Abstracts
Abstract
Today, eighteenth-century poetry is undervalued by readers and scholars alike, still the victim of a persistent bias among French literary historians who consider this period as rationalist and antipoetic, an era of unfortunate verse that was fortunately ushered out by Romanticism. By reading a corpus of anthologies of seventeenth-century French poetry published in the twentieth century, this article investigates a particular modality of this invalidation: how the aesthetic merits of the Baroque are elaborated against highly critical readings of eighteenth-century poetry. “Baroquist” anthologists deliberately (mis)read Enlightenment-era poetry as insipid in order to value and define “their” object of study more forcefully. Should we believe these critics, the Baroque and the Enlightenment periods would seem to be wholly antithetical to each other: the former rife with orphic creative flare, celebrated as the cradle of modern poetry, and the latter suffering from a total lack of poetic artistry. The aim of this article is to show the ways in which Baroquist anthologies see eighteenth-century poetry as “post-classic” at best, and to offer a rationale for their damaging historiographical strategy.
Article body
À qui voudra se renseigner sur la poésie française du xviiie siècle, de rudes objurgations sont promises, comme pourra en témoigner cet échantillon de commentaires prélevés dans diverses histoires de la littérature par la poétesse Simone Chevallier, à son tour comme contaminée par cette véritable déferlante axiologique et parénétique :
Cet ouvrage commence l’étude des poètes français du xviiie siècle. L’étude des poètes, mais non de la poésie, car, pour dire vrai, à cette époque, il n’y en a pas […]. L’imagination des hommes de ce temps est pauvre et bornée, leur sensibilité très restreinte[1].
Il y a en France deux périodes de poésie classique : la première, qui comprend le xviie siècle ; la deuxième, qui va de Leconte de Lisle à Mallarmé et qui s’achève sous nos yeux. Entre les deux, en deçà du romantisme, s’étend un champ immense, non pas de fumier, car le fumier est odorant et fructueux, mais de plâtras[2].
Jamais la Poésie n’eut d’ennemis plus féroces qu’au xviiie siècle. Poètes et prosateurs s’unissent pour l’étrangler. Accablés par un règne interminable, les Français guettaient avec impatience le dernier soupir de Louis XIV. Ils agissent de même à l’égard de la poésie. Elle a été la reine du grand siècle. Maintenant, ils ne veulent plus entendre parler d’elle. Ils la jettent aux gémonies avec les portraits du Roi Soleil. Le xviiie siècle s’ouvre sur une campagne de dépoétisation[3].
Faute de n’avoir pu secouer les influences et renouveler son inspiration, le xviiie siècle fait figure de désert poétique. Voltaire, habile versificateur, est la plupart du temps sans âme. J’ai cependant cru pouvoir retenir deux poèmes mineurs où le désenchantement et la vieillesse lui servent de muse. Si quelques auteurs, pour qui l’art des vers ne présentait pas de difficultés, méritent d’être cités, c’est pour les rares oeuvres où commence à se dessiner l’évolution vers le lyrisme personnel[4].
L’art poétique classique a connu sa pleine floraison au xviie siècle ; au xviiie siècle, la poésie classique, frappée de vieillissement, se stérilise, se momifie partiellement. Tandis que les philosophes préparent des temps nouveaux, les poètes emboîtent souvent la lancée de leurs pères, dont ils empruntent la prosodie. Privée de sève, cette forme, même impeccable, se flétrit parfois et n’offre plus la perfection antérieure[5].
