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1. Introduction

Cet article porte sur l’apprentissage en famille (AEF), aussi appelé école à la maison ou homeschooling, pratique définie comme l’éducation des enfants d’âge scolaire sous la supervision de leurs parents, dans l’environnement familial élargi, en remplacement d’une fréquentation scolaire à temps plein (Brabant, 2008, p. 297-298).

La plus grande proportion connue d’enfants éduqués en famille se situe aux États-Unis: en 2012, 3,4 % des enfants étatsuniens en âge scolaire, soit environ 1,8 million d’enfants étaient éduqués en famille (United States Department of Education, 2016). Au Canada, les estimations montrent que la proportion d’enfants varie entre 0,5 % des enfants d’âge scolaire, si l’on comptabilise seulement les enfants inscrits officiellement auprès des autorités scolaires, et possiblement 2 %, selon une estimation du nombre d’enfants non inscrits (Brabant et Dumond, 2017).

L’encadrement légal de l’AEF doit concilier le droit des enfants à l’éducation, le droit des parents de choisir l’éducation que reçoivent leurs enfants et l’intérêt de l’État à assurer l’éducation de ses futurs citoyens (Barone Kolenc, 2017). Dans le contexte québécois, un nouveau cadre normatif a modifié ce suivi depuis 2017 en créant une structure ministérielle centralisée, la Direction de l’enseignement à la maison (DEM), responsable du suivi des enfants (Ministre de l’Éducation, 2017). La proposition explorée dans cet article est l’inclusion d’un acteur tiers collectif, soit le groupe de soutien, en tant qu’outil complémentaire de gouvernance de l’AEF.

2. Problématique

2.1 L’apprentissage en famille au Québec

Au Québec, les enfants qui vivent l’AEF sont recensés depuis l’année scolaire 2002-2003, où 388 d’entre eux étaient officiellement comptabilisés. Depuis 2017, les modifications à l’article 15 de la Loi sur l’instruction publique exigent l’envoi par les parents d’un avis annonçant leur choix d’éduquer leur enfant en famille (Éditeur officiel du Québec, 2020). C’est ainsi qu’en 2018-2019 plus de 4 000 enfants étaient inscrits auprès de la DEM[1]. En 2019-2020, ces effectifs ont augmenté à 5 964 enfants[2], tandis que les effets de la pandémie de la COVID-19 ont porté à plus de 12 000 le nombre d’enfants inscrits pour l’année 2020-2021[3], se rapprochant de 1 % de la population d’enfants d’âge scolaire.

Au niveau provincial, deux associations, l’Association québécoise pour l’éducation à domicile (AQED) et l’Association chrétienne de parents-éducateurs du Québec (ACPEQ), elle-même associée à l’association internationale Home School Legal Defense Association (HSLDA), offrent des services juridiques et des ressources éducatives à leurs membres. Au niveau local, les parents-éducateurs se rassemblent en groupes de soutien afin de s’entraider et de socialiser. Une vingtaine de groupes est référencée sur le site de l’AQED (Association québécoise pour l’éducation à domicile, 2021) et une vingtaine d’autres est également répertoriée par l’ACPEQ (Association chrétienne des parents-éducateurs du Québec, 20 octobre 2016); rien ne laissant penser que ce sont les mêmes. Outre le suivi effectué par les autorités scolaires, le mouvement québécois apparaît diversifié et non hiérarchique en ce qui a trait à l’échange de ressources, à l’entraide et aux possibilités de socialisation, ce qui suggère que celui-ci peut être considéré comme un mouvement de type grassroot (Safran, 2009): un mouvement spontané, non encadré par des structures officielles d’initiative gouvernementale et composé de citoyens volontaires.

2.2 Le suivi de l’apprentissage en famille au Québec

Depuis 2017, le nouveau cadre juridique stipule que l’enfant est dispensé de fréquentation scolaire s’il «reçoit à la maison un enseignement approprié» (Éditeur officiel du Québec, 2020) et que le MEQ est responsable du suivi de l’AEF, soit de s’assurer du caractère approprié de cet enseignement. Ce suivi vise à protéger le droit de l’enfant à l’éducation, en s’assurant qu’il reçoive un enseignement visant à l’instruire, à le socialiser et le qualifier (Éditeur officiel du Québec, 2017). À la DEM, une équipe d’intervenants ministériels a la responsabilité d’apprécier la conformité des documents soumis par les parents grâce à un pouvoir discrétionnaire élevé (Brabant, 2016). Toutefois, les intervenants ministériels ont un accès limité aux enfants, du fait que leur rôle est de s’assurer du caractère approprié de l’enseignement reçu par l’enfant à partir des documents remis par les parents (projet d’apprentissage, bilans de progression et état de situation annuel), d’une rencontre annuelle et d’une étape d’évaluation en fin d’année effectuée, au choix des parents, par la passation d’un examen ministériel, par la soumission d’un portfolio ou par une évaluation réalisée par un centre de services scolaires, une école privée ou le titulaire d’une autorisation d’enseigner (Éditeur officiel du Québec, 2020). Leur capacité d’apprécier adéquatement la progression de l’enfant peut ainsi être limitée, particulièrement en ce qui a trait à la visée de socialisation prévue dans la loi.

Par ailleurs, l’instauration et l’application pratique des outils de suivi peuvent encore subir l’influence de l’historique de l’éducation à domicile au Québec, en particulier des difficultés d’établissement de la collaboration des instances scolaires et des parents, ayant conduit à l’évolution du cadre normatif en 2017. Ainsi, l’adhésion des parents à ces nouvelles pratiques de suivi ministériel n’est pas acquise. En effet, les parents perçoivent négativement l’augmentation des moyens de contrôle et de la reddition de compte et l’interprètent comme un recul de leur liberté éducative et un obstacle à la collaboration (Association québécoise pour l’éducation à domicile, 2020).

