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Pour innover dans des contextes fortement concurrentiels, les entreprises doivent réunir une très grande variété de compétences, notamment en matière de marketing et de R&D. Elles développent donc de façon croissante des collaborations, tant internes (en mobilisant leurs salariés dans leur ensemble) qu’externes (avec des fournisseurs, clients, utilisateurs, universités, laboratoires ou même concurrents). Dans ce cadre, différentes formes de communautés d’innovation ont émergé, à l’intérieur comme à l’extérieur des organisations (Wendelken et al., 2014). Leur contribution à la co-création, au design et à la diffusion des innovations a été largement reconnue dans les recherches académiques au cours de la dernière décennie (West et Lakhani, 2008), mais leur caractérisation et les frontières qui existent entre elles restent à éclaircir (Paraponaris et Sigal, 2015).

Depuis les travaux précurseurs de Lave et Wenger (1991) sur les communautés de pratique (CoP), de nombreuses recherches ont été réalisées. Elles ont certes été sources d’avancées, mais aussi de débats, repositionnements ou re-conceptualisations, liés au concept même de communauté (Pattinson, Preece et Dawson, 2016; West et Lakhani, 2008). Ce constat conduit certains auteurs à encourager de nouvelles recherches, permettant d’apporter des éclaircissements sur les communautés d’innovation et de mieux analyser leurs frontières (West et Lakhani, 2008). En effet, on relève une absence de stabilisation du vocabulaire utilisé pour désigner les différents types de communauté (West et Lakhani, 2008) et une tendance à traiter la diversité des communautés de manière globale, comme s’il s’agissait d’une population homogène (Sarazin, Simon et Cohendet, 2017). Un paradigme scientifique fort nécessite pourtant une conciliation des différences de nomenclature et de définitions, aboutissant à un consensus sur le système lexical utilisé (Kuhn, 1970). En outre, on constate un manque de recherches intégrant les différents types de communautés et leurs potentielles interactions (Gamble, Brennan et Mcadam, 2015; Sarazin, Simon et Cohendet, 2017). Si les dynamiques intra-communautés ont été étudiées, peu de travaux investiguent les dynamiques intercommunautaires (Jarvenpaa et Lang, 2011). Enfin, la littérature adopte généralement le point de vue de ces communautés, délaissant celui des entreprises qui les mobilisent (Burger-Helmchen et Cohendet, 2011; Franke et Shah, 2003). Ces limites nuisent donc non seulement au développement des connaissances dans le champ des communautés d’innovation, mais ne permettent pas non plus aux entreprises d’identifier les mécanismes qu’elles peuvent mettre en oeuvre pour mobiliser efficacement les différents types de communautés et jouer de leur complémentarité.

Notre recherche tente donc de répondre à un certain nombre de ces limites à travers les questions de recherche suivantes : Comment caractériser les différents types de communautés qui collaborent avec les entreprises lors de leur processus d’innovation ? Ces différents types de communautés sont-ils mutuellement exclusifs ou leurs frontières sont-elles plus poreuses que ce que les typologies ne le laissent entendre ? Quels mécanismes peuvent être à l’origine de cette perméabilité ? Pour cela, cette recherche s’appuie sur l’étude de trois entreprises de l’industrie du sport outdoor, qui font fortement appel à diverses communautés dans le cadre de leurs processus d’innovation.

Nos résultats nous conduisent ainsi à caractériser trois types de communautés d’innovation (les communautés de pratique, les communautés épistémiques et les communautés d’utilisateurs), en fonction de six critères : le profil de leurs membres, leurs objectifs, dynamique organisationnelle, mode de communication, la nature de leurs liens sociaux et leur contribution à l’innovation des entreprises. Nous montrons également que des mécanismes tant intrinsèques qu’extrinsèques viennent parfois brouiller les frontières entre ces communautés. Tout d’abord, la perméabilité de l’interne et de l’externe conduit à plus de mixité que d’exclusivité. Ensuite, les dynamiques des communautés créent des passerelles entre elles, ce qui aboutit à ce que certains membres aient le don d’ubiquité ou tiennent un rôle d’interface.

Enfin, des mécanismes extrinsèques et intrinsèques (objets, pratiques, acteurs ou encore rencontres frontières), tels que les réseaux sociaux, plateformes numériques, événements sportifs, tests de prototypes, sont à l’origine de fortes interactions et interconnexions entre les différentes communautés, et donnent lieu à la création d’une constellation de communautés d’innovation interconnectées.

Cet article s’articule autour de quatre parties. Dans la première, après une rapide synthèse sur la genèse du concept de communauté d’innovation, nous présentons et affinons les typologies les plus communément retenues dans la littérature. La deuxième partie détaille notre méthodologie de recherche qualitative. Nos résultats font l’objet d’une troisième partie et sont ensuite discutés dans une dernière partie.

Cadre théorique

Nous proposons ici de revenir sur la genèse des communautés d’innovation, avant de nous intéresser plus particulièrement à leurs typologies.

Des communautés de pratique aux communautés d’innovation

Les travaux précurseurs de Lave et Wenger (1991) sur les CoP de groupe sociaux (sages-femmes, tailleurs, apprentis-bouchers, alcooliques anonymes et timoniers de la marine) ont inspiré de nombreuses productions académiques portant sur l’apprentissage collectif. Dès lors, un nombre significatif de travaux a emprunté ce concept pour l’appliquer au sein des organisations (Wenger, 1998, 2010 ; Wenger, McDermott et Snyder, 2002). Cela a été le cas des chercheurs en innovation qui voient dans les CoP un moyen privilégié d’assurer le partage de connaissances au sein d’un groupe de membres issus d’une même organisation et engagés dans la même pratique (Brown et Duguid, 1991 ; 2001 ; Sarazin, Simon et Cohendet, 2017). Comme le montrent Pattinson et al. (2016) au travers de leur revue systématique de la littérature, les travaux portant sur les CoP ont fait l’objet d’évolutions, de reformulations et de nouvelles conceptualisations.

L’étude de ce réseau informel d’individus capable de dépasser les difficultés de la pratique professionnelle prescrite a donné lieu à l’émergence de concepts connexes, permettant d’élargir le champ des communautés en dehors des frontières des entreprises. Des travaux pionniers sur les lead-users (von Hippel,1986) et sur l’innovation centrée sur les utilisateurs (user-centric innovation) (Gamble, Brennan et Mcadam, 2015), est ainsi né le concept de communautés d’utilisateurs – CoU (Franke et Shah, 2003). Au début des années 1990, des travaux relatifs aux relations internationales ont également fait émerger un nouveau type de communauté, dont les membres sont des professionnels reconnus pour leurs expertises et compétences : les communautés épistémiques (CoE), dont la mobilisation dépassera par la suite le seul cadre des relations internationales (Christensen, Newberry et Potter, 2019; Haas, 1992).

Par ailleurs, le développement d’internet et du digital a aussi ouvert la voie aux communautés virtuelles ou online communities (Dahlander, Frederiksen et Rullani, 2008; Sarazin, Simon et Cohendet, 2017). Plus récemment, et faisant suite aux travaux de Fichter (2009), Sarazin et al. (2017) proposent de regrouper tous ces types de communautés sous la terminologie « communautés d’innovation », proposée par Lynn et al. (1997), dès lors que la capacité d’innovation des entreprises repose sur la conjonction des apports de tous ces collectifs. En définitif, un nombre pléthorique de communautés aux caractéristiques diverses a vu le jour dans la littérature, mettant en évidence que les communautés peuvent être autant internes qu’externes, « physiques » que virtuelles.

Caractérisation des communautés d’innovation

Nous présentons ici les trois types de communautés les plus communément reconnues (CoP, CoU et CoE) (Sarazin et al., 2017), en compilant dans une même typologie toutes les caractéristiques identifiées dans une littérature originelle souvent fragmentée, de manière à affiner leurs définitions et contours. Nous abordons ensuite la question des frontières de ces communautés.

