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Depuis la sortie du premier numéro, en 1988, la revue Nouvelles pratiques sociales n’a jamais cessé de s’intéresser au renouvellement des pratiques et des politiques sociales en s’appuyant sur des démarches de recherche diversifiées, le plus souvent menées en partenariat avec des organismes sociaux impliqués dans la transformation des pratiques et de la société. Notre réflexion sur le renouvellement des pratiques sociales dans une société elle-même en transformation passe par la prise en considération d’une variété d’innovations sociales qu’on retrouve sur le plan microsocial, par exemple dans un quartier, une ville, un secteur ou une région, ainsi que sur le plan macrosocial, par exemple dans un grand domaine de pratiques et de politiques sociales (comme celui de la santé et du bien-être) ou dans l’ensemble de la société. Nous nous intéressons tant à des études de cas portant sur des organisations et des services, qu’à des analyses portant sur l’intégration des Amériques. Le renouvellement des pratiques sociales, pour nous, passe par des réflexions et des expérimentations soucieuses de tenir compte à la fois du développement local et de la mondialisation. Notre vision du renouvellement des pratiques sociales s’inscrit dans une démarche en faveur d’un nouveau modèle de développement (Lévesque, Bourque et Vaillancourt, 1999), voire d’un nouveau modèle de coopération internationale et de relations entre les pays du Nord et les pays du Sud (Favreau, 2000 ; Brunelle et Deblock, 2001).

Le renouvellement des pratiques sociales, contentons-nous ici de l’évoquer, ne signifie pas n’importe quel changement : il renvoie à un recul de l’exclusion et à une avancée de l’inclusion. Dans cet éditorial, pour faire le point sur le renouvellement des pratiques sociales, nous proposons une lecture de certaines limites du rapport de la Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux (2000) – également appelé le rapport Clair – publié récemment. Nous ferons ensuite le lien avec des éléments de contexte plus larges, notamment des événements récents comme les forums mondiaux de Davos et de Porto Alegre qui nous ont fait réfléchir aux implications de la mondialisation.

Quelques points forts du rapport Clair

Le rapport Clair a été remis à la ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec en décembre 2000 et rendu public en janvier 2001. De manière générale, le rapport a été bien reçu par les différents groupes intéressés. Sa recommandation principale concernant le développement d’équipes de médecine familiale composées de 8 à 10 médecins et de quelques infirmières pratiquant une médecine de groupe et offrant une gamme de services continus de première ligne dans l’ensemble du territoire dans des cliniques privées remaniées ou des CLSC équipés sur le plan des services médicaux (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 27-32 ; 52-53) est considérée par plusieurs comme une réponse rafraîchissante, pragmatique et prometteuse à des problèmes qui durent depuis trop longtemps.

À première vue, le rapport Clair fait peu de concessions aux courants de droite qui auraient voulu que le Québec effectue un virage plus net vers la privatisation des services. À cet égard, le pire semble avoir été évité. Le rapport argumente en faveur du maintien d’un financement public du système de santé et de services sociaux et d’un financement public alimenté par les ressources fiscales. Les orientations principales de la réforme Côté-Rochon, impulsée depuis le début des années 1990, semblent être reconfirmées. Il en est ainsi notamment en ce qui concerne la régionalisation (régies régionales), le soutien aux CLSC, dont la première ligne sociale devrait être mieux organisée (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 44-45), la reconnaissance des organismes communautaires et le choix de rapprocher l’offre de services des milieux de vie naturels des individus et des familles. Les pages concernant les régies régionales (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 217-221), du moins à la suite d’une première lecture rapide, peuvent rassurer ceux qui s’étaient inquiétés, au cours de l’année 2000, des propos de certains ministres du gouvernement de Lucien Bouchard qui s’interrogeaient ouvertement sur l’avenir des régies régionales.