Par conséquent, l’étude de pratiques de suivi novatrices en réponse aux difficultés subsistantes pourrait contribuer à protéger le droit à l’éducation des enfants éduqués en famille, tout en respectant le droit des parents de choisir une forme alternative d’éducation légalement prévue dans la Loi sur l’instruction publique. Considérant cette problématique, nous posons la question initiale suivante: quel type de suivi de l’apprentissage en famille pourrait favoriser une appréciation adéquate de l’enseignement reçu par les enfants éduqués en famille, dans le respect des droits des parents à ce sujet, dans le contexte québécois? Afin d’éclairer ce questionnement, une revue des écrits a été réalisée au sujet des pratiques de suivi de l’apprentissage en famille dans les pays ayant un système éducatif semblable à celui du Québec.

2.3 Le suivi de l’apprentissage en famille dans le monde

Notre classification des approches de gouvernance de l’AEF dans le monde présente six «approches types» et leurs «outils de régulation» : 1) l’absence d’obligation d’interaction entre les parents et les autorités scolaires, 2) le soutien, 3) l’intervision, 4) le contrôle, 5) l’interdiction et 6) les tiers pouvoirs (Brabant et Dumond, 2021). La sixième et dernière approche est une catégorie rassemblant une variété d’acteurs ni parentaux ni scolaires, mais d’un tiers milieu, pouvant également exercer une fonction de suivi de l’AEF, par exemple un service de formation à distance, un enseignant qualifié ou un organisme d’éducation qui sont amenés à se prononcer sur l’un des aspects de l’expérience éducative de l’enfant: participation à un cours communautaire, appréciation d’un tuteur, etc. Il pourrait aussi s’agir d’un soutien reçu par la famille, mais qui ne provient pas du système éducatif.

Des options de soutien telles que la scolarisation à temps partiel ou le principe d’école associée n’ayant pas été incluses lors de l’instauration du nouveau cadre normatif de l’AEF au Québec en 2017, il apparaît pertinent d’examiner la possibilité de la participation d’un tiers comme fournisseur de soutien et comme piste de solution pour les difficultés soulevées. En effet, un tiers pourrait conjuguer une intention de soutien et la possibilité d’une appréciation adéquate de l’enseignement reçu par l’enfant, tout en présentant l’avantage de susciter plus facilement la confiance et l’adhésion des parents de par sa position extérieure (Milke, 2010) et de maintenir l’équilibre entre le respect du droit à l’éducation de l’enfant et du droit des parents de choisir l’éducation de leur enfant.

2.4 La participation d’un tiers

En jouant un rôle dans le suivi de l’AEF, le tiers peut se positionner comme intermédiaire entre les autorités scolaires et les parents-éducateurs ou peut assurer une partie du suivi lui-même (Brabant, 2013; Dumond, 2017; Brabant et Dumond, 2021). Le cadre normatif québécois en place semble prévoir la possibilité de cette pratique puisque, d’une part, le projet d’apprentissage doit nommer «toute organisation qui contribuera aux apprentissages de l’enfant ainsi qu’une description de la teneur de sa contribution» (Éditeur officiel du Québec, 2020 p. 4) et que, d’autre part, l’évaluation de fin d’année peut être effectuée par un établissement d’enseignement privé ou un titulaire d’un brevet d’enseignement (Éditeur officiel du Québec, 2020).

Le suivi à l’aide d’un tiers a peu été documenté, mais quelques auteurs y font référence et en soulignent l’intérêt novateur. Le principal avantage de l’intervention d’un tiers reconnu à la fois par les parents et l’État est que les parents et les autorités scolaires auraient plus facilement confiance en son appréciation de l’expérience éducative que l’un envers l’autre (Brabant, 2013). Cette pratique serait également plus démocratique, puisque la participation et les compétences en éducation d’une plus grande diversité d’acteurs sont alors prises en compte. Pour les autorités scolaires, une diminution de leur charge de travail et un certain allégement financier pourraient en découler. Par ailleurs, le suivi des pratiques par un tiers approuvé par les autorités scolaires permet aux parents-éducateurs et aux autorités scolaires de trouver une issue aux interactions de confrontation et de méfiance, tout en maintenant des standards jugés acceptables par tous (Tyler et Carper, 2000). Cela rejoint les conclusions d’une étude française (Terrillon, 2002) qui explique qu’au-delà de la norme juridique (lois et règlements) qui dicte aux inspecteurs de l’Éducation nationale leur responsabilité, ces derniers ont tendance à suivre leurs propres normes, socialement construites et issues principalement de la forme scolaire (évaluations de type scolaires, programmes scolaires). Celles-ci ne correspondant pas forcément à la vision éducative des parents-éducateurs, la confrontation des deux peut être à l’origine de situations conflictuelles. L’intervention d’un tiers faisant le lien entre différentes visions éducatives pourrait résoudre cette tension.

Cependant, l’inclusion d’un tiers dans le suivi de l’AEF diminue le contrôle des autorités scolaires sur les pratiques des parents-éducateurs et les apprentissages des enfants (Brabant, 2013). Le représentant scolaire ou étatique accède à une évaluation ou à une appréciation réalisée par un tiers et non à l’expérience originale, introduisant une variabilité reliée à la nature de ce tiers (enseignant, organisme communautaire, de formation, de tutorat, etc.) et à ses modalités d’appréciation.