Il est aisé de conclure, sans prétendre pour cela à une quelconque originalité, que la poésie du xviiie siècle a été instituée en zone grise de l’histoire des lettres françaises. Dégénérescence du classicisme en académisme stérile, car fondé non sur l’expression d’une affectivité mais sur la raison philosophique, telle est l’explication majeure invoquée par une certaine histoire littéraire, dont le romantisme restrictif – considérer que toute poésie est lyrique et que toute poésie lyrique procède de la traduction vraie et sincère des affects[6] – juge fatalement de façon négative cette époque, puisqu’elle la mesure exclusivement à l’aune de l’avant (le classicisme) et de l’après (le romantisme), et ne l’appréhende à aucun moment pour elle-même. En 1997, Michel Delon retraçait l’historique de ce désamour en ces termes :
L’affaire semblait entendue et le procès sans appel : le xviiie siècle serait un âge sans poésie. Sainte-Beuve proclame la « ruine complète » de l’école de Delille et Gustave Lanson déclare « partie morte » toute la production poétique entre Racine et Lamartine. Daniel Mornet achève son essai sur Le Romantisme en France au xviiie siècle par un chapitre dont le titre sonne comme un verdict : « L’échec des poètes ». En 1949, dans une Anthologie de la poésie française de plus de huit cents pages, André Gide réduit à la portion congrue d’une vingtaine de pages un xviiie siècle qui, sur les soixante-dix-huit noms de l’anthologie, n’est représenté que par les seuls Ducis, Florian et André Chénier. Tout récemment encore, une Histoire et dictionnaire du temps des Lumières répète que l’absence de poésie se prolonge presque tout le siècle. En seraient cause les philosophies du temps, rationalisme et empirisme se mêlant pour entrainer les contemporains vers le matérialisme et l’esprit de jouissance. « Si l’on ne voit plus rien au-delà du sensible, il ne peut y avoir de poètes ». Voilà pourquoi votre fille est muette et les Lumières antipoétiques[7].
Si la puissance des clichés historiographiques reproduits d’un critique à l’autre semble expliquer, en première instance, la propagation rapide de cette opinion érigée en constat, Michel Delon remarque aussi que « les anthologies parues durant notre siècle, quand elles ne faisaient pas l’impasse, comme celle de Gide, sur la production des Lumières, se sont le plus souvent contentées de recopier paresseusement le choix de Maurice Allem. Les manuels scolaires ont été frappés de la même amnésie. On écartait a priori ce qu’on ne connaissait plus[8] ». Et, en effet, on retrouve une prégnance du modèle anthologique dans le discours de l’histoire littéraire. Ce mode de publication des textes, très souvent destiné au grand public, revêt, de par sa porosité à l’égard du discours critique et de la tradition scolaire, des allures de plateforme historiographique. De fait, les anthologies ont compté pour beaucoup, sinon dans l’invention du cliché d’un xviiie siècle antipoétique, du moins dans sa diffusion, puis sa perpétuation.
Citons donc Maurice Allem qui publie en 1919 son choix de la poésie du xviiie siècle au sein d’une série anthologique dédiée à la poésie française dans son ensemble, depuis le Moyen Âge. L’ouvrage sera réédité en 1966, puis en 2014, toujours chez Garnier, signe de son statut d’increvable « classique » :
Le xviiie siècle est, sans contredit, la période la moins riche en poésie de toute notre histoire littéraire. Les faiseurs de vers y ont été, cependant, aussi nombreux que jamais. Mais leurs oeuvres ne sont, pour la plupart, qu’artifice et convention. C’est qu’ils sont tous, ou presque tous, des hommes du monde ou des philosophes, souvent même à la fois des philosophes et des hommes du monde, et qu’ils ont trouvé le principal exercice de leur activité intellectuelle dans la conversation mondaine et dans la dissertation philosophique[9].
Ces propos sans concessions expliquent que le xviiie siècle n’ait droit qu’à un tome, contrairement aux autres périodes, chacune représentée par deux tomes. Comme l’observait Michel Delon, on retrouvera exactement le même tropisme, par exemple chez un André Dumas, en 1933 : « André Chénier mis à part, le xviiie siècle eut beaucoup plus de savoir, d’intelligence et d’esprit que de poésie véritable. Ceux-là même qui se crurent de nouveaux Orphées excellèrent beaucoup moins dans l’ode que dans l’épigramme. Tout se tient, et ce siècle n’était fait que pour briller dans les petits genres[10] ». Pareillement, en 1966, de façon concomitante à la réédition de l’anthologie de Maurice Allem, Maurice Nadeau ostracise à son tour sommairement ce « désert poétique » :
Les poètes en vers du xviiie siècle bornèrent malheureusement la poésie à la rhétorique, et si leurs aimables productions entre la mort de Louis XIV et le couronnement de Napoléon ne manquent parfois ni de grâce, ni de piquant, ni d’à-propos, ni même, en certaines circonstances, d’ambition, il est inutile d’y chercher ce que ne peut donner un langage exclusivement considéré comme un instrument, pas davantage[11].