Le rapport Clair dresse un tableau saisissant de plusieurs facettes du système de santé et de bien-être. Les sections sur les changements socio-démographiques et technologiques, sur l’évolution des dépenses du système de santé et de services sociaux au cours des années 1990 au Québec, dans le reste du Canada et dans le monde, ainsi que celles sur les paiements de transferts fédéraux sont à jour et bien documentées. On y trouve des pages rafraîchissantes sur l’opportunité de moderniser les cinq grands principes de la Loi canadienne sur la santé « sans remettre en cause les valeurs de solidarité, d’équité et de compassion qui les sous-tendent » (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 209). De même, on y trouve des passages pertinents sur la prévention, l’approche multidisciplinaire, la prise en compte des déterminants sociaux de la santé et du bien-être, la recherche sociale sur les déterminants sociaux, la négociation décentralisée, la « gestion anticipative et proactive », la gravité du problème de l’épuisement professionnel des employés du secteur public, l’importance d’offrir des marges de manoeuvre et des responsabilités plus grandes aux gestionnaires du secteur public, etc.

Trois failles majeures du rapport Clair

Toutefois, même si nous avons apprécié le rapport Clair à plusieurs égards et pensons qu’il contribuera éventuellement à l’amélioration de l’organisation des services sociosanitaires au Québec, nous considérons qu’il comporte certaines faiblesses. Plutôt que de présenter une liste éclatée de ces dernières[1], nous préférons attirer l’attention sur trois failles qui nous apparaissent importantes. Nous pensons que leur prise en compte pourrait permettre de donner à certaines propositions et recommandations du rapport un meilleur potentiel d’actualisation.

Le second rang réservé aux services sociaux

Le rapport Clair s’intéresse d’abord à la santé et, secondairement, aux services sociaux. Certes, tout au long du rapport, des efforts louables sont faits pour ramener les services sociaux, notamment en matière de protection de la jeunesse et de services sociaux aux jeunes (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 62-65). Cela contribue d’ailleurs à faire du rapport un document public plus « montrable » que le rapport Castonguay d’il y a 30 ans. Toutefois, ces efforts pour valoriser le volet des services sociaux s’essoufflent rapidement et l’objet d’étude du rapport ne tarde pas à se rétrécir. Paradoxalement, à certains moments, le rapport Clair prend position en faveur du maintien de l’approche intégrée en santé et services sociaux : « Le Québec a fait preuve de clairvoyance en intégrant la dimension des services de santé et des services sociaux il y a déjà plusieurs années. Il faut non seulement conserver cette cohabitation mais la pousser encore plus loin dans la gestion préventive du bien-être des Québécois. » (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 209) Mais une fois lancées, ces paroles sont trop vite oubliées. Les services sociaux reviennent ici et là, mais demeurent cantonnés dans de seconds rôles. Dans les passages les plus importants du rapport, on a l’impression que les commissaires ne s’intéressent plus qu’à la réforme des services de santé. La propension à constamment reléguer au second plan les services sociaux est illustrée dans les multiples passages qui concernent la recommandation centrale de l’équipe de médecine familiale. La commission prévoit que la mise en oeuvre de cette formule fera appel à deux dispositifs organisationnels distincts. D’une part, il y aura la clinique privée légèrement élargie pour intégrer des infirmières, c’est-à-dire un dispositif privé à but lucratif dans lequel on retrouve uniquement des professionnels de la santé (médecins et infirmières) ; d’autre part, il y aura le CLSC, soit un dispositif public, dans lequel on retrouve des équipes multidisciplinaires constituées de professionnels de la santé et des services sociaux (médecins, infirmières, travailleurs sociaux, psychologues, etc.). Comme le premier dispositif est mieux équipé que le second en ressources médicales, on soupçonne que les deux voies proposées n’ont pas, dans les faits, une égale importance. Au contraire, la première formule, celle de la clinique privée, constituerait l’avenue principale, tandis que la seconde, celle des CLSC, constituerait l’avenue secondaire.

Des références superficielles au tiers secteur

En dépit de ses allusions occasionnelles à la contribution du tiers secteur, de l’économie sociale et des organismes communautaires (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 67, 137, 172-173, 177, 178-179, 229)[2], le rapport, en harmonie à ce sujet avec le courant dominant de la littérature sur la santé au Québec et au Canada, n’arrive pas à rompre avec une problématique binaire composée de l’État et du marché. Ce faisant, la commission reprend à son compte la problématique de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à laquelle elle se réfère souvent pour définir et légitimer ses propres orientations. En effet, même si l’approche de l’OMS est riche et inspirante sur la question de la prévention et des déterminants non médicaux de la santé et du bien-être, elle demeure jusqu’à maintenant trop prisonnière de la dichotomie marché/État ou du partage des responsabilités entre le secteur privé (à but lucratif) et le secteur public. À cet égard, il est malheureux que la commission Clair n’ait pas réussi à compléter les emprunts à l’OMS par des visions théoriques internationales qui ont plus d’envergure et qui incluent les acteurs du tiers secteur ou de l’économie sociale dans leurs reconfigurations (Vaillancourt, 1999, 2000).

