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Après avoir lu l'éditorial de Réjean Mathieu paru dans le dernier numéro de la revue Nouvelles pratiques sociales, il m'apparaît nécessaire d'exprimer quelques réflexions sur les divers questionnements qui me semblent d'actualité dans la profession du travail social. Disons d'abord que l'éditorial en question rejoint mes propres interrogations quant à l'ouverture faite par la « profession » au travail social pris dans son sens large, à l'organisation communautaire et au développement local et régional. Ce texte explore donc les liens entre le travail social et les nouvelles réalités de l'organisation communautaire, soit l'économie sociale et le développement local et régional.
Afin de mieux situer ce texte, mentionnons que je suis une travailleuse sociale en organisation communautaire et que ma formation ainsi que ma pratique m'ont amenée à explorer plus particulièrement le monde du développement. Cette pratique a quelquefois été considérée comme étant plus ou moins à la « frange » du travail social par certaines personnes quand ce n'était pas carrément en dehors du travail social, pour d'autres.
Lorsque je parle de ma pratique dans le domaine du développement, je fais référence à mon implication auprès des coopératives d'habitation et de travail au tournant de la décennie 1980, en environnement, quelques années plus tard, et, ensuite, lors de l'élaboration d'une corporation de développement communautaire. On reconnaîtra qu'il s'agit là d'interventions qui relèvent dorénavant de l'économie sociale et du développement durable. J'ai poursuivi ma réflexion sur le développement régional par une maîtrise en études régionales et actuellement par un doctorat en développement régional. Comme je l'ai mentionné plus haut, ce cheminement professionnel a soulevé quelques questions provenant tant de l'extérieur de la profession que de l'intérieur, à savoir si une pratique en développement régional relevait du travail social. Pour ma part, je n'en ai jamais douté. Puisque je sens cette interrogation particulièrement présente dans le monde du travail social, il est peut-être judicieux de faire le point à ce sujet. C'est dans cette perspective que je me suis sentie fortement interpellée par les questions posées par Réjean Mathieu dans son éditorial et, plus particulièrement, par celles qui concernaient la place accordée aux nouvelles pratiques ainsi que l'intégration véritable des « méthodes classiques » du travail social.
Afin de savoir si un élément fait partie ou non d'une catégorie, il faut d'abord procéder à sa définition. Pour ce faire, je me reporte à un document émis par l'Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec (OPTSQ), (1998) en tant que guide pour la pratique professionnelle des travailleurs sociaux. Ainsi, il pourra être démontré que, même dans le sens strict de la définition de la profession du travail social, le développement régional y est bien inclus. Cette définition est elle-même tirée du guide des professions et établit l'activité professionnelle des travailleurs sociaux comme étant « d'intervenir auprès des personnes, des familles, des groupes ou des collectivités dans le but d'améliorer leur fonctionnement social ». On ajoute ensuite, qu'en 1989, le Bureau de l'Ordre a précisé cette définition ainsi : « L'acte professionnel du travailleur social a pour objet le fonctionnement social, c'est-à-dire les interactions des individus, des familles, des groupes et des collectivités avec leur environnement dans un but mutuel de développement humain et social. » Voilà une définition qui a le mérite d'être large et donc assez inclusive.
Dans le quotidien de nos organisations, il ne semble pas qu'une pratique centrée sur les individus ou les groupes ait quelque difficulté à se faire reconnaître comme appartenant à la profession du travail social. Pourquoi donc une pratique axée sur le développement des collectivités suscite-t-elle tant d'interrogations ? Il nous semble que la réponse tient à deux éléments principaux. Premièrement, en posant cette question, nous rejoignons le constat de Mathieu qui observe que les états généraux de la profession sont ceux des membres de l'OPTSQ qui fait une très grande part à la pratique individuelle et institutionnelle[1].
Deuxièmement, il semble que certaines expressions employées dans la définition de la profession du travail social n'ont pas la même signification pour tout le monde. Les prochains paragraphes de ce texte viseront donc à préciser quelques termes, soit ceux de collectivité, de fonctionnement social et, finalement, d'amélioration.
Dans la langue française, la notion de collectivité fait normalement référence à un ensemble d'individus groupés naturellement ou pour atteindre un objectif commun. Certains auteurs ont tablé sur cet objectif commun pour soutenir qu'il y avait des communautés géographiques, d'intérêt ou d'identité (Lamoureux et al., 1996). De ce point de vue, si la région et le local correspondent à un espace vécu, cela fait écho à la définition de la collectivité utilisée en travail social.
Le fonctionnement social peut être compris dans son sens large par opposition à son sens restreint. En effet, pour certains, les frontières du social sont établies en fonction de la sphère d'intervention du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Cette manière de voir peut laisser croire que l'économique et le social s'opposent. L'omniprésence actuelle de l'économie néolibérale avec ses effets pervers peut justifier un tel point de vue. Par contre, il ne faut pas oublier que même le néolibéralisme sous-tend un ordre social déterminé. Aussi, on peut vouloir une société juste, mais il serait vain de la penser sans économie, dans le sens des échanges, à tout le moins[2]. Cela m'amène à définir le fonctionnement social, dans son sens large.
