Article body

Introduction

Ni les sociétés industrialisées, ni les civilisations qui les ont précédées n'en sont à leur première révolution technologique. La même question se pose toujours alors : Dans quelle mesure ces révolutions modifient-elles les rapports sociaux ? De quelle manière réaménagent-elles l'espace, le temps, les fonctions sociales ? Les transformations engendrées par les nouvelles technologies de l'information et des communications[1] se sont succédé tout en se « télescopant » depuis une vingtaine d'années. Les satellites de télécommunication, les ordinateurs centraux, puis les ordinateurs personnels et leurs logiciels de plus en plus perfectionnés nous sont parvenus par vagues successives. Mais avec l'explosion de l'Internet et des inforoutes, la dernière vague déferle en gros rouleaux. L'autoroute de l'information semble consacrer l'entrée définitive dans un nouvel ordre social, postindustriel, souvent nommé « société de l'information ». Pour plusieurs, l'information et les technologies qui la supportent sont devenues les clés de voûte des sociétés en restructuration.

Pour le champ du travail social, les révolutions informatique et numérique présentent un double paradoxe. Premièrement, l'arrivée des NTIC semble engendrer des problèmes sociaux et de l'exclusion sociale en même temps qu'elle les élimine. Par exemple, certaines technologies de communication peuvent améliorer de façon considérable la qualité de vie d'un grand nombre de personnes ayant des limitations fonctionnelles (Latulipe, 1999 ; Steyeart et al., 1996). D'un autre côté, elles entraînent des mises à pied massives dans des secteurs de l'emploi devenus automatisés (téléphonistes, caissières ; Firbank, 1995). Deuxièmement, alors que les outils informatiques offrent de nouvelles perspectives pour briser l'isolement et soutenir les processus thérapeutiques et même collectifs de certains groupes de personnes marginalisées, ils sont encore souvent perçus comme déshumanisants dans des champs de pratique fondés largement sur la relation d'aide personnalisée. Sur ce dernier aspect, les NTIC amènent même d'étranges renversements de perspectives. L'outil informatique, dirait-on, ne se présente plus comme une bête unidimensionnelle. L'avènement de l'inforoute et la convivialité accrue des micro-ordinateurs nous incitent à réexaminer ses effets, ses promesses et ses menaces réelles.

Le présent article vise à rendre compte des différents enjeux reliés à l'apparition des NTIC dans les champs d'intervention qui concernent les travailleurs sociaux. Comme professionnels, ces enjeux les touchent à plusieurs titres. Les NTIC les forcent d'abord à revoir leur organisation du travail et leurs stratégies d'intervention, par exemple, en considérant l'accès général aux ordinateurs et le développement de technologies adaptées aux besoins de certaines clientèles, tout en restant attentif au droit à la différence, à la vie privée ou à la confidentialité. Toutefois, pour les travailleurs sociaux en tant qu'acteurs sociaux, cela va plus loin. Ils doivent surveiller l'apparition de nouvelles formes d'exclusion. En somme, les travailleurs sociaux doivent se mobiliser en faveur de la justice sociale, de la solidarité et du partage des bénéfices que procure « ce nouvel ordre du monde de l'information » (Webster, 1995). Ce texte se présente surtout comme une mise au jour et une synthèse de la littérature. Il se divise en trois parties. La première partie fait la lumière, de manière générale, sur quelques caractéristiques de la société de l'information. La seconde partie porte sur les différentes étapes qui ont présidé à l'implantation des NTIC dans les champs d'action du travail social tant au Québec qu'à l'échelle internationale. La dernière partie expose des éléments d'analyse et, à partir des contextes présentés, certains défis posés aux travailleurs sociaux.

Première partie

Société de l'information

Que l'on s'accorde ou non sur la caractérisation centrale de la nouvelle ère occidentale, personne ne niera l'existence de ses composantes les plus souvent citées en référence à la « société de l'information », c'est-à-dire l'importance accrue de l'information, le déploiement spectaculaire des nouvelles technologies et l'accroissement du potentiel du secteur de l'information à fournir des emplois (Steyaert et Gould, 1998 : 3). Plusieurs théoriciens de la société placent désormais l'information, la connaissance et les technologies qui les supportent au centre des systèmes en émergence. Le débat sur la caractérisation de la société de l'information a lieu essentiellement sur les dimensions à travers lesquelles le changement social est identifié comme central et premier. Bien que ces dimensions puissent se chevaucher, plusieurs conceptions de la société de l'information se font actuellement concurrence : la société en tant qu'économie basée sur l'information ; en tant que société postindustrielle ; en tant que société du savoir ; la société industrielle informatisée et la société basée sur l'apprentissage ou sur l'innovation.

