l’État passe nécessairement par l’établissement de relations partenariales institutionnalisées qui régulent leurs rapports et leurs apports respectifs. De façon générale, les auteurs des contributions de ce segment de l’ouvrage souhaitent voir se développer des relations plus symétriques entre les secteurs publics, privés et sociaux et entre les composantes marchandes, non marchandes et non monétaires de l’économie. Au fil des pages, une question centrale s’inscrit en filigrane : comment sortir l’économie sociale de la position marginale qui la caractérise tout en préservant son originalité ? Sur le plan des politiques sociales, plusieurs remettent en cause le discours anti-étatiste associé au néolibéralisme économique pour insister sur l’importance d’un État social qui assure le respect des droits des citoyens alors que l’économie sociale est appelée à jouer un rôle de plus en plus important dans l’offre de services publics, sans oublier que cette dernière répond aussi à des aspirations de solidarité, de maintien du lien social et de démocratisation des rapports sociaux.

Dans la dernière partie, après avoir mis en relief certaines correspondances mais aussi les écarts structuraux entre les dynamiques ayant marqué l’évolution de l’économie sociale au Nord et au Sud, Louis Favreau de la Chaire de recherche en développement communautaire de l’Université du Québec à Hull, propose un programme pour la création de conditions favorisant l’institutionnalisation d’une économie sociale et solidaire qui ne soit ni un palliatif à des politiques sociales défaillantes, ni un instrument du marché, mais plutôt une composante d’un modèle alternatif de développement. Cette démarche passerait entre autres par un renouvellement de la coopération internationale, comme le suggère Réginald Moreels, Secrétaire d’État à la coopération internationale pour la Belgique.

L’idée de regrouper et de donner une certaine unité à des textes qui portent sur la réalité de différentes régions du monde et, à l’intérieur de celles-ci, de différents États, nous semble très heureuse. Dans un monde où la finance et la souffrance sont globalisées, il est essentiel de produire des discours et des pratiques alternatives qui dépassent le plan local pour atteindre une dimension plus globale en termes non seulement géographiques mais également analytiques et théoriques, ce à quoi contribue cet ouvrage. Seule ombre au tableau : la trop faible proportion de contributions venant du Sud, lesquelles auraient peut-être ouvert sur des perspectives quelque peu différentes. Résolument optimiste, cet ouvrage demeure néanmoins réaliste puisque ancré dans des initiatives et des pratiques actuellement en expansion. Il représente une bouffée d’air frais qui, devant le discours de repli et d’isolement porté par les chantres du néolibéralisme, vient rappeler l’existence, au Nord comme au Sud, de mouvements porteurs de changement social.