Les CoP sont des communautés informelles et spontanées composées d’individus passionnés ou intéressés par une pratique sociale particulière, concernant le travail ou un loisir. C’est la confiance réciproque, l’engagement mutuel et le fort sentiment d’appartenance qui créent le liant et l’identité commune entre les membres de cette communauté (Wenger, 1998). Ces mécanismes internes autorisent la production d’un apprentissage collectif au sein et au-delà des organisations. Par une relation de type « maître/apprenti », les membres échangent des connaissances et des expériences en toute confiance, afin de résoudre ou de gérer des problèmes non structurés dans leur quotidien (Leal et Baêta, 2006). Ces communautés parviennent ainsi à s’affranchir des contraintes liées aux structures formelles dans lesquelles elles évoluent et à proposer des visions alternatives leur permettant d’agir dans des situations ambiguës (Brown et Duguid, 2001). Les CoP peuvent être internes, c’est-à-dire composées de salariés d’une même entreprise (Brown et Duguid, 1991; 2001; Dupouët et Barlatier, 2011; Wenger, 1998) ou externes, regroupant des passionnés (Stevens, 2009) qui peuvent être dispersés sur un territoire (Dibiaggio et Ferrary, 2003). Quelles que soient leurs frontières, l’intégration de nouveaux membres au sein des CoP s’opère par cooptation des membres déjà confirmés et leur participation est volontaire (Wenger, Mcdermott et Snyder, 2002). L’enjeu pour les entreprises est de les identifier, afin de pouvoir les piloter selon leurs impératifs stratégiques (Bootz, 2015; Burger-Helmchen, 2013). Cependant, un pilotage trop intrusif risque d’étouffer la communauté et de la dissoudre (Wenger, McDermott et Snyder, 2002). L’importance des socialisations sur un même lieu de pratique ou d’échanges est enfin soulignée dans la littérature, mais est également soutenue par l’usage d’outils de communication à distance autorisant des échanges au sein de CoP plus étendues (Lüthje, Herstatt et von Hippel, 2005).

Les CoE sont, quant à elles, composées de professionnels, dont l’expertise et les compétences sont reconnues dans leurs disciplines respectives (scientifiques, artistiques …) (Cowan, David et Foray, 2000). Elles sont motivées ou sollicitées par une organisation pour produire des connaissances visant à être institutionnalisées, telles des normes, règles, procédures, représentations communes (Burger-Helmchen, 2013; Cohendet, Creplet et Dupouët, 2001). Bien qu’assez informelles, ces communautés peuvent néanmoins se doter de procédures assez formelles et structurantes (manifestes, codebooks….) qui leur permettent de compiler, échanger et faciliter la compréhension mutuelle des acteurs (Cohendet et Simon, 2007) et ainsi créer des connaissances nouvelles. Malgré une dimension identitaire moins intense que dans une CoP, les membres d’une CoE partagent une même façon de penser, qui leur procure une influence et une autorité naturelle lors des prises de décision (Christensen, Newberry et Potter, 2019; Haas, 1992). Ces experts peuvent être intégrés à des communautés internes à l’entreprise ou contribuer à des communautés externes. Les outils virtuels (wikis, réseaux sociaux et plateformes spécialisées) permettent souvent de structurer et formaliser les connaissances produites. Certaines communautés peuvent être totalement virtuelles, mais leur fonctionnement est alors ponctué par l’organisation de rencontres « physiques ».

Enfin, les CoU sont composées d’utilisateurs d’un produit ou service ayant une expérience d’utilisation et une connaissance du produit différentes (Sarazin et al., 2017) et qui ne développent pas forcément un lien social fort en tant que membres de la communauté (Füller, Matzler et Hoppe, 2008). Ces communautés ont un engagement élevé envers une activité de consommation (Papaoikonomou, Valverde et Ryan, 2012). Ainsi, en plus de la passion qui peut les caractériser, la relation marchande et la confiance envers une marque facilitent le rassemblement de ces consommateurs au sein d’une communauté particulière partageant un objectif ou des intérêts communs (Füller et al., 2008). Les membres de ces communautés s’attendent à obtenir une meilleure satisfaction dans l’expérience de consommation ou un retour financier après un acte d’achat (Lüthje et al, 2005). Les CoU sont souvent organisées en communautés virtuelles (Lazar et Preece, 2002) et peuvent contribuer à résoudre un problème général concernant un produit, ou apporter une nouvelle solution, voire participer au développement de nouveaux marchés (Matzler et Hoppe, 2008). Elles sont considérées comme le nouveau lieu d’innovation des industries créatives (Parmentier et Mangematin, 2014) et ont par ailleurs une capacité d’influence sur leurs membres ou sur d’autres communautés. Pour cette raison, de nombreuses entreprises tentent d’attirer un grand nombre de leurs consommateurs pour les rassembler en une communauté, en jouant notamment sur la confiance (Füller, Matzler et Hoppe, 2008; Pénin et Burger-Helmchen, 2012; Schenk et Guittard, 2012).

En définitive, notre revue de littérature nous amène à proposer cinq critères principaux pour distinguer ces différents types de communautés : leurs membres, leurs objectifs, leur dynamique organisationnelle, leur mode de communication et la nature de leurs liens sociaux. Le tableau 1 résume ces caractéristiques.

Si la clarification des différents types de communautés participant à l’innovation est nécessaire, Roberts (2006) et Amin et Roberts (2008) relèvent également le besoin d’investiguer plus en profondeur les éléments de compréhension des frontières de ces communautés. En étudiant les CoP, ils montrent à quel point le manque de netteté sur leurs frontières nuit à leur caractérisation et à la compréhension de leur dynamique sociale. Wenger et al. (2002) esquissent pourtant l’idée de « constellation de CoP » pour évoquer les liens que peuvent avoir différentes communautés interagissant autour de connaissances et intérêts communs. La notion de communautés mixtes comprenant aussi bien des membres à l’intérieur qu’à l’extérieur des entreprises est également suggérée, mais peu de travaux ont été réalisés à leur sujet (Gamble, Brennan et Mcadam, 2015; Sarazin, Simon et Cohendet, 2017). En effet, si les dynamiques intra-communautés ont été étudiées dans la littérature, les travaux qui investiguent les dynamiques intercommunautaires sont rares (Jarvenpaa et Lang, 2011). Ainsi, au-delà de notre volonté d’affiner la caractérisation des communautés d’innovation, en vérifiant empiriquement leur mobilisation par les entreprises dans leurs projets d’innovation et en identifiant leurs contributions à ces projets, notre objectif est également d’explorer Les frontières intercommunautaires pour évaluer leur degré de porosité et les mécanismes ayant tendance à les rendre plus poreuses.

Tableau 1

Caractéristiques des trois types de communautés selon la littérature

Caractéristiques des trois types de communautés selon la littérature

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Méthodologie de la recherche

La méthodologie retenue repose sur une démarche qualitative fondée sur trois cas d’entreprises du secteur des sports outdoor.

L’industrie du sport et les communautés d’innovation

Plusieurs raisons nous poussent à considérer l’industrie du sport comme particulièrement pertinente pour analyser finement les communautés d’innovation. Il s’agit tout d’abord, d’une industrie dynamique dont le poids dans les économies mondiale et nationale est très important. Le marché mondial des articles de sport s’élève en effet à 413 milliards d’euros en 2018, avec une croissance de + 7 % par rapport à 2017 (Données NPD). En France, la distribution d’articles de sport représentait le 3ème marché de biens de consommation en 2014[1]. Au sein du marché mondial du sport, celui des sports outdoor qui nous intéresse plus particulièrement pèse 69 milliards d’euros, soit 17 % du marché total et a enregistré une croissance de 3 % sur la même période. La France se positionne à la deuxième place du marché européen de l’outdoor, derrière l’Allemagne et devant le Royaume-Uni, avec plus de 2,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2015 (Global Sport Estimate, 2016). Ensuite, les enjeux d’innovation sont très forts sur ce marché : les équipementiers doivent innover de façon quasi-continue pour répondre aux comportements des consommateurs en constante évolution, créer de nouveaux segments, voire tout simplement survivre dans un contexte extrêmement concurrentiel1. Enfin, ce secteur regroupe un grand nombre d’utilisateurs très engagés, motivés et qualifiés pour l’innovation (Lüthje et al., 2005). Les émotions, l’affect, la solidarité et les valeurs partagées sont, en effet, fortement présentes dans ce secteur et offrent un terreau fertile pour le fonctionnement communautaire (Franke et Shah, 2003). La littérature s’intéressant à l’industrie du sport a d’ailleurs souligné le potentiel des collaborations avec ces communautés dans différents secteurs sportifs, notamment outdoor (Franke et Shah, 2003; Füller, Matzler et Hoppe, 2008; Hienerth, von Hippel et Berg Jensen, 2014; Lüthje, Herstatt et von Hippel, 2005) Cependant ces travaux se sont focalisés sur les seules communautés d’utilisateurs ou n’ont pas fait de distinction entre les différentes communautés (Sarazin et al., 2017). Pourtant, au-delà des communautés d’utilisateurs, d’autres communautés (athlètes, experts, institutionnels, salariés) souvent ignorées, peuvent également contribuer à la dynamique d’innovation.