Or, le point commun de ces anthologistes est qu’ils ont, parmi d’autres de leurs confrères, édité une anthologie de la poésie française du xviie siècle, comprise en l’occurrence dans un rapport de spécularité avec celle consacrée au xviiie siècle par l’intermédiaire de l’opérateur de – relative – cohérence qu’est la sériation éditoriale. Au coeur de ces projets – des histoires de la poésie française par les textes –, le xviiie siècle tient une place singulière : évoqué ou plutôt anathémisé au détour d’une préface, aucun échantillon n’en est jamais donné, mais il est toujours présenté comme un repoussoir, dans la lignée du cliché historiographique évoqué. Je ne ferai donc pas l’histoire de ce cliché, mais je me pencherai sur sa valeur d’usage et de remploi dans le cadre de l’émergence de la notion de Baroque poétique, puisque les anthologies que j’aborderai remotivent l’image d’un xviiie siècle apoétique à des fins polémiques et idéologiques, qu’elles soient classicistes, de conservation du canon, ou baroquistes, de contestation de ce dernier : le lieu commun du « désert poétique » est par conséquent d’une remarquable plasticité, puisqu’il procède dans les deux cas d’une instrumentalisation stratégique que je lirai dans la perspective de Roger Chartier, selon qui l’histoire littéraire est avant tout « une histoire des différentes modalités de l’appropriation des textes[12] ».
Dans l’optique classiciste qui est à maints égards celle d’Adrien Cart en 1939 – il était encore inspecteur général de l’Instruction publique en 1961, année de parution de l’Anthologie de la poésie baroque française de Jean Rousset –, le discours historiographique de l’anthologie fait valoir que « la génération qui arrive vers 1660, à l’âge d’homme est la plus originale du siècle : elle sait concilier les négations nécessaires et les sagesses voulues, l’enseignement traditionnel et l’indépendance d’esprit », tandis que « la génération qui suit est la moins riche en poètes de tout le siècle […]. La tragédie, après Racine, n’invente plus aucune valeur poétique, ne se renouvelle qu’en devenant une prose péniblement versifiée, développée suivant des procédés scolaires[13] ». Pour l’anthologiste, cette période est, en vertu d’une inversion du regard historique, radicalement antipoétique, dans la mesure où Lamartine, à la manière de Malherbe pour le début du xviie siècle, serait heureusement venu y mettre un terme. Adrien Cart se pose d’ailleurs dès l’ouverture de son livre en émule et en disciple de Faguet : « l’évolution de la poésie au xviie siècle a été étudiée par E. Faguet dans les six premiers volumes de son Histoire de la poésie française de la Renaissance au Romantisme. Nous n’avons pas la prétention de refaire ici cet ouvrage qui, par l’heureux choix des points de vue et la justesse des remarques, reste un guide précieux pour tout étudiant[14] ». Cependant, il radicalise la pensée du maître, puisque Faguet ne condamne pas aussi violemment le second xviiie siècle que le premier : à ses yeux, la première moitié du siècle est rationaliste, la seconde annonciatrice de la sensibilité préromantique. De fait, l’appréhension classiciste qu’Adrien Cart a de la poésie du xviiie siècle est un romantisme qui s’ignore : le culte de l’exception et de l’originalité prêté à la « génération de 1660 » procède pleinement de l’imaginaire critique du dix-neuvième siècle, dont nous héritons encore aujourd’hui à bien des égards. Mais ce n’est pas cette « expression d’une vérité définitive, immuable, inscrite dans l’opinion des “savants” et cautionnée par elle – une vérité qui n’est au fond que le miroir de l’absolu du Goût, et dont il importe seulement de transmettre le message intemporel[15] » qui m’intéresse au premier chef. La poésie du xviiie siècle, évacuée d’un revers de main par la critique classiciste et ses préjugés romantiques via un durcissement du lieu commun, que Faguet s’efforçait systématiquement de nuancer, tient une place importante, stratégique, dans la construction de la notion de baroque par l’anthologie, le topos critique qui la frappe d’inanité étant remotivé par les anthologistes afin de valoriser leur objet. Adrien Cart n’explore évidemment pas le possible lien de cause à effet entre l’apogée du classicisme et le « désert poétique » du xviiie siècle. En revanche, Thierry Maulnier le fait très clairement en 1941, dans la préface qu’il donne à l’anthologie de Dominique Aury :
La diversité des oeuvres poétiques, au début du xviie siècle, est un des signes éclatants de leur force. Il n’est rien alors qui ressemble à l’appauvrissement, à la monotonie néo-classique, à l’agonie de l’art poétique au xviiie siècle, dans le corset des conventions pompeuses et des recettes d’école : la poésie brille au contraire, au temps de Théophile, par la fertilité des imaginations, l’activité des esprits, l’inquiétude, la multiplicité des tentations. Là encore apparait sa jeunesse […]. Car il n’est aucune des possibilités de la poésie dans laquelle la magnifique jeunesse de 1630 ne se soit risquée avec l’audace et l’ivresse d’une vigueur adolescente[16].