Pour Daniel Bell, l'information est à l'ère postindustrielle ce que la force musculaire et la machine ont été aux ères préindustrielle et industrielle. Au coeur de sa théorie du changement social se trouve l'idée de rationalisation, c'est-à-dire la faculté de produire plus avec moins (Webster, 1995 : 30-50). Pour lui, les éléments qui constituent les descripteurs d'une société sont les matériaux (production de biens et services) et, avec eux, les types d'occupation dominants. Or pour Bell, la rationalisation est rendue possible grâce aux innovations technologiques. Dans cette optique, l'information est le facteur de rupture que les NTIC viennent supporter. Pour d'autres, les indicateurs de la transformation d'un système sont strictement économiques. Pour les tenants de l'école de la régulation, il y a transformation de la structure d'un système lorsque la conjonction entre un régime d'accumulation (féodal, de masse) et les modes de régulation (forme de l'État, univers symbolique) qui en assurent la stabilité atteint un point de rupture. Les régimes d'accumulation analysés (fordiste, post-fordiste) définissent toutefois des formes de capitalisme plus ou moins avancées. À l'intérieur de ce cadre explicatif, l'information et les technologies qui la supportent jouent un rôle crucial (en soutenant le processus de mondialisation des échanges) mais non pas central. Dans le même ordre d'idées d'analyse, Herbert Schiller avance que l'information et les communications contribuent grandement à assurer la stabilité et la vigueur du système économique, mais que les fondements architecturaux du système capitaliste demeurent au centre de la société d'information (Webster, 1995 : 77).

Plus les nouvelles formes sociales nous apparaissent, plus on arrive à saisir les apports de l'information, du savoir, de la science et de la technologie dans ce nouveau monde. Dans son important ouvrage, La société en réseaux, Manuel Castells (1998 b) propose une nouvelle interprétation. Pour lui, la révolution technologique ne s'appuie pas uniquement sur le savoir et l'information, mais aussi sur la possibilité qu'offre l'information de produire des connaissances et des outils de communication, créant ainsi des boucles de rétroaction continues entre l'innovation et l'utilisation de l'innovation. C'est la possibilité de feed-back immédiat entre la production et l'application de connaissances nouvelles à travers l'apprentissage qui est centrale. Dans la société de l'information, l'innovation devient partie intégrante et intégrée du processus de production : « Pour la première fois dans l'histoire, l'esprit humain est une force de production directe, et pas seulement un élément décisif du système de production. » (Castells, 1998 : 55)

La société de l'information : rupture ou continuité ?

Au-delà des engouements et des effets de modes, le fait d'accepter ou non le terme de « société de l'information » revient à évaluer dans quelle mesure l'information et les technologies qui la supportent constituent des facteurs de rupture dans nos civilisations ou si elles ne représentent que des extensions de systèmes déjà constitués. Comme l'affirme Cartier (1995), la question de la rupture ou de la continuité n'est pas anodine, car, de la réponse, dépendront les stratégies. Des décisions beaucoup plus fondamentales doivent être envisagées en ce qui concerne les systèmes d'éducation et les grandes politiques nationales, par exemple. Pour ce spécialiste en communication, l'avènement des NTIC et, plus particulièrement, des inforoutes, est « le véhicule de l'actuel passage qui s'amorce, comme l'alphabet et l'imprimerie ont été des véhicules de rupture très importants dans le passé » (Cartier, 1997 : 12). Pour lui, l'indice du changement se situe dans la transformation de notre rapport à l'espace et au temps :

Il y a un passage d'un monde à un autre quand l'espace et le temps se modifient au point de modifier la culture ; et au fur et à mesure que le cycle de ces mutations s'accentue dans notre histoire, l'espace et le temps semblent se contracter [...] L'explosion des inforoutes est le signe d'une étape décisive pour le monde arrivé à un carrefour où s'enchevêtrent des données sociétales, politiques, économiques, technologiques, etc. L'État, le politique et l'économique n'opèrent plus dans les mêmes espaces ni dans les mêmes temps qu'auparavant.