En fait, les concepts et les formules empruntés à la logique marchande (plan d’affaires, contrat de performance, reddition de comptes, compétence en matière de gestion, etc.) sont utilisés plus fréquemment et de façon plus appuyée que les concepts et les formules empruntés à la culture de l’économie sociale et solidaire, notamment à la culture des organismes communautaires autonomes. C’est regrettable, parce que, dans le domaine des services aux personnes, l’expertise des organismes de l’économie sociale représente un riche vivier dont les pratiques et acteurs du secteur public devraient s’inspirer davantage pour se débureaucratiser, se démocratiser, se rapprocher des besoins des usagers et contrer l’épuisement professionnel des intervenants et la démotivation des gestionnaires. En étant incapable de vraiment intégrer dans son cadre d’analyse le tiers secteur autrement que superficiellement, le rapport Clair, à la suite du rapport Arpin (1999) et en conformité avec le courant dominant de la littérature québécoise en santé (voir Bégin et al., 1999 ; Contandriopoulos, 2000), semble manquer d’imagination pour définir des avenues novatrices pour réformer l’État, transformer les politiques publiques, valoriser la formation des gestionnaires d’établissements publics et lutter contre l’épuisement professionnel des intervenants du secteur public. En somme, en se limitant aux emprunts à la culture du secteur marchand, le rapport Clair, sans préconiser directement le recours à la privatisation, soumet néanmoins le secteur public à la pénétration de la culture marchande avec ses valeurs d’efficacité et de compétition. Ne serait-il pas possible de faire circuler dans le réseau public d’autre formes de valeurs et d’expertises que celles provenant du secteur marchand en reconnaissant la présence et l’apport des organisations du tiers secteur ? Concrètement, nous pensons que la prise en compte de l’apport possible du tiers secteur pourrait rendre l’ensemble des pratiques sociales, dans le domaine de la santé et du bien-être, davantage plurielles, démocratiques et solidaires. Par exemple, pour lutter contre le problème de l’épuisement professionnel et de la morosité dans le réseau public, nous pensons que le rapport Clair se limite à faire des propositions à saveur marchande (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 118-122 ; 137-138), et qu’il aurait eu avantage à élargir son horizon en tirant des leçons de la motivation au travail que l’on retrouve souvent au sein des organisations démocratiques du tiers secteur.

Une conception de l’imputabilité qui bloque la décentralisation et le partenariat

La troisième faille du rapport est liée à l’incapacité de dépasser la vision traditionnelle de l’imputabilité, ce qui a pour effet de rigidifier la réflexion et les propositions concernant la reddition de comptes. En effet, dès que les organismes publics des régions et des territoires locaux sont financés par des fonds publics qu’ils n’ont pas collectés eux-mêmes, il apparaît qu’ils n’auraient plus le droit, somme toute, d’avoir des conseils d’administration composés de citoyens élus qui auraient des comptes à rendre vers le bas, soit aux populations qui les ont élus, et vers le haut, soit à l’État qui les finance. Dans ce contexte, l’imputabilité ne peut pas devenir autre chose qu’une imputabilité vers le haut. Il ne peut donc plus y avoir de double imputabilité.

