Abstracts
Résumé
Depuis plus d’un demi-siècle, Esther Rochon compose une oeuvre littéraire remarquable. Avec un corpus de travail aussi étoffé, l’esthétique de Rochon exige qu’on s’y attarde davantage. Avec cette intention, cet article montre que celle-ci comporte plusieurs thèmes de l’« écriture migrante » ; et plus important encore, qu’elle est un exemple de « migrance » philosophique marquée par la pensée bouddhique.
Abstract
For over half a century, Esther Rochon has been composing a remarkable literary work. With such a rich body of work, Rochon’s aesthetics requires more attention. With this focus, this article shows that Rochon’s writing bears many themes of “migrant literature” ; it also places it as an example of “philosophical migration” marked by Buddhist Thought.
Article body
Depuis plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire depuis 1964, Rochon compose une oeuvre littéraire dont l’élégance de l’écriture et la précision se font remarquer ici comme ailleurs[1]. Si son travail est traduit en plusieurs langues, elle a aussi reçu au moins neuf prix d’excellence. Certaines critiques la placent même parmi les cinq meilleures écrivaines du Québec. Avec un corpus de travail aussi étoffé et une reconnaissance aussi bien ancrée dans les milieux littéraires, l’esthétique de Rochon exige sûrement qu’on s’y attarde davantage[2]. Ma réflexion porte plus particulièrement sur la notion de migrance qui s’inspire ici de considérations philosophiques. Cette notion m’aide aussi à réfléchir à cette fameuse question d’identité québécoise d’un point de vue féministe.
En somme, la littérature dite « migrante » se définit par des thèmes liés au déplacement et à l’hybridité[3]. Et bien que cette forme d’écritures soit souvent associée à des questions liées aux communautés culturelles, tant générales que littéraires, ainsi qu’à l’immigration, je propose ici de l’examiner d’un point de vue thématique et philosophique.
I. Rochon, l’écriture migrante et ses thèmes
Née à Québec, habitant Montréal, Esther Rochon âgée d’à peine seize ans obtient, ex aequo avec Michel Tremblay, le Premier Prix, section Contes, du concours des Jeunes Auteurs de Radio-Canada. Suivant un cursus d’études universitaires, elle détient une maîtrise en mathématiques. Membre fondateur de la revue de science-fiction québécoise Imagine…, elle a fait aussi partie du collectif de rédaction de la revue XYZ et collaboré à plusieurs autres revues, dont Solaris, Fiction, La Nouvelle Barre du jour, Canadian Woman Studies/Les cahiers de la femme, ainsi qu’à quelques ouvrages collectifs. Bouddhiste depuis 1980, Esther Rochon a voyagé en Europe, en Inde et au Tibet. Elle enseigne dans le contexte de centres bouddhiques et continue d’écrire et de publier.
Il y aurait beaucoup à écrire au sujet de l’oeuvre de Rochon, mais pour cette réflexion, examinons en quoi cette oeuvre peut ou ne peut pas être considérée comme appartenant à l’écriture migrante. Et c’est en rapport à un des personnages principaux de la série Les chroniques infernales de Rochon, un personnage féminin du nom de Lame[4], que j’aimerais aborder cette question. Dès le premier roman de cette série, qui paraît en 1995, ce personnage se trouve bien malgré elle en perpétuelle migration ; partant d’un monde dit « normal », elle traverse des univers étranges et complexes dans lesquels son propre vécu intérieur et les conditions extérieures conversent, interagissent et s’influencent. Dans cette mouvance, la plupart des thèmes distinctifs de la littérature dite « migrante » sont abordés. À l’aide de la science-fiction, Rochon touche ainsi aux sentiments de déracinement, d’étrangeté ou d’aliénation, de mémoire, de quête d’identité, de chocs culturels, de la nécessité du retour sur soi, de l’amour sous différentes formes, d’adaptation ou de croisement d’influences[5]. Pour donner quelques exemples, prenons d’abord les thèmes de déracinement et d’étrangeté évoqués dans le premier roman justement intitulé Lame, alors que celle-ci raconte sa migration par-delà la mort vers un des nombreux mondes des enfers après avoir gaspillé sa vie précédente dans le monde des êtres humains :
Par vie sans espoir, je veux uniquement dire que j’étais dans une situation totalement inutile, et en terre étrangère. Ça me semblait sans issue. Je n’avais aucun contrôle là-dessus. Je ne savais même pas si j’avais le droit d’en parler.
p. 127
L’écriture de Rochon propose ici une littérature de l’expérience ou de la perception. Pour donner un autre exemple, dans ce même roman se trouve un mouvement de migration d’un enfer à un autre. L’expérience de perte de repères se manifeste pour Lame lorsque ses manières de faire ne fonctionnent plus et/ou qu’elle ne trouve plus le même filet social. Dans ce contexte, la justice pure et dure est lucidement associée à une forme d’enfer et, l’injustice, associée au fonctionnement des sociétés humaines :
C’est vrai, l’enfer d’où tu viens, est reconnu comme un lieu où règne la justice. Ici, que veux-tu, on fonctionne plutôt comme les mondes extérieurs. Tu n’as aucun contact utile, ma pauvre Lame.
p. 197
Rochon n’a pas inventé de toutes pièces les enfers dont elle nous parle, ceux-ci sont explicitement décrits par les traditions bouddhiques anciennes et tardives. Son génie est de les rendre tellement vivants, quasiment palpables. Elle a la faculté de les rendre intelligibles en fonction des processus cognitifs qui les accompagnent. Son personnage, Lame, traverse ainsi des lieux infernaux, et bien que ceux-ci soient imaginaires, Rochon fait ici écho à des expériences plus que reconnaissables par le commun des mortels. En ce sens, notons un autre thème, celui de la nécessité d’un retour sur soi qui se lit, entre autres, dans un passage du même roman :
En somme, il y a deux justices, se dit-elle. Celle des juges crépusculaires porte sur l’ensemble des actes de Vaste : il a mal agi, c’est clair. Cependant, j’ai ma justice aussi, qui ne vaut peut-être que pour moi, mais je n’ai d’autre point de vue que le mien, ultimement. Selon ma justice Vaste m’a surtout fait du bien.
p. 92
En cela, l’« écriture migrante » de Rochon n’est pas issue d’une expérience personnelle ou physique de l’exil, mais d’un autre type de migration. Il y a dans son oeuvre une migration que l’on pourrait dire littéraire ou fictive[6], et un autre type de migration plus subtile, plus insaisissable, liée à la nature même « d’être vivant ».
À la lecture de l’analyse postcoloniale de science-fiction au Québec proposée par Ransom[7], on trouve déjà là un type de migration, celui de la science-fiction, qui en tant que forme littéraire est considéré en elle-même une écriture de déracinement et d’aliénation[8]. Au Québec, cette forme littéraire permet parfois d’aborder le malaise identitaire québécois[9]. Voilà le type de littérature que l’on pourrait qualifier de fictif. Mais dans la pratique esthétique de Rochon, ce qui est fascinant, c’est d’abord et avant tout la représentation de la condition humaine : inévitablement vouée au mouvement, à la migration, non seulement du fait de sa psychologie, mais par sa nature fondamentale. Dans cette série de « science-fiction », la quête d’identité tout autant que la réalité même de la « migrance » trouve leur raison d’être dans le simple fait d’être vivant, c’est-à-dire de percevoir, de concevoir, de désirer, de nommer…
II. Éléments de « migrance » philosophique
Plusieurs critiques ainsi qu’un bon nombre de lecteurs et lectrices ont cru lire une influence de morale catholique[10], mais la complexité, la diversité des mondes ainsi que la narration en elle-même ne laissent aucun doute face à l’inspiration principale de Rochon[11]. Nous y reviendrons, mais disons déjà que son insistance sur le mouvement opérant d’une respiration à l’autre, d’un état d’esprit à un autre ou d’un lieu à un autre, est l’expression d’une « migrance » philosophique, c’est-à-dire que l’esthétique de Rochon propose un angle très spécifique, celui de la pensée bouddhique, une pensée venue « d’ailleurs ». Déjà plusieurs chercheures font ce lien dans leur analyse de l’esthétique de Rochon, comme Taylor dans son travail sur l’utopie et le féminisme[12] ; Chapdelaine dans son travail sur l’identité au féminin[13] ou encore Ransom dans son travail sur la science-fiction et le post-colonialisme[14]. Toutefois, leurs références à la pensée bouddhique restent, à mon avis, trop schématiques, elles laissent planer un soupçon de mystique ou de métaphysique quasi désincarnée. Or, la notion de « migrance » en pensée bouddhique est très pragmatique, elle relève de la causalité et se justifie par l’observation de la nature, du corps, des processus de perceptions et de l’influence de ceux-ci sur l’expérience vivante. Dans ce contexte, l’expérience des enfers n’est donc pas tant une question de morale que de processus de cognition et de conditionnements.