Dans cette perspective, la société repose sur le fonctionnement des trois sphères que constituent l'économique, le politique et le culturel (Perret et Roustang, 1993). Tout ce qui touche le fonctionnement de l'une ou de l'autre de ces sphères est donc relié à la société. Ainsi, une intervention sociale pourra se situer dans l'une ou l'autre de ces sphères et se répercuter sur les deux autres et sur le fonctionnement de l'ensemble. Je crois que cette dernière manière de voir les choses est la plus juste. L'économique, le politique ou le culturel ne peuvent se situer en dehors de la société, car ils participent à sa constitution.
Enfin, mes précisions quant à la nature de la profession du travail social ne seraient pas complètes sans expliquer ce que j'entends par amélioration. Cela peut paraître oiseux, de prime abord, tous croyant s'entendre sur le sens ou sur les moyens pour l'obtenir. Or, ce n'est pas le cas. La notion de développement est un excellent exemple de sens différents qu'on peut donner à l'amélioration souhaitée. Qu'est-ce que le développement ? Pour certains, cela fait uniquement référence à la croissance économique. Dans cette optique, la dynamique communautaire sert plutôt d'outil à la création d'entreprises qui doivent s'insérer dans la logique de l'économie libérale mondiale. Pour d'autres, le développement vise l'établissement, ou l'amélioration des dynamiques communautaires, la réduction de la pauvreté, du chômage et des inégalités sociales. Pour ces derniers, on ne peut parler de développement si l'un des problèmes centraux d'une collectivité ne s'améliore pas ou se dégrade (Seers, dans Friedmann et Weaver, 1979)[3].
Nous retrouvons cette dualité de sens dans les différentes formes actuelles du développement local. En effet, le développement local peut être considéré du point de vue de la logique néolibérale de la croissance économique ou du point de vue de l'amélioration des conditions de vie des personnes et des collectivités. Cette dernière définition du développement local reprend bien, à mon avis, la définition de l'acte professionnel des travailleurs sociaux et, de surcroît, concorde parfaitement avec certaines valeurs de la profession dont le respect de la dignité, de la capacité d'évoluer et de se développer, le respect des droits des personnes, des groupes et des collectivités, le respect du principe d'autonomie et d'autodétermination, la croyance en la justice sociale et la lutte pour l'obtenir. Pour continuer de relever les liens entre la profession du travail social et le développement régional et local, il me reste à rappeler certains faits.
Premièrement, les différentes écoles de travail social, dont l'obtention du diplôme est le critère primordial d'adhésion à l'OPTSQ, m'ont enseigné, et continuent d'enseigner, d'abord, l'organisation communautaire et, ensuite, ses racines qui se situent dans des expériences mémorables telles que celles liées au BAEQ, aux Opérations Dignité et au JAL. Faut-il rappeler que ces expériences importantes pour le développement de l'organisation communautaire sont en réalité des expériences qui se sont déroulées dans le cadre de l'aménagement et le développement de l'Est du Québec, donc du développement régional ? Comment soutenir alors une position qui exclut le développement régional de la profession du travail social ?
Deuxièmement, le champ du développement régional n'est pas le seul à être remis en question en tant que champ de la profession du travail social. Il semble qu'une certaine logique soit à l'oeuvre pour faire correspondre la définition du travail social et du communautaire aux frontières établies par les différentes orientations du MSSS ou par ses appareils régionaux. Cela n'est pas sans rappeler un glissement de sens similaire et très important que j'ai pu remarquer chez certains groupes communautaires par le passé, alors que les groupes d'éducation populaire étaient, de fait, progressivement écartés parce que financés par un autre ministère. Plus récemment, j'ai pu observer un fait similaire et qui aura peut-être pour conséquences de réduire considérablement le nombre de groupes considérés comme des groupes communautaires. À la suite de l'accréditation des organismes communautaires par les Régies régionales pour obtenir du financement dans le cadre des Plans régionaux d'organisation des services (PROS) ou en fonction du Programme de soutien aux organismes communautaires[4], n'est pas communautaire le groupe dont les activités ne correspondent pas aux priorités de la Régie régionale. Les raccourcis de langage que l'on prend au fil des conversations entraînent parfois des raccourcis de sens qui se cristallisent par la suite et redéfinissent la réalité. Il se produit alors un glissement de sens important, à mon avis.
La définition de la profession du travail social profiterait donc d'une distanciation par rapport au MSSS et à ses établissements. Il est vrai que ce discours qui réduit la profession du travail social aux dimensions du MSSS n'est pas dans toutes les bouches. Certains soutiennent même que l'avenir de la profession et surtout de l'action communautaire réside dans la sphère du développement local[5]. Par contre, il faut reconnaître, que ce sont là des exceptions et que le développement régional, maintenant très populaire, soulève beaucoup de questions.
