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Introduction

La pandémie du sida est un révélateur des intolérances sociales. Toutefois, si cette maladie provoque, comme la lèpre jadis, un syndrome de rejet social, elle représente aussi pour l'homme du xxe siècle une école de respect de l'autre et une épreuve de maturité sociale (Grmek, 1990).

Depuis la reconnaissance clinique du syndrome d'immunodéficience acquise (sida) en 1980 et l'identification de son agent causal, le virus d'immunodéficience humaine (VIH), nous assistons au déploiement de tout un arsenal de recherches dominé par le pharmaco-biomédical en vue de circonscrire, traiter et contrer l'épidémie. Il y a de multiples façons de se représenter ce « phénomène social total » (Lévy et Cohen, 1997) qu'est le sida et cela a des conséquences sur les façons d'actualiser les stratégies et les programmes de prévention et de promotion de la santé.

Malgré les récentes découvertes, apparemment tout aussi porteuses d'espoir les unes que les autres, rien ne nous permet de croire que la propagation du VIH / sida sera enrayée dans un avenir rapproché. Malgré la mise en place de programmes préventifs s'adressant aux personnes s'injectant des drogues, les études révèlent qu'à Montréal, l'incidence (5 à 8,3 pour 100 personnes-années) et la prévalence (20 %) de l'infection au VIH demeurent, avec Vancouver, parmi les plus élevées en Amérique du Nord (Morissette, 1998). C'est l'une des raisons pour lesquelles la prévention de la transmission du VIH représente une priorité clairement exprimée par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) dans Priorités nationales de santé publique: 1997-2002 (MSSS, 1998)[1] et dans Stratégie québécoise de lutte contre le sida, phase IV   : orientations 1997-2002 (MSSS, 1997)[2].

Réfléchir au rapport toxicomanie-sida dans une perspective de prévention et de promotion de la santé nous conduit rapidement à nous interroger sur notre degré de cohésion sociale et notre capacité individuelle et collective de respect de l'autre. Le rapport toxicomanie-sida est complexe et profondément politique[3]. Complexe parce qu'il est souvent traversé par de multiples autres réalités déjà fortement imbriquées les unes aux autres : pauvreté, désaffiliation sociale, itinérance, santé mentale, incarcération, violence, intolérance, marginalisation, discrimination, rejet à répétition, clandestinité, etc. Profondément politique, parce que l'insuffisance et la lenteur dans le développement de programmes adaptés aux réalités des personnes consommant des drogues et l'absence d'harmonisation des actions font en sorte que la situation actuelle s'enlise dans « un système à deux vitesses », où tout va trop lentement pour certains alors que tout va trop vite pour d'autres (Morissette, 1998). Y a-t-il lieu de s'inquiéter ? Quelques faits : on estime à 23 000 le nombre de personnes qui s'injectent des drogues au Québec (Cloutier et Demers, 1999) alors que ce nombre varierait entre 8 000 et 15 000 dans la région montréalaise (Rémis et al., 1998) ; le phénomène des jeunes de la rue à Montréal est en croissance (environ 4 000 jeunes âgés entre 12 et 30 ans) ; 36 % de ces jeunes se sont déjà injecté des drogues et la prévalence du VIH est de 5,7 % chez ceux qui se sont injecté dans les six derniers mois (Roy et al., 1996). Ces quelques données ne suffisent-elles pas à nous convaincre du nécessaire renouvellement de nos façons de faire en prévention et en promotion de la santé auprès des personnes consommant des drogues ?

Après un bref rappel des stratégies québécoises de lutte contre le sida, le présent article relève certains paradoxes et obstacles dans les programmes actuels de prévention du VIH auprès des personnes consommant des drogues. Il examine les points de repères orientant actuellement les pratiques, politiques et programmes ; il propose de tenir compte des dimensions sociopolitiques portant sur la reconnaissance de la primauté des personnes dans leurs choix, sur la place qui leur est accordée dans la définition et l'orientation des programmes les concernant et sur une approche globale traitant d'enjeux plus globaux de société. En guise de conclusion, l'article préconise des pistes d'action pour une plus grande cohérence entre les orientations et les actions en matière de prévention du VIH.

Rappel des stratégies québécoises de lutte contre le sida, 1997-2002

Le cadre de référence : les Priorités nationales de santé publique: 1997-2002

Les problèmes de santé et de bien-être de la population et les facteurs pouvant influencer la santé et le bien-être de cette population constituent la trame de fond des Priorités nationales (MSSS,1998). Pour les fins de cet article, nous retenons parmi les priorités d'action énoncées dans ce document celles se rapportant au VIH / sida et aux toxicomanies.