Trois entreprises innovantes du secteur des sports outdoor

Au sein de ce secteur d’activité, nous avons retenu trois entreprises emblématiques qui ont leur siège social ou une partie de leurs équipes d’innovation dans la région Rhône-Alpes[2] : Raidlight, Decathlon, et Salomon, les deux dernières faisant partie des leaders de l’offre outdoor[3]. Elles ont été sélectionnées car elles permettent de répondre aux critères d’échantillonnage théorique proposés par Hlady Rispal (2002). Du point de vue de la représentativité théorique et de la variété, ces trois entreprises possèdent suffisamment de traits communs sans être en tout point identiques. En effet, elles sont concurrentes sur une partie de leurs produits, reconnues pour leur forte capacité d’innovation et ont également en commun de collaborer étroitement avec plusieurs types de communautés. Elles se différencient toutefois par leur taille, leurs degrés de diversification et d’intégration verticale et leur positionnement marketing (cf. tableau 2[4]).

Raidlight a été créée en 1999 par un ingénieur textile passionné de sport. Elle a démarré avec un catalogue de dix produits innovants, issus de plusieurs années de pratique et d’expérience sportive du dirigeant. Depuis, la société n’a cessé de se développer, jusqu’à son rachat par l’entreprise Rossignol en 2016. L’entreprise conçoit des produits ergonomiques, légers et fonctionnels pour les trailers. L’innovation au sein de l’entreprise Raidlight repose en grande partie sur ses interactions avec les communautés d’utilisateurs. Dès 2010, elle recevait un Janus (label d’excellence de l’Institut du Design) pour sa plate-forme web 2.0 interactive et collaborative, qui réunit notamment un atelier de conception virtuel offrant à tous les utilisateurs la possibilité de participer à la conception des produits et un espace de marketing collaboratif, le « Team Raidlight ouvert à tous », fédérant une communauté de plus de 10 000 membres. Raidlight a souvent été récompensée pour ses produits innovants, avec notamment en 2012, la Custom Shoes System, une paire de chaussure de trail durable, dans le sens où elle est dotée d’un système permettant de remplacer deux pièces d’usure (la semelle et l’amorti), et de la personnaliser (semelle intérieure, mini-guêtre, plaque de portance). L’entreprise se distingue à nouveau en 2014 avec le sac gilet Responsiv, 2-en-1, plus proche du corps et extrêmement léger.

Tableau 2

Présentation de l’échantillon

Présentation de l’échantillon

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Decathlon est le deuxième distributeur d’articles de sport dans le monde après Intersport. Ce groupe de 87 536 collaborateurs, présent dans une cinquantaine de pays, conçoit aujourd’hui la majeure partie des produits qu’il commercialise. Le groupe est considéré comme un acteur majeur en matière d’innovation : 29 brevets ont été déposés en 2015 (Decathlon se situant à la 46ème place au classement des déposants de brevets en France) et pas moins de 2 800 nouveaux produits sont conçus en moyenne chaque année[5]. Au sein du groupe, nous nous sommes centrés sur l’entité Quechua localisée en Rhône-Alpes, qui est dédiée aux sports de montagne. Parmi les innovations phares au niveau de ces sports, on trouve la tente « deux secondes », le matelas « air seconds » (respectivement récompensés aux Decathlon Innovation Awards en 2005 et 2016) et la tente Fresh & Black pour dormir au frais et dans l’obscurité.

Enfin, Salomon a été créée en 1947 à Annecy. En quelques années, à force d’innovations, l’entreprise s’impose comme le leader mondial des fixations de ski, avant de devenir un des leaders du matériel de sports d’hiver, puis des sports de montagne (randonnée et trail). Dotée d’une culture d’entreprise fortement tournée vers les athlètes, l’entreprise Salomon encourage en interne ses équipes à fonctionner telle une communauté. Les innovations qui ont fait le plus parler d’elles dans la presse sont Mesh, une chaussure de trail réalisée sur mesure (plus de 300 possibilités de personnalisation), le concept Edge Amplifier, interface ski/fixation qui permet de transmettre les appuis directement sur les carres, la Sense Ultra, une chaussure de trail technique de 210 grammes seulement ou encore la S/Max, une chaussure de ski alpin haut de gamme, 20 % plus légère que les autres modèles du marché.

Recueil des données

Dans un souci de triangulation des données, plusieurs outils de recueil ont été utilisés. En premier lieu, une revue de presse a été effectuée sur les trois entreprises étudiées afin de recueillir des premiers éléments sur ces organisations, leurs stratégies d’innovation (dont l’ouverture aux communautés), la potentielle existence de plateformes collaboratives, et les innovations récentes susceptibles d’être étudiées. Cette revue de presse a été réalisée via la base de données Europresse[6]. Ensuite, 30 entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne d’1h30, ont été réalisés entre le 06/06/2014 et le 29/11/2018[7], auprès des principaux protagonistes impliqués dans l’innovation (directeurs de site, designers, responsables R&D, ingénieurs produits, chefs de produit, responsables marketing, responsables des communautés, etc). Le détail de ces interviews est donné dans le tableau 3.

Ces entretiens ont été réalisés à l’aide d’un guide structuré en deux grands thèmes : (1) le contexte de l’innovation, avec des sous-thèmes tels que la place de l’innovation dans la stratégie de l’entreprise et l’organisation mise en place pour innover, et (2) les communautés mobilisées dans les projets d’innovation, avec des sous thèmes tels que l’identification et la caractérisation des différentes communautés (à travers les cinq critères relevés dans notre revue de littérature), mais aussi leurs apports à l’innovation. Les personnes interviewées étaient incitées à prendre appui sur des innovations clés développées dans leurs entreprises. Tous ces entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Enfin, pour compléter ce dispositif, une observation passive a été réalisée : visites commentées des différents sites, interviews réalisées en grande majorité dans les locaux dédiés à l’innovation, et participation à des journées spéciales dédiées à l’innovation au sein des entreprises. Cela a permis de mieux appréhender le contexte et l’organisation physique des individus impliqués dans l’innovation.

Tableau 3

Liste des entretiens réalisés

Liste des entretiens réalisés

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Analyse des données

La méthode choisie pour traiter les données qualitatives issues des entretiens est l’analyse de contenu thématique. Pour cela, un dictionnaire des thèmes a été réalisé à partir de la revue de littérature (tout en nous laissant l’opportunité de faire émerger des thèmes et sous-thèmes du terrain). Il est composé de six grandes catégories correspondant aux types de communautés identifiées dans la littérature (experts, utilisateurs, de pratique) et aux cinq thèmes relatifs à la caractérisation des communautés (membres, objectifs, dynamique organisationnelle, mode de communication/relation à l’espace et nature des liens sociaux). Chaque thème comprend ensuite plusieurs thèmes secondaires[8]. Les premiers entretiens ont été codés collectivement par l’équipe de recherche, les suivants ont été répartis entre les membres de l’équipe, sachant que 7 entretiens ont été double-codés et que pour ceux-ci un taux de fiabilité de 87 % a été obtenu (nombre de codes identiques sur la totalité des codes). Des réunions régulières ont été organisées en cours de codage pour aligner nos pratiques, passer en revue les difficultés de codage rencontrées et trouver collectivement des consensus. Le codage n’a ainsi été considéré complet qu’à partir du moment où un consensus a été atteint de manière collective.