Convergence et nouveaux maîtres du monde

Depuis une quarantaine d'années, les technologies de l'information ont permis le stockage et le traitement de l'information avec des processeurs de plus en plus puissants, rapides et petits, permettant l'ouverture de nouveaux marchés. C'est la numérisation[2] qui assure le passage de l'informatisation aux inforoutes. Utilisée pour la mise en réseau, la numérisation constitue une importante phase dans cette quête incessante de nouveaux marchés en vue de lancer une panoplie de produits et d'applications révolutionnaires où, radio, télévision et ordinateur seront combinés. L'immense chantier des inforoutes est plus que jamais rendu possible grâce à la convergence sur les plans technique, économique et réglementaire. D'abord, par la numérisation et l'abolition graduelle des cloisons entre les entreprises de télécommunication, de câblodistribution et d'informatique. Ensuite, par les investissements massifs consentis par les États nationaux et les grandes entreprises dans l'infrastructure des autoroutes de l'information (fibres optiques, satellites, industrie du contenu). Enfin, par l'intention des gouvernements d'adapter leurs législations et leurs réglementations pour faciliter le développement de ces systèmes (Venne, 1995). Au milieu des années 1990, de nombreux pays riches ont adopté des politiques concernant l'autoroute de l'information. Plusieurs voient dans les inforoutes un des exemples les plus achevés d'interaction entre un investissement soutenu dans la recherche et le développement de l'infrastructure de l'information, qui ont été l'objet d'un réel partenariat entre les gouvernements, les industries et les universités (Lebert, 1999 : 11). Depuis le début de la décennie, les industries du numérique drainent 38 % de la croissance économique des États-Unis (Venne, 1995 : 22). Donc, la locomotive de l'industrie des inforoutes est résolument américaine. Avec son projet de National Information Infrastructure (NII) lancé en 1993 puis de Global Information Infrastructure (GII) en 1994, le vice-président américain, Al Gore, a ravivé le mythe d'une nouvelle frontière, propre selon lui, à relancer non seulement l'économie mais aussi à donner espoir à une planète désenchantée. Les méga-entreprises de télécommunications (très majoritairement américaines) ne font pas que se disputer des profits ; ce sont elles qui vont déterminer ce qui circulera sur les inforoutes du monde entier.

Les discours actuels autour des NTIC vont de l'émerveillement prudent au messianisme triomphant. Willet (1995) relève quelques lieux communs sur l'autoroute électronique, où se confondent mythes, métaphores et réalités. Pour d'aucuns, l'autoroute électronique « favorise le développement économique et social ; engendre la croissance de l'information ; peut sauver des vies ; permet de tenir compte des handicapés et des informationnellement pauvres ; engendre des options encore inimaginables dans le processus quotidien de prise de décision, etc. ». Le numérique serait appelé à jouer le rôle qu'a joué l'imprimerie, l'atome ou la machine à vapeur. C'est encore oublier « [qu']une technique, pour s'imposer et changer l'ordre des choses, doit passer par un tissu complexe de médiations sociales et politiques, des conflits d'intérêts et des conflits symboliques » (Eisenstein, cité dans Sfez, 1999).

Deuxième partie

L'implantation des NTIC : « Suis-je venue pour travailler avec des humains ou avec des machines ? »

Dans le domaine du travail social en tant que profession, l'intérêt pour l'outil informatique remonte à une vingtaine d'années. Au fil de ces années, une littérature de plus en plus abondante a fait état des différentes applications informatiques, attestant de leur prolifération et de leurs conséquences sur la pratique quotidienne du travail social (Béliveau et Deslandes-Senay,1994 ; Bouchard et Gagné, 1999 ; Gibson, 1997). En parallèle, une autre littérature a soulevé plus directement la question des tensions entre les valeurs du travail social et celles de la technologie (Berman et Phillips, 1995 ; Finnegan, 1996 ; Kreuger, 1997). Deux revues scientifiques sont consacrées aux questions relatives aux applications des technologies de l'information en travail social : une nord-américaine, Computers in Human Services, et une européenne, New Technology in the Human Services. De même, une série de conférences internationales (HUSITA), des réseaux institués en Europe et aux États-Unis (Network for Information Technology in the Human Services) et des outils CD-ROM ont été développés au cours des années 1990 (Steayert et al., 1996). Au Québec, les quelques recherches effectuées ont porté sur des systèmes centraux, des systèmes d'aide à la prise de décision et des logiciels de formation ou d'évaluation utilisés dans d'importantes institutions (Centres de services sociaux [CSS], hôpitaux, Services Jeunesse, etc.) laissant les secteurs communautaires, volontaires ou associatifs, assez peu documentés. De fait, l'intérêt scientifique sur ces questions est demeuré, ici, assez ténu bien que la révolution technologique ait suivi son cours ici comme ailleurs. En travail social, les différentes vagues d'implantation des outils informatiques ont connu sensiblement la même évolution au Québec que dans les États comparables. La première vague date des années 1970. Elle a présidé à l'implantation des systèmes centraux et des systèmes clients destinés à la gestion administrative et à l'établissement de base de données pour les clientèles rattachées à des institutions. La seconde vague, amorcée dans les années 1980, a vu apparaître les systèmes interactifs (les systèmes experts et les jeux thérapeutiques par exemple). La troisième vague, qui déferle depuis le début des années 1990, consacre l'entrée des outils numériques (WEB, courriel, domotique, etc.). À ces vagues correspondent des catégories d'utilisateurs distincts soit, successivement, les gestionnaires et le personnel administratif pour la première vague, les praticiens puis l'ensemble des utilisateurs pour les deuxième et troisième vagues.