Ces deux époques, baroque et xviiie siècle, sont construites par la critique selon un parallèle rigoureusement antithétique : flamboiement créateur orphique et source de la poésie moderne d’une part, pauvreté totale de moyens et désaffection généralisée de l’autre. On relève par conséquent une subversion de l’antinomie classicisme-xviiie siècle observée chez Adrien Cart, le baroque supplantant le premier : ce schéma de périodisation classiciste est réutilisé à l’avantage de la poésie baroque. Ce qui attire l’attention en effet, par-delà cette opposition binaire tournant radicalement et évidemment à l’avantage du baroque, c’est le terme « néo-classique ». Il ne suffit pas de mesurer la valeur de la poésie baroque à celle du xviiie siècle : cette opération historiographique ne produirait qu’un bien médiocre gain pour la légitimité de la première, dont les anthologistes sont alors, en 1941, en quête. En revanche, postuler une incidence directe du classicisme sur l’échec poétique supposé du xviiie siècle constitue une manière de réinvestir le fameux topos critique : par un mouvement de balancier, est dévoilée la pulsion destructrice qui animerait le classicisme, dont le culte jugé maniaque de la perfection par l’épuration linguistique ne saurait déboucher que sur une éradication de la poésie. Dès lors, la poésie du xviiie siècle est estampillée « post-classique », ce qui justifie qu’on la considère comme un champ de ruine.
Chez Dominique Aury et Thierry Maulnier, le classicisme n’est pas condamné explicitement, mais le lecteur est invité à reconstruire de lui-même le rapport de causalité menant à l’assèchement de la source poétique : le classicisme en interrompt le cours et réduit à néant les efforts du baroque en vue du « divers[17] ». En 1967, en revanche, Jean Rousset est déjà intervenu dans le débat : La Littérature de l’âge baroque en France (1953) et l’Anthologie de la poésie baroque française (1961) n’ont certes pas inventé le Baroque, mais leur répercussion a été considérable[18]. Robert Kanters peut donc exposer, de manière ouvertement satirique, le lien supposé entre la déchéance des poètes du xviiie siècle et la réussite absolue de leurs prédécesseurs : « les grandes règles du classicisme triomphant deviendront les recettes du classicisme rabougri du xviiie siècle, et des recettes pour une cuisine de buffet froid[19] ». Précisant sa pensée, l’anthologiste ajoute : « un des sujets sur lesquels cette anthologie voudrait aider à réfléchir, c’est peut-être l’échec relatif de cette ambition, le trop rapide essoufflement de cette poésie, peut-être sous la férule des régents, Malherbe et Boileau, peut-être parce que dans beaucoup de domaines l’ordre imposé s’est ossifié trop vite pour trop longtemps[20] ». Classiciste, Robert Kanters n’en est pas moins critique du caractère qu’il estime dictatorial de cet ordre du discours. S’il y a « au seuil du xviiie siècle, une perte de la poésie française[21] », c’est à son sens en raison de l’aridité et de la sécheresse normative de la poétique dite classique. Instituer la poésie du xviiie siècle en repoussoir procédant d’un classicisme étriqué est par conséquent aussi bien la stratégie logiquement adoptée par Jean-Pierre Chauveau en 1987, puisque tout son travail critique consiste à actualiser le jugement de Dominique Aury, en opposant la créativité des poètes du premier xviie siècle à l’infertilité de la poésie classique :
Comme le reflète cette anthologie, les poètes sont nombreux jusque vers 1640, mais se raréfient ensuite, l’exception, magnifique, de La Fontaine n’infirmant en rien ce propos. Il reste que le xviie siècle se situe entre un xvie siècle, où la poésie est reine, et un xviiie siècle qui triomphe quasi exclusivement, du moins aux yeux de la postérité, dans la prose. Il faut donc tenter de comprendre le sens d’une telle évolution[22].