Dans cette perspective, la manière dont Rochon met en scène la notion de « migrance » reflète clairement les propos de certains des plus anciens enseignements bouddhiques issus de traditions orales anciennes de l’Inde et du Tibet[15]. Dans ces textes, comme dans l’esthétique de Rochon, c’est la conception de l’être vivant qui se définit en fonction de la migration. Le terme tibétain traduit par l’expression « être vivant » est d’ailleurs dro wa (tib. ‘gro ba) qui signifie migrant — traduction plus ou moins littérale du terme sanskrit et pāli gati[16] qui vient de la racine gam qui signifie « aller, bouger » ; ce qui devient suivant l’usage bouddhique « destination[17] », « errance ». Un être vivant, en sa nature, va et vient, bouge, se déplace, s’adapte, passe d’un lieu à un autre, passe d’une vie à une autre, mais aussi d’une idée à une autre, d’une perception à une autre, d’une émotion à une autre… Somme toute, la nature du vivant est de se retrouver en conversation perpétuelle, à la fois grossière et subtile, avec une situation donnée, un environnement donné, un temps donné. De là, et par déduction, découle l’idée d’une parenté entre tous les êtres migrants, une égalité fondamentale malgré toute apparence.
Mais avant de plonger dans l’idée d’égalité fondamentale, notons qu’avec la migration inhérente au fait « d’être vivant » viennent deux situations : un engrenage (conditionnement), mais aussi une capacité de transformation formidable (libération). Cet engrenage et cette capacité de transformation sont ici associés à la capacité de percevoir, de concevoir comme si en chaque organisme vivant, il y avait à la fois une tendance à reproduire bêtement des comportements et aussi une intelligence fondamentale, un savoir inné qui s’adapte constamment aux situations et aux environnements à la mesure que ceux-ci se présentent aux consciences. Varela, dans ses échanges et dans sa réflexion entre les recherches en neuroscience et la pensée bouddhique, parlera de cette dernière comme d’une éthique/sagesse de savoir-être inhérent à tout organisme biologique. Éthique/sagesse inhérente qu’il faut aussi apprendre à développer[18].
Dans des textes du bouddhisme ancien de l’Inde, la « biologie », telle qu’on l’entend aujourd’hui, n’est pas dans l’ordre des préoccupations, toutefois on y associe l’esprit à la luminosité — le chemin spirituel dépendant essentiellement de la reconnaissance de cet état de fait : soit l’engrenage du conditionnement chez un individu fait son travail de reproduction ad nauseam, soit l’individu prend acte de la nature du processus de perception et s’oriente vers un développement hors du conditionnement et du cycle des existences. Dans le Aṅguttara Nikāya (A.N. 8-10), on trouve ainsi le locus classicus :
Lumineux, bhikkhu-s[19], est l’esprit, mais celui-ci est souillé par des taches adventices. Ceux et celles qui ne le savent pas ne comprennent pas cette situation telle qu’elle est réellement ; donc je dis que, pour ces non-initiés, le développement de l’esprit est impossible.
Lumineux, bhikkhu-s, est l’esprit et celui-ci est dénué de tache adventice. Ceux et celles qui le savent, les nobles disciples, comprennent cela tel que c’est réellement ; donc je dis que, pour ces nobles disciples initiés, il y a développement de l’esprit[20].
L’idée essentielle à retenir ici est que la nature de l’esprit (processus de perception) est la même pour tous, toutefois la connaissance permet un développement menant à la fin d’une simple reproduction automatique de comportements. Et c’est dans cette dynamique que la complexité et la multiplicité des enfers chauds et froids se situent. Les enfers s’expérimentent en fonction des conditionnements considérés comme des « taches adventices » associées ici à des afflictions mentales (sk. kleśa), par exemple : désirs insatiables, répulsions réflexes, torpeurs envoûtantes, envies maladives, jalousies aveuglantes. Toutefois, dans les travaux de Rochon, le processus qui permet à son personnage principal, Lame, de se développer face à des situations à la fois grotesques et bien communes dans les enfers est aussi lié à la notion bouddhique de luminosité[21], de nature de Bouddha (sk. tathāgatagarbha) aussi traduite par bonté fondamentale et synonyme d’une sphère illimitée de qualités (sk. dharmadhātu). La transformation et la sortie des conditionnements s’expérimentent ainsi lorsque les afflictions mentales (sk. kleśa) se révèlent sous forme de sagesse — c’est-à-dire lorsqu’il y a reconnaissance de la situation telle qu’elle est.
En pensée bouddhique, non seulement l’esprit est-il considéré lumineux, mais le sont aussi les pensées qui en sont issues. Dans cette citation de l’Aṅguttara Nikāya (A.N. 8-10), la notion de vacuité que représente la négation de l’existence inhérente des taches adventices y est intimement liée. Au quatrième siècle, dans plusieurs textes indiens, cette notion de luminosité naturelle de l’esprit sera décrite comme la nature des phénomènes (sk. dharmatā) ; elle sera liée à l’intelligence ou sagesse fondamentale non conceptuelle (sk. nirvikalpajñāna), et aussi, comme mentionné précédemment, à une capacité inhérente de voir les choses telles qu’elles sont. C’est dans cette perspective qu’on parle de tathāgatagarbha ou de nature de bouddha[22]. Pour illustrer cette idée, prenons le Tathāgatagarbhasūtra (circa iiie siècle), un texte appartenant à la première période du bouddhisme Mahāyāna (ier bce-ive) qui a influencé la composition de traités fondamentaux du bouddhisme tibétain tels que les Dharmadharmatāvibhāga et Ratnagotravibhāga. On peut y lire :
Enfant(s) de bonne famille, la nature des phénomènes est ainsi : qu’ils soient ou non des Tathāgata qui se manifestent dans le monde, les êtres vivants sont toujours en essence tathāgata[23].
Avec le temps, c’est-à-dire à partir de la période médiane du Mahāyāna (entre le ve et le vie siècle), cette sagesse associée à la notion de nature de Bouddha ou tathāgatagarbha se présentera sous multiples formes dont une classification en trois, puis en cinq aspects. Cette dernière présentation s’adaptera rapidement à la tradition tantrique, une branche du bouddhisme Mahāyāna tardif [24].