Résultats

Nos résultats montrent que les trois types de communautés (CoP, CoE et CoU) contribuent à l’innovation au sein des trois entreprises étudiées, mais que leurs frontières sont bien plus perméables que la littérature ne le suggère.

Caractérisation des communautés

Une variété de communautés épistémiques aux contributions indispensables

Les trois entreprises étudiées mobilisent très régulièrement et intensément des CoE pour innover. Ces communautés prennent toutefois différentes formes. Elles sont majoritairement externes et réunissent des experts d’un sport (athlètes de très haut niveau sous contrats avec les marques pour Raidlight et Salomon, moniteurs de ski, guides de haute montagne, accompagnateurs en moyenne montagne pour Decathlon ou Salomon), des experts d’un marché ou de la clientèle visée (créateurs de mode pour Salomon) ou des experts scientifiques détenant des connaissances spécifiques sur le corps humain (monde médical pour Salomon et Decathlon, ingénieurs en biomécanique pour Salomon). Ces CoE peuvent être déjà pré-structurées (c’est le cas par exemple des syndicats des professionnels de la montagne, des communautés scientifiques, des associations ou fédérations sportives…) et organisées autour d’objectifs communs d’échanges d’informations, de production de connaissances et/ou de promotion et d’évolution d’une pratique. Mais elles peuvent également être structurées par les entreprises qui, en sélectionnant certains membres de ces communautés, vont constituer une communauté d’experts ad hoc. Par exemple, Raidlight gère une « Team Élite », composée d’athlètes internationaux et d’athlètes au palmarès significativement important. Salomon a mis en place et anime dans le domaine du ski une communauté internationale appelée FAST Collective, qui regroupe des ingénieurs de l’ENSA et d’anciens et actuels coureurs dans le circuit (par exemple, Günther Mader, un champion olympique autrichien). Ces CoE ad hoc sont alors pilotées par les entreprises, certains de leurs membres étant même « choyés » (c’est le cas des athlètes chez Salomon ou Raidlight), pour bénéficier au maximum de leurs contributions à l’innovation mais aussi pour les fidéliser. Les entreprises veillent à les valoriser, notamment par le biais de sponsoring, mais aussi, dans le cas de Salomon, par la création d’un service dédié à leurs attentes : le S2A (Service Aux Athlètes). Les modalités d’interaction avec les CoE sont majoritairement « physiques » notamment à travers des rencontres organisées par les entreprises dans leurs locaux ou sur les terrains de jeux et de compétition des athlètes. Les experts participent ainsi à des journées ou semaines de tests et de co-création. En matière de contribution, les experts d’un sport ou d’un marché procurent aux entreprises un regard avisé sur leurs besoins, mais aussi sur les tendances et évolutions futures des pratiques sportives.

« On veut s’appuyer sur les athlètes pour, justement, pousser l’innovation. [...] Il faut avoir ces gens-là dans son portefeuille pour être challengés. Sinon, si on suit l’outdoor classique, ça peut ronronner. » (S7). « Nos deux ambassadeurs qui sont Kilian Jornett et François D’Haene sont des gens qui ont des challenges vraiment très poussés. [...] Toute la pratique du trail, quand on voit ces dix dernières années, elle a été bousculée grâce à des gens comme ça. (...) ils nous ont fait évoluer et ont fait évoluer le matériel en conséquence. » (S5)

« Ils ont créé la communauté avec des coureurs « élite », des bons coureurs, une Dream Team qui faisait des retours, donnait ses idées, sur le terrain. » (R6)

Les professionnels de la montagne apportent également leur expertise non seulement en matière d’usage quotidien des produits sur des terrains différents, mais aussi sur la vision des utilisateurs de niveaux de pratique sportive moins élevés qu’ils encadrent au quotidien. Leur connaissance du sport, des produits et des attentes d’une variété d’utilisateurs est fort utile pour créer de nouveaux produits ou les faire évoluer. C’est par exemple le cas de Simond, la marque des produits d’escalade du groupe Decathlon, qui s’appuie sur une communauté soudée et experte de grimpeurs professionnels. « On a des partenaires institutionnels qui sont l’ENSA, l’École Nationale de Ski et d’Alpinisme, (...), la compagnie des guides de Chamonix. (...) ce sont des grimpeurs qui sont forts et qui vont sur des terrains plus régulièrement que nous. » (D8)

Enfin, certains experts, de par leur légitimité, participent également grandement à la promotion des entreprises et à la visibilité des nouveaux produits auprès des communautés d’utilisateurs (via les réseaux sociaux, des chaines You Tube, des vidéos, des rencontres etc.). C’est le cas d’athlètes renommés, comme Kilian Jornet dont le compte Instagram affiche 850 000 abonnés.

Les trois entreprises considèrent ces experts sportifs comme incontournables pour optimiser leurs capacités d’innovation, sans toutefois minimiser l’apport complémentaire d’autres communautés, telles que les communautés d’experts internes. Celles-ci sont composées de collaborateurs passionnés, sportifs pratiquants assidus et détenant également une expertise pointue dans un domaine. Chez Decathlon, certains de ces experts sont issus des entités R&D délocalisées près des terrains de pratique (Mountain Store dans les Alpes pour les produits de la montagne, Watersports à Hendaye pour les sports d’eau), mais une majorité est rassemblée au siège de Lille. « On travaille avec Decathlon Optics qui est l’univers industriel de l’optique. Ce sont des experts qui sont au Campus à Lille. Ce sont eux qui nous accompagnent sur l’industrialisation des produits et sur les process, les technologies etc, sur nos masques de ski Wedze. » (D6)

Si les interactions avec ces communautés d’experts en interne s’opèrent parfois de manière virtuelle, via notamment des plateformes numériques ou des bases de données permettant d’identifier des compétences, les rencontres physiques restent essentielles. « C’est super intéressant de rencontrer directement les gens quand on a envie d’explorer des principes de gonflage, des choses comme la thermo-soudure, quand on veut sortir un peu des produits classiques et qu’on veut essayer d’apporter une nouvelle technologie» (D4)

Des communautés de pratiques internes qui émergent sans pilotage formel

Les trois entreprises étudiées font également appel à des CoP internes, composées de collaborateurs passionnés, pratiquant les sports concernés et empreints des valeurs d’innovation et de dépassement. S’ils ne sont pas nécessairement experts, les salariés de différents métiers et niveaux hiérarchiques ont quand même un niveau de connaissances élevé lié à une pratique importante d’un ou plusieurs sports et une motivation spontanée pour contribuer à l’innovation.

« On a des salariés qui vont courir le soir, le weekend, testent les produits, échangent. » (R2)

« Les personnes qui développent des bons produits de ski chez Salomon, c’est parce qu’ils sont pratiquants dans leur loisir. » (S9)

Ainsi chaque collaborateur peut, au-delà de ses missions professionnelles, contribuer au processus d’innovation. Par exemple, dans le cadre du développement du nouveau sport signé autour du canyoning, Maskoon, le chef de produit s’est appuyé sur une CoP interne internationale. Celle-ci réunit des collaborateurs de compétences et de localisations géographiques variées, mais tous très motivés par l’idée de développer une marque de canyoning. « Avec Google+, j’ai créé une communauté de passionnés et là, d’un coup, j’ai rencontré 300 personnes passionnées chez Decathlon, qui ont différentes expertises […]. Les 300 personnes m’ont dit « je vais m’impliquer comme ça ou comme ça dans le projet. » (D8)

Chez Salomon, l’intranet et le développement d’une plateforme communautaire interne, Hivex (qui intègre également les experts des différents métiers de la division Foot Wear) permettent de fédérer la CoP au travers de quelques initiatives d’innovation participative. La mise en place d’une base de données relative aux pratiques sportives des salariés du site aide à rendre visible les membres des CoP internes. Comme on le voit ici, les outils collaboratifs peuvent être utilisés pour créer et animer ces communautés, mais, tout comme pour les CoE, les rencontres physiques restent importantes et permettent de renforcer les échanges informels entre les salariés et leur attachement à l’entreprise. « C. est prototypiste et modéliste en Thaïlande, elle travaille avec nous pour les produits en néoprène. Elle n’avait jamais vu de montagne, pour moi, ce n’était pas normal […]. Donc on lui a dit « viens avec nous pour pratiquer ». (D8)