Utiliser le capital symbolique de l’anthologie, son autorité affirmant la correspondance de la sélection, essentiel ramené à l’essence, soit à la réalité, permet d’exposer ce que François Hartog appelle une « chronosophie », c’est-à-dire un « mixte de périodisation et de prophétie[23] », véritable constante critique chez Jean-Pierre Chauveau, qui, dès 1975, en exposait les principes en des termes quasiment identiques :
À l’autre bout du siècle, c’est-à-dire dans son dernier tiers et nonobstant la persistance remarquable du lyrisme religieux, et la présence de La Fontaine, le paysage poétique paraît singulièrement appauvri, et beaucoup de courants taris. C’est que la vraie rupture, même si elle s’effectue en douceur et en préservant longtemps les apparences, s’est accomplie avant le milieu du siècle […]. La fin du xviie siècle serait-elle donc le commencement de la fin d’un âge de la poésie ? On serait tenté de le croire, à en juger par le discrédit grandissant qui l’entoure à l’aube du xviiie siècle rationaliste[24].
Il aurait pourtant été possible de valoriser une poésie rococo[25], afin de créer une généalogie baroque, comme le font certains historiens d’art – Jacques Vanuxem, par exemple, qui, en 1965, relie « la rocaille » à « l’expansion du baroque de mouvement[26] » –, et d’unir ainsi ces deux no man’s land de l’histoire littéraire que sont la fin du xvie siècle et la première tranche du xviie siècle, ainsi que le xviiie siècle. Mais il n’en est pas question[27] : pourquoi ? Robert Sabatier a distingué trois raisons topiques alléguées par la critique pour jeter la poésie du xviiie siècle dans les oubliettes de l’histoire littéraire : « le classicisme a freiné l’évolution de la poésie, l’esprit philosophique a posé des barrières, le désir de briller a corrompu le lyrisme[28] ». De ces trois raisons, les anthologies baroquistes ne retiennent, pour d’évidentes raisons pragmatiques, que la première : imposer la légitimité du baroque exigeait de saturer le champ symbolique universitaire d’assertions polémiques, explicites comme implicites, visant à destituer le classicisme de son piédestal. En attaquant le xviiie siècle[29], les anthologistes visent en fait une autre cible : le classicisme de la tradition scolaire. La portée exacte de la valorisation de l’âge baroque au détriment du xviiie siècle apparaît alors ; si le cliché historiographique du xviiie siècle antipoétique par essence rencontre, dans les anthologies, celui de l’époque baroque comme période poétique par excellence, entre les deux, le classicisme fait un parfait bouc émissaire : il faudrait l’incriminer pour pouvoir revenir aux véritables sources de la poétique française. Cette téléologie inversée est efficace sur le plan symbolique dans la mesure où elle se prétend motivée par une recherche d’authenticité. Le sens de l’histoire littéraire envisagée de cette façon exige une avancée en sens contraire, un retour fondateur complété par une tentative de suture entre les époques et les auteurs. De fait, les anthologistes, et en particulier Dominique Aury, se livrent à une entreprise de forçage institutionnel, en faisant de la poésie baroque le centre névralgique de la poésie française :
Ils ont des affinités avec toutes les écoles, avec tous les poètes de notre langue, et des Lyonnais au symbolisme, de la Pléiade aux surréalistes, de Racine à Valéry, il n’est pas un de nos poètes qui ne trouve chez les derniers renaissants des parents ou des précurseurs. Le groupe des poètes des dernières années du xvie siècle et de la première moitié du xviie, constitue un microcosme de la poésie française[30].