Étant donné que les tantras s’orientent vers la transformation d’afflictions en sagesses, les diverses formes de Bouddha en lien avec le renversement des afflictions sont parfois détectables dans l’oeuvre de Rochon. Le nom du personnage principal, Lame, pourrait être associé à la famille Vajra, qui représente la transformation de l’agression en sagesse miroir. Son acolyte, Vaste, pourrait être associé à la famille Tathāgata qui représente la transformation de l’ignorance en une sagesse englobante et sans référence. Cela dit, les comportements des personnages sont plus complexes que cette simple association le suggère. Ce que l’on peut retenir de ce parallèle est surtout l’insistance de Rochon sur le potentiel de transformation.
En ce sens, au Tibet, d’où proviennent très certainement les enseignements qui ont influencé une partie de l’écriture de Rochon, la notion de « nature de Bouddha » deviendra essentielle aux pratiques du Vajrayāna aussi nommées pratiques tantriques. Ce développement de la pensée bouddhique n’est pas de nature sexuelle, elle prescrit plutôt d’employer « le résultat comme la voie ». Cela signifie que dans ces pratiques, on s’entraîne à penser et agir avec le corps, la parole et l’esprit éveillés d’un bouddha. En d’autres mots, dans sa propre vie au quotidien, l’individu s’identifie en tout point au Bouddha dans le but de transformer ses afflictions en sagesse.
Et, à mon avis, c’est sur cette idée du potentiel de transformation inhérent que la complexité narrative de Rochon rejoint la pensée féministe[25] ; beaucoup plus d’ailleurs que dans le contenu de l’oeuvre en elle-même ou de sa mise en scène de personnages féminins. Il y a dans sa conception de l’être vivant un regard sur la capacité d’adaptation, de cheminement, de développement, de dignité inhérente et inconditionnée ; une capacité de se transformer, de s’éveiller. Voilà, d’un point de vue féministe comme bouddhique, la dignité que l’on doit en tout temps respecter, nourrir, encourager, et mettre en scène (littéralement ou en fiction). L’inévitable « migrance » de vivre ne force-t-elle pas une réinvention continue ?
III. La conception du monde, du temps et de l’espace en lien avec la pensée bouddhique
À travers les diverses migrations du personnage de Lame, on observe que la notion de « migrance » n’est pas simplement une question de processus cognitif et de vie intérieure, elle s’inscrit aussi dans une conception du monde bien particulière[26]. En effet, Rochon nous amène à visiter ces mondes en ne considérant pas seulement le domaine du visible, mais aussi celui de l’invisible tout en jouant sur les paradoxes. Si bien que le nombre de mondes et celui d’êtres vivants dépassent toute conception, tout calcul — ceux-ci s’avèrent être ni finis ni infinis. Entre autres, dans le sixième et dernier roman de la série des Chroniques infernales intitulé Sorbier, on peut lire :
[…] l’immense diversité des mondes entrait en jeu : comment évaluer correctement le potentiel d’un monde ?.
p. 4
Suivant la cosmologie bouddhique[27], on compte ainsi trois mondes : celui du désir, et ceux qui sont associés à des états méditatifs où apparaissent ou non des idées, des images, etc. Ce sont les mondes de la forme et du sans forme avec leur division respective. Dans le monde du désir, on compte cinq ou six autres mondes[28] comprenant à leur tour leur division respective. Chaque monde, voire chaque univers, se manifeste en fonction des états d’esprit qui changent sans arrêt[29]. Plus loin, dans ce même roman, on lit :
D’autres univers, aujourd’hui disparus, s’étaient froissés sur eux-mêmes, ratatinés, puis anéantis […].
p. 5
L’étendue d’un univers s’avère difficile à imaginer. Celles de l’espace et du temps s’avèrent tout aussi inconcevables, et suivant la pensée bouddhique, se côtoient tout de même des considérations de type « passé, présent, futur », de type cyclique (sans début ni fin), ainsi que celles de type cognitif (impression). Si bien qu’une expérience s’avère plus ou moins longue selon les conditions, et selon l’état d’esprit d’un personnage. Dans ces immensités difficiles à mesurer, la notion d’impermanence reste incontournable. Dans le premier roman, on lit :
Lame vécut longtemps en ce lieu intemporel, son corps se creusa et se durcit, sa beauté flamboyante fit place à quelque chose de plus poli.
p. 198
Les multiples impressions de la vie se croisent et s’entrecroisent. Et d’un point de vue relatif, il y a un développement, une progression. En cela, l’impermanence est indissociable des notions d’interdépendance et de causalité. Mais l’expérience vivante ne répond pas seulement au dictat d’une dynamique en trois temps : passé, présent, futur. Dans le deuxième roman intitulé Aboli, on peut lire :
La racine du monde est au-delà du temps, répondit Lame. Au-delà des souillures, du vieillot, de l’usure des surfaces. L’incroyablement ancien est parfaitement neuf et plein de vigueur. Il peut être orienté vers le haut ou vers le bas.
p. 90
La notion d’impermanence si essentielle à la pensée bouddhique n’est pas strictement linéaire puisqu’en sa conception même, c’est le processus cognitif qui est observé et mis en scène. En effet, d’où émerge une impression, une pensée, une image, une idée ? Et lorsque celle-ci disparaît, où va-t-elle ? L’expérience vivante ne relève-t-elle pas de l’immédiateté, d’un constant renouvellement ?
IV. L’interdépendance et la causalité
Il faut préciser que, comme dans les anciens textes bouddhiques, les nombreux univers de Rochon comportent immanquablement deux éléments de base : le contenant (sk. bhājana ; tib. snod) et le contenu ou les êtres vivants (sk. sattva ; tib. bcud). Dans cette conception du monde, ces deux éléments interagissent en interdépendance, c’est-à-dire que le contenant sert de support pour le contenu qui, lui, est supporté à l’image d’une matrice qui nourrit la vie en son sein. Une idée qui apparaît clairement et bien avant la venue du bouddhisme en Inde[30], et qui se retrouve encore dans un texte de l’Inde du ive siècle, le Dharmadharmatāvibhāgakārikā :
Du moment qu’il y a [des êtres] qui circulent quelque part,
il y a des appuis sur lesquels repose le perpétuel [cycle de migration] ;
[dans cet engrenage], il y a le facteur « êtres vivants » et le facteur « réceptacle » […][31].
Dans ce contexte, comme chez Rochon, les êtres ne vont pas sans monde ; de même la conscience qui fonctionne en dualité (sujet-objet) ne va pas sans corps ; un corps onirique ne suffit-il pas pour qu’une expérience se fasse ressentir en rêve ? On dit aussi que l’environnement, c’est-à-dire le monde, ne va pas sans l’interaction entre individus, l’idée d’interdépendance reste inéluctable dans le contexte conditionné. Les notions d’impermanence, de non-soi et de vacuité se réconcilient dans l’analyse bouddhique du processus de conscience conditionnée — un mécanisme momentané (impermanent) opérant en une division erronée (vide d’existence inhérente) entre le sujet (moi) et l’objet (l’autre — incluant l’environnement).