Cette rigidité est très présente dans le rapport et c’est elle qui incite la commission à proposer l’abandon de l’élection des membres des conseils d’administration des régies régionales. En fait, au lieu d’être élus, ces derniers seraient nommés par le ministère de la Santé et des Services sociaux (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 221). Une fois lancés sur une telle pente argumentaire, les commissaires ont de la difficulté à s’arrêter. Ils sont bien tentés d’appliquer le même type de raisonnement aux conseils d’administration des autres établissements publics du réseau de la santé et des services sociaux. En effet, si l’on applique la même philosophie de l’imputabilité aux CLSC, aux centres hospitaliers et aux centres jeunesse, dont le financement dépend des pouvoirs publics, ne faudrait-il pas également remplacer les procédures d’élection des membres des conseils d’administration par des procédures de nomination[3]. La commission Clair n’ose pas aller jusque-là, mais elle propose néanmoins un compromis en suggérant « que les membres du conseil d’administration des établissements locaux soient, pour certains, élus, et pour d’autres nommés, de sorte à accroître la compétence administrative […] » (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 229, recommandation R-34). Quant au directeur général de l’établissement public, il serait proposé par les membres du conseil d’administration nommés par le Ministère, mais devrait être approuvé par le ministre (Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, 2000 : 224, proposition P-53).

À notre avis, il importe de bien prendre la mesure de la vision de l’imputabilité vers le haut véhiculée par le rapport Clair et de bien saisir ses implications pour la régionalisation et la décentralisation des organismes publics. Cette conception de l’imputabilité est partagée par un courant important à l’intérieur des gouvernements, des autres pouvoirs publics, des administrations publiques et de l’intelligentsia. Heureusement, elle ne fait pas l’unanimité dans les appareils gouvernementaux et dans la société civile. En la reprenant à son compte, le rapport Clair nous offre une occasion de réfléchir aux effets pervers de cette théorie de l’imputabilité et, éventuellement, de plaider en faveur d’une vision renouvelée de l’imputabilité. En un mot, le point de vue traditionnel de la commission Clair sur l’imputabilité a pour conséquence désastreuse de rendre difficile, voire impossible, toute démarche véritable visant la régionalisation et la décentralisation des organismes publics. La conception de l’imputabilité que l’on retrouve dans le rapport Clair invite à voir les organismes publics des régions et des localités comme des courroies de transmission de l’État central qui les finance. Cette conception complique les démarches des organismes publics des régions et des territoires locaux qui voudraient se démocratiser en ouvrant leurs structures décisionnelles à des idées provenant des forces vives du milieu prêtes à participer au développement local et régional et à l’organisation des services collectifs. S’il n’est pas possible de vivre une double imputabilité, soit une imputabilité vers le bas et vers le haut, et si les seuls comptes que les organismes publics doivent rendre s’adressent à l’État central qui les finance, nous devons, en pratique, renoncer à la décentralisation et à la régionalisation. Les implications négatives de cette conception exclusivement verticale de l’imputabilité seraient nocives pour la vitalité démocratique des organismes publics dans le réseau de la santé et dans plusieurs autres domaines de services publics. Elles seraient nocives aussi pour les Centres locaux de développement (CLD), les Centres locaux d’emplois (CLE), les Carrefours jeunesse-emploi (CJE), etc. En outre, nous pouvons ajouter que la conception traditionnelle de l’imputabilité que plusieurs gestionnaires du secteur public font leur les empêche d’établir avec les organismes du tiers secteur de véritables rapports de partenariat dans lesquels nous retrouvons un certain partage de pouvoir. Le rapport de Gérald Larose sur la reconnaissance et le financement des organismes communautaires autonomes l’a bien fait ressortir dans ses recommandations (Larose, 2000).

C’est ici que prend tout son sens une distinction que fait un courant important de la recherche latino-américaine qui s’intéresse à la fois à la réforme de l’État et à la démocratisation des organisations et des pouvoirs publics. En vertu de cette distinction, il y a deux types d’organisations publiques : les organisations publiques étatiques ( lo publico estatal) et les organisations publiques non étatiques ( lo publico no estatal ). Les organisations publiques non étatiques peuvent recevoir leur financement de l’État tout en conservant des instances de gouvernance qui leur permettent de demeurer enracinées dans la société civile, sur un territoire ou dans une région donnés (Bresser Peireira et Cunill Grau, 1998). Dans nos travaux de recherche sur le partenariat entre le secteur public et le tiers secteur, nous estimons que l’utilisation de cette distinction pourrait être féconde pour le renouvellement des pratiques sociales. Elle nous permettrait en outre de faire avancer la réflexion sur la double imputabilité. Ce point comporte des implications cruciales pour l’avenir de la démocratisation des organismes publics que la conception classique de l’imputabilité condamnerait à redevenir ou à demeurer des créatures instrumentales et bureaucratiques de l’État incapables de travailler en collaboration avec les acteurs de la société civile.