On distingue ici d’évidentes implications idéologiques : les anthologistes s’ingénient à instiguer un renversement du patrimoine. À l’inverse du classicisme, enfermé dans un culte de la grandeur autarcique et desséchant, le baroque fournit le code d’accès au patrimoine poétique français, par-delà des temporalités pourtant distinctes et matérialisées par un système analogique de correspondances esthétiques reliant intimement « la Pléiade aux surréalistes », « Racine à Valéry », etc. La transhistoricité foncière du baroque implique qu’il doive être considéré, à l’aide de la performativité recherchée par le discours anthologique, comme le creuset de la poésie française. Mais transhistoricité n’est pas anachronisme. Il s’agit bien plutôt d’un essai pour rendre consubstantiels les textes et leur mode d’appréhension et d’appropriation : le discours anthologique cherche, par cette définition de la poésie baroque comme « microcosme de la poésie française », à en programmer la lecture, selon une logique publicitaire. Dans ce contexte auto-promotionnel, le xviiie siècle joue à son corps défendant le rôle de témoin : en feignant d’avaliser le topos critique classiciste dû à un imaginaire romantique de l’oeuvre et du poète, les anthologistes retournent l’argument contre le classicisme, considéré comme le véritable responsable de cette stérilité poétique, tandis que les Nisard, Faguet et autres Mornet incriminaient pour leur part les poètes du xviiie siècle. Pour reprendre les mots de Claude Faisant à propos d’un autre lieu commun classiciste, on se trouve face à un « schéma général de périodisation qui donne à ce conflit littéraire une dimension historique supérieure : toute l’histoire de la poésie, et même de la littérature française, s’ordonne sous son regard en deux grandes périodes autour d’une coupure centrale[31] ». Dans notre cas de figure, la « coupure centrale » qu’est le classicisme peut alors être considérée, en vertu de cette inflexion du regard historiographique, non comme un achèvement, mais comme une incongruité, une discordance et une incohérence, un raté de l’histoire littéraire.
Par conséquent, il faut, je crois, dans la perspective d’une éthique de la recherche s’efforçant d’éviter les pièges du lieu commun et de la reproduction critique, essayer de faire l’histoire d’une histoire littéraire qui peine, parfois à dessein, à penser la coexistence des contraires[32]. Car si le baroque touche certes au domaine spéculatif des idées, il n’en demeure pas moins avant tout un objet polémique qui cristallise des représentations et des enjeux éminemment idéologiques. Les anthologistes ne cherchent pas tant à ressusciter des poètes oubliés, comme on le dit souvent, qu’à défendre une autre façon de voir le xviie siècle et, plus largement, la littérature ; l’instrumentalisation du lieu commun d’un xviiie siècle antipoétique en est un exemple éloquent.
Appendices
Notes
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[1]
Émile Faguet, Histoire de la poésie française de la Renaissance au Romantisme. VI. De Boileau à Voltaire (1700-1720), Paris, Boivin, 1932, p. 5.
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[2]
Paul Claudel, Réflexions et propositions sur le vers français, cité dans Simone Chevallier, La Poésie française au xviiie siècle, Paris, Larousse, coll. « Nouveaux classiques Larousse », 1974, p. 153.
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[3]
Paul Guth, Histoire de la littérature française, cité dans Simone Chevallier, La Poésie française au xviiie siècle, op. cit., p. 153.
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[4]
Georges Pompidou, Anthologie de la poésie française, cité dans Simone Chevallier, La Poésie française au xviiie siècle, op. cit., p. 154.
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[5]
Simone Chevallier, La Poésie française au xviiie siècle, op. cit., p. 32.
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[6]
« Les idées mènent les vers, on se sert de la prosodie pour développer une pensée philosophique, pour faire la leçon, non pour cerner l’indicible » (ibid., p. 79). Comme Jean-Luc Martine, que je remercie vivement, me l’a fait observer lors du congrès de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle (octobre 2020), il s’agit donc non seulement de se débarrasser de la poésie, mais aussi de la philosophie. Il y aurait lieu de s’interroger sur les enjeux politiques de telles représentations.
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[7]
Michel Delon, Anthologie de la poésie française du xviiie siècle, Paris, NRF/Gallimard, coll. « Poésie », 1997, p. 7.
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[8]
Ibid., p. 9.
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[9]
Maurice Allem, Anthologie poétique française. xviiie siècle [1919], Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 5.