Le cas de la Caroline du Sud illustre concrètement l’approche de suivi à l’aide d’un tiers: trois options sont proposées aux parents-éducateurs par le State Department of Education. La première est de s’associer à une école de leur quartier; les deux suivantes sont de s’inscrire à un groupe de soutien, que ce soit la South Carolina Association of Independent Home Schools (SCAIHS), principal groupe de soutien d’AEF de cet État, ou à tout autre groupe de soutien de plus de 50 membres et respectant certaines exigences légales (South Carolina Department of Education, 2021). Divers outils de suivi de l’AEF ont été élaborés par la SCAIHS elle-même pour satisfaire aux exigences du gouvernement, comme des modalités d’évaluation et de suivi des apprentissages (planification de l’enseignement, journal des activités éducatives, portfolio, calendrier scolaire, bulletin maison). Ces exigences ont force de loi et remplacent d’éventuelles instructions légales. Les parents-éducateurs sont donc libérés de toute autre obligation ou interaction avec les pouvoirs publics. Dans cet exemple, les critères qu’un État a choisi de mettre en place afin de s’assurer de la pertinence du tiers déterminent que l’association comporte plus de 50 familles membres et que des exigences précises aient été élaborées et adoptées entre elles (South Carolina Association of Independent Home Schools, 2020a, 2020b).

2.5 Les groupes de soutien

Le cas de la Caroline du Sud suggère ainsi que les regroupements de familles pratiquant l’AEF peuvent constituer des tiers utiles pour le suivi de leurs pratiques. Kunzman et Gaither (2013) classent les regroupements de familles locaux, au sens large, selon leurs niveaux de formalisation:

Les plus informels sont les «groupes de soutien» qui se réunissent chez les familles, dans les terrains de jeu ou en ligne pour s’encourager mutuellement et s’échanger de l’information. Les «groupes à calendrier» sont légèrement plus formels. Ils rassemblent leurs ressources dans un espace commun ouvert à tous les membres (Safran, 2009). Puis viennent les «écoles de mamans», proches de la formalité institutionnelle, où une mère-éducatrice offre son expertise éducative aux enfants d’autres familles et, finalement, les «groupes coopératifs» qui répliquent en plusieurs points l’enseignement traditionnel. Dans ces «coops», typiquement, les familles se rencontrent dans un espace loué afin que leurs enfants suivent des cours en groupe, offerts par des parents ou même, à l’occasion, par des experts engagés par eux (Kunzman et Gaither, 2013, p. 15).

Typiquement, la coordination est prise en charge par un parent ou par quelques parents parmi les membres. L’appartenance à un regroupement de familles est très fréquente chez les familles qui pratiquent l’AEF : 85 % des 1 500 enfants participant à une étude étatsunienne faisaient partie d’un groupe de soutien ou avaient l’intention d’y adhérer (Lyman, 2000); et sur les 203 familles québécoises de l’étude de Brabant (2004), seules 23 d’entre elles affirmaient ne pas être membres d’un regroupement de familles. L’appartenance à ces groupes facilite la création d’amitiés, à la fois pour les enfants et les parents, permet aux enfants la socialisation avec des personnes de tous âges et leur offre la possibilité de participer à des activités diverses. Les parents-éducateurs peuvent y partager leurs expériences d’AEF, obtenir des rabais sur certains produits éducatifs, échanger des conseils et des services et y trouver de l’aide pendant les périodes difficiles.

Pour conceptualiser le rôle éventuel du groupe de soutien, nous nous sommes appuyées sur la théorie de la gouvernance réflexive.

3. Cadre théorique

3.1 La gouvernance réflexive

La gouvernance peut être définie comme la «totalité des différents moyens par lesquels les individus et les institutions, publiques et privées, gèrent leurs affaires communes» (Maesschalck, 2001, p. 313). Ce concept a été développé au sein des sciences sociales en réponse à l’insuffisance du droit, qui ne suffit pas à réguler le fonctionnement d’une société dans ses moindres détails ni à susciter l’adhésion de tous sans coercition (Brabant, 2009). En y adjoignant le concept de réflexivité introduit par Schön (1983), la gouvernance réflexive serait une voie pour favoriser le renouvellement institutionnel et faire face aux problématiques émergentes (Lenoble et Maesschalck, 2011)[4]. Dans le cas de l’éducation et, plus particulièrement, de l’AEF, cette approche de gouvernance suggère de reconnaître et soutenir les possibilités créatives des acteurs en quête de solution face à une situation problématique qui les concerne, et ceci de façon concrète et pragmatique, à partir de leurs expérimentations, de leurs apprentissages réflexifs et en fonction de la spécificité du contexte. La formation de groupes de soutien illustre une solution trouvée par les parents-éducateurs en réponse à leurs besoins d’entraide, de soutien, de possibilités de socialisation et de ressources.

3.2 L’action collective

Le phénomène de l’action collective apparaît lorsqu’un regroupement d’individus, ayant en commun des problèmes et une souffrance face à une institution, se met en place. C’est ce qu’on appelle au départ un regroupement de solidarité. Puis, le développement d’une identité interne et externe contribue à la transformation d’un regroupement de solidarité en un acteur collectif. Ensuite, le niveau de réflexivité des membres sur leurs actions, leurs expériences, leurs pratiques et leurs croyances évolue du simple apprentissage par essai-erreur basé sur l’expérience, vers la construction d’une forme de vie commune (Brabant, 2009). La dernière étape de la construction de l’action collective est celle d’un apprentissage politique visant à participer à un processus de gouvernance démocratique: la construction d’un «nous» explicite, l’évolution des représentations collectives vers une représentation sociale, l’élaboration d’un plan d’action commun, puis la mise en place formelle de procédures internes de chaque groupe. Ce phénomène d’autorégulation du collectif peut consister à choisir le ou les responsables du groupe, les règles de fonctionnement ou encore un statut social ou légal (Brabant, 2009; Maesschalck, 2001).