Dans le cinquième roman Or, par exemple, la conséquence d’états d’esprit antérieurs s’abat soudain sur Lame. Celle-ci prend la forme d’une larve à l’image d’habitudes mentales préalables, celles de l’apathie, de l’inertie, de l’indolence. Devenue sourde, muette, aveugle… et gigantesque, Lame n’a bientôt plus espoir qu’on vienne la délivrer. Son ventre devient alors un monde pour des milliers de fourmis, celui-ci est transformé en dôme, une structure ressentit comme oppressante par Lame, mais interactive et source d’influences :
Les fourmis faisaient régner dans le ventre de Lame une atmosphère huileuse d’objets toujours palpés de la même façon, de situations qui déclenchaient invariablement la même réaction. Maintenant que l’installation de Lame était terminée, les générations se succédaient dans le respect des traditions. Lame commença à absorber ces valeurs.
p. 103
Si un être vivant évolue nécessairement dans un environnement, il est aussi un environnement pour d’autres êtres vivants. Dans cette perspective, l’interdépendance est en quelque sorte la nature de tout ce qui est vivant, c’est aussi une manière de parler de l’absence d’existence figée, fixe ou solide, donc une manière de parler de la vacuité. L’écriture de Rochon, à travers les yeux de personnages comme Lame, rend cette conception bien vivante et dynamique, une conception où vacuité n’équivaut pas au néant, mais au vivant[32]. C’est ainsi que, dans ce contexte philosophique, l’essentiel est centré sur l’expérience. Cette conception du monde et des êtres, comme le montrent Gethin ou Williams, deux chercheurs dans ce domaine, posent en quelque sorte une correspondance entre psychologie et cosmologie, c’est-à-dire que ce qui est mis au premier plan, ce qui domine, c’est l’état d’esprit[33]. Et cette idée est aussi très apparente dans l’écriture de Rochon. Dans Or, on lit :
Quand elle adoptait en imagination la forme de son ancien corps, l’ivresse de la haine l’envahissait de nouveau, comme inscrite dans la sensation même d’obésité et de laideur.
p. 164
L’état d’esprit se présente ainsi dans l’oeuvre de Rochon en fonction de la force inéluctable de la causalité : tout acte engendre un effet, toute pensée a une conséquence, comme dans un jeu de miroir alors qu’on ne trouve plus la source de l’image. Mais pour Rochon, cette conception de la causalité ne se fait pas sans ironie ni sans humour[34]. Dans le troisième roman, Ouverture, on lit :
La mort est l’un des moyens de transport les moins fiables, ajouta Lame avec amusement. Le plus souvent, on se retrouve ailleurs que là où on veut, en un endroit pire. On a perdu nos bagages en plus.
p. 188
Les causes principales de migration n’y sont pas uniquement liées à des phénomènes extérieurs, mais sont aussi liées à la vie intérieure : le désir égotique lié aux plaisirs des sens qui produit une forme de magnétisme, un jeu d’attirance ; l’aversion ou colère qui peut mener à un état de froideur intellectuelle ou une chaleur réactionnelle plus ou moins intense et donc mener à un sentiment de séparation ; et la stupeur ou l’indifférence qui peut entraîner un état d’esprit indécis, mouvant, indéfini. Ces trois états d’esprit apparaissent clairement dans l’ensemble de cette série, dont ce passage trouvé dans le cinquième roman, intitulé Or :
Avec un tel or, qui va plus loin que les débordements des sens, plus loin que la haine déchaînée, plus loin que l’indifférence crasse, elle accédait à une nouvelle vision du monde. La richesse n’était plus étouffement, mais possibilité.
p. 165
Ces trois états se manifestent soit sous forme confuse ou sous forme de sagesse. Dans ce même roman, on note la difficulté de discerner l’un de l’autre :
Il est difficile de faire la différence entre la rage et la juste colère, délicat de trancher entre la dépression et le rêve qui la transcende, si on les éprouve soi-même en pleine vulnérabilité. Dans ces zones de solitude brunâtre, si délicates, l’esprit vif, prompt à décider, se sent impuissant. Toute action tonifiante ou purificatrice peut détruire la richesse d’une situation, fût-elle atroce, la simplifier à outrance, l’abaisser à n’être qu’une caricature.
p. 1
Devant cette difficulté, alors que tout peut basculer d’un côté comme de l’autre, la réponse la plus adéquate suivant des enseignements classiques du bouddhisme comme dans l’oeuvre de Rochon, se trouve dans l’apprivoisement du « maintenant » tel qu’il est, dans toute sa spontanéité. Il ne s’agit pas d’étiqueter, mais de demeurer là dans cette voie du milieu insaisissable. Dans le premier roman de cette série, parlant de Lame, on lit :
Elle ignorait si elle était morte ou vive. En un certain sens, cela lui était égal : morte ou vive ne sont que des désignations ; décider laquelle s’appliquait ne changerait rien à son état.
p. 1
D’un point de vue bouddhique, dans la séquence de moments d’expérience, l’acte subséquent de nommer obstrue une perception première de la réalité, mais dans le contexte du cheminement, le fait de nommer peut aussi devenir un instrument de libération. Quoi qu’il en soit, une désignation n’est jamais une représentation de la réalité, elle ne correspond qu’à un autre mouvement du mental aidé des facteurs mentaux qui engendrent à leur tour une conséquence dans une séquence donnée. En somme, tout acte du corps, de la parole et de l’esprit, a une conséquence sur l’expérience. Alors comment comprendre l’absence d’existence ?
V. La question d’identité et l’absence d’existence du « moi » selon le bouddhisme
Dans cette série de science-fiction, Lame est constamment confrontée à une expérience de dualité : moi en rapport aux autres ; moi en rapport au monde, l’étrangère en rapport aux autochtones ; l’expérience de l’ici et de l’ailleurs, de l’avant et de l’après. On y retrouve ainsi l’idée d’un « soi » psychologique empreint de dualité que l’on nommera ici la subjectivité conceptuelle ou contextuelle. L’identité des personnages relève ainsi à la fois de la géographie, de l’histoire, de l’économie, des systèmes juridiques, sociaux et politiques ; elle comporte des réalités urbaines et régionales, masculines-féminines et autres, de majorité et de minorités, de conformité et de différences[35]. Et comme dans le bouddhisme, cette subjectivité ne va pas sans problème, ce qui nécessite une réflexion. Dans Aboli, on lit :
Malheureusement, le subjectif, ça embrigade. Ça se met en conserve, le subjectif. Les idées reçues sont des maladies contagieuses. […] Échapper au subjectif en conserve, au subjectif collectif, ça peut mener loin. À la folie évidemment, mais aussi à des trucs plus réjouissants.
p. 216
La question identitaire est appréhendée souvent en fonction des conditions, mais Rochon ici souligne qu’il y a aussi autre chose en l’expérience vivante ; il y a ce que certains textes bouddhiques nomment l’expérience directe ; une expérience non conditionnée et non conditionnante, c’est-à-dire que celle-ci ne s’appuie sur aucun contexte, aucun référent, et qu’elle se renouvelle constamment. C’est ce que Rochon qualifie de réjouissant, à la base de la capacité de transformation formidable. On associe cette expérience à l’intelligence ou bonté fondamentale non conceptuelle qui ne se situe pas dans une subjectivité en conserve ni dans une objectivité figée. Dans le Dharmadharmatāvibhāgakārikā, ce processus de transformation s’illustre comme suit :
De même, la transformation peut être comparée
à l’espace, l’or, l’eau, etc.[36]
Dans ce passage, le conditionnement est illustré par les nuages qui ne sont que passagers dans l’espace du ciel, de même, le minerai mélangé à l’or ; ou les particules flottantes dans l’eau qui viennent à se déposer naturellement, laissant une eau claire et limpide. L’identité contextuelle est empreinte de dualité, elle s’élabore en fonction des conditions, mais elle est dite « illusoire », parce qu’en changement et en renouvellement constant. Dans ce contexte, l’impermanence est ce qui permet de sortir de la « subjectivité en conserve ». C’est ce que Rochon exprime lorsque Lame fait constamment un retour sur elle-même, y compris au savoir du corps. Elle propose là un retour à l’instant, un retour à cette intelligence ou bonté fondamentale, c’est-à-dire à cette capacité formidable de transformation.