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[10]
André Dumas, Anthologie des poètes français du xviiie siècle, cité dans Simone Chevallier, La Poésie française au xviiie siècle, op. cit., p. 152. Les travaux de Kim Gladu ont permis de remettre en lumière toute la valeur et l’intérêt de ces « petits genres » : La Grandeur des petits genres. L’esthétique rococo à l’âge de la galanterie, Paris, Hermann, « Les collections de la République des Lettres », 2019.
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[11]
Maurice Nadeau, Anthologie de la poésie française. xviiie siècle, cité dans Simone Chevallier, La Poésie française au xviiie siècle, op. cit., p. 153.
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[12]
Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude [1998], Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 2009, p. 324.
-
[13]
Adrien Cart, La Poésie française au xviie siècle (1594-1630), Paris, Boivin & Cie, 1939, coll. « Le livre de l’étudiant », p. 13-14.
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[14]
Ibid., p. 5.
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[15]
Claude Faisant, « Lieux communs de la critique classique et post-classique », Études françaises, vol. 13, no 1-2, avril 1977, p. 162.
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[16]
Dominique Aury, Poètes précieux et baroques du xviie, préface de Thierry Maulnier, Angers, Jacques Petit, coll. « Les Lettres et la vie française », 1941, p. xxvi.
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[17]
On saisit ainsi, à la lecture de ce passage, tout l’intérêt des théoriciens du néobaroque pour ce phénomène.
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[18]
Voir Maxime Cartron, L’Invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier xviie siècle (1844-2009), Paris, Classiques Garnier, 2021.
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[19]
Robert Kanters et Maurice Nadeau (dir.), Anthologie de la poésie française. 5. Le xviie siècle, Lausanne, Éditions Rencontre, 1967, t. I, p. 10.
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[20]
Ibid., p. 10-11.
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[21]
Ibid., p. 51.
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[22]
Jean-Pierre Chauveau, Anthologie de la poésie française du xviie siècle, Paris, NRF/Gallimard, coll. « Poésie », 1987, p. 10.
-
[23]
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2003, p. 22.
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[24]
Jean-Pierre Chauveau et Jean-Charles Payen, La Poésie, des origines à 1715, Paris, Armand Colin, 1968, « Collection U », p. 33.
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[25]
Voir Kim Gladu, La Grandeur des petits genres, op. cit.
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[26]
Jacques Vanuxem, « L’art baroque », dans Jean Babelon (dir.), Histoire de l’art. III. Renaissance-Baroque-Romantisme, Paris, NRF/Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », 1965, p. 385.
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[27]
Je note que Jean Rousset étend son anthologie à Guyon, mais pas au-delà : une fois l’accréditation par l’histoire de l’art effectuée, la « littérature de l’âge baroque » se détache, au moins sur ce plan, mais il en est d’autres, de son modèle initial. Le recours à l’historicité est donc une stratégie critique. Voir Maxime Cartron, « Transhistoricité et présentisme de l’histoire littéraire : les anthologies poétiques baroques », Fabula-Littérature, Histoire, Théorie, no 23, « (Trans-)historicité de la littérature », décembre 2019, consulté en ligne, URL : https://www.fabula.org/lht/23/cartron.html.
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[28]
Robert Sabatier, Histoire de la poésie française. La poésie du dix-huitième siècle, Paris, Albin Michel, 1975, p. 9.
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[29]
Selon Simone Chevallier, « la poésie du xviiie siècle est sans doute celle où l’on pourrait évoquer le plus l’effacement de soi du poète en tant qu’homme » (La Poésie française au xviiie siècle, op. cit., p. 32). Je n’explore pas ici cette autre explication possible. Certes, il est évident que les baroquistes ont besoin de figures structurantes fortement individualisées à opposer à celles de la tradition classiciste, mais ce jugement reconduirait, malgré tout, l’axiologie initiale du lieu commun dont je m’efforce justement de m’éloigner.
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[30]
Dominique Aury et Thierry Maulnier, Poètes précieux et baroques du xviie, op. cit., p. xxv.
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[31]
Claude Faisant, « Lieux communs de la critique classique et post-classique », art. cit., p. 146.
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[32]
Je dois cette réflexion à Guillaume Peureux, que je remercie.