Faire le lien avec le renouvellement du modèle de développement en contexte de mondialisation

En raison des failles que nous venons d’identifier, il nous apparaît que les pistes mises de l’avant par le rapport Clair pour permettre le renouvellement des pratiques et des politiques sociales demeurent beaucoup trop timides et étroites. Le rapport Clair manque terriblement de souffle sur le plan de la vision globale à plus long terme. Comme bien d’autres documents analogues, il nous propose la quadrature du cercle en nous conviant à une supposée réforme en profondeur du système de santé et de services sociaux qui pourrait se réaliser sans que la société québécoise tout entière repense en profondeur son modèle de développement social et économique. En somme, le rapport Clair postule, à tort, qu’il serait possible de mettre en oeuvre une réforme sectorielle profonde dans le champ de la santé et du bien-être sans que notre société abandonne le modèle de développement qui a marqué les réformes des années 1960 et 1970, soit un modèle que nous qualifions souvent, dans nos équipes de recherche, de fordiste, providentialiste et hospitalocentriste[4]. C’est là que le bât blesse dans le rapport Clair et dans d’autres documents analogues dans le domaine de la santé et du bien-être. Les passages sur les déterminants non médicaux de la santé et du bien-être ou sur les liens entre le financement de la santé et la politique budgétaire et fiscale globale sont ceux qui vont le plus loin dans un effort d’élargissement de la problématique. Dans ces pages, on recourt à une perspective macro qui sert à rappeler un certain nombre de contraintes économiques qui invitent à renoncer aux tentations de type « Big Bang » !

Pourtant, pour penser une véritable réforme des politiques et pratiques en matière de santé et de bien-être, nous devons absolument faire des liens avec les autres domaines de pratiques socioéconomiques (emploi, éducation, développement, culture) et poser des questions de fond sur l’État et le marché, certes, mais aussi sur l’économie sociale, sur l’économie domestique et informelle, sur le développement local, sur l’environnement et sur la coopération internationale. Au Québec, une véritable réforme du système sociosanitaire ne peut donc faire l’économie d’un renouvellement en profondeur du « modèle québécois » de développement économique, social et humain (Bourque, 2000 ; Lévesque, Bourque et Vaillancourt, 1999).

Lorsque nous parlons d’un nouveau modèle de développement au Québec, nous ne faisons pas référence à un modèle québécois « tricoté serré » qui renverrait à la singularité d’une société québécoise refermée sur elle-même. Les aspirations à un nouveau modèle de développement qui émergent au Québec depuis une dizaines d’années et qui sont quelquefois expérimentées dans certains domaines de pratiques rejoignent souvent, pour l’essentiel, des aspirations analogues qui apparaissent dans d’autres pays et d’autres continents du Nord et du Sud. Les aspirations qui nous intéressent ici sont celles qui s’opposent à une économie de marché qui voudrait transformer la société tout entière en société de marché. Ce sont celles qui pointent en direction d’une économie et d’une société plurielles.

Les chances de voir s’instaurer un nouveau modèle de développement plus démocratique et solidaire au Québec sont liées aux chances qu’un nouveau modèle de développement apparaisse ailleurs. D’où l’importance de se situer dans les échanges internationaux en s’inscrivant avec d’autres dans une démarche alternative à la mondialisation néolibérale qui a occupé trop souvent le devant de la scène au cours des deux dernières décennies.

Les débats et initiatives concernant la mondialisation et le libre-échange ont évolué depuis quatre ou cinq ans dans des directions inédites qui ouvrent des perspectives de solidarité et de coopération nouvelles et prometteuses. Il y a quelques années, on parlait de la mondialisation et de la globalisation au singulier. C’était la mondialisation économique pensée et réalisée par les détenteurs de capitaux, par les grandes institutions financières internationales et régionales, par les regroupements des grands pays. Dans ce contexte, la mondialisation était l’affaire du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale (BM), de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du Groupe des 7, de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), du Marché commun du Cône Sud (MERCOSUR). Les citoyens, les organismes sociaux et les pays qui étaient en désaccord avec l’ordre du jour des tenants de la mondialisation du capital se sentaient alors impuissants.