Si les outils informatiques destinés à la gestion administrative des établissements n'ont fait l'objet d'aucun débat parmi les travailleurs sociaux, l'implantation des systèmes clients et des outils d'aide à l'intervention demeure en revanche plus controversée (Rafferty, 1997 ; Beaudoin et al., 1990). Si le travail social est concerné (peut-être davantage que d'autres professions) par les percées technologiques qui affectent sa pratique, c'est que la déontologie et l'épistémologie du travail social reposent sur des fondements en perpétuelle tension entre, d'une part, le paradigme scientifique et, d'autre part, des courants d'influence religieux, humanistes ou altruistes (Moffat, 1993 : 44). D'autres parlent aussi d'opposition dynamique entre l'adaptation sociale technico-productiviste et le changement social (Mercier, 1998). Il est aussi reconnu que le domaine du travail social « traîne de la patte » par rapport à d'autres disciplines dans l'utilisation des NTIC (Resnick, 1994 ; Roosenboom, 1991 ; Rafferty, 1997). Dès les premières phases de l'informatisation, l'essentiel des critiques des travailleurs sociaux a porté sur la déshumanisation et la standardisation des processus, sur la confidentialité des renseignements sur les clients, sur l'accès aux technologies, la technocratisation, la création de nouvelles classes de marginaux, l'impact sur le travail des femmes (Steayert, 1995 ; Collectif, 1984). L'introduction de l'informatique a engendré tour à tour des préoccupations soutenues, voire de la résistance, mais elle a aussi donné lieu à l'adoption de pratiques innovantes. Dans la section qui suit, nous présentons un survol des NTIC à travers les stades successifs de leur implantation, au Québec et ailleurs. Dans la dernière section, nous débattons de l'impact des NTIC en travail social pour son organisation, ses visées et ses valeurs.

Première vague : les systèmes centraux

Les systèmes centraux sont de loin ceux qui ont bénéficié des investissements les plus soutenus dans le domaine du travail social (Rafferty, 1997). Les systèmes centraux sont des bases de données centralisées destinées à traiter des données financières, statistiques ou qualitatives au regard de clientèles à servir. L'utilisation des systèmes centraux est longtemps demeurée plus limitée dans les services sociaux qu'en santé par exemple. L'histoire de leur implantation n'a pas toujours été jalonnée de succès. Ainsi, plusieurs systèmes centraux ont été abandonnés après la phase expérimentale. Les données, faute d'être mises à jour, transformaient ces beaux systèmes en cimetières d'informations inutilisables (Rafferty, 1997). Ce fut le cas au Québec pour les systèmes CROCUS pour les Centres locaux de services communautaires ou GAMMA pour les CSS (Firbank, 1995). D'autres observateurs ont constaté que l'informatisation s'est réalisée par étape au fil des ans, sans véritable vue d'ensemble. Cela a été en partie imputé au fait que les autorités compétentes n'ont pas su mobiliser les acteurs autour de ces innovations, de leur finalité et de leur utilité (Poulin et Béliveau, 1987).

Mais les obstacles ont également été érigés par les travailleurs sociaux et les usagers eux-mêmes, qui voyaient dans ces systèmes une menace à l'individualisation des services, et à la confidentialité des données ou une mécanisation des processus humains. « Je suis venu en travail social pour travailler avec des personnes, pas avec des machines » a-t-on souvent entendu clamer (Rafferty, 1997). Si, dans l'ensemble, les systèmes centraux ont permis d'obtenir des données plus fiables, plus ciblées et précises pour l'évaluation et l'élaboration de politiques sociales, l'expérience fait état de taux d'erreurs importants[3] (Raffery, 1997). On connaît aussi les dangers réels d'utilisation de fichage électronique et le croisement des données sur les employés, les consommateurs ou les assistés sociaux par exemple (Martin, 1995). Au total, l'introduction des systèmes centraux dans les services sociaux a donc souvent résulté en une transition douloureuse, accaparante et moins efficace que prévu, renforçant le « scepticisme » des travailleurs sociaux (Moultrie, 1997). À un certain point, les systèmes centraux ont atteint un tel degré de complexité que cela a entraîné la démission des administrateurs au profit des analystes et des programmeurs (Sapey, 1997). Aujourd'hui, la situation semble avoir évolué. Au fur et à mesure des avancées technologiques, les systèmes semblent poser moins de problèmes d'intégration. Dans les Centres jeunesse, le dernier système central en date, le Projet intégration jeunesse (PIJ), a été mis en branle en 1996. Une des pièces de ce système permettra de gérer les informations relatives aux usagers, aux services qu'ils reçoivent, au processus d'intervention dans lequel ils sont engagés, aux ressources d'hébergement qu'ils utilisent et à la tâche des intervenants impliqués. Munis de boutons, d'onglets, de menus déroulants, le système est devenu plus simple à utiliser et les intervenants sont invités à l'utiliser autant que les gestionnaires (Doré, 1999). Dans les CLSC, il y a eu Crocus, l'ancêtre, suivi de Status, qui a été remplacé par le système d'information « Intégration CLSC » et dont l'implantation sera achevée en l'an 2000. L'outil informatique intègre en un seul système des applications autrefois éparses comme Vaxin, Info-Santé et SISMAD. Grâce à un investissement de 24 millions de dollars du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), les CLSC du Québec ont été dotés de 5 500 micro-ordinateurs (Boudreau, 1998).