L'orientation du MSSS identifie quatre principes directeurs afférents aux objectifs de promotion de la santé et du bien-être. Ces principes directeurs sont : « agir » et « comprendre » ; s'engager davantage auprès des communautés ; s'engager davantage dans la lutte contre les inégalités en matière de santé et de bien-être ; intervenir de façon concertée et coordonnée (MSSS, 1998). La présente analyse tient compte de ces principes directeurs en s'intéressant plus particulièrement aux aspects sociopolitiques des programmes de prévention du VIH auprès des personnes consommant des drogues par injection. À ce titre, des éléments ont retenu notre attention lors de la lecture des Priorités nationales ; ils concernent l'analyse de quelques faits saillants de l'évolution de la santé publique au Québec :

Au cours du 20e siècle, [...] l'intervention de santé publique s'oriente davantage vers l'éducation, dans une perspective de prévention où les facteurs de risques sont le plus souvent considérés sur un plan individuel. Plus récemment, le fait d'avoir constaté la limite des interventions centrées principalement sur les individus, de même que la persistance d'un écart en matière de santé et de bien-être entre les groupes les mieux nantis et les plus démunis, a suscité une étude plus approfondie des déterminants collectifs de la santé. Cette analyse a permis de comprendre davantage les liens entre la santé et les conditions et milieux de vie. Elle a également conduit à développer la promotion de la santé, approche positive qui contribue à améliorer la santé et le bien-être personnels et collectifs en développant le potentiel des personnes et en stimulant l'établissement de conditions favorables à la santé et au bien-être. Consistant essentiellement à fournir les moyens de maîtriser davantage sa santé et de l'améliorer, elle requiert la participation des individus et des communautés (MSSS, 1998 : 18).

La prise en compte des déterminants collectifs de la santé au lieu de l'acharnement préventif centré presque exclusivement sur les individus, la reconnaissance du potentiel et de la participation des individus et des communautés dans l'établissement de conditions favorables à la promotion de la santé et la corrélation entre la persistance d'un écart en matière de santé et de bien-être entre les nantis et les démunis constituent des références obligées dans notre démarche compréhensive des enjeux en prévention du VIH.

La Stratégie québécoise de lutte contre le sida, phase IV: orientations 1997-2002

La Stratégie québécoise précise les orientations d'action pour les cinq prochaines années au regard de l'évolution de la problématique du VIH / sida et convie les divers acteurs concernés au renouvellement de leurs efforts dans la lutte contre le sida.

Si cette phase 4 maintient les activités de prévention du VIH / sida, elle s'engage plus à fond dans la promotion de la santé. Cela veut dire des interventions en amont des problèmes, des actions plus larges sur l'environnement social, des appuis additionnels en vue de développer le potentiel d'action des groupes, des mesures favorisant le maintien à domicile et la qualité des soins ainsi qu'une meilleure connaissance des dimensions de la problématique pour accroître l'efficience des actions. Par-dessus tout, il y a une considération plus grande de la vulnérabilité des groupes et des personnes au VIH / sida (MSSS, 1997 : 4).

Partant du constat que le VIH / sida touche des personnes particulièrement vulnérables, la Stratégie québécoise réaffirme l'importance du respect des droits de la personne aux services, aux traitements et aux soins, indépendamment de son statut social, de sa culture, de son mode de vie, de ses valeurs, de son sexe ou de son orientation sexuelle (MSSS, 1997).

Le modèle de réduction des méfaits[4] constitue le cadre de référence pour articuler des programmes de prévention du VIH auprès des personnes consommant des drogues. Les objectifs de réduction des risques de transmission du VIH par voies intraveineuses et des méfaits reliés à la consommation de drogues et aux politiques en matière de drogues s'inscrivent dans la lignée des prises de position énoncées en 1987 par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarant que dans la lutte pour contrer la propagation du VIH chez les personnes consommatrices de drogues, la guerre au sida devait primer sur la guerre à la drogue. « La toxicomanie est réversible, le sida ne l'est pas. L'opinion selon laquelle une personne toxicomane consomme sans arrêt pendant toute une vie n'est pas fondée. Une grande partie des toxicomanes renonce aux drogues même après une assuétude prolongée » (MSSS, 1994).

L'adoption d'une politique nationale de réduction des méfaits

Au constat que des personnes consommatrices de drogues par injection continuent à partager leur matériel d'injection, même si cela se fait dans une moindre mesure qu'auparavant (MSSS, 1998 ; Beauchemin et al., 1994 ; MSSS, 1994), n'y aurait-il pas lieu de remettre en question nos façons de faire ? Se pourrait-il que les interventions à hauts seuils d'exigence (modulées au paradigme de l'abstinence) et d'intolérance (justifiées par le paradigme de la répression et du syndrome du « pas-dans-ma-cour ») gênent, voire privent les personnes consommant activement une drogue quelconque d'un rapprochement et d'un accès aux dispositifs de prévention favorables à une stabilisation et à une réduction de l'infection du VIH ? Que faire devant ce dilemme ? Pour sa part, le MSSS envisage, pour 2002, l'adoption d'une politique nationale de réduction des méfaits associés à la toxicomanie (MSSS, 1998 : 52) et favorise dans l'immédiat la mise en place de dispositifs à bas seuils d'exigence, notamment « des programmes permettant aux toxicomanes de se procurer des seringues stériles et de la méthadone [...] dans toutes les régions du Québec » (MSSS, 1998 : 54). Telles sont les mesures et programmes – trop timides à notre avis – que le MSSS s'engage à promouvoir pour ralentir la propagation du VIH / sida[5].