Graduellement, au cours des cinq dernières années, des mouvements de résistance ont commencé à apparaître et à s’exprimer. De fortes mobilisations de citoyens et de groupes contre le type de mondialisation mise de l’avant par les grands de ce monde ont eu lieu, notamment à Seattle lors d’une rencontre de l’OMC et à Nice, à l’automne 2000, à l’occasion d’une rencontre des leaders de l’Union européenne. Également, un rassemblement anti-Davos s’est tenu en janvier 2001. Enfin, des mobilisations et des manifestations larges et diverses dénonceront le Sommet des Amériques à Québec en avril 2001.

Les médias ont pris l’habitude de qualifier de manifestations anti-mondialisation les rassemblements des citoyens et des organisations qui veulent dénoncer l’ordre du jour néolibéral des grandes institutions financières internationales. Mais le qualificatif anti-mondialisation ne rend pas justice aux positions et aux sentiments d’un nombre croissant d’individus et de groupes qui veulent aller plus loin que la dénonciation de la mondialisation. Ce qui se passe en fait, c’est l’émergence d’un courant progressiste alternatif en faveur d’une autre mondialisation. C’est le sens du Forum social mondial alternatif qui a eu lieu à Porto Alegre, au sud-ouest du Brésil, en janvier 2001, en même temps qu’avait lieu le forum de Davos, en Suisse. Le rassemblement de Porto Alegre, qui regroupait des représentants de 120 pays, était plus qu’un contre-Davos (Almeira, 2001). L’ordre du jour avait été établi pour favoriser la recherche d’alternatives au modèle économique qui prédomine dans le monde. Le choix de la ville de Porto Alegre était en lui-même très significatif par ce que cette ville de plus de deux millions d’habitants est gouvernée depuis maintenant 12 ans par un gouvernement de gauche qui a instauré le « budget participatif », une formule vue comme inspirante dans plusieurs pays (Brunelle et Deblock, 2001 ; Cassen, 2001 ; Favreau, 2000 ; Gonzales Souza , 2001 ; Joffrin, 2001 ; La Jornada, 2001 ; Luneau, 2001 ; Ramonet, 2001).

Un autre projet très pertinent pour amorcer une réflexion novatrice sur une autre mondialisation attentive aux aspirations sociales des peuples des pays du Nord et du Sud aura lieu en octobre 2001 au Québec. Ce projet se situe dans le prolongement d’un congrès international sur l’économie sociale et solidaire qui a eu lieu à Lima, en juillet 1997. Nous faisons ici référence à la « Deuxième rencontre internationale sur la globalisation de la solidarité. L’économie sociale et solidaire, une perspective Nord-Sud » (Groupe d’économie solidaire du Québec, 2001). Les initiateurs formulent l’objectif poursuivi de la manière suivante :

Depuis les événements de Seattle et de Prague, la mobilisation de la société civile contre une mondialisation centrée sur le néolibéralisme est croissante. Toutefois, il ne suffit pas de la dénoncer pour arriver à contrecarrer la dynamique actuelle : il faut également proposer des alternatives viables. Depuis 1997, les événements qui réunissent des individus et des groupes à la recherche de ces alternatives se multiplient. En 2001, plusieurs rencontres internationales sont prévues, dont l’Assemblée des citoyens de la terre organisée par l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire.[5]

Groupe d’économie solidaire du Québec, 2001

Le Chantier de l’économie sociale est lié à la préparation de cet événement. Dans un document récent, le Chantier dégageait de la façon suivante le sens concret de cette mondialisation alternative :

C’est profiter de notre position stratégique pour favoriser la convergence des différentes composantes de l’économie solidaire ici comme ailleurs, de façon à lui donner plus de force tant au plan économique, comme mode de développement socioéconomique, qu’au plan politique, comme enjeu sociopolitique.

C’est affirmer plus fermement la solidarité entre populations des sociétés du Nord comme des sociétés du Sud.

C’est franchir une étape dans la mise en place d’une coordination internationale sans laquelle la solidarité perd son impact global.

Chantier de l’économie sociale, 2001 : 18

Pour avancer au Québec dans nos réformes, que ce soit en santé ou dans d’autres domaines, il faut, paradoxalement, sortir du domaine de la santé et même sortir de chez nous !