Ce retour à l’expérience s’apparente, à mon avis, à l’ouverture vers certaines formes de discours féministes telles que les mentionnent Chapdelaine et Taylor[37]. Du moins, on peut déjà dire que Rochon inspirée par la pensée bouddhique ne cherche pas à décourager la quête d’identité inhérente à la migration et au féminisme, au contraire, elle cherche à ouvrir tous les possibles pour ne pas simplement produire d’« identité en conserve ». Mais que dire de l’enseignement du « non-soi » ? L’illusion du « moi » d’un point de vue bouddhique n’est pas en lui-même un problème, au contraire, le problème est l’ignorance. Une quête d’identité peut être soit propice (sk. kuśala) ou non propice (sk. akuśala). Le développement de la sagesse consiste à orienter cette quête vers ce qui est propice, et plus important encore d’arriver à en voir la nature telle qu’elle est. C’est en ce sens que, dans ces romans, Rochon insiste souvent sur l’« absence de limite » comme l’espace qui n’est pas restreint par la présence de nuages, de l’eau qui retrouve sa clarté après un simple décantage, ou encore de la pureté de l’or qui ne se mélange pas au minerai.
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Au terme de cet exposé, on peut déjà voir que l’écriture de Rochon comporte plusieurs thèmes de l’« écriture migrante » et qu’elle est un exemple type d’une dynamique de « migrance » philosophique. Il y a dans son oeuvre une migration que l’on pourrait dire littéraire ou fictive et un autre type de migration plus subtile, plus insaisissable liée à la nature même « d’être vivant ». Que ce soit au niveau de la conception des êtres vivants, du monde, des processus de perception, de l’influence du processus de locution sur l’expérience ou de la capacité de transformation, il n’y a aucun doute possible, Rochon puise abondamment dans la littérature ancienne de l’Inde et du Tibet. Son excellente compréhension du sujet fait en sorte que la tradition tibétaine y est à la fois lucidement représentée et mise à profit. Dans cette perspective, la littérature semble ici jouer le rôle de traduction[38] comme si la description des mondes bouddhiques et ses enseignements s’animaient à travers les yeux d’un personnage comme Lame et qu’ils prenaient tout leur sens en nous faisant miroir. Dans un Québec pluriel, à partir duquel Rochon crée et s’inspire, la question de l’identité est autant une source d’inspiration qu’une source de tension, cette littérature « sapientielle » peut ainsi agir comme un écran sur lequel les lecteurs et lectrices ont l’occasion de se définir, se redéfinir, s’imposer ou du moins, parfois, se reconnaître sans pourtant invoquer une tradition particulière. N’est-ce pas là une des clés du dynamisme apporté au Québec par la littérature en général dont fait partie l’écriture « migrante » dans toute sa diversité[39] ? En ce sens, l’esthétique de Rochon répond aux propos de Jauss qui, en 2005, dans son travail sur l’esthétique de la réception[40], suggère que la lecture en elle-même est indicatrice et occasion de transformation individuelle et sociale. Cette transformation pourrait-elle être comparable à celle du nirvana bouddhique ? Un maître répondrait peut-être que tout dépend des causes et conditions y compris de la motivation, quoi qu’il en soit, l’apport philosophique de Rochon à l’horizon de sens québécois est, à mon avis, propice à une dynamisation de nos savoirs collectifs. Et c’est en fonction d’une capacité inhérente de transformation au-delà des conditionnements qu’un discours féministe peut ici s’élaborer.
Appendices
Notes
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[1]
Pour plus d’information, voir entre autres l’infocentre de littérature québécoise : http://www.litterature.org/recherche/ecrivains/rochon-esther-407/.
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[2]
En effet, à ce que je sache, seules deux recherches portent une attention à Rochon parmi d’autres écrivains et écrivaines. Il y a la thèse de doctorat de Sharon Taylor, intitulée Dystopies et eutopies féminines : L. Bersianik, E. Vonarburg, E. Rochon, déposée en 2002 au Département de langue et littérature françaises à l’Université McGill ; et le livre d’Amy Ransom, Science Fiction from Québec : A Postcolonial Study, Jefferson, McFarland, 2009. Cette dernière étude postcoloniale offre déjà des pistes de réflexion fort intéressantes sur la littérature du Québec, la science-fiction et sur la notion d’exil et de migrance. À cela s’ajoute des commentaires d’ordre social et féministe, politique, théorique ou historique de la part de Bozzetto, Chapdelaine, mais aussi de Nepveu, Pascal, Beaulieu, Bouchard, Lebrun, etc. Voir l’article de Miléna Santoro, intitulé « L’autre millénaire d’Esther Rochon », Women in French Studies, 5 (1997), p. 97-105. Voir aussi deux articles de Michel Lord, intitulés « Rochon, l’espace du diamant », Magazine littéraire (1986), p. 107-108 ; et « Interview avec Esther Rochon », Lettres québécoises, 40 (1986), p. 36-40 ; celui d’Hélène Colas, Annick Chapdelaine, « Entrevue avec Esther Rochon, auteure de L’épuisement du soleil », Imagine, 28, 6, 5 (1985), p. 69-76 ; l’article d’Elisabeth Vonarburg, « Notes sur Esther Rochon », Solaris (sept.-oct. 1985) ; deux autres documents d’Esther Rochon, « Oser actualiser l’utopie », Canadian Woman Studies/Les cahiers de la femme, 6, 2 (1985), p. 66-68 ; et « En hommage aux araignées… et aux femmes… », Philosophiques, 21, 2 (1994), p. 441-452.
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[3]
Rappelons ici que l’adjectif « migrant » en rapport à la littérature québécoise apparaît dès 1984 dans un texte d’Émile Ollivier, alors que celui-ci tente de formuler « une conception qui tendrait à éviter la dichotomie culture d’origine/culture d’accueil, pour parler de cultures migrantes, au pluriel », évoquant le mouvement, le déplacement. Voir Émile Ollivier, « Quatre thèses sur la transculturation », dans Cahiers de recherche sociologique (Problèmes d’immigration), II, 2 (septembre 1984), p. 76. Notons aussi que c’est en 1987 que Robert Berrouët-Oriol, un poète québécois d’origine haïtienne, utilise ainsi l’expression « écritures migrantes » dans un article qu’il publie dans la revue Vice Versa intitulé « L’effet d’exil ». Daniel Chartier écrit à ce propos : « L’écriture migrante […] remet en question l’unicité des référents culturels et identitaires » (« Les origines de l’écriture migrante. L’immigration littéraire au Québec au cours des deux derniers siècles », Voix et Images, 27, 2 [2002], p. 304). Voir aussi Sherry Simon, Hybridité culturelle, Montréal, L’île de la tortue (coll. « Les élémentaires. Une encyclopédie vivante »), 1999, p. 46 ; voir aussi le mémoire de Karine Bélair, L’écriture migrante au Québec : l’interculturalisme dans le discours littéraire et politique, déposé au Département de langue et littérature françaises, Université McGill, en 2010.
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[4]
Le nom « Lame », que le personnage choisit elle-même à la page 21 du premier roman, n’est certainement pas un hasard. Est-ce à l’image de l’épée de la connaissance associée à une déité du bouddhisme tibétain nommée Mañjuśrī ? Est-ce à l’image des moyens habiles qui, combinés à la sagesse, trouvent leur équilibre ? Est-ce l’image du vajra qui, comme un diamant, peut couper à travers les matériaux les plus coriaces et, plus spécifiquement suivant les écoles tantriques, la confusion ? C’est du moins ce que ce personnage fait à travers ses périples, elle coupe à travers l’illusion, la confusion, les afflictions mentales y compris les émotions perturbatrices. Viennent encore jouer avec l’image de l’épée, les familles Bouddhas éveillés ou non : padma, ratna, karma, vajra, bouddha. Disons simplement pour l’instant que dans les enfers mous condamnés à la mollesse de médiocrité — en retrait de toute splendeur —, Lame aspire à une force de fermeté, elle se donne donc du courage avec ce nom et c’est ce qui enclenche tout le récit.