Paradoxes, incohérences et réductionnisme dans l'application des programmes de prévention du VIH

Exemples d'incohérence dans l'application des programmes de prévention du VIH

Le document des Priorités nationales souligne l'importance « d'accroître l'efficacité et l'efficience de ces interventions par une concertation et une coordination nationales » (MSSS, 1998 : 13) et « vise à assurer que des actions communes soient mises en oeuvre partout au Québec » (MSSS, 1998 : 14). Regardons comment cet énoncé s'articule dans les faits : des programmes et services rendant accessibles le matériel prophylactique (seringues, condoms, tampons d'alcool, etc.) existent dans la plupart des régions administratives du Québec. En janvier 1999, on dénombrait 636 sites d'échange de seringues : pharmacies, centres hospitaliers, CLSC, cliniques médicales, centres de réadaptation pour toxicomanes, organismes communautaires, etc. (MSSS, 1999). Toutes ces mesures sont justifiées par la nécessité d'agir coûte que coûte pour rejoindre le plus grand nombre de personnes qui s'injectent des drogues afin que leurs pratiques d'injection soient à moindres risques d'infection au VIH et autres MTS. Curieusement, aucune seringue n'est encore distribuée en milieu carcéral, tant aux paliers fédéral que provinciaux. Mais qu'en est-il exactement des taux d'incidence et de prévalence au VIH en milieu carcéral ?

Il y a une forte concentration de personnes UDI[6] en centre de détention et un taux élevé d'infection par le VIH : de l'ordre de 10 % des personnes UDI en détention. Les femmes UDI sont particulièrement touchées par l'infection. (Imbleau, 1997)

Entre avril 1994 et août 1995, le nombre de cas connus de séropositifs et de sidéens dans les établissements correctionnels fédéraux a augmenté de 40 %. Les taux des cas d'hépatite C variaient alors entre 28 et 40 % [...] Le milieu carcéral, faute d'y avoir apporté les correctifs nécessaires pour redresser la situation, est devenu un facteur de propagation du virus du sida. (CCLAT/ACPS, 1997 : 8)

Pourquoi cette réticence à affronter la réalité du VIH et l'usage de drogues en prison ? Serait-ce parce que les gestionnaires et professionnels en milieu carcéral s'accordent pour dire que la consommation de drogues en général, et l'injection en particulier, sont des pratiques illégales donc non admises en milieu de détention ou représentent des activités à hauts risques de dangerosité pour le personnel et, qu'en conséquence, il serait paradoxal de fournir des seringues aux personnes s'injectant des drogues ? Les services correctionnels n'ont-ils pas une responsabilité morale et légale à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour endiguer la propagation d'agents infectieux en prison et protéger la population carcérale contre la transmission du VIH (Jürgens, 1996) ? Pourquoi ne pas prendre exemple sur certaines expériences étrangères vécues avec succès et avec l'appui des détenus, des employés, des autorités carcérales, des politiciens et du public (Zeegers Paget, 1999) ?

Prenons un autre exemple d'incohérence dans les politiques actuelles : « On peut vous arrêter pour simple possession de cannabis – car vous relevez de la justice – et vous fournir les seringues nécessaires à votre consommation d'héroïne ou de cocaïne si vous êtes UDI – car vous relevez de la santé [...] » (Beauchesne, 1999).

Et quoi encore ? Les limitations à l'accessibilité aux programmes de substitution à la méthadone font l'objet de vives critiques dans le milieu de la prévention. Il faut rendre plus accessible ces programmes parce que des données récentes démontrent que ces mesures – y compris la substitution par de l'héroïne prescrite à Liverpool (Henman, 1995), en Suisse (Mino, 1996) – donnent des résultats révélateurs d'une diminution de l'infection au VIH, d'une amélioration notable de la santé et des conditions de vie des personnes et d'une diminution de près de 50 % de la criminalité dans les secteurs où de tels programmes existent. Et que fait-on de la réalité nord-américaine et plus particulièrement canadienne et québécoise quand les données indiquent que plus de 70 % des personnes qui s'injectent des drogues le font avec de la cocaïne ? Si la substitution à la méthadone et à l'héroïne prescrite est justifiée pour les personnes aux prises avec des méfaits reliés à l'usage de l'héroïne, peut-on en dire autant de l'avenir des programmes de substitution pour les personnes faisant un usage problématique de la cocaïne ?

Obstacles à une approche globale et intégrée de réduction des méfaits

La volonté du MSSS de sensibiliser les divers paliers de gouvernement aux avantages d'une politique nationale de réduction des méfaits et à la nécessité d'une véritable collaboration intersectorielle retient notre attention (MSSS, 1998). Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Les obstacles et paradoxes actuels témoignent, d'une part, des difficultés rencontrées dans les tentatives d'application de programmes adéquats ; les intervenants des secteurs politiques et de la santé ne pourront pas toujours reporter les débats soulevés par les pratiques et les politiques contradictoires issues du contexte prohibitionniste actuel (Beauchesne, 1999). En outre, cette démarche de sensibilisation du MSSS ne doit pas, par ailleurs, éclipser les dimensions sociale, économique et culturelle que cette même approche propose (Kendall, 1995 ; Newcombe, 1992).