Dans nos trois cas, la localisation des équipes d’innovation travaillant sur les produits de montagne dans un même bâtiment est délibérée et renforce l’implication de tous les salariés dans le processus d’innovation. « On teste les produits de l’entreprise le midi ou après le boulot, on pratique quasi tous le trail, ou la rando, et on utilise tous les produits de Raidlight. » (R5)

Forte de cette proximité physique des lieux des pratiques sportives et consciente de l’apport de ces CoP internes, Salomon favorise leur émergence, sans forcément les piloter formellement, en créant des espaces d’échanges privilégiés. Le Forum (espace ouvert créé au centre du bâtiment Annecy Design Center - ADC) et l’organisation régulière d’évènements (comme la « brasserie de l’innovation », salon interne qui rassemble tous les services qui exposent leurs dernières innovations) sont des exemples cités par les membres de ces CoP. “Ce qui est très important, c’est vraiment l’ADC; on est multi-activités, multi-technologies. Si on a une problématique, on peut aller voir d’autres entités qui peuvent nous aider [...]. Il y a aussi le forum, où on se retrouve là…Et ça, c’est voulu par la direction ». (S5)

C’est également le cas au sein de Decathlon : « Decat organise des activités, il y a une communauté Decat’, on a beaucoup d’échanges au niveau informel » (D4)

Au final, les entreprises étudiées mobilisent ces communautés de manière autant physique que virtuelle. Il semble donc que ces modes d’interaction soient considérés comme complémentaires. En termes de contributions, les CoP internes font des remontées aux équipes d’innovation sur leurs besoins mal satisfaits en tant que sportifs (retours d’expériences), apportent leur expertise métier pour solutionner des problèmes techniques ou participent aux tests des prototypes sur le terrain.

Des communautés d’utilisateurs fédérées via les réseaux sociaux et les événements sportifs

Pour les trois entreprises étudiées, il apparaît que les CoU présentent aussi un intérêt, en complément des CoE et des CoP. L’industrie du sport a ceci de particulier que ses consommateurs ont un attachement fort aux produits et marques sportives. Ils sont engagés et motivés par la pratique du sport, souvent enrôlés dans des clubs ou associations, avec un esprit communautaire fort et entretenu par les marques, via notamment les réseaux sociaux et les exploits des athlètes investis dans les CoE externes. Différents types d’utilisateurs peuvent être identifiés, des afficionados d’une marque aux simples utilisateurs d’un équipement sportif, en passant par les clients. « Il y a des communautés de footwear addicts, qui communiquent. Il y a ConceptKicks, c’est un des plus gros, aujourd’hui, qui sont des amoureux fous de footwear. » (S4)

Chez Salomon, cet attachement à la marque caractérise fortement la CoU, les « brand lovers », que ce soit dans le domaine du ski nordique ou dans celui de la chaussure de trail : « On a ce qu’on appelle nos brand lovers, qui sont nos avocats, qui vont de toute façon nous défendre. Il peut arriver n’importe quoi, ces gens-là ont du sang Salomon dans les veines. » (S7)

L’entreprise Raidlight bénéficie également du fort soutien de sa CoU, clairement engagée avec la marque : « Les utilisateurs sont très impliqués, ils renseignent les futurs clients en répondant à leurs questions sur nos produits, en notant nos produits sur le site, ils montent au créneau en cas de problème. » (R11)

Les CoU se structurent à la fois virtuellement et physiquement. Les réseaux sociaux fédèrent tout d’abord un grand nombre d’utilisateurs. La page Facebook de Salomon, Time To play, compte plus d’un million d’abonnés, celle d’Instagram 650 000, la chaîne Salomon TV sur Youtube est « la chaîne la plus suivie dans le monde du trail running ». Raidlight engage aussi fortement sa CoU de manière virtuelle, par le biais de sa plateforme de « R&D collaborative » « la communauté, sur internet, elle participe plus facilement » (R3).

Pour Decathlon enfin, la base de données générée par les cartes de fidélité de ses clients et le site internet sur lequel l’entreprise recueille leurs commentaires permet aussi d’animer une communauté d’utilisateurs. Une plateforme communautaire de crowdsourcing, Decathlon Création, a même été mise en place, abandonnée au bout de deux ans, puis réinvestie depuis mi-2018. La plateforme est désormais axée sur le test de prototypes et de nouveaux produits par la CoU : « Bienvenuedans l’espace dédié à la communauté des testeurs de Decathlon Creation. » (Page d’accueil). « Elle nous permettait d’aller chercher nos utilisateurs, et puis de les faire s’exprimer. » (D5)

Toutefois, là encore pour les trois entreprises, les interactions physiques avec les CoU, restent essentielles. C’est au travers des différentes courses (Salomon Running Festival par exemple) et événements soutenus par Salomon, que la communauté participe à l’identification des besoins ainsi qu’aux tests des produits. « Les communautés d’utilisateurs sont centrales pour l’identification du besoin. (...) Pour y accéder, il y a toutes les méthodes classiques où on rencontre des consommateurs, donc on peut aller sur des événements. » (S3)

L’évangélisation et le rassemblement autour de la marque Salomon et de ses produits se poursuivent au travers des 300 ateliers « How To Run Trail Workshops » qui touchent près de 10 000 utilisateurs par an. Chez Raidlight, les utilisateurs peuvent venir dans les locaux de l’entreprise tester les produits, pour faire un retour visant à les améliorer. Chez Decathlon, une place de plus en plus importante est laissée à l’expérimentation des produits au sein des magasins (ateliers de découverte en magasin, courses à pied ou randonnée proposées le week-end). Les magasins, tels que le Mountain Store à Passy, sont organisés autour de l’expérience client avec des espaces de restauration, d’essais, d’évènements, de recyclage des produits, etc. « Pourquoi on fait ce site [Mountain Store] ouvert comme ça, ouvert sur la montagne, ouvert sur le magasin, avec plein de points de perméabilité ? Pour que les gens dialoguent ! » (D3). Le magasin devient un lieu de partage et de cohésion de la CoU, notamment en organisant des évènements ponctuels. « On va faire dedans des événements comme hier soir, où il y avait tous les clubs de trail qui sont venus; il y avait 250 coureurs, 350 avec les familles, les accompagnants, les présidents de club, etc […].Créer un lieu où l’on vient, on partage des choses, c’est la base de l’innovation. » (D3). C’est des interactions avec les utilisateurs qu’est par exemple née la tente deux secondes de Decathlon. “Pour la tente 2 secondes, il y a un utilisateur qui a dit une fois à XX, qui était le papa du produit : « moi, je voudrais une tente qui puisse se déplier comme ça ». Ce geste-là est resté, c’est ce qui fait qu’on lançait le produit comme ça. Puis, avec les retours utilisateurs, le digital nous aidant bien, les utilisateurs ont pu poster des avis sur Internet, pour évaluer le produit, ça a permis d’identifier quelques points de progrès. […] C’était de ne plus être réveillé par la lumière en plein été. Et puis quand il fait très chaud, il fait vite chaud dans la tente, ça devient vite un four. Là, il y a eu deux insights qu’on a réussi à identifier grâce aux communautés d’utilisateurs. Et là, la tente Fresh & Black est née. » (D5)

Comme on le voit, si la participation des CoU est essentiellement volontaire, les entreprises mettent également en place des outils ou actions pour les solliciter et les piloter.

Les interactions et dynamiques des frontières au sein des communautés d’innovation

Si trois types de communautés distinctes collaborent bien avec les entreprises étudiées dans le cadre des innovations, nos résultats montrent en revanche qu’il existe des dynamiques et interactions intercommunautaires qui brouillent parfois leurs frontières.

La perméabilité des frontières internes/externes

Qu’il s’agisse des CoE ou CoU, nos résultats montrent qu’elles incluent aussi bien des membres à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise. En effet, les communautés épistémiques n’incluent pas seulement des experts internes issus de différents métiers (ingénierie produits avec des spécialités en composants, mécanique, matériaux, design, etc), mais aussi des experts externes issus pour une bonne part du milieu sportif (athlètes, professionnels des sports concernés, etc) ou d’autres milieux (médicaux, du design, etc). Certains des membres peuvent ainsi venir d’organisations situées en dehors du secteur des entreprises étudiées et faire partie de leur écosystème plus large. Par exemple, la communauté des experts Trail de Salomon comprend les athlètes de haut niveau, les experts internes (ingénieurs et designers) mais aussi des membres issus du monde médical, telles que des kinésithérapeutes, podo-orthésistes et podologues.