Deuxième vague : les systèmes interactifs

La deuxième vague trouve son application dans les lieux touchant plus directement à la pratique soit comme appui à l'intervention, soit comme moyen d'intervention. Les systèmes interactifs peuvent inclure le dossier informatisé, le système informatique d'évaluation diagnostique et de prise en charge, les systèmes experts-consultants d'aide à la décision, les programmes interactifs ou les jeux informatiques de nature thérapeutique. Ainsi, au début des années 1980, la Direction de la protection de la jeunesse a développé un outil clinique pour les intervenants dans l'exercice de leur jugement quant à l'application de la Loi sur la protection de la jeunesse. Une autre expérience importante fut la mise sur pied de SICHELD[4], en 1986 (MacFadden et al., 1996). Le système visait non seulement l'établissement d'une base de données pour les clientèles en maintien à domicile ou en résidence, mais soutenait également l'activité clinique (pour l'établissement de plans d'intervention à partir du profil psychosocial). D'autres logiciels ont été développés pour l'évaluation psychologique, la prédiction du risque du suicide, le counselling, l'orientation de carrière et la psychothérapie (Erdman et Foster, 1988). Les outils informatiques d'entretien clinique ont proliféré durant les années 1970 et 1980 allant des tests de compréhension à des problématiques plus sensibles telles que la consommation d'alcool ou les dysfonctions sexuelles (Nurius, 1990). L'utilisation de l'ordinateur comme outil d'évaluation psychologique a permis d'en reconnaître les bénéfices ou avantages. Il a été mentionné que le client, dans un système interactif avec l'ordinateur, pouvait être plus à l'aise et ainsi, plus à même d'avouer la gravité de certains problèmes (Erdman et Foster, 1988 ; Nurius, 1990). Les jeux électroniques à des fins thérapeutiques ou éducatives semblent convenir davantage aux jeunes. Par exemple, le jeu électronique Busted, inspiré de « Donjon et dragons », présente à des jeunes contrevenants des scénarios leur faisant prendre conscience des liens entre certains comportements et leurs conséquences (Resnick, 1994). Utilisés par les travailleurs sociaux, les systèmes interactifs soulèvent plus directement la question de la limite à définir entre le jugement humain et la machine. Par exemple, les résultats et les recommandations d'un système expert vont-ils finir par entrer en conflit avec l'avis d'un intervenant ou du client lui-même ? (Cwikel et Cnaan, 1991) D'autres enjeux sont apparus avec l'utilisation de ces outils, comme ceux de l'accès large à ces ressources, de l'individualisation des services et de l'absence de flexibilité dans le choix de traitements dont les contenus sont déterminés d'avance. Jusqu'à quel point ces outils empêchent de mettre à contribution la créativité, la passion, l'intuition et l'analyse propres aux travailleurs sociaux ? Jusqu'à quel point le caractère envahissant de ces outils peut-il enlever du temps consacré aux clients ? À ce propos, Schuerman (1987) conclut que les systèmes experts ont des limites certaines mais qu'ils peuvent toujours être utiles pour codifier les connaissances et fournir des indications aux praticiens peu expérimentés.

Troisième vague : les technologies numériques

On peut attribuer cette dernière vague à l'utilisation des technologies de la communication impliquant non seulement l'interactivité mais également la numérisation et toutes les possibilités qu'elle offre, dont principalement la mise en réseau. En travail social, ces technologies ont déjà commencé à servir d'outil à l'intervention et à l'apprentissage (Rafferty, 1997). Amorcée timidement avec les premiers babillards électroniques, de nouveaux sites Web se créent chaque jour et semblent d'un intérêt évident pour répondre à des besoins de toutes sortes. Les gouvernements fédéral et provincial ont lancé (respectivement en 1995 et 1999) des programmes d'accès à l'Internet dans les communautés en ciblant parfois des milieux défavorisés comme le groupe l'Itinéraire ou le Centre social Centre-sud (Canada branché, 1999 ; www.courrier.qc.ca ). De plus en plus de projets communautaires incluent des activités pour favoriser l'accès à l'Internet ou au courrier électronique dans des projets liés à l'employabilité, l'alphabétisation ou la réadaptation (Elkouri, 1999 ; Gouvernement du Québec, 1998). Plusieurs projets menés auprès des aînés rapportent des effets positifs. L'un de ces projets, évalué par l'Université d'Ulster en Irlande, visait l'apprivoisement de l'ordinateur par les récits de vie des aînés. Un autre projet, le « 3I project » (pour International, Intergenerational, Internet) a pour objectif d'explorer les possibilités du courrier électronique entre groupes qui ne se côtoient pas normalement (Gibson, 1997).