Pour les fins de discussion, clarifions ce que nous entendons par méfaits. Pour certains, les méfaits ne sont pas reliés exclusivement ou principalement à la substance consommée mais sont plutôt influencés, dans une large mesure, par le contexte entourant la consommation. D'autres diront que les coûts et les répercussions négatives reliés à la consommation de drogues sont aussi le résultat d'un système de régulation et de réactions sociétales et institutionnelles modifiables « fondées sur un ensemble complexe de normes culturelles » (Kendall, 1995). Pour sa part, Newcombe (1992) propose une série de variables à prendre en considération[7] pour une lecture d'ensemble des méfaits reliés à la consommation de drogues ; il suggère en effet de tenir compte des niveaux individuel, communautaire et sociétal, et ce, en interaction avec les dimensions économique, sociale et de santé physique et psychologique.

Observons maintenant comment s'articulent à ce jour les mesures et les programmes de prévention du VIH au Québec. Des messages à grande échelle destinés à des populations ciblées depuis des paramètres épidémiologiques sont diffusés dans les médias. Des programmes de substitution à la méthadone existent et sont appelés à devenir plus accessibles. Les programmes d'échange de seringues, quant à eux, « visent à faire de l'éducation et de la prévention auprès des UDI, à offrir le test anti-VIH et à rendre des seringues disponibles pour éviter le prêt et l'emprunt de seringues [...] » (MSSS, 1998).

Si ces programmes s'actualisent de plus en plus sur l'ensemble du territoire québécois, nous cherchons encore où sont les lieux et activités de socialisation et les programmes adaptés d'aide pour le logement, de recherche d'emploi, d'aménagement de sites de tolérance pour les consommateurs de drogues, de légalisation des drogues douces, etc. L'observation générale des mesures et programmes initiés à ce jour révèle une forte tendance à se centrer presque exclusivement à la croisée des chemins individuel / sanitaire en négligeant les autres attributs relevant du micro- et du macrosystème, et les dimensions économique, sociale et culturelle. Ce constat renvoie au questionnement de l'influence de la perspective épidémiologique et biomédicale à l'égard de la définition des problèmes et des stratégies mises en place pour réduire les risques et les méfaits liés à la consommation de drogues. Si le cadre conceptuel épidémiologique conduit tendancieusement à identifier des paramètres comportementaux à risque pour ensuite définir des populations à risque, il a aussi pour corollaire de cibler les personnes ayant ces comportements et de réduire les stratégies d'intervention auprès des populations ainsi stigmatisées à partir de ces paramètres conceptuels. Cette manière de voir et de faire constitue, selon nous, un obstacle majeur à une véritable lutte contre le sida et une façon réductionniste d'actualiser la réduction des méfaits. Nous croyons que cela représente des limites et des obstacles de taille pour majorer l'impact qu'une telle approche pourrait permettre, y compris dans la prévention du VIH.

Les limites de l'approche de réduction des méfaits présentes ou pointant à l'horizon ne sont pas, selon nous, des limites intrinsèques à l'approche. Ces limites nous apparaissent relever plutôt, d'une part, de l'absence d'une représentation commune de ce qu'est la réduction des méfaits et, d'autre part, d'une conséquence d'une application réductionniste de l'approche devant la nécessité et l'urgence de prendre les mesures qui s'imposent pour enrayer la propagation de l'infection par le VIH. La lutte contre le sida a donné le rythme et battu la mesure[8]. La réduction des méfaits en toxicomanie s'est donc trouvée un terrain d'application en identifiant une cible commune : la lutte contre le VIH / sida. Cette approche a déclenché une remise en question de l'ordre actuel des choses et obligé à changer l'ordre des priorités : la lutte contre le sida doit primer sur la guerre à la drogue. C'est la force de cette conviction qui a entraîné un déplacement dans la façon de se représenter le traitement de la toxicomanie : ce qui était criminel hier doit être vu comme une question de santé maintenant. Pas étonnant alors de voir la résurgence du corps médical dans le traitement de la toxicomanie et l'émergence d'une nouvelle contradiction où les dimensions sociale, économique et culturelle sont manifestement peu prises en considération.

Nous assistons donc à un passage de la judiciarisation et de la pénalisation de la toxicomanie à des mesures de prévention (distribution de seringues, messages pour des injections à moindres risques, etc.) et de médicalisation de celle-ci (p. ex. : programme de substitution à la méthadone ou d'autres substances prescrites). Ce déplacement explique, selon nous, pourquoi la vision médicale et la version épidémiologique sont actuellement au poste de commande dans l'application de cette approche. L'aspect positif de ces transformations est que cela constitue une entreprise, une croisade de transformations des moeurs conviant à plus de tolérance, à l'acceptation des différences et à voir la toxicomanie comme un symptôme plutôt que comme l'origine des problèmes. L'aspect négatif, et c'est là où le bât blesse, c'est de constater l'insuffisance des mesures sociales (réduction des inégalités socioéconomiques), communautaires (centre de jour-soir-nuit, lieux d'injection assistés, activités de socialisation, etc.) et politiques (absence d'harmonisation interministérielle, de législation facilitant l'accès aux drogues douces, de programmes de substitution à des drogues prescrites, etc.).