Concrètement, au sein du contexte d’AEF québécois, les parents-éducateurs «ont recours, au moins occasionnellement, à des solutions élaborées collectivement, avec un groupe de soutien, par exemple» et ils «apprennent des réussites et des difficultés des autres» (Brabant, 2013, p. 149) grâce à des situations de dialogue et de partage d’expériences. Malgré le peu de données empiriques à cet effet, Brabant (2013) suggère que les regroupements de parents-éducateurs semblent mener une action collective et réflexive.

3.3 La normativité contextuelle

L’application d’une norme théorique selon un parcours de type linéaire (top-down) est limitée par la particularité du contexte, ce qui induit une certaine asymétrie entre la norme idéale et son application (Maesschalck, 2001). Un autre processus serait que la norme émerge du contexte même, à partir de ses besoins normatifs, de ses particularités, de ses forces, de ses limites et du savoir des acteurs concernés. Ainsi, il sera plus facile de l’y appliquer une fois formalisée. Le contexte devient alors une source d’apprentissage social (Brabant, 2009), permettant la création de solutions originales et l’émergence de nouvelles normes, entendues comme un «ensemble des règles prescrivant un comportement déterminé dans une société donnée, prescription renforcée par la possibilité de sanctions en cas de transgression» (Demeulenaere, s. d.). Ainsi, des normes sociales renvoient aux coutumes ou aux traditions d’une société ou d’une microsociété (Terrillon, 2002); et des normes collectives sont élaborées au sein d’un groupe ou d’un collectif particulier. Des normes explicites ou implicites peuvent référer à un ensemble de règles semblables, mais les premières auront subi un processus de formalisation et peuvent, par exemple, être accessibles sur un support partageable (site Web, énoncé de mission, etc.).

En vue de la facilitation du suivi de l’AEF et pour contribuer à la formalisation des normes sociales pouvant exister dans le cadre de l’AEF, cet article vise à décrire les normes sociales établies dans des groupes de soutien d’apprentissage en famille au Québec.

4. Méthodologie

La méthodologie de cette recherche consiste en une étude de cas de deux groupes de soutien d’AEF québécois afin de pouvoir en décrire le fonctionnement en profondeur (Fortin, 2010; Roy, 2010). Les groupes de soutien et leurs membres, soit les parents-éducateurs et les enfants instruits en famille du Québec, constituent la population visée.

4.1 Les participants

Les critères de sélection des groupes visent un niveau de formalisation suffisant pour étudier leurs normes collectives et ont été élaborés à partir de la classification des regroupements d’AEF de Kunzman et Gaither (2013). Les groupes participants sont donc actifs depuis au moins cinq ans, comptent un minimum de dix familles membres, disposent d’un site Internet énonçant des valeurs communes et leurs membres se réunissent sur une base régulière. Les deux groupes participants, A et B, sont enregistrés comme organismes à but non lucratif depuis environ six ans. Pour l’année 2015-2016, le groupe A rassemblait une cinquantaine de familles, sans données plus précises sur le nombre d’enfants, et le groupe B, 35 familles, soit environ 70 enfants de 0 à 16 ans.

Six parents-éducateurs ont accepté de participer à l’étude pour le groupe A et quatre pour le groupe B, soit neufs femmes et un homme, âgés de 25 à 54 ans, représentant neuf familles-éducatrices. Quatre d’entre eux avaient un niveau d’études équivalent au baccalauréat, trois avaient complété des études collégiales et les autres, des études secondaires. Quatre n’exerçaient pas d’activité professionnelle rémunérée tandis que deux occupaient un emploi dans l’enseignement et les quatre derniers occupaient des emplois dans des domaines divers ou n’ont pas précisé le type d’emploi occupé. Les revenus annuels bruts des familles s’échelonnaient de moins de 20 000 dollars à plus de 100 000 dollars par an, avec une moyenne avoisinant les 56 000 dollars par an. Les participants avaient entre un et six enfants, avec une moyenne de trois enfants par famille. Les participants fréquentaient le groupe de soutien depuis au minimum quelques semaines et au maximum onze années. Ils participaient généralement aux activités du groupe une fois par semaine.

4.2 La collecte et l’analyse des données

L’outil principal de collecte de données choisi est l’entrevue de groupe (Geoffrion, 2010). Par ce moyen, nous avons pu obtenir une description du vécu des parents-éducateurs au sein des groupes de soutien, la présence de pairs rendant l’expérience propice à l’émergence d’idées et d’opinions (Fortin, 2010). Toutefois, les résultats sont majoritairement non généralisables et non représentatifs de la population théorique (Grudens-Schuck, Allen et Larson, 2004).

Les deux entrevues de groupes, d’une heure et demie chacune, ont été menées à l’aide d’un guide d’entretien, et enregistrées sur un support audio. La discussion a été principalement animée selon un style non directif, sur les thèmes choisis: l’intérêt de faire partie d’un groupe de soutien, les changements dus à l’adhésion à un groupe de soutien, les meilleurs moments, la gestion des conflits et la réaction face à une problématique.

Les données recueillies par entrevue ont été complétées par un recueil des textes existants: pour le groupe A, l’énoncé des valeurs prônées, de l’orientation et de la mission du groupe et un procès-verbal d’assemblée générale et, pour le groupe B, l’énoncé des missions et des objectifs du groupe, la description des activités de l’année en cours, le règlement de la participation aux activités, un rapport d’activités et les règlements généraux.