Les technologies les plus avancées peuvent être utilisées au profit de projets militants. À Boston, un projet d'archives multimédia a été mis sur pied pour démontrer l'efficacité et la pertinence d'un projet de revitalisation urbaine impliquant du logement social (Schön, 1999 : 164). Des films vidéo enregistrés avec des résidants en coordination « intelligente et sensible » avec des représentations spatiales des caractéristiques historiques, géographiques et démographiques du projet, ont contribué à défendre efficacement leur dossier auprès des autorités publiques. On connaît aussi la saga de l'accord multilatéral sur les investissements (AMI ; Wallach, 1998). Négocié en catimini au sein de l'OCDE par les pays les plus riches du monde, cet accord visait à étendre le programme de déréglementation systématique de l'OMC aux quelques secteurs vitaux non encore concernés : la localisation et les conditions de l'investissement dans l'industrie et les services, les transactions sur les devises et les autres instruments financiers tels que les actions et les obligations, la propriété foncière et les ressources naturelles. L'accord avait été entièrement conclu à l'insu des États et des citoyens lorsqu'une coalition internationale de mouvement de citoyens réussit à stopper la signature imminente de l'accord. Au grand dam des partenaires « naturels » de l'OCDE, une copie de l'accord avait été reproduite et rendue accessible sur Internet.

Les personnes handicapées ou en perte d'autonomie comptent parmi les grandes gagnantes des deuxième et troisième vagues. Pour eux, des outils technologiques spécialisés se développent rapidement, favorisant leur autonomie, leur intégration professionnelle et scolaire. Les personnes handicapées visuelles et les personnes lourdement handicapées peuvent également se servir d'un ordinateur grâce, entre autres, à des logiciels de reconnaissance vocale. Les personnes qui ont des difficultés à parler peuvent produire des mots au fur et à mesure qu'elles les écrivent sur un clavier. Certains logiciels permettent à l'ordinateur de détecter le mouvement de la tête ou même du regard. Ainsi, l'utilisateur arrive à déplacer le curseur en bougeant la tête ou les yeux en le fixant pendant quelques secondes (MacFadden et al., 1996 ; Latulipe, 1998). D'autres innovations liées à la domotique permettent aux personnes âgées et handicapées de vivre à domicile dans des conditions d'autonomie suffisante. La domotique désigne la conception et la construction de maisons informatisées, qu'il s'agisse de téléavertisseurs, d'équipements vidéo, d'alarmes ou d'appareils automatisés (Martin, 1995).

Troisième partie

Les NTIC : vigilance et opportunités

Pour le travail social, on l'a vu, les NTIC sont souvent envisagées dans une perspective opposant les normes et rationalités propres à l'univers de la technique à celles des relations humaines. Les écrits, à cet égard, loin d'épuiser le débat, attestent d'une diversité qui prend souvent appui sur les tout derniers développements technologiques. Une première catégorie d'articles prend fait et cause pour les valeurs humanistes du travail social et des aspects menaçants des NTIC (Berman et Phillips, 1995 ; Murphy et Pardeck, cités dans Finnegan, 1996 ; Larochelle, 1993 ; Saleebey, 1991). Pour Saleebey (1991), le recours aux technologies est trop souvent perçu comme une solution miracle rassurante, ce qui a pour effet d'évacuer d'autres facettes du travail social : des considérations liées à l'histoire, à la complexité de la nature humaine, aux questionnements existentiels des individus, aux forces politiques en mouvement, aux forces vitales de l'intuition et des désirs, souvent tout cela à la fois. À partir de l'idée de validation induite par la technique et l'assurance qu'elle « fonctionne », soutient-il, ses applications deviennent dès lors des réponses définitives. Vue sous cet angle, poursuit-il, la technologie est un instrument foncièrement conservateur. Dans ce contexte général, on comprend que le thème de la résistance des travailleurs sociaux face à l'utilisation des NTIC ait toujours été au centre des interrogations des personnes intérressés aux applications technologiques dans les champs du travail social. Les résistances peuvent tenir tout autant à l'anxiété (peur de ne pas pouvoir apprivoiser l'ordinateur) qu'à l'attitude (jugement général négatif quant à la pertinence de l'ordinateur ; Finnegan, 1996). Les études attribuent ces dernières résistances aux craintes des travailleurs sociaux concernant la déshumanisation des services, l'atteinte à la confidentialité des données sur les clients, la mécanisation et la standardisation des contenus et des tâches.