À notre avis, la réduction des méfaits doit susciter un mouvement de mobilisation de tous les acteurs sociaux et particulièrement des personnes consommatrices de drogues devant d'abord s'organiser dans leurs propres rangs pour ensuite se rallier aux autres mouvements sociaux qui cherchent à agir sur les causes structurelles des problèmes sociaux et sur leurs conséquences négatives (Greig, 1998). Pour cela, la réduction des méfaits doit se combiner à d'autres approches en vue de consolider les perspectives réelles de changement qu'elle sous-tend. Cette conviction repose par ailleurs sur un regard critique sur les conséquences induites actuellement par l'emprise de l'approche épidémiologique.

Le VIH / sida et l'approche épidémiologique

L'analyse est aujourd'hui bien connue, il n'y a pas une pandémie[9] du VIH, il y en a trois : celle purement médicale relative aux états pathologiques liés au sida ; celle plus large relevant autant de la santé publique que de la politique sociale, et qui touche les personnes séropositives ; celle, enfin, purement sociale et politique de peurs multiformes suscitées par l'épidémie, peurs tout aussi imprévisibles dans leurs composantes et tout aussi transmissibles que le virus lui-même. Il n'y a pas une seule épidémie à envisager, il y en a trois. Tout d'abord, chacune de ces formes d'épidémie s'accompagne de pratiques d'exclusion spécifiques portant, dans le premier cas, sur l'accès aux soins, dans le second cas, sur l'accès aux programmes de prévention et de prophylaxie, et dans le dernier cas, enfin, de pratiques d'exclusion passant par la discrimination. (Lascoumes, 1994 : 61)

Pour Lascoumes, les politiques de santé publique concernant le VIH tendent à une biologisation du social et reposent sur des nouvelles formes de gestion des risques sociaux comme celles qu'avait anticipées, il y a plus de 15 ans, Castel dans La gestion des risques  : « le retour en force de l'objectivation médicale, la mutation des techniques préventives classiques en une surveillance médico-administrative centralisant les données symptomatologiques sur les personnes et la mobilisation des individus eux-mêmes dans la gestion des risques dont ils sont porteurs » (Lascoumes, 1994 : 73).

La principale critique adressée aux recherches épidémiologiques actuelles se résume au fait que la plupart des déterminants sociaux et culturels sont pris en compte fort discrètement et sont réduits aux individus plutôt qu'envisagés collectivement (Corin, 1996 ; Lascoumes, 1994). Pour être bref, nous partageons l'opinion selon laquelle « cette épidémie a mis en relief les limites d'une perspective biomédicale dominante qui tend souvent à reléguer à la périphérie les déterminants économiques, politiques et idéologiques qui modulent, de façon complexe, cette maladie de notre fin de siècle » (Lévy et Cohen, 1997). D'autres affirmeront que la logique prophylactique de la santé publique ne peut ignorer la logique de l'être humain (1990 : 217) :

Si la prévention doit se soucier de l'aspect prophylactique, elle ne doit pas pour autant évacuer les autres dimensions qui sont en jeu : la sexualité, la relation à l'autre, le rapport à la mort et aussi le lien social. (Larose, 1990 : 212)

La prise en compte des représentations symboliques et des conditions de vie

La reconnaissance du principe directeur : s'engager davantage dans la lutte contre les inégalités en matière de santé et de bien-être conduit fondamentalement à mieux comprendre l'influence des déterminants sociaux, culturels, économiques et légaux reliés à la consommation de drogues. Ce « phénomène social total » que constitue le sida renvoie à une remise en question de nos représentations de la toxicomanie, comme de bien d'autres choses d'ailleurs. Il nous interpelle aussi dans la recherche de stratégies adéquates et adaptées aux personnes, notamment dans l'actualisation de programmes à bas seuils d'exigence ou à haut niveau de tolérance (Brisson, 1997 ; Mino, 1996, 1993 ; Raedemaeker, 1993).

Le constat du peu d'impact des messages adressés aux personnes consommant des drogues par injection sur les « comportements à risque[10] » en matière d'injection et de sexualité oblige la poursuite de nos réflexions sur les stratégies d'intervention à mettre en place. En effet, malgré les efforts consentis à la sensibilisation et à l'éducation (information, développement des compétences, etc.) par l'approche milieu, malgré l'accessibilité aux seringues neuves dans les lieux de consommation, les données indiquent que l'emprunt (68,2 %) et le prêt de seringues usagées persistent de façon significative (Beauchemin et al., 1994). Pour Lascoumes (1994), le principal obstacle qui empêche les personnes consommant des drogues par injection de recevoir et d'intégrer des messages de prévention est le problème de la précarité du statut social :