Les enregistrements audio, retranscrits sous forme de verbatim, ont été analysés par un processus de codification, puis de catégorisation, réalisé à l’aide du logiciel QDA Miner. Les transcriptions des deux rencontres ont été analysées et comparées systématiquement, car les données permettaient d’élaborer des catégories communes, tout en soulignant les différences notables entre les deux groupes participants.

La collecte de données a été réalisée dans des conditions de respect et de bien-être des participants, approuvées par le comité d’éthique de la recherche de l’Université de Montréal.

5. Résultats

L’ensemble des résultats est synthétisé au tableau 1 qui clôt cette section: «Les normes sociales collectives implicites et leurs normes secondaires».

Le groupe A adopte le fonctionnement typique d’un organisme à but non lucratif: conseil d’administration, assemblée générale annuelle, partage des tâches collectives. L’adhésion est ouverte à tous. Le groupe A s’est donné comme mission de soutenir les familles par l’organisation d’activités collectives, l’élaboration de ressources éducatives adaptées à l’AEF et l’établissement de liens avec les acteurs concernés (acteurs scolaires, communautaires). Les valeurs que s’est données le groupe sont de nature démocratique, éducative et coopérative. En tant qu’organisme à but non lucratif, le groupe A a accès gratuitement à un local municipal. Les rencontres du groupe se font sur une base hebdomadaire ou plus spontanées. Il peut s’agir d’inviter un conférencier ou un animateur, d’organiser des ateliers pour les enfants ou des activités pour les parents uniquement.

Le groupe B a également fait sien le fonctionnement habituel des organismes à but non lucratif. Le groupe B vise à encourager la socialisation des enfants. Des activités sociales sont organisées et un partage de ressources et d’informations entre les familles est facilité. Il vise aussi à défendre et promouvoir les intérêts de ses membres, notamment en faisant partie d’organismes décisionnels locaux. De plus, le participant doit respecter les règles de fonctionnement et les orientations du groupe.

Les rapports entre membres doivent s’inscrire dans le respect de l’autre, ce qui se traduit par la courtoisie, la discrétion, la politesse et le respect de la confidentialité. Chacun peut également s’attendre à être traité avec considération, sans jugement ni discrimination. Le groupe B favorise également la libre expression des idées de chacun des membres. Il énonce que les familles participantes ont des profils différents, quant au nombre d’années de pratique de l’AEF, aux croyances ou aux approches éducatives, et que toutes les valeurs qui en découlent sont acceptées. Ainsi, aussi bien la diversité du groupe que l’unicité de chaque famille sont soulignées.

Le groupe B offre également des services aux parents: visites à domicile et service de soutien et de conseil individualisé provenant d’autres parents membres sont organisés pour diminuer le stress et l’isolement. Finalement, des achats de groupe permettent l’obtention de matériel pédagogique spécialisé à prix réduit.

5.1 Les normes collectives explicites

En adhérant à un groupe de soutien, les parents-éducateurs s’engagent à en respecter les normes explicites. Pour la plupart détaillées dans les documents officiels de chaque groupe, les normes établies rappellent ses valeurs et ses idéaux prônés. Dans le cas des deux groupes participants, les parents-éducateurs adhèrent à des valeurs de respect et d’ouverture aux autres. Le groupe A regroupe ses valeurs sous trois thèmes – la démocratie, l’éducation et la coopération –, tandis que le groupe B met l’accent sur différents aspects du respect de l’autre: respect des différences, des approches éducatives, des croyances et des échanges entre les membres. Le rejet de toute forme de discrimination et la libre expression en sont des exemples. Les parents-éducateurs s’engagent aussi à la saine communication (politesse, courtoisie, attitude proactive et ouverture au dialogue) et à l’entraide (participation et coopération).

Il y a plein de philosophies ou de raisons d’être là différentes, […] c’est très enrichissant.

Groupe A

[L]es enfants, tsé, des fois, ça connecte vraiment juste pas. Fait que ces conflits-là, on essaie de les éviter, mais en même temps, c’est une belle opportunité d’expliquer que ça arrive: que ça va arriver dans ton milieu de travail, que ça va arriver dans la vie, n’importe quoi. Que t’es pas obligé d’aimer tout le monde, tout le monde n’est pas obligé de t’aimer, puis de respecter l’autre, tout simplement, sans dépasser les limites, c’est bon.

Groupe A

Par ailleurs, les normes explicites formalisent le fonctionnement des groupes. En devenant membres, les parents-éducateurs s’engagent à respecter les décisions des conseils d’administration et peuvent participer aux assemblées générales. Ils respectent un mode de fonctionnement préétabli et démocratique. Cela inclut la possibilité d’une participation démocratique, par exemple, en devenant membre du conseil d’administration ou en faisant des propositions nouvelles ou d’amélioration.

Ainsi, le fait que les groupes de soutien participants aient formellement élaboré des normes explicites concernant leur fonctionnement, associé au fait qu’ils déclarent officiellement adhérer à des valeurs et des idéaux et s’assurent que leurs membres en connaissent la teneur, suggèrent la présence d’une forme d’action collective telle que suggérée par Brabant (2013) et conceptualisée par Maesschalck (2001).

5.2 Les normes collectives implicites

La vie au sein des groupes fait émerger des normes implicites socialement construites, soit des manières d’agir spécifiques, mais non écrites ni formalisées, et qui émergent du vécu des familles au sein du groupe, tant pour les parents-éducateurs que pour les enfants. Tout d’abord, les parents-éducateurs rapportent réorganiser le déroulement de leur semaine afin d’y inclure les activités du groupe de soutien. La participation au groupe traduit l’adhésion des parents-éducateurs à trois types de normes sociales et collectives concernant la socialisation, l’engagement parental et l’enrichissement de l’expérience éducative de l’enfant.