« On organise en fait ce qu’on appelle une advanced week, ou l’athletes’week. Ce sont des événements où j’invite les meilleurs coureurs du team international à venir rencontrer les ingénieurs de Salomon, à venir travailler avec l’atelier prototypage, ici à Annecy, faire des réunions, donner des feedbacks, faire des tests. Au mois de décembre dernier, tous les athlètes sont venus ici, on a été faire des tests de biomécanique. On a fait des tests sur des machines isométriques, chez un kiné [...] C’est grâce aux interactions de tout ce petit monde d’experts que l’on a développé une nouvelle chaussure qui s’appelle la Sense Ultra…au départ pour François D’Haene pour l’UTMB. » (S7)

On observe aussi dans deux cas, Salomon et Raidlight, la constitution de CoU « relais », c’est-à-dire composée d’utilisateurs externes aux entreprises mais considérées comme leurs ambassadeurs (donc ayant un lien contractuel avec elles). Il s’agit dans les deux cas de sportifs, très pratiquants qui, sans être des athlètes, ont acquis une légitimité au sein de la CoU. Chez Raidlight, ils prennent même le relais des membres de l’entreprise dans les différentes régions où l’entreprise ne peut physiquement assurer une présence régulière, son unique magasin se situant en Auvergne-Rhône-Alpes. « On a des ambassadeurs sur le terrain. Ce sont juste des membres du Team qui sont impliqués et investis, on ne les emploie pas. (...) Ils nous aident à organiser des événements formels et informels, dans des régions où on ne peut pas toujours être présents. » (R4)

Au sein des trois entreprises étudiées, de nombreux collaborateurs faisaient partie de CoU avant même d’être recrutés, et continuent, pour certains, d’en faire partie tout en étant salariés. S’ils ne sont pas toujours formellement identifiés comme des contributeurs potentiels à l’innovation au sein de leurs entreprises, c’est au sein des CoU ou de CoP qu’ils peuvent faire entendre leur voix. Certains collaborateurs chez Decathlon font également partie de communautés d’experts, en tant que sportifs de haut niveau, et bénéficient à ce titre d’aménagements d’horaires. Ainsi, David Caude, 3ème au championnat du monde d’escalade en 2003, était vendeur à mi-temps au magasin Quechua. Les chaussons Vuarde Tech qu’il avait co-conçus, ont représenté pendant longtemps les meilleures ventes de Decathlon.

« J’ai postulé à Decathlon, justement pour le côté sport, j’étais client et actif sur les réseaux pour évaluer les produits…et puis aussi il y avait l’aspect innovation, nouveauté qui m’attirait. J’étais client de Decathlon et je voyais régulièrement des nouveaux produits qui sortaient, des publicités à la télé qui montraient de nouveaux produits. C’était la tente 2 secondes, les filets rollnet, etc. » (D4)

« On a même recruté des collègues qui au départ étaient assez actifs dans le Team. » (R10)

« Je fais partie de la communauté interne Salomon mais aussi de communautés externes de footwear addicts. » (S7)

Des frontières questionnées par la dynamique des communautés et leurs interactions

Un autre phénomène qui a tendance à rendre les frontières entre communautés plus floues et moins hermétiques est relatif aux dynamiques des communautés d’innovation. En effet, ces dernières ne sont pas figées autour de membres exclusifs, notamment dans la durée, et permettent même au contraire de nombreuses passerelles. Ainsi, comme nous l’avons vu précédemment, des membres de CoU peuvent devenir des membres de CoE internes en étant recrutés par la marque qu’ils aiment. Mais ils peuvent aussi devenir des membres de CoE externes, leur pratique sportive s’intensifiant (ils deviennent alors des athlètes de haut niveau). Différents mécanismes peuvent expliquer ces passerelles entre communautés. Tout d’abord, même si les objectifs des trois communautés diffèrent, la passion du sport reste partagée par tous leurs membres. De ce fait, ils se retrouvent généralement sur les évènements sportifs (créés ou sponsorisés par les entreprises étudiées). A ces occasions, des membres des CoU pourront être repérés par les entreprises comme de potentiels futurs contributeurs au sein de CoE ad hoc externes. « j’ai créé […] l’Ultra Running Academy, pour les plus de 20 ans, pour des gens qui courent plus de 80 kilomètres, et puis la Youth Academy, pour les 18-20 ans. L’idée, c’était de recruter de futurs coureurs du team […] et aujourd’hui, on a toute une équipe, ce qu’on appelle « futur » […] Et on essaie de vraiment les faire réfléchir à des produits qui sont innovants, qui n’existent pas, qui répondent à leurs besoins. On est souvent assez surpris. Ils sont beaucoup plus radicaux que nos élites qui sont un peu plus âgées. » (S7)

Ensuite, il est certain que le numérique joue un rôle clé dans l’émergence de ces passerelles, dans le développement des interactions inter-communautés, voire le brouillage des frontières entre communautés. Le rôle joué par les ambassadeurs de Raidlight en est un premier exemple. En effet, ces derniers jouent un rôle d’animation et de modération clé en support de la community manager interne à l’entreprise sur les plateformes numériques et réseaux sociaux.

« Les ambassadeurs, ce ne sont pas des salariés de RL, ce sont des personnes qui appartiennent à notre Team, un team ouvert à tous. Ils nous aident à animer, modérer, organiser, et à faire le lien virtuel/réel. » (R10)

Un autre exemple est issu des données recueillies au sein de Salomon. La CoU des runners de 18-20 ans (3000 personnes inscrites) était très active sur un jeu sur les réseaux sociaux à travers lequel ils pouvaient se présenter via une vidéo d’une minute et les liens avec leurs profils Instagram, Facebook, etc. Par ce biais, ils donnaient des références de courses, leurs classements, chronos, sur route, sur piste, etc. C’est par ce réseau que l’équipe S2A a pu identifier quelques futurs champions et les intégrer dans les équipes d’experts externes relais à celle des élites (sportifs de haut niveau reconnus). Ainsi, via une CoU en ligne, Salomon a constitué une CoE relais dont le rôle s’apparente à celui des experts : influencer la communauté des jeunes et travailler avec les ingénieurs Salomon pour l’innovation.

Enfin, les tests organisés par les entreprises sont aussi l’occasion de rencontres et échanges intercommunautaires. Ils peuvent effectivement rassembler des CoE internes et externes, les CoP mais aussi des membres des CoU. Ceci a été relevé dans les trois entreprises étudiées.

« On va avoir des ateliers sur des compétitions, des ateliers qui vont être simplement reliés à des magasins. Et durant ces ateliers, évidemment, on fait faire du test produit à des utilisateurs parfois en présence de membres du team. On a un retour exceptionnel de ces ateliers. » (S7)

Le tableau 4 propose une synthèse de la caractérisation raffinée des trois types de communautés investies dans les entreprises étudiées, ainsi qu’une illustration de la porosité des frontières intercommunautaires par les éléments clés relevés dans nos résultats.

Tableau 4

Caractéristiques des trois types de communautés au sein des entreprises étudiées

Caractéristiques des trois types de communautés au sein des entreprises étudiées

Tableau 4 (continuation)

Caractéristiques des trois types de communautés au sein des entreprises étudiées

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Discussion

Un des premiers enseignements de cette recherche est de montrer de façon empirique que les entreprises mobilisent bien trois communautés distinctes (CoU, CoE et CoP) dans leurs projets d’innovation et d’affiner leur caractérisation, dans la lignée des travaux de Sarazin, Simon et Cohendet (2017). Ceci constitue donc une première réponse à l’appel de certains chercheurs qui réclament des études s’intéressant simultanément à plusieurs types de communautés (Gamble, Brennan et Mcadam, 2015; Sarazin, Simon et Cohendet, 2017). Nos résultats établissent également clairement que les frontières entre ces trois types de communautés présentent de fortes perméabilités, suggérées dans la littérature sans pour autant être approfondis (Brown et Duguid, 1991 ; Cohendet, Simon et Sarazin, 2016). C’est sur ce deuxième point que nous allons plus particulièrement discuter nos résultats.