Cette précarité se présente sous deux formes principales, économique et sociale, qui parfois se chevauchent. Tout d'abord, quand l'urgence est de survivre matériellement, le « souci de soi » se trouve étouffé par de tout autres priorités et les attitudes de réduction des risques ne peuvent trouver vraiment leur place dans les pratiques [...] les sujets ayant à affronter des contraintes quotidiennes élémentaires [...] Il faut ajouter d'autres formes d'exclusion de type psychosocial, plus difficilement repérables peut-être, mais bien connues de ceux qui travaillent directement auprès des populations touchées. Elles s'observent à travers les conduites de déni et de refus de savoir en relation avec la crainte d'un étiquetage social négatif. C'est par exemple la crainte majeure qu'éprouvent les personnes redoutant d'être découvertes – homosexuelles, toxicomanes et séropositives – c'est-à-dire d'avoir à faire face à un double stigmate. Comment alors être réceptif aux messages de prévention quand on ne peut avoir accès qu'à des pratiques clandestines et que l'on se refuse à soi-même une part d'identité socialement stigmatisée [...] (Lascoumes, 1994 : 63)

Ces propos de Lascoumes illustrent à merveille l'importance de prendre en considération l'ensemble des facteurs pouvant influencer les conditions à risque dans lesquelles peuvent être amenées à vivre les personnes. Cette démarche s'avère déterminante et nécessaire pour s'assurer que nos stratégies d'intervention ne s'enlisent pas dans des perspectives réductionnistes, individualisantes et stigmatisantes à l'égard des individus en attribuant « la responsabilité des conséquences de l'expansion des problèmes aux personnes elles-mêmes, indépendamment du fait qu'elles peuvent être coincées dans des réalités bio-psycho-sociales impropres à l'adoption de choix » (Beauchesne, 1995).

Le modèle de réduction des méfaits, à cet égard, privilégie une stratégie d'intervention qui, a priori, reconnaît que les personnes vivant les méfaits, les préjudices reliés à la consommation de drogues, sont les personnes les mieux placées pour identifier ces méfaits et préjudices et agir selon leurs priorités. Pourquoi ? Parce que ce sont elles qui vivent au quotidien les réalités afférentes à la consommation de drogues et à la production du travail à accomplir pour y arriver ; parce que ce sont elles qui rencontrent sur leur chemin des obstacles de tout ordre (intolérance, discrimination, procédures excluantes, législation, etc.) venant complexifier leur rapport à la substance, leur rapport à autrui, leur rapport à la cité. Dans la guerre au sida et aux autres méfaits, ne serait-ce pas finalement les personnes concernées qui sont en mesure de prendre les commandes opérationnelles de prévention pour agir non seulement sur leurs pratiques d'injection mais aussi sur leurs conditions de vie et d'environnement ? Sommes-nous capables de reconnaître leurs savoirs, d'écouter leurs priorités et d'apprendre à vivre avec elles ?

Conclusion : Les aspects sociopolitiques de la prévention du VIH

Les aspects sociopolitiques de la prévention du VIH auprès des personnes consommatrices de drogues par injection demeurent un objet d'étude méritant une attention particulière dans les années à venir ; ne serait-ce que le fait que le MSSS annonce son intention d'adopter une politique nationale de réduction des méfaits en l'an 2002. À notre avis, beaucoup d'apprentissages demeurent à faire et seule une volonté politique ferme des acteurs déterminés à faire face aux réalités telles qu'elles se présentent pourrait insuffler la cohésion nécessaire pour promouvoir à tous les niveaux et dans toutes les dimensions la réduction des méfaits. Parmi les apprentissages à faire pour faciliter l'objectif de rapprochement (l'outreach ) et de support aux personnes consommant des drogues dans une perspective de promotion de la santé et de réduction des méfaits, voici quelques énoncés de principes pouvant servir au renouvellement des pratiques : apprendre à vivre avec les personnes consommant des drogues (Mino et Arsever, 1996) ; apprendre à vivre avec les personnes ayant le VIH / sida (Larose, 1990) ; cesser les tentatives d'uniformisation des corps et des esprits différents (Dorvil, Renaud et Bouchard, 1994) ; cesser « la persécution rituelle des drogués, boucs émissaires de notre temps » (Szasz, 1995). Dans les faits, ces principes devraient se traduire par les orientations suivantes.