La norme de socialisation pourrait s’énoncer ainsi: les enfants et les parents-éducateurs doivent socialiser. Cette socialisation doit permettre aux enfants de «se faire des amis de tous les niveaux, de toutes les différences» (Groupe A). Elle se traduit concrètement par l’organisation d’activités pour les membres. La participation des enfants vise le développement des habiletés sociales adaptées à la vie en société; ils apprennent ainsi à gérer les conflits et ont la possibilité de créer des amitiés :

[O]n laisse les jeunes intervenir puis régler les conflits de plus bas niveau possible. Tsé, on appelle ça du «empowerment», là, tsé, leur donner «l’habilité de».

Groupe A

Les parents-éducateurs y trouvent la possibilité de briser l’isolement social, de se valoriser en tant qu’éducateurs, de se soutenir entre eux, de partager leurs expériences et, également, d’avoir la possibilité de créer des amitiés. Plusieurs des situations vécues au sein du groupe sont gérées de façon réfléchie, notamment la résolution des conflits par les enfants et la transmission des valeurs de tolérance et de respect qui sont approchées par imitation des comportements adaptés à une vie en société: «Ils apprennent de tout ce qu'ils voient dans le groupe[5]» (Groupe B). L’importance de cette socialisation est d’ailleurs soulignée par les parents-éducateurs parmi leurs meilleurs moments vécus, puisqu’il s’agit d’activités de groupe basées sur la collaboration et la fréquentation d’autres personnes, en opposition à une forme d’isolement social.

[C]’est lorsqu’il y a une collaboration entre les plus vieux et les plus jeunes. Vraiment, quand on les voit travailler ensemble, on voit les plus vieux qui aident les plus jeunes. Ça me fait toujours plaisir de voir quand il y a une aide dans le multiâge.

Groupe A

La norme implicite concernant l’engagement parental pourrait s’énoncer ainsi: le parent-éducateur doit s’engager dans l’éducation des enfants. Celle-ci se traduit par l’implication des parents-éducateurs dans la vie du groupe de soutien. Même dans les cas où les enfants sont à la charge d’un animateur, quelques parents-éducateurs membres du groupe restent présents. Les parents considèrent les activités et les périodes de vie de groupe comme des exemples offrant aux enfants un aperçu de leur future vie en société. La gestion des conflits est toujours subordonnée à une intervention parentale, ou à une non-intervention choisie. Aussi, l’engagement de chaque parent-éducateur n’est pas limité à ses propres enfants puisqu’il a été rapporté par les participants qu’ils sont amenés à intervenir auprès des autres enfants lors de conflits ou à animer des activités pour l’ensemble des enfants du groupe. L’implication des parents-éducateurs dans la vie du groupe de soutien influence leurs réactions et leurs attitudes, faisant de l’engagement parental une norme collective implicite.

La norme relative à l’enrichissement de l’expérience éducative pourrait s’énoncer ainsi: l’enseignement et l’apprentissage doivent être de qualité et significatifs. Les activités permettent l’enseignement de matières différentes de celles qui sont enseignées à la maison, ou l’utilisation de pratiques d’enseignement différentes, notamment lorsque l’enseignant est différent (un animateur du musée, un autre parent-éducateur). La mise en commun et le partage des ressources entraînent l’ouverture à d’autres sujets, domaines d’études, connaissances ou compétences qui s’ajoutent à l’instruction reçue à la maison.

Ce qu’on fait, c’est un partage d’expériences. Donc qu’est-ce que ça veut dire pour moi? Ça veut dire que ça va avoir un impact beaucoup plus significatif. Ça veut pas dire que ça va changer ma façon de procéder à 100 %, mais je vais être beaucoup plus porté à écouter quelqu’un qui a eu l’expérience que quelqu’un qui a été capable d’apprendre des choses par coeur puis de faire un examen.

Groupe B

Enfin, les exemples des diverses pratiques pédagogiques se côtoyant au sein du groupe deviennent des sources d’inspiration pour les parents-éducateurs. Ainsi, l’enrichissement de l’expérience éducative étant une conséquence inhérente de l’adhésion d’une famille au groupe de soutien, il en devient une norme collective implicite.

Tableau 1

Les normes sociales collectives implicites et leurs normes secondaires

Les normes sociales collectives implicites et leurs normes secondaires

Tableau 1 (continuation)

Les normes sociales collectives implicites et leurs normes secondaires

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6. Discussion

6.1 Des normes collectives en accord avec le cadre juridique

La Loi sur l’instruction publique constitue la première référence juridique en ce qui concerne l’AEF. Celle-ci stipule que l’enfant doit recevoir un «enseignement approprié», par la mise en oeuvre par ses parents d’«un projet d’apprentissage visant à instruire, à socialiser et à qualifier l’enfant, par le développement de compétences fondamentales, notamment en littératie, en numératie et en résolution de problèmes, et par l’apprentissage de la langue française» (L.R.Q., ch. I-13.3).

La première norme sociale collective des groupes étudiés: «Les enfants et les parents-éducateurs doivent socialiser», rejoint la visée de socialisation. En effet, les parents, par le biais des groupes de soutien, souhaitent amener les enfants à développer des habiletés sociales et accordent une importance à la transmission de valeurs démocratiques.

[L]es enfants, tsé, des fois, ça connecte vraiment juste pas. Fait que ces conflits-là, on essaie de les éviter, mais en même temps, c’est une belle opportunité d’expliquer que ça arrive: que ça va arriver dans ton milieu de travail, que ça va arriver dans la vie, n’importe quoi. Que t’es pas obligé d’aimer tout le monde, tout le monde n’est pas obligé de t’aimer, puis de respecter l’autre, tout simplement, sans dépasser les limites, c’est bon.