Une seconde tendance, moins alarmiste, bien qu'elle mette en garde contre un certain nombre de questions éthiques, voit généralement l'informatique comme recelant des possibilités et comme étant positif pour le travail social (Cwikel et Cnaan, 1991 ; Beaudoin, Poulin et Turgeon-Krawczuck, 1991 ; Rafferty, 1997). Un troisième courant, en ascension, reconnaît le caractère irréfragable de l'apport des NTIC et clame l'importance de les utiliser afin de rendre le travail social plus efficace (Béliveau, 1994 ; Gibson, 1997 ; Patterson, 1996 ; Roosenboom, 1995 ; Sapey, 1997). Pour certains auteurs de cette dernière tendance, l'adoption des NTIC par la communauté des travailleurs sociaux devient un enjeu de pouvoir par le biais duquel le corps professionnel doit s'assurer une place dans les débats sur les nouveaux enjeux de la société de l'information (Rafferty, 1997 ; Sapey, 1997). Certains s'inquiètent même de la disparition de la profession, si elle ne se dote pas, comme les autres professions, de bases de données internationales sur ordinateur destinées aux praticiens, étudiants et chercheurs (Patterson, 1996). Pour d'autres, les nouvelles technologies de l'information et l'ère qu'elles préfigurent sonnent tout simplement le glas du travail social. Ainsi, Kreuger (1995) estime que l'arrivée des nouvelles technologies va créer un lieu de luttes culturelles et politiques où l'espace traditionnel de services sera remplacé par un espace personnel-cybernétique où les clients pourront trouver eux-mêmes des solutions.

Plusieurs estiment que les NTIC changeront radicalement la nature du travail social. Le quart des 200 travailleurs sociaux membres de la National Association for Social Workers (États-Unis), interrogés lors d'une étude, croient à cette transformation profonde (Pardeck et al., 1995). Avec leurs développements récents, les NTIC ne peuvent plus être ignorées, encore moins être isolées des bouleversements sociaux auxquels elles participent. Les inforoutes ont créé une nouvelle donne. Des voix s'élèvent partout dans le monde pour réduire les inégalités entre « inforiches » et « infopauvres ». Tout semble devoir être réexaminé à la lumière des réseaux numériques. Les expériences récentes et toujours plus nombreuses auprès de groupes de personnes marginalisées situent de façon plus directe que jamais le débat sur les effets égalisateurs des NTIC (Venne, 1995). On a déjà observé que les NTIC offrent des possibilités intéressantes pour des groupes de personnes défavorisées (personnes handicapées, personnes lettrées mais isolées, personnes en perte d'autonomie). En revanche, la restructuration de l'économie, rendue elle-même possible par les nouvelles technologies, est en train d'engendrer de nouvelles catégories de personnes défavorisées : celles qui ne pourront tirer parti de la société de l'information. De vieux schèmes d'accessibilité se reproduisent, cette fois en créant des classes d'inforiches et d'infopauvres (Schön et al., 1998). On pense d'abord aux communautés pauvres, aux personnes analphabètes, aux personnes sous-scolarisées ou, d'une façon générale, aux personnes qui n'auront pas accès aux NTIC. Dès lors, plusieurs auteurs, au nom de la justice sociale, exhortent les travailleurs sociaux d'orienter tous leurs efforts (y compris en exerçant des pressions sur les politiques sociales) vers l'accès aux NTIC pour ces « nouvelles clientèles » de la société de l'information (McNutt, 1997 ; Schön et al., 1998). Mais les dynamiques de la société de l'information dépassent largement la résorption de l'écart entre « inforiches » et « infopauvres ». À juste titre, Castells affirme que la diffusion des technologies est nécessaire mais insuffisante pour réduire les inégalités de la société de l'information (1998a : 35). Depuis 20 ans, les nouvelles configurations sociales ne font pas que déplacer les inégalités, elles les accroissent. Des actions de type plus stratégique demeurent donc essentielles. L'effet principal des restructurations engendrées par l'avènement de la société de l'information est la segmentation et la polarisation de la société dans l'organisation du travail. Dans le monde du travail, le modèle dominant s'organise autour d'une « main-d'oeuvre permanente » (minoritaire) et d'une « main-d'oeuvre jetable », livrée à la précarité et à l'insécurité de même qu'aux impératifs de la flexibilité (Castells, 1998b : 313). L'exclusion s'appuie aussi sur des contextes régionaux. Les entreprises qui font le plus de profit organisent leur production en installant des centres de décisions dans certains lieux et en laissant la production bon marché dans des villes ou pays pauvres. Bien que les personnes moins qualifiées demeurent les plus vulnérables, le chômage et la précarité menacent des catégories de personnes qui étaient à l'abri avant. Dans ce nouvel ordre, les vrais gagnants sont les individus qui évoluent dans des réseaux globaux, ceux qui sont en mesure d'ajouter de la plus-value à des produits et services fondés sur l'excellence scientifique, la flexibilité, des aptitudes créatives, des compétences financières et des habiletés promotionnelles. Ils sont en position de renouveler constamment leurs connaissances. Certains parlent de reflexivity winners et de reflexivity losers. Les femmes, les travailleurs peu qualifiés, les personnes résidant dans des régions pauvres et les personnes âgées de plus de 50 ans sont les groupes les plus susceptibles d'être affectés par la précarisation de l'emploi (Schienstock et al., 1999).