Un plan d'action intégré pour une véritable politique nationale de réduction des méfaits devrait assurer une harmonisation interministérielle des orientations, stratégies et programmes afin de réduire de manière optimale les paradoxes et les obstacles venant gêner les efforts de prévention et de rapprochement des uns par les actions de répression et de procédures excluantes des autres. Ce plan devrait aussi encourager divers professionnels oeuvrant dans le domaine à concevoir des programmes intégrés et cohérents qui tiennent compte de la personne dans son environnement, son mode de vie et ses conditions de vie. L'efficacité des programmes de prévention exige de porter attention à l'ensemble des conditions économique, sociale, culturelle, légale et environnementale pouvant influencer et agir sur les conditions de vie des personnes consommatrices de drogues. À ce titre, nous croyons que des exemples pris ailleurs dans le monde devraient être actualisés immédiatement à l'intérieur des programmes de prévention de l'infection par le VIH. Nous pensons notamment aux résultats positifs émergeant de certaines parties du monde (Suisse, Royaume-Uni, Pays-Bas, Australie, etc.) où l'on a osé agir au-delà des paradigmes traditionnels d'intervention en toxicomanie en mettant sur pied des programmes et dispositifs congruents avec cette volonté sans compromis de mener la lutte contre le sida et de soutenir les personnes en les accueillant comme elles sont et là où elles sont rendues dans leur cheminement de vie. Nous nous référons notamment aux programmes de substitution à la méthadone, à l'héroïne prescrite et, dans certains cas, à la cocaïne prescrite (Mino et Arsever, 1996 ; Henman, 1995). Nous prenons comme exemple les initiatives prises en milieu carcéral en Suisse rendant les seringues accessibles aux personnes incarcérées qui s'injectent des drogues (Zeegers Paget, 1999 ; Mino et Arsever, 1996). Nous notons les initiatives hollandaises prises par la mairie d'Amsterdam, à la suite des démarches des commerçants et des policiers, d'ouvrir des locaux d'injection assistés (Cingras, 1998). Quand nous relevons ces exemples, notre but n'est aucunement de faire la promotion de l'usage de la drogue ; nous partons plutôt d'un principe directeur afférent à la réduction des méfaits qui accepte l'usage de drogues comme étant une réalité à laquelle nous devons apprendre à faire face. Comme l'exprime Mino (1996) dans J'accuse les mensonges qui tuent les drogués: « Sous prétexte de bannir la drogue, nous avons banni les toxicomanes. » Le temps ne serait-il pas finalement venu de s'y prendre autrement ?

La réduction des inégalités sociales devrait constituer un objectif crucial des stratégies en réduction des méfaits et l'un des déterminants incontestables de lutte contre le sida. Selon nous, les inégalités sociales sont aussi le produit et la reproduction de diverses représentations agissantes prenant les formes d'exigences, de mécanismes et de procédures d'exclusion à l'égard de « certaines » personnes « différentes » : interdit, intolérance, rejet, exigences à seuil élevé (Hankins, 1999 ; Mino et Arsever, 1996 ; Castel, 1995 ; Dorvil, Renaud et Bouchard, 1994 ; Lascoumes, 1994). La réduction des inégalités sociales nécessite de mener de front une lutte contre toutes les formes, mécanismes et procédures excluants, incite les acteurs sociaux à reconnaître la primauté du sujet dans ses choix et à remettre en question les constructions stigmatisantes de tout ordre qui viennent discriminer, ostraciser et accroître la marginalisation des personnes dans leurs modes de vie. N'y aurait-il pas lieu de prendre acte de nos représentations agissantes, de nous assigner à comparaître en raison de nos préjugés et de revoir nos pratiques et stratégies d'interventions sociales auprès de ces personnes ?

Adapter les programmes aux personnes en besoin et agir avec celles-ci. Le fait que les programmes de prévention devraient aussi agir sur les conditions sociales et économiques conduit au corollaire suivant : il devient judicieux de soutenir les personnes par des stratégies visant à travailler avec elles et non pas pour, sur ou contre elles. « Le toxicomane est aussi un sujet social » (Castel, 1998). D'où l'importance de la participation et de l'implication des personnes à l'ensemble des activités et programmes les concernant, y compris les analyses et l'évaluation. D'où l'importance de prendre appui sur les supports sociétaux (famille, voisins, relations proches), de soutenir les initiatives d'autosupport, de regroupement, de défense de droits et de projets favorisant l'émergence de lieux et d'activités de socialisation.

Les concepts d'empowerment (Le Bossé, 1996) et d'autosupport (Toufik, 1997) appliqués aux personnes consommant des drogues constituent des perspectives militant pour la reconnaissance des potentiels et de la primauté des personnes et des groupes à être acteurs de leur vie. Des organismes communautaires comme Stella, le groupe communautaire l'Itinéraire, Concertation en toxicomanie Hochelaga-Maisonneuve, pour ne nommer que ceux-là, oeuvrent tous à la mise en place de conditions favorables à l'émergence d'un réappropriation du pouvoir des personnes marginalisées.

Stella vise l'amélioration des conditions de vie ou de travail des travailleuses du sexe par des actions favorisant la prise en charge individuelle et collective. Les employées et les bénévoles sont majoritairement des travailleuses ou des ex-travailleuses du sexe et oeuvrent avec les personnes dans une perspective d'appropriation du pouvoir. L'empowerment y est vu comme un processus complexe se déroulant à la fois aux niveaux individuel, de groupe et collectif et passant par différentes étapes dont la création d'un lien, l'identification et la participation aux activités et actions collectives (Thiboutot, 1999). L'organisme s'est doté d'un lieu de rencontre favorisant le bris d'isolement, l'échange d'informations, la construction de solidarités et l'organisation des actions.

Pour le groupe communautaire l'Itinéraire, l'approche d'empowerment vise à donner accès au pouvoir à ses membres. Trois projets cohabitent actuellement dans le même édifice : Le Café sur la rue constitue la porte d'entrée principale et s'avère un lieu de socialisation propice au développement d'un sentiment d'appartenance au groupe ; le journal l'Itinéraire favorise la participation à la vie de la cité en permettant aux personnes non seulement de vendre le journal mais aussi de l'administrer et de participer en majeure partie à sa rédaction ; le volet électronique est le troisième projet et permet aux personnes démunies d'avoir accès à des ordinateurs pour un dollar l'heure.