Groupe A

L’une des déclinaisons de cette norme sociale collective des groupes de soutien consiste par ailleurs à briser l’isolement social, tandis que l’absence de critères de sélection des membres est susceptible d’entraîner une composition variée du groupe, notamment en ce qui a trait aux visions éducatives, aux croyances et aux réalités familiales et économiques; toutefois, ces variables n’ont pas été précisément observées dans cette étude. Certains parents-éducateurs considèrent que la forme de socialisation vécue dans le cadre du groupe de soutien est riche, car elle implique des rapports multiâges, soit une configuration proche de la société réelle et donc en accord avec l’intention de socialisation des balises juridiques.

Toutefois, le volet de socialisation est interprété différemment en ce qui a trait au rôle du parent-éducateur par rapport à celui du parent d’enfant scolarisé dans un établissement scolaire, qui consiste à «accompagner leur enfant en lui offrant, à la maison, tout ce qu’il faut pour favoriser sa réussite scolaire» (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001, p. V). De fait, la norme sociale et collective où «le parent-éducateur doit s’engager dans l’éducation des enfants» s’opérationnalise à partir d’un faible ratio d’enfants par adulte pendant les activités et par l’omniprésence des parents de l’enfant. Ainsi, la socialisation dans un contexte d’AEF, par la participation à un groupe de soutien, peut être vue comme «appropriée», pour reprendre le terme de la Loi sur l’instruction publique, et non «identique» au milieu scolaire, parce que réalisée différemment.

L’autre norme sociale et collective des groupes de soutien: «L’enseignement et l’apprentissage doivent être de qualité et significatifs» peut être mise en perspective avec les visées d’instruction et de qualification. Toutefois, le groupe de soutien n’étant pas le seul lieu d’apprentissage pour l’enfant, il ne peut, au mieux, que consister en un enrichissement de l’expérience éducative de l’enfant. En effet, l’individualisation de l’approche éducative dans l’AEF, conduisant à une personnalisation de l’expérience éducative vécue par l’enfant, représente, selon les parents-éducateurs, une caractéristique centrale de cette forme d’enseignement et d’apprentissage. La participation au groupe de soutien est un moyen supplémentaire d’accéder à d’autres formes d’enseignement (approches éducatives différentes, enseignants non scolaires) ainsi qu’à d’autres matières et d’autres domaines de connaissance afin de complémenter l’expérience éducative. Par conséquent, l’expérience éducative est à la fois personnalisée et variée, modulée en fonction des intérêts de l’enfant. En cela, la norme collective des groupes de soutien eu égard à l’instruction et à la qualification rejoint l’intention du volet de qualification: «[…] offrir à chaque élève un environnement éducatif adapté à ses intérêts, à ses aptitudes et à ses besoins en différenciant la pédagogie et en offrant une plus grande diversification des parcours scolaires» (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001, p. 3). Cependant, cette norme sociale et collective est trop large pour viser spécifiquement le développement de compétences fondamentales prévu dans la Loi sur l’instruction publique.

Ainsi, les normes sociales et collectives auxquelles les parents-éducateurs adhèrent en participant au groupe de soutien, par leurs caractéristiques spécifiques à l’AEF et contextuelles au groupe de soutien, ont des visées communes avec les balises juridiques, mais ne couvrent pas l’entièreté des visées de la section de la Loi sur l’instruction publique relative à l’AEF.

6.2 Les groupes de soutien comme acteurs collectifs

Les deux groupes de soutien participants s’inscrivent dans la conception de l’action collective élaborée dans la théorie de la gouvernance réflexive. S’ils pratiquent l’AEF individuellement, les parents-éducateurs rencontrent plusieurs types d’insatisfaction: isolement social et difficultés d’accès à des ressources éducatives. De ce fait, ils en viennent à se regrouper entre eux afin de pallier ces difficultés et cela, selon une structure et une organisation non prévue par l’institution éducative. Ce stade correspond au regroupement de solidarité. Mais leur action collective va plus loin, ce qui leur permet d’atteindre le statut d’acteur collectif. En effet, ils se sont créé une identité propre en se donnant un nom et ont gagné une reconnaissance interne à l’AEF, notamment par l’AQED qui les mentionne parmi les groupes de soutien d’AEF. Une reconnaissance externe est obtenue par la détermination d’une identité légale en tant qu’organisme à but non lucratif.

Quelques prémisses d’un apprentissage politique sont présentes chez les groupes participants. Vis‑à‑vis de l’institution, le groupe A a rapporté une collaboration avec les autorités scolaires locales, notamment en ce qui a trait à l’élaboration de la documentation remise aux parents-éducateurs par les intervenants scolaires. Par ailleurs, l’évaluation mutuelle entre membres apparaît plutôt informelle, relevant plus d’une autoévaluation par comparaison, jusqu’à un point de réaction au-delà duquel une intervention serait envisagée afin, par exemple, de protéger un enfant en situation de négligence. La création d’une représentation sociale, externe, de leur réalité, étape subséquente d’un apprentissage politique, n’a pas été étayée par les propos des participants au moment de la collecte des données[6]. Cependant, quelques indices démontrent la volonté de chaque groupe de parvenir à une telle forme de représentation et d’implication sociale: dans ses orientations, le groupe A souhaite participer à l’élaboration des normes ou des structures relatives à l’AEF. De même, plusieurs activités locales d’implication et de visibilité du groupe B ont été rapportées: représentations auprès de la commission scolaire, du centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS), des tables de concertation locales et dans un comité régional. Les parents-éducateurs donnent ainsi au groupe de soutien une fonction qui dépasse les seuls besoins de l’acteur collectif, s’inscrivant dans une perspective d’amélioration de la situation actuelle. De fait, les deux groupes de soutien participants satisfont les conditions pour être considérés comme des acteurs collectifs. Cependant, les résultats ne permettent pas de considérer les groupes de soutien comme des acteurs politiques, tels que définis dans la théorie de la gouvernance réflexive notamment par le développement d’une représentation sociale dépassant les seuls intérêts du groupe (Maesschalck, 2001), quoique nos analyses des entretiens collectifs retracent les prémisses d’un tel apprentissage.