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[5]
Thèmes entre autres énumérés dans le mémoire de Charbonneau, intitulé Exil et écriture migrante : les écrivains néo-québécois, déposé 1997 : https://escholarship.mcgill.ca/concern/theses/k930c022f. Voir aussi la thèse de Taylor, Dystopies et eutopies féminines ; et le mémoire de Karine Bélair, intitulé L’écriture migrante au Québec : l’interculturalisme dans le discours littéraire et politique, déposé en 2010 : https://escholarship.mcgill.ca/concern/theses/z603qx86k, pages consultées le 17 mars 2017.
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[6]
Les quatre formes de littérature de l’exil de Charbonneau relèvent de la littérature exogène, c’est-à-dire une littérature produite par des Québécois et québécoises vivant en exil, la littérature de l’exil métaphorique où l’idée de se sentir étranger chez soi domine (on y retrouve entre autres l’idée du manque, du vide, de la dépossession). Puis, il y a la littérature de l’exil fictif qui rassemble les écrits québécois dans lesquels les personnages entreprennent une quête identitaire laborieuse qui les mènera loin de leur pays. Et enfin, il y a la littérature migrante produite par des néoquébecois et néoquébecoises. Voir Danielle Dumontet, Frank Zipfel, éd., L’écriture migrante : une catégorie en devenir. Écriture Migrante/Migrant Writing, Hildesheim, Georg Olms Verlag (coll. « Passages/Passagen »), 2008. En contraste, l’écriture de Rochon suppose une littérature de l’expérience de l’exil, elle parle de l’exil incessant, intérieur ou même philosophique.
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[7]
Voir A. Ransom, Science Fiction from Québec, p. 31.
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[8]
Devant les diverses définitions de la notion « migrance », notons que Charbonneau, dans sa recherche intitulée Exil et écriture migrante, déposée en 1997, propose une typologie qui comprend quatre formes de littérature de l’exil définissant l’écriture « migrante » en fonction des oeuvres produites par les écrivains et écrivaines néo-québécois. Cette classification a le mérite d’être claire, mais lorsque, suivant la recherche de Ransom (Science Fiction from Québec), Halen, Nepveu, Chartier, Porra, et bien d’autres encore, posent une distinction entre « littératures migrantes » et « littératures (issues) de l’immigration », des nuances s’imposent.
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[9]
Voir entre autres la vidéo YouTube accessible sous le titre Entrevue Esther Rochon - Hommage visionnaire 2015.
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[10]
Voir entre autres une critique de Claude Janelle, « La vie après l’enfer », Lettres québécoises, 79 (1995), p. 32-33.
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[11]
En voulant signaler l’inévitabilité de l’expérience de souffrance causée par le conditionnement (première noble vérité), le bouddhisme se penche aussi sur la diversité et la complexité des expériences, les plus douloureuses étant imagées par les enfers. Dans les textes du bouddhisme ancien, le nombre des enfers varie : dix, treize ou deux cent cinquante-six. Selon le bouddhisme Mahāyāna, on compte huit enfers chauds et huit enfers froids, chaque groupe étant entouré de seize enfers moindres. Certains enfers mesurent soixante lieues d’étendue, et il faut des dizaines de décennies pour descendre jusqu’au fond. Dans certains enfers, les êtres souffrent pendant plusieurs centaines de millions d’années. Dans ce contexte, tous ces états de souffrances sont impermanents ou temporaires. Dans une collection de textes appelée Majjimanikāya, les tortures des enfers sont aussi abondamment décrites. Il y a la souffrance expérimentée par le feu, alors que certains êtres, attelés à de lourds chariots, parcourent une étendue de flammes et ainsi de suite. Parmi les huit enfers chauds, il en est un où les êtres s’arrachent la chair avec des griffes de métal ; un autre où des éléphants de fer piétinent les victimes, et ainsi de suite. Dans un des enfers froids, la chair éclate et se couvre de plaies ; dans un autre, les lèvres gèlent. Et certaines de ces descriptions se retrouvent dans l’oeuvre de Rochon qui, par le jeu de la littérature, ramène ces expériences au commun des mortels. Pour plus d’information, consulter entre autres le site https://www.universalis.fr/encyclopedie/enfers-et-paradis/4-enfers-et-paradis-bouddhiques/.
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[12]
La recherche de Taylor, Dystopies et eutopies féminines, souligne l’influence de la pensée bouddhique dans l’oeuvre de Rochon lorsqu’elle reprend les mots de l’auteure : « [L]’exercice dans ce livre [L’espace du diamant], dit Rochon, était de présenter sous forme utopique certaines idées sociales de l’organisation bouddhiste à laquelle j’appartiens […] ». Dans son article, intitulé « Inner and Outer Space in the Works of Esther Rochon », Annick Chapdelaine remarque aussi que « [h]er interest in Buddhism led her to become a member in 1980 of Montreal’s Dharmadhatu, a Buddhist meditation center. […] lndeed, the general tendency of science fiction to abide by Western ‘outer space’ standards is enriched in her writing by her explorations of Oriental ‘inner spaces’. This particular blend of scientific precision and metaphysical issues make for the originality of Esther Rochon’s work » (dans Anne E. Brown, Marjanne E. Gooze, éd., International Women’s Writing. New Landscapes of Identity, Westport, Greenwood Press, 1995, p. 128-129). Même si aujourd’hui Rochon a pris une certaine distance face à cette organisation bouddhique, son écriture reste fortement influencée par cette pensée.
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[13]
Voir Annick Chapdelaine, « Inner and Outer Space in the Works of Esther Rochon ». Dans cet article consacré aux nouvelles d’Esther Rochon, Chapdelaine remarque aussi à ce propos que les personnages de Rochon, « men, women, mutants or extraterrestrial creatures — adapt to what in Buddhist terms is called ‘the spontaneity of reality’. It is usually when her creatures are able to live this spontaneity that they discover what is one of Rochon’s main themes : the ‘center’, the first step of a quest enabling them to attain inner peace. This is followed by a striving for outer peace and justice » (ibid., p. 129).
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[14]
Voir Amy Ransom, Science Fiction from Québec.
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[15]
Les premiers textes bouddhiques mis par écrit datent probablement du iie siècle avant notre ère et relèvent d’une tradition orale. Nattier, au cours d’une excellente conférence qu’elle donna sur le sujet en 2017, intitulée « The Proto-History of Buddhist Translation. From Gāndhārī and Pāli to Han-Dynasty Chinese », indique que plusieurs de ces textes ont été couchés par écrit au Sri Lanka en marge de la tradition orale de l’Inde, et que le « bouddhisme » serait un des premiers mouvements spirituels de l’histoire à embrasser l’écrit comme moyen de préservation de leur enseignement. Cet exercice exigea l’invention d’une écriture canonique basée sur les langues vernaculaires qui aboutira ensuite sur diverses formes de prakrit. Avec le temps, les textes se multiplieront de façon exponentielle. Plusieurs pays asiatiques accueilleront cette pensée philosophique et contemplative, et continueront à traduire, à commenter et à créer une richesse littéraire toujours en expansion. Cette conférence, organisée par la Tsadra Foundation, est accessible en ligne : Conferences – Tsadra Foundation.
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[16]
Il est souvent intéressant de consulter les traducteurs et traductrices des siècles passés. Dans Le lotus de la bonne loi, publié en 1852, Eugène Burnouf traduit le terme sanskrit gati par « voie », « marche », « mouvement », pour expliquer la transmigration (p. 309). Dans sa traduction du Laṅkāvatārasūtra publié en 1932, Suzuki utilise à peu près les mêmes termes.
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[17]
Suivant Robert E. Buswell, Donald S. Lopez, éd., The Princeton Dictionary of Buddhism, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 315-316.