Le pari du groupe communautaire l'Itinéraire, c'est que ses membres parviennent à élaborer eux-mêmes ou en collaboration avec d'autres des projets qui répondraient à leurs besoins, que ce soit au niveau du logement, de l'environnement, de l'organisation sociale ou de l'employabilité. De plus, l'organisme s'est donné comme objectif, par le biais de ses projets, de faire la promotion et la défense des droits des personnes itinérantes et ex-itinérantes. (Thivierge et Demers, 1996)

Concertation en toxicomanie Hochelaga-Maisonneuve (CTHM) est un organisme oeuvrant avec les personnes consommant des drogues et leur entourage dans une perspective de promotion de la santé et du bien-être, de réduction des méfaits et d'empowerment. Dans le cadre de ses réalisations, CTHM a produit, avec la participation des personnes consommant ou ayant déjà consommé des drogues par injection, un document audiovisuel francophone : Faire sa veine. L'objectif de ce document est de transmettre des messages adaptés aux personnes consommant des drogues par injection, en lien avec la prévention du VIH et des hépatites B et C et d'autres méfaits reliés à la consommation de drogues. Le fait que les personnes concernées par l'injection aient fait part de leurs expériences de vie lors du tournage du document a permis d'identifier « l'étiquetage, la stigmatisation et le rejet » parmi les plus grands facteurs de risques d'infection au VIH et aux hépatites B et C. « Ces témoignages viennent soulever certaines représentations agissantes et procédures excluantes, trop souvent rencontrées par les personnes qui consomment des drogues » (Laberge et Desjardins, 1999).

Un discours commun semble virtuellement se dégager autour de l'idée de la réduction des inégalités économiques comme principe directeur pour contrer, au sein des sociétés modernes, la pauvreté grandissante et ses répercussions psychosociales négatives. Les points de vue divergent cependant quand il s'agit de débattre des stratégies à mettre en place pour y faire face. Devons-nous chercher à produire plus de richesse et si oui, à quel prix dans l'immédiat et à moyen et long terme ? Devons-nous consentir à une réorganisation ou à une réduction des budgets dans le secteur de la santé, de l'éducation, de l'aide sociale, etc., pour investir ailleurs et autrement ? Dans ces débats, l'Institut canadien de recherches avancées (ICRA, 1991) fait appel, pour sa part, à la nécessité, pour les nations, d'être capables de se donner les conditions pour produire plus de richesse, gage d'une meilleure santé de la population générale. Il préconise notamment de diminuer la part de la richesse collective affectée au budget des programmes universels de santé en réinvestissant les sommes ainsi épargnées dans d'autres secteurs d'activités.

Soupçonnant ce point de vue de sous-estimer les contributions des soins de santé à la santé et au bien-être et, subséquemment, de servir de tremplin aux manoeuvres néolibérales, nous reprenons à notre compte la critique incisive que Poland et al. (1998) adressent aux travaux de l'ICRA, notamment de croire que l'augmentation de la richesse peut produire une augmentation de la santé de la population générale alors que les chiffres actuels démontrent que là où la richesse augmente, la pauvreté augmente aussi (Ramonet, 1998 ; Maréchal, 1998 ; Jacquard, 1995). Ce constat invite non pas à s'interroger sur l'augmentation de la richesse au sein des nations et des entreprises mais bien à se mobiliser pour une répartition plus équitable de la richesse[11] aux échelons nationaux et planétaire. Pour être bref, référons-nous à l'éloquence de la donnée suivante : « à l'échelle planétaire, la fortune des 358 personnes les plus riches, milliardaires en dollars, est supérieure au revenu annuel des 45 % d'habitants les plus pauvres, soit 2,6 milliards de personnes [...] » (Ramonet, 1998). Quel est le problème ? Une insuffisance de croissance économique ou une absence de mesures équitables de répartition des richesses produites ?

Agir en amont des problèmes (Cloutier et Demers, 1999 ; MSSS, 1998a et b ; Parazelli, 1995 ; Castel, 1995 ; de Gaulejac et Taobada Léonetti, 1994) signifie un traitement politique des facteurs influençant les conditions de vie et l'état de santé des personnes : revenu décent, emploi convenable, conditions de travail appropriées, logement adéquat, éducation de qualité, lieux et activités de socialisation et de solidarité, accès à des services sociaux et de santé adaptés, etc.

Il semble plus facile et plus réaliste d'intervenir sur les effets les plus visibles d'un dysfonctionnement social que de contrôler le processus qui l'enclenche, parce que la prise en charge de ces effets peut s'effectuer sur un mode technique, tandis que la maîtrise du processus exige un traitement politique. (Castel, 1995)

C'est la façon d'aborder le problème qu'il faut transformer en premier lieu : ce n'est pas tant sur les exclus qu'il faut se focaliser afin de les réinsérer, les réadapter, les réintégrer, les rééduquer que sur les rapports sociaux, institutionnels, économiques, culturels qui s'établissent entre eux et le reste de la société. C'est sur la nature de ces échanges et des liens sociaux qu'il faut agir. (de Gaulejac, 1994)