Des relations fortes entre communautés fonctionnant comme des constellations de communautés d’innovation interconnectées

Dans nos résultats, les trois communautés (CoE, CoP et CoU) interagissent et contribuent différemment, mais de manière complémentaire, aux projets d’innovation, malgré leurs caractéristiques distinctes (en termes de membres, objectifs, dynamique organisationnelle, mode de communication et nature des liens sociaux). Différents concepts ont été développés dans la littérature pour tenir compte de ces interactions. Brown et Duguid (1991) suggéraient déjà tout l’intérêt, pour les entreprises, d’innover grâce à diverses communautés telles les CoP et les CoU et décrivent l’organisation comme une « communauté de communautés », « les perspectives de communautés séparées pouvant être enrichies par les échanges entre communautés. » (p. 54). En 2012, Cohendet et Gaffard effleurent l’idée, en précisant que l’entreprise peut être « un réseau qui peut prendre la forme d’un collectif de communautés ». Plus récemment, dans le cadre de projets d’innovation créés au sein de tiers-lieux, Dechamp et Vez (2017) évoquent « un mélange de communautés de pratique et de communautés épistémiques » (ibid., p.74) et une utilisation différenciée des différentes communautés selon l’avancement du projet d’innovation. Ces travaux présentent toutefois plusieurs limites : ils ne tiennent pas compte des perméabilités entre l’interne et l’externe et se limitent à certains types de communautés. Nos résultats suggèrent une vision plus large du concept de collectif, puisqu’ils mettent en évidence des interconnexions entre les trois types de communautés d’innovation (CoE, CoP et CoU) et entre des membres tant internes qu’externes aux organisations étudiées.

De son côté, Wenger (1998) voit les organisations comme des constellations de CoP et évoque ainsi l’existence de plusieurs CoP interconnectées au sein d’une même organisation. Cette notion présente à nouveau une limite importante relevée par Chanal (2000) qui souligne que la constellation de CoP ne permet pas de comprendre les interactions de l’organisation avec son environnement. Aussi, dans cette recherche, nous proposons la notion de « constellation de communautés d’innovation interconnectées ». Cette notion permet de dépasser non seulement le périmètre des seuls CoP tel que proposé par Wenger (1998), pour intégrer les communautés épistémiques et d’utilisateurs, mais aussi de remettre en question le périmètre fermé de l’organisation pour prendre en compte ses interactions avec l’environnement, via les communautés d’innovation externes. Plus précisément, les constellations de communautés d’innovation interconnectées que nos résultats nous conduisent à révéler se distinguent des constellations de CoP (CCP) selon Wenger (1998) sur trois points essentiels : les communautés qui les forment ne sont pas toutes issues de la même organisation (elles ne se mobilisent d’ailleurs pas toujours exclusivement pour une organisation en particulier), elles ne partagent pas les mêmes racines historiques et ne sont pas à proprement parler en concurrence sur les mêmes ressources. En revanche, tout comme les CCP, on peut considérer que les communautés d’innovation qui les composent participent à des projets inter-reliés. Toutefois ceux-ci ne sont pas formellement définis et identifiés. Par ailleurs, elles ont des membres en commun, elles peuvent se saisir d’artefacts concrets communs (prototypes) que les entreprises avec lesquelles elles sont en relation mettent à leur disposition (par des espaces de rencontres informels ou formels, l’organisation des événements qui deviennent des interfaces intercommunautaires). En revanche, on peut estimer qu’elles partagent plus largement des artefacts symboliques, comme le vocabulaire propre aux sports qui les animent. Enfin, tout comme les CCP, elles ont des proximités d’interaction, non seulement géographiques (les lieux de pratique des sports), mais aussi cognitives et sociales (connaissance approfondie et passionnée des sports). Ainsi, notre recherche permet de dépasser les limites relevées par Chanal (2000) concernant les CCP puisqu’elle (1) met en évidence des constellations plus larges, plus ouvertes sur l’environnement des organisations et composées non plus d’un seul type de communauté, mais d’une diversité de communautés et (2) les qualifie.

Notre recherche s’inscrit dans la lignée de l’appel de Roberts (2006) à proposer des travaux empiriques apportant un regard sur les formes de continuité entre les communautés. Nous le faisons en soulignant les relations entre la constellation de communautés d’innovation et son environnement (Faulconbridge, 2010). Nos résultats mettent également en évidence que différents mécanismes peuvent expliquer la porosité des frontières intercommunautaires.

Différents mécanismes à l’origine de la porosité des frontières intercommunautaires

Des mécanismes extrinsèques de l’ordre des objets-frontière ou pratiques-frontière

Tout d’abord, afin de faciliter la communication, les interactions et les apports mutuels entre les communautés d’innovation, les entreprises les sollicitent, les soutiennent ou les pilotent, via des mécanismes extrinsèques, tels que des tests de prototypes, du sponsoring ou d’autres actions de valorisation des membres dans l’écosystème de l’industrie du sport, la création d’outils d’échanges et la mise en place de services dédiés à l’innovation. Ces mécanismes peuvent, pour certains d’entre eux, s’apparenter à ce que la littérature nomme des « objets-frontière ». Star et Griesemer (1989) introduisent ce concept pour décrire les objets, abstraits ou concrets, qui permettent de jouer un rôle de médiation entre des mondes sociaux différents amenés à interagir, tout en satisfaisant leur besoin d’autonomie. Ces objets-frontière sont supposés maximiser la communication entre ces mondes sociaux, en créant des ponts partiels et provisoires, dans l’usage conjoint. Nos études de cas mettent clairement en évidence l’existence d’objets-frontière clés qui maximisent la communication et les échanges de connaissances entre les différentes communautés et qui peuvent avoir tendance à brouiller les frontières intercommunautaires. En effet, les prototypes et les tests associés sont l’occasion d’échanges entre différentes communautés et représentent des objets-frontière dits pragmatiques (Holzer et al., 2011). L’Athlete’s week, qu’organise Salomon, en est un exemple. Elle permet à la CoE externe (les meilleurs athlètes internationaux) de travailler en étroite collaboration avec les CoE internes (ingénieurs, designers, etc) et les CoE externes du milieu médical (kinésithérapeutes, podo-orthésistes, podologues, etc) sur la base de différents prototypes qui sont testés et améliorés en direct. Ces rencontres-frontière (Wenger, 2010) représentent alors un moyen de fertilisation croisée entre des acteurs de domaines différents, qui vont pouvoir partager des connaissances aussi bien explicites qu’implicites, se mettre d’accord sur les évolutions des produits, voire recueillir des feedbacks des utilisateurs lorsque ceux-ci sont associés aux séances de tests, puisque celles-ci sont organisées sur les terrains de pratiques. Les prototypes permettent de visualiser les problèmes à résoudre et de donner du sens à l’ensemble des communautés en présence, malgré leurs spécificités de langage ou leurs niveaux différenciés d’expertise. A l’instar de Goglio-Primard et Crespin-Mazet (2015), nos résultats montrent que les plateformes numériques favorisent également les pratiques frontière (boundary practices) au sens de Wenger (1998, 2010), qui les définit comme une forme de courtage collectif qui permet de faire le pont entre des pratiques issues des différentes communautés d’innovation, favorisant ainsi les interconnexions entre communautés. La plateforme numérique de Raidlight en est ici un bon exemple, puisqu’elle permet aux CoU et CoE externes de participer aux tests et à la conception d’innovations en collaboration avec les CoE internes. Nous considérons que ces mécanismes sont extrinsèques, puisqu’ils émanent des entreprises innovantes et non des communautés d’innovation elles-mêmes.