En somme, les travailleurs sociaux font face à un double front d'intervention (adaptation sociale et changement social) et il en sera probablement ainsi tant que des dynamiques de domination subsisteront. Encore une fois, le travail social est convié à l'effort de compréhension qui anime tous ceux qui veulent mieux lutter contre les formes d'exclusion de la société en émergence. Pour l'instant, la difficulté consiste encore à distinguer ce qui relève de la société de l'information, comme type sociétal (au même titre que la société industrielle, par exemple), de ce qui relève des logiques de profitabilité. La mondialisation aurait été impossible sans les NTIC, mais l'on doit désormais l'étudier suivant les divers niveaux qui en déterminent l'évolution. Pisani (1997) propose de considérer la technologie, les logiques économiques et les impacts sociaux. Pour y voir plus clair, un nombre croissant de chercheurs nous invitent à distinguer la productivité, qui relève de la technologie, la profitabilité, qui concerne les entreprises, et la mondialisation, qui renvoie aux États (Touraine, cité dans Castells, 1998b : 8).

Pour mener ces tâches à bien, les travailleurs sociaux seront de plus en plus appelés à utiliser les NTIC. Avec l'avènement de l'interactivité, ils seront peut-être moins enclins à considérer les NTIC comme des instruments conservateurs. Utilisées avec discernement, une partie de ces technologies recèle même un potentiel d'innovation important. À ce propos, les écoles occidentales en travail social semblent vouloir les intégrer (Sapey, 1997). Si la mouvance des 10 dernières années a consisté à implanter des ordinateurs pour familiariser ( hands on ) les étudiants avec cet outil, la nouvelle tendance consiste à développer des habiletés d'évaluation des potentiels réels des applications informatiques dans des situations données. Cette approche, appelée « Informatique sociale » ( social informatic ) vise à aider les travailleurs sociaux à utiliser les technologies de la façon la plus appropriée. En 1997, un colloque tenu au Massachusetts Institute of Technology (MIT) a débattu ces questions en examinant plus particulièrement les impacts des NTIC dans les milieux urbains pauvres (Schön et al., 1998). Le colloque réunissait deux groupes de chercheurs et d'intervenants « terrain », l'un s'intéressant aux communautés pauvres des centres-villes, l'autre, aux possibilités des NTIC en développement urbain. Au terme de ce colloque, les organisateurs ont été surpris de constater que les intervenants terrain avaient abandonné leur attitude sceptique traditionnelle (au contraire !), alors que les théoriciens et chercheurs demeuraient, eux, plus circonspects. Après plusieurs jours de débats théoriques et de présentation d'expériences d'utilisation des NTIC en milieux pauvres, les participants, bien qu'en désaccord sur plusieurs points, sont parvenus à dégager certains consensus : 1) les NTIC offrent des potentiels d'interactivité et de décentralisation d'activité qui sont fort intéressants pour les communautés à faibles revenus ; 2) l'accès universel aux NTIC est perçu comme essentiel et les États ont la responsabilité de le favoriser ; 3) les politiques étatiques d'accès à l'Internet demeurent lacunaires en abandonnant la grande partie au secteur privé, ce qui laisse les milieux défavorisés encore une fois à la remorque ; 4) l'une des clés pour l'accès universel aux NTIC reste l'accès à l'éducation de base et l'amélioration de sa qualité.

Si les NTIC représentent le nouveau « matériau » de l'ère de l'information, on peut penser que les innovations sociales et technologiques en seront désormais les produits. En effet, on parle de plus en plus du concept d'innovation sociale pour désigner « toute nouvelle approche, pratique ou intervention ou encore tout nouveau produit mis au point pour améliorer une situation ou solutionner un problème social et ayant trouvé preneur au niveau des institutions, des organisations, des communautés » (Bouchard, 1999 : 2). Il incombe en partie au travail social d'agir dans ce contexte, c'est-à-dire s'engager à trouver des solutions en s'appuyant sur des connaissances plus fiables, plus accessibles et plus précises, et sur des réseaux étendus tout en utilisant les technologies qui sauront servir ces fins.