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[18]
Dans un dialogue entre science et bouddhisme, Varela va jusqu’à associer cette capacité inhérente d’adaptation cognitive à une sagesse indissociable de l’éthique. Voir Ethical Know-How, Action, Wisdom, and Cognition, Redwood City, Stanford University Press, 1999.
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[19]
Les termes pāli bhikkhu et sanskrit bhikṣu se traduisent littéralement par « mendiant » et font généralement référence aux membres masculins de la communauté monastique pleinement ordonnés de la tradition bouddhiste du Theravāda ; les moniales sont des bhikṣuṇī-s. Suivant plusieurs textes anciens, il n’est pas toujours clair si l’utilisation de ce terme était réservée aux moines ou s’il faisait référence de manière générale à ceux et celles qui écoutaient l’enseignement donné.
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[20]
Traduction originale de l’anglais. Aṅguttara Nikāya 8-10, The Numerical Discourses of the Buddha, trad. Bhikkhu Bodhi (Somerville, Wisdom Publications, 2012) : « Luminous, bhikkhus, is this mind, but it is defiled by adventitious defilements. The uninstructed worldling does not understand this as it really is ; therefore, I say that for the uninstructed worldling there is no development of the mind. Luminous, bhikkhus, is this mind, and it is freed from adventitious defilements. The instructed noble disciple understands this as it really is ; therefore, I say that for the instructed noble disciple there is development of the mind » (p. 97).
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[21]
La notion bouddhique de luminosité associée à la transformation et au développement vers l’éveil se trouve bien sûr aussi dans plusieurs textes du Mahāyāna ou Grand Véhicule. En particulier notons ici l’Aṣtasāhasrika Prajñāpāramitā Sūtra (Sūtra de la connaissance par excellence en huit milles lignes) datés par Conze au iie siècle avant notre ère ainsi qu’à d’autres versions comme le Pañcaviṁsatisahasrika (25 000 lignes) qui lui, on le suppose, aurait été mis par écrit entre le ier et le iie siècle de notre ère. Ainsi, en se référant à la strate la plus ancienne de ce riche corpus des Prajñāpāramitāsūtra, on peut lire une instruction donnée par le bodhisattva Subhuti à Śaripūtra, lui-même disciple du Bouddha : « De plus, lorsqu’un bodhisattva ou une bodhisattvī chemine en la perfection de la sagesse et la développe, il ou elle devrait le faire sans développer la fierté de la pensée d’Éveil (bodhicitta). Cette pensée n’est pas une pensée, puisqu’en sa nature essentielle originale, une pensée est transparente luminosité (tathā hi tac cittam acittam prakṛtiś cittasya prabhāsvarā) » (The Perfection of Wisdom in Eight Thousand Lines and its Verse Summary, trad. Edward Conze, Bolinas, Four Seasons Foundation, 1973, p. 84). Cette stance est traduite de l’anglais en considérant la possibilité du féminin, avec une consultation du texte tibétain et sanskrit. Voir le travail de Zimmerman, A Buddha Within : The Tathāgatagarbhasūtra ; The Earliest Exposition of the Buddha-Nature Teaching in India, International Research Institute for Advanced Buddhology, Université Soka, 2002.
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[22]
Le terme sanskrit Tathāgata est une épithète du Bouddha qui se traduit parfois par l’Ainsi (tathā) — allé (gata) qui fait référence à sa capacité de voir la réalité telle quelle (l’ainsité). Le terme sanskrit garbha est utilisé dans les textes au sens d’embryon, de matrice, de nature ou d’essence.
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[23]
Tib. rigs kyi bu dag ‘di ni chos nyid de / de bzhin gshegs pa rnams byung yang rung ma byung yang rung / sems can ’di dag ni rtag tu de bzin gshegs pa’i snying po yin… Sk. eṣa kulaputra dharmāṇāṃ dharmatā / utpādād vā tathāgatānām anutpādād vā sadaivaite sattvās tathāgatagarbhā iti (voir Zimmerman, A Buddha Within, p. 39-40). Cité dans le Ratnagotravibhāgavyākhyā 73.11-12 et paraphrasé dans le Dharmadharmatāvibhāgakārikā 28).
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[24]
Même si on peut déceler des traces de l’émergence du bouddhisme tantrique autour du iiie siècle, ce n’est qu’autour du viie-ixe siècle que celui-ci prend une place plus importante. Dans le schéma en cinq formes de sagesse qui aurait influencé l’écriture de Rochon, chaque Buddha est dit être doté de qualités bien spécifiques : il y a la famille des bouddhas aussi nommés Tathāgata-s représentée par le Bouddha Vairocana et associée au contraire de l’indolence, c’est-à-dire à une sagesse non conceptuelle sans référent, une sagesse toute-englobante à l’image de l’espace ou du ciel ; puis la famille Vajra représentée par le Bouddha Akṣobhya, associée à une sagesse vive et tranchante qui élimine l’ignorance sur le coup (et vlan !) ; ensuite, la famille Ratna, terme qui signifie joyau, représentée par le Bouddha Ratnasaṃbhava et associée à une sagesse de générosité et d’abondance ; et encore, la famille Padma, terme qui signifie Lotus, représentée par Amitābha et associée à la compassion et à la fine perception des choses ou à la discrimination ; et enfin la famille Karma, au sens d’une capacité d’action sans effort, une activité toute-accomplissante, représentée par le Bouddha Amoghasiddhi.
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[25]
Il existe de nombreuses théories, perspectives, écoles de pensée, mouvements et organismes féministes. De manière très générale, on peut dire que certaines féministes se reconnaissent comme libérales, radicales, séparatistes, humanistes, éco-féministes, etc. D’autres se différencient par la culture. Il s’agira alors du « féminisme occidental » par rapport à un « féminisme noir », un « féminisme islamique », « féminisme indigène », etc. Le féminisme dont il est question dans cet article se formalise selon le point de vue philosophique qui anime l’oeuvre de Rochon, une pensée qui prône la dignité et la libération des êtres humains dans toutes leurs diversités bien sûr, et qui s’étend aussi à celles de la totalité des êtres vivants, visibles et invisibles. Cette forme de pensée s’appuie essentiellement sur la notion d’interdépendance. Ajoutons que le féminisme de Rochon, s’il en est un, ne s’oriente pas vers la notion de droit, c’est-à-dire qu’elle ne remet pas nécessairement en cause les règles qui régissent la conduite des hommes et des femmes en société ni celle de leurs rapports sociaux. L’oeuvre de Rochon touche davantage à la notion de responsabilité personnelle liée à la vie de l’esprit — aux sphères d’expériences intérieures et de leur conséquence.
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[26]
Dans l’Abhidharma qui correspond à différentes collections de textes canoniques, la description de la cosmologie donne l’impression d’un ensemble homogène entre traditions anciennes et tardives. En examinant d’un peu plus près, on voit que cette description complexe de l’univers est une synthèse de différentes informations contenues dans les sūtra-s, des vinaya-s et de leurs commentaires. Ces descriptions ne concordent pas avec les connaissances astronomiques de l’Inde ancienne. Elles ne peuvent donc pas être considérées comme une tentative de représentation réaliste, mais doivent plutôt être considérées comme une manière de parler des processus mentaux. Pour plus d’information, vous pouvez aussi consulter Akira Sadakata, Cosmologie bouddhique. Origines et philosophie, Vannes, Sully, 2002.
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[27]
Voir « cosmologie bouddhique », dans le Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, de Philipe Cornu, publié en 2006. Voir aussi les travaux de Jamgön Kongtrül Lodrö Taye, en particulier le premier de dix volumes du Trésor de la connaissance (tib. shes bya mdzod), traduit en anglais et intitulé The Treasury of Knowledge. Book One : Myriad Worlds, publié en 1995 par Snow Lion Publications, puis en 2003 par Sheyjya Khunkyap Dzod Translation Committee.