6.3 Le groupe de soutien comme outil de gouvernance

L’interprétation des résultats a montré que le groupe de soutien fonctionne comme une organisation collective qui complète l’enseignement à la maison et démontre une action collective dont les normes sociales et collectives se rapprochent des visées du cadre juridique. Toutefois, il faut considérer le fait que cette étude ne porte que sur deux groupes de soutien. Par conséquent, les résultats ne peuvent prétendre à une généralisation de quelque sorte, mais doivent être appréhendés comme des pistes d’investigation pour faire évoluer la gouvernance de l’AEF.

La variabilité de l’accès à des ressources éducatives d’une famille à l’autre, ajoutée à la diversité de l’offre de soutien des centres de services scolaires, peuvent rendre inégal l’accès à une expérience éducative appropriée. Le groupe de soutien, en offrant des activités éducatives complémentaires à l’expérience d’AEF à la maison, constituerait une variable supplémentaire, pouvant, au mieux, agir comme un facteur équilibrant concernant l’accès aux ressources éducatives et, au minimum, offrir des possibilités de socialisation.

[T]outes les activités qui sont faites pour le parascolaire, on réussit, en groupe, à y avoir accès avec des tarifs qui sont abordables. Puis pas juste visiter un musée, mais avoir des animations dans le musée, et n’importe quelle autre sorte d’activités.

Groupe A

Par ailleurs, le groupe de soutien pourrait jouer un rôle de protection sociale puisqu’un point de réaction en cas de problématiques graves (négligence, abus) a été signalé par les participants.

Participante 1: [S]i on soupçonne un abus, je pense qu’on [n’]a juste pas le choix. […] on serait mal à l’aise, mais...

Participante 2: […] c’est malaisant, mais c’est comme un non-choix, là.

Participante 1: Oui, c’est ça, exact.

Groupe A

De ce fait, l’appartenance à un groupe de soutien pourrait être considérée comme un facteur de protection pour le respect du droit à l’éducation des enfants.

[L]’idée de faire l’école à la maison, c[e n]’était pas d’isoler les enfants, les isoler de la société ou de l’éducation qu’ils pourraient recevoir. Mais au contraire, c’est pour leur donner un plus, donc on veut leur donner un plus. Je veux dire, les choses qui sont enseignées à l’école, bon, ça, on peut tous le savoir, on a tous accès à ça. Mais les alternatives, les autres options... La meilleure façon de les connaître, c’est de faire partie d’un groupe de soutien, parce qu’il y a un paquet de familles, elles ont chacune leur cheminement, puis on peut voir [qu’]on a des idées.

Groupe B

Enfin, du point de vue de la gouvernance de l’éducation en général, on ne peut prétendre que les normes éducatives créées et vécues par ces groupes aient une influence plus large sur le système éducatif ou sur les normes éducatives adoptées par la société québécoise. Toutefois, on peut supposer que cette proposition des parents, par sa simple existence, contribue à tout le moins à la recherche de solutions nouvelles pour l’éducation des enfants, à l’évolution des représentations sociales en éducation et à un élargissement des solutions alternatives de soutien pour l’accessibilité à une éducation appropriée.

7. Conclusion

Pour le suivi de l’apprentissage en famille (AEF), l’inclusion d’autres acteurs que les autorités scolaires pourrait constituer une piste intéressante. Parmi ces autres acteurs, il est apparu que le groupe de soutien d’AEF, de par sa position intermédiaire et collective, pourrait jouer un rôle régulateur complémentaire qui soit accepté par les autorités scolaires et les parents. Toutefois, le rôle de ces groupes a été peu étudié. Selon la théorie de la gouvernance réflexive, le groupe de soutien peut être considéré comme un lieu d’apprentissage collectif, permettant l’émergence de normes sociales régulant les pratiques éducatives des parents. Cette étude a décrit les normes sociales établies collectivement au sein de deux groupes de soutien québécois.

Leurs normes sociales collectives explicites formalisent des modalités de participation démocratique des membres, des valeurs de respect d’autrui, d’ouverture aux autres et des objectifs de soutien entre les membres et de partage de ressources. Leurs normes sociales collectives implicites sont: 1. les enfants et les parents-éducateurs doivent socialiser, 2. le parent-éducateur doit s’engager dans l’éducation des enfants et 3. l’enseignement et l’apprentissage doivent être de qualité et significatifs.

Ces normes collectives ont des visées communes avec les balises juridiques. En effet, ces dernières demandent que l’enfant reçoive un enseignement approprié, à partir d’un projet d’apprentissage visant à l’instruire, le socialiser et le qualifier. Les normes sociales collectives émergeant des groupes de soutien contribuent ainsi pleinement à une visée de socialisation adaptée au contexte d’AEF et peuvent également complémenter et soutenir de manière générale les objectifs d’instruction et de qualification mis en oeuvre dans le reste du projet d’apprentissage. Ainsi, les résultats de cette étude suggèrent que le groupe de soutien pourrait être un acteur à exploiter davantage dans la gouvernance de l’AEF.