Des mécanismes intrinsèques de l’ordre des « rencontres-frontière »

Les interrelations entre communautés d’innovation ne sont pas uniquement le fait des entreprises qui les mobilisent, mais peuvent également émaner des communautés elles-mêmes de manière plus ou moins formelle. Ainsi en parallèle des mécanismes extrinsèques, des mécanismes intrinsèques aux communautés d’innovation rendent possible les interconnexions, en assurant la cohérence globale des échanges. Ces mécanismes sont nourris par une motivation sociale commune présente au sein de chaque communauté (la passion pour un sport) et par le même rapport à certains espaces physiques (par exemple la motivation à participer physiquement à des événements sportifs ou à pratiquer le sport dans des lieux communs comme la montagne). Ces mécanismes intrinsèques sont alors de l’ordre des « rencontres-frontière » (boundary encounters) (Wenger, 1998, 2010) sous deux formes principales : (1) des échanges entre certains membres des communautés, non institutionnalisés par les entreprises, mais qui ont lieu du fait de la passion partagée du sport et des espaces où ce sport se pratique, (2) des immersions ponctuelles au sein d’une communauté d’innovation de certains membres d’une autre communauté (un membre d’une CoP interne qui opte pour une immersion ponctuelle et choisie à titre personnel dans une CoE). Ces rencontres-frontières semblent donc être le fait de membres de certaines communautés qui agissent alors comme des acteurs-frontière.

Des acteurs interfaces ou acteurs-frontières

Par ailleurs, comme dans les constellations de CoP, nos résultats montrent que certains membres appartiennent, ou ont appartenu, à différentes communautés d’innovation, mettant d’ailleurs en évidence l’intérêt de les étudier de manière dynamique plutôt que statique. La multi-appartenance des membres dans différentes communautés d’innovation et les objets-frontière qu’importent et exportent ces acteurs interfaces d’une communauté à une autre, mettent en lumière la porosité des frontières intercommunautaires et l’émergence de constellations de communautés d’innovation autour des projets d’innovation des entreprises étudiées. Certains acteurs internes à ces entreprises jouent également le rôle d’acteurs frontière en créant de nouvelles connexions entre les communautés d’innovation, en mettant en contact des membres un à un lors de « rencontres aux limites » (échanges en « face à face » entre des membres des communautés d’innovation, immersion) (Wenger, 1998, 2010). Chez Salomon, le « community manager » crée ainsi des rencontres entre certains experts (athlètes) des CoE et des athlètes en devenir, actuels membres de CoU, ou des membres de CoP internes. Par ce biais, des passerelles entre communautés d’innovation peuvent être créées. Ces multi-appartenances, acteurs-frontières ou passerelles plus ou moins formelles entre les communautés d’innovation peuvent avoir des effets sur l’évolution de leur identité. Nos résultats le montrent par exemple dans le cas de l’entreprise Salomon : les passerelles entre la communauté des jeunes athlètes et celle des athlètes confirmés vont, selon le community manager, faire évoluer certaines des valeurs voire la vision des sports concernés. Il est toutefois difficile de dire si cela sera central ou seulement accessoire, d’autant que les multi-appartenances ne signifient pas toujours que les membres sont membres à part entière d’une ou plusieurs communautés d’innovation. Ils peuvent ne l’être que de manière momentanée et/ou périphérique. Ce phénomène mériterait ainsi d’être investigué plus en profondeur.

Au-delà des frontières interne/externe : vers une notion de mixité plus large

Sarazin (2017) utilise le terme de « communautés mixtes » pour définir les communautés comprenant à la fois des membres internes et externes à l’organisation, tandis que Dechamp et Vez (2017) plaident pour la notion d’hybridation pour caractériser les communautés engagées dans des projets d’innovation collectifs. Si nos résultats mettent bien en évidence la porosité des frontières entre les communautés internes aux organisations et les communautés externes (les CoU comprennent aussi bien des clients que des collaborateurs), ce qui s’inscrit bien dans la notion de communauté mixte, nous proposons d’étendre ce concept à l’ensemble des caractéristiques étudiées et des types de communautés soutenant le processus d’innovation. En effet, il semblerait réducteur de limiter le concept de mixité à la seule dichotomie interne/externe quand nos résultats montrent que les différents types de communautés ne présentent pas un caractère mutuellement exclusif, notamment du fait des objets-frontière relevés précédemment. Nos résultats montrent même qu’il pourrait y avoir un risque pour les capacités d’innovation des entreprises à vouloir maintenir des frontières entre les communautés d’innovation. La notion de transfert de connaissances impose au contraire de franchir autant que possible les frontières intercommunautaires (Paraponaris et Sigal, 2015), ce qui semble possible via les objets-frontière et acteurs interfaces. Ainsi, à l’instar de Sarazin et al. (2017) ou Dechamp et Vez (2017), nos résultats confirment l’intérêt d’approfondir le concept de communautés « mixtes » ou « hybrides », notamment au travers de leurs contributions attendues : accéder à diverses connaissances et expertises internes et externes à l’organisation, supporter l’innovation et la créativité grâce aux échanges entre les membres de divers profils.

Le tableau 5 donne le détail des mécanismes à l’origine des perméabilités entre communautés d’innovation et la figure 1 schématise leurs effets sur la porosité des frontières inter-communautés d’innovation.

Contributions, limites et perspectives de recherche

Les contributions de cette recherche sont plurielles. Du point de vue théorique, ce travail contribue à la littérature sur trois points : (1) Alors que la plupart des travaux sur les communautés (e.g. Wenger, 1998; Cohendet et al. 2001; Burger-Helmchen et Cohendet, 2011) demeurent fragmentés (Amin et Roberts, 2008) et ne permettent pas de bien identifier leurs caractéristiques distinctives, notre article permet de mieux appréhender les différences entre les CoE, CoP et CoU, en utilisant une grille composée au final de six dimensions. Ces communautés sont ainsi décrites plus finement. (2) Cette caractérisation fine des communautés d’innovation ne suppose toutefois pas que les frontières soient dans les faits hermétiques. Notre travail apporte au contraire des éléments de compréhension quant à la porosité des frontières entre communautés d’innovation et fournit des explications quant aux mécanismes à l’origine de cette perméabilité. Ce faisant, cette recherche répond aux limites relevées par Roberts (2006) et Amin et Roberts (2008). (3) Notre étude alimente enfin plus particulièrement les travaux sur les communautés d’innovation fondés sur l’industrie du sport (Franke et Shah, 2003) , qui se limitent généralement à étudier les CoU.

Tableau 5

Détail des mécanismes à l’origine des perméabilités entre communautés d’innovation identifiés à travers les trois études de cas

Détail des mécanismes à l’origine des perméabilités entre communautés d’innovation identifiés à travers les trois études de cas

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Figure 1

Représentation de la perméabilité des frontières intercommunautaires et des mécanismes à son origine

Représentation de la perméabilité des frontières intercommunautaires et des mécanismes à son origine

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D’un point de vue managérial, ce travail suggère aux entreprises d’avoir recours à différents types de communautés de manière complémentaire pour favoriser l’innovation et de mettre en place des mécanismes extrinsèques propices aux transferts de connaissances intercommunautaires, tels que les tests de prototypes, les plateformes numériques multicommunautaires, l’organisation d’événements attractifs pour les différentes communautés, voire la nomination d’acteurs interfaces ou d’ambassadeurs intercommunautaires. Par ailleurs, alors que l’aspect virtuel est aujourd’hui fortement plébiscité par les entreprises, nous conseillons, dans la lignée des conclusions d’Amin et Roberts (2008), de ne pas négliger la proximité “physique” et géographique des communautés d’innovation et de trouver des occasions régulières de réunir les membres de ces communautés.

Comme tout travail de recherche, cet article n’est pas exempt de limites. D’une part, nos résultats sont, pour l’instant, fondés sur une seule industrie : celle du sport outdoor. Il serait pertinent d’étendre ce type d’étude à d’autres secteurs d’activités. D’autre part, il serait intéressant de distinguer les étapes du processus d’innovation pour mieux comprendre le rôle des communautés d’innovation en fonction de celles-ci. Par ailleurs, une étude dynamique des communautés d’innovation via une méthodologie longitudinale permettrait de mieux comprendre les passerelles intercommunautaires, les appartenances multi-communautaires et l’effet de ces passerelles sur le sentiment d’appartenance, l’évolution de l’identité, voire le cycle de vie des communautés d’innovation. Pour cela, il paraitrait intéressant de compléter cette recherche en intégrant la perception des membres des communautés, externes aux entreprises.