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[28]
Il y a le monde des enfers dans lesquels on dit que l’individu ressent toute chose comme violente sans distinguer si la haine, la colère ou l’agression viennent de l’intérieur ou de l’extérieur. Puis, dans le monde des fantômes affamés, il y a un désir insatiable souvent imagé par la faim ou la soif. Dans le monde des animaux, rien ne fait sens, ce qui provoque de la peur, de l’anxiété. Dans le monde des dieux, il y a un état de félicité, ce qui engendre une forme d’arrogance et/ou de complaisance, mais comme les autres mondes, cet état est impermanent. Dans le monde des dieux jaloux, tout est vu à partir de la comparaison, ce qui provoque de l’envie, de la jalousie et de la méfiance. Dans le monde humain (parfois inclus dans le monde des animaux), tout s’oriente vers la recherche du plaisir et la fuite du déplaisir.
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[29]
Fabrice Midal dit ainsi de ces mondes bouddhiques qu’ils sont « l’un des enseignements les plus profonds et les plus éclairants de la tradition bouddhique pour comprendre l’esprit humain ». Voir http://www.corps-esprit.net/article-les-six-mondes-du-bouddhisme-par-fabrice-midal-118077629.html, consulté le 14 janvier 2022. Sur ce même site, on trouve une description inspirée de l’interprétation de Chogyam Trungpa qui est intimement liée à l’inspiration de Rochon. Voir entre autres à ce sujet Chogyam Trungpa, Le mythe de la liberté, Paris, Points, 2015.
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[30]
Pour ne prendre qu’un exemple, les spécialistes s’accordent sur le fait que le bouddhisme à ses débuts a probablement été influencé par l’école Saṃkhya, une école de philosophie dualiste et « réaliste » de l’Inde ancienne. Cette école examinait la réalité, c’est-à-dire l’expérience vivante, en distinguant deux principes indépendant : puruṣa associé à la conscience (au fait d’être conscient de quelque chose) et prakṛti (la matière, la nature, ainsi que le processus physique de cognition — d’où l’idée bouddhique d’êtres vivants et de mondes ; d’environnements et de leurs habitants).
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[31]
Tib. gang zhig gang du ’khor ba na / de ni kun tu gnas pas ste / sems can khams dang snod kyi khams / […]. La reconstitution sanskrite se lit comme suit : […] saṃkṣiptaṃ yatra yo vāpi saṃsaret / saṃsthā bhājanadhātuḥ sā sattvadhātus tathāpi ca //. Qui se traduit par : « En résumé, [disons que] là où un être quelconque circule, c’est sa condition (concrète), le facteur “réceptacle”, de même que le facteur “êtres vivants” ». Pour plus d’information sur cette douzième stance du texte, voir ma thèse Le « Dharmadharmatāvibhāga », texte bouddhique de l’Inde du ive siècle, traduction des stances et du commentaire de Mipham, suivie d’un examen minutieux (wordpress.com), p. 141, 298, 300, 303.
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[32]
Dans le troisième roman, intitulé Ouverture, on peut ainsi lire : « De l’intérieur du mur qui séparait les limbes d’un quelconque néant extérieur venait une source. Du moins, c’est ce qui sembla à Lame. Elle se trouvait avec Fax dans des lieux des plus énigmatiques, dans la doublure d’un monde. C’était une doublure creuse, avec une source qui s’épandait ensuite dans le pré, lui faisant le don d’une eau venue d’à mi-chemin entre le plein et le vide, venue de l’interstice mince et fascinant entre l’interne et l’externe » (p. 179).
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[33]
Les mondes se manifestent sous six formes principales. Il y en a deux qui sont dominés par la peur et l’ignorance, un autre dominé par l’envie et la jalousie, un dominé par le désir-avide, un dominé par l’arrogance ou la complaisance, et un dominé par la colère (froide ou chaude). Cette description n’est pas anodine. Voir Rupert Gethin, The Foundations of Buddhism, New York, Oxford University Press, 1998 ; et Paul Williams, Buddhist Thought, New York, Routledge, 2000.
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[34]
Dans son livre intitulé Science Fiction from Québec, Amy Ransom note qu’au cours d’un colloque international sur la science-fiction au Québec, qui a eu lieu en Italie en 2000, Bozzetto indique que le discours de Rochon sur la science confronte aussi les idées reçues, en citant cet exemple : « Ce savoir de la science est impérialiste et totalitaire, car unidimensionnel : il tend à s’imposer comme seule référence de la réalité, au point de se confondre, abusivement, avec “la nature des choses” » (p. 68).
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[35]
Cette esthétique serait peut-être mieux représentée par le travail d’analyse de Clément Moisan et de Renate Hildebrand ? En particulier en ce qui concerne la notion de transculturalité qui fait référence aux dialogues, échanges et influences entre les cultures dans un Québec pluriel. Voir entre autres à ce sujet Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997), Montréal, Nota Bene, 2001.
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[36]
Le terme transformation ici est une traduction approximative et populaire du terme tibétain gnas yong gyur pa, et du terme sanskrit āśrayaparivṛtti ou āśrayaparāvṛtti, qui indique un changement de repère, de paradigme ou, plus précisément, de processus de cognition passant d’une compréhension conceptuelle à une expérience directe sans référence. L’original de cette stance que l’on soupçonne être sanskrit n’a pas survécu. La traduction tibétaine de cette stance 57.2, datant de plusieurs siècles, se lit comme suit : gnas yong gyur pa dper bya na / nam mkha’ gser dang chu sogs bzhin. La reconstitution sanskrite très récente, elle, se lit comme suit : tulāśrayaparāvṛtter nabhaḥsvarṇajalādayaḥ //. Ce que l’on traduit par : « ainsi on compare les changements d’appui avec le ciel, l’or et l’eau, etc. ».
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[37]
Voir Annick Chapdelaine, « Inner and Outer Space in the Works of Esther Rochon », dans Anne E. Brown, Marjanne E. Gooze, International Women’s Writing. New Landscapes of Identity, Westport, Greenwood Press,1995, p. 126-136 ; Taylor, Dystopies et eutopies féminines.
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[38]
Selon une théoricienne de la traduction du nom de Susan Bassnett, la traduction, qui est un phénomène grandissant dans nos sociétés, ne se réduit pas à une activité technique mais devient un champ de recherche extrêmement complexe. Voir entre autres https://conference.tsadra.org/session/what-authority-can-a-translation-claim/, site consulté le 5 mars 2021.
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[39]
Harel écrit ainsi : « Écrire en français pour partager ce sentiment de dépossession, de dépaysement, de recherche acharnée d’un pays perdu qu’on retrouve momentanément en sachant bien qu’on le perdra encore, puisque rien n’est jamais définitivement donné. Car écrire, c’est tenter de rejoindre l’autre dans les lignes. Or, retrouver l’autre au Québec, c’est partager avec nous, Québécois et Québécoises francophones, notre propre blessure d’un pays qui a échoué à devenir pays, notre propre exil » (L’étranger dans tous ses états. Enjeux culturels et littéraires, Montréal, XYZ éditeur [coll. « Théorie et littérature »], 1992, p. 60). Dans cette perspective, Rochon écrit (dans Amy Ransom, Science Fiction from Québec) : « Immigrante, je ne l’étais pas, mais déracinée, en un certain sens, oui… Parmi cette multitude d’accents, de coutumes, de milieux déjà établis où j’étais demeurée quelques mois ou quelques années, qu’est-ce qui représentait la norme à suivre ? Mon vrai pays était à l’intérieur de moi-même » (p. 67).
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Voir Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 2005, p. 142-144.