J'aimerais rappeler ici que des expériences dans les champs du logement, de la consommation, des comptoirs alimentaires, du féminisme, du nationalisme et du mouvement environnemental constituent des jalons historiques de l'organisation communautaire (Doucet et Favreau, 1991). Quelle place réservons-nous actuellement à ces champs d'intervention traditionnels de l'organisation communautaire ? En ces temps où la pauvreté s'accroît à un rythme soutenu[6], il m'apparaît que le logement et la consommation doivent encore être des champs privilégiés de l'intervention sociale. Il me semble aussi que l'obsession pour la croissance et la consommation dans notre société ramène toujours la question environnementale. Je crois que ces champs doivent encore et toujours avoir une place dans la profession du travail social et dans son enseignement. Par conséquent, il faut en faire plus grand cas dans les cours donnés par nos écoles ou nos départements de travail social, ne serait-ce que pour montrer l'urgence, dans un souci d'être en harmonie avec la société contemporaine, de s'impliquer dans le domaine des conditions de vie, bref, du développement.
Si l'on passe actuellement à côté des expériences innovatrices en développement local, qu'espérer pour la formation future en intervention collective dans nos programmes ? Ne risque-t-on pas de former, dans « l'économisme ambiant », comme l'exprime Mathieu, des organisateurs communautaires à la remorque d'un système dont on ne dénonce plus autant les effets négatifs sous prétexte d'une mondialisation inévitable et fatale ? Et, si on parlait plutôt d'une mondialisation de la solidarité favorisée par les nouvelles technologies ?
Pour conclure, j'aimerais rappeler mon accord avec l'éditorial de Réjean Mathieu et affirmer de concert avec lui que la profession du travail social est « riche d'extraordinaires expertises ». Celles-ci s'acquièrent dans des sphères qui peuvent sembler différentes mais cela ne les empêche pas d'être cohérentes avec la définition de la profession, comme je l'ai soutenu dans ce texte. Chose certaine, l'avenir de la profession tient à la valorisation de cette diversité des pratiques.
Appendices
Notes
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[1]
Cette constatation ne veut pas exprimer un jugement sur la source d'une telle situation. Nous convenons qu'à une certaine époque, pour des raisons « idéologiques », plusieurs organisateurs communautaires ayant une formation en travail social ont fait le choix de ne pas adhérer à l'OPTSQ. De plus, il n'est pas inutile de souligner ici la proportion fort inégale de personnes qui ont choisi le cheminement « individuel-petit groupe » et celles qui ont choisi le cheminement « intervention auprès des collectivités » lors de leurs études. Cette disproportion est, à elle seule, une explication, mais non une justification, de l'importance accordée à l'une ou à l'autre des pratiques dans la « culture » de la profession.
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[2]
Je tiens ici à remercier Hugues Dionne avec qui j'ai souvent discuté de ce point et qui m'a aidé à clarifier ma pensée. Je garde, cependant, la totale responsabilité du contenu de ce texte.
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[3]
J'ai exploré cette définition du développement appliquée à différentes formes de développement endogène (développement local, milieux innovateurs, districts industriels et économie sociale) dans mes examens de synthèse dans le cadre de ma scolarité de doctorat.
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[4]
Certaines entrevues exploratoires faites dernièrement m'ont révélé ce fait. Voir aussi, à ce propos, l'étude de cas proposée par Jean-Pierre Deslauriers (1998) et intitulée « Le regroupement des organismes communautaires de l'Outaouais en santé et services sociaux », UQAH, 23 pages.
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[5]
Cette affirmation a été soutenue par Réjean Vallières, coordonnateur au CLSC du grand Chicoutimi, lors du lancement du livre de Jacques St-Onge intitulé Développement des pratiques en travail social au Saguenay–Lac-Saint-Jean.
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[6]
Selon les statistiques disponibles sur le site Internet du CCDS, il y a eu une augmentation de 12 % de gens sur l'assistance sociale entre 1982 et 1992.
Bibliographie
- Association canadienne des travailleurs sociaux (1983). Code de déontologie, 8 pages.
- Duperré, M. (1999). « Les dynamiques socio-historiques de structuration et déstructuration des espaces régionaux », Examen doctoral, doctorat en développement régional, Université du Québec à Chicoutimi, 34 pages.
- Doucet, L. et L. Favreau (1991). Théorie et pratique en organisation communautaire, Sillery, Presses de l'Université du Québec, 464 pages.
- Friedmann, J. et C. Weaver (1979). Territory and Function : The Evolution of Regional Planning, University of California Press, Berkeley et Los Angeles, 234 pages.
- OPTSQ (1998). Guide pour la pratique professionnelle des travailleurs sociaux exerçant en milieud'hébergement et de réadaptation, novembre, 15 pages.
- OPTSQ (1989, 1991). Les normes de pratique professionnelle des travailleurs sociaux, 8 pages.
- Lamoureux, H. et al. (1996). La pratique de l'action communautaire, Sillery, Presses de l'Université du Québec, 436 pages.
- Perret, B. et G. Roustang (1993). L'économie contre la société. Affronter la crise de l'intégration sociale et culturelle, Paris, Seuil, 275 pages.