Notes critiques

Philosophie, politique et pensée marxienne : Georges Lukacs face à la censure sous les régimes marxistes[Record]

  • Yves Laberge

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  • Yves Laberge
    Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centre ÉRE), Université du Québec à Montréal

À propos de ce livre : Nicolas Tertulian, Pourquoi Lukács ? Paris, Maison des sciences de l’homme (coll. « 54 - Philosophie »), 2016, 382 p.

Philosophe hongrois, théoricien de la littérature, à la fois spécialiste de la pensée marxienne et simultanément critique virulent du marxisme « réel » des pays de l’ancien bloc soviétique, György Lukács (1885-1971) a profondément marqué la pensée politique, philosophique et sociologique en Europe de l’Est et surtout dans le monde germanique puisque beaucoup de ses livres ont d’abord été rédigés en allemand. Son nom s’écrit et se retranscrit de différentes manières selon les langues et les pays, ce qui complique le repérage de ses écrits et les recherches bibliographiques : György Lukács, Georg Lukács, George Lukacs, Georges Lukacs (en France). Même en France, l’orthographie de son prénom peut varier d’un éditeur à l’autre. D’origine juive, son nom véritable était György Löwinger à sa naissance. Près d’un demi-siècle après sa mort, l’oeuvre de Lukács reste toujours d’actualité dans le monde francophone : plusieurs de ses ouvrages inédits ont été traduits en français au cours de ce 21e siècle et certains de ses classiques sont réédités chez de petits éditeurs parisiens. Cependant, peu de ses livres sont disponibles dans les librairies au Canada. En outre, une monographie importante vient de lui être consacrée, la première aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme. Or, aucune revue canadienne n’avait à ce jour publié d’article ou de recension à propos de ce Pourquoi Lukács ?, de Nicolas Tertulian. Le Laval théologique et philosophique se devait d’y remédier. Philosophe d’origine roumaine mais établi en France depuis plus de quarante ans, Nicolas Tertulian (1929-2019) a brièvement correspondu avec György Lukács (p. 33), lui consacrant sa thèse de doctorat, soutenue en 1972 à l’Université de Bucarest (p. 34). Mais le présent ouvrage n’est pas sa thèse remaniée, ni une réédition, ni même une traduction ; il s’agit d’une nouvelle étude rétrospective, rédigée directement en français, portant sur la pertinence, la richesse et la diversité de la pensée lukacsienne. Esprit érudit et interdisciplinaire, Lukács intéresse autant les philosophes, les historiens des idées, les sociologues, les politicologues et les théoriciens des études littéraires puisqu’il a lui-même abordé toutes ces disciplines dans ses nombreux livres, dont le lecteur francophone ne connaît aujourd’hui que la pointe de l’iceberg. Sans aucun préambule, Pourquoi Lukács ? ne contient pas de préface ni d’introduction ou d’avant-propos ; nous entrons immédiatement dans le vif du sujet avec une mise au point marquée et substantielle sur la triste postérité de Marx dans les pays qui étaient sous le joug soviétique au 20e siècle. Le livre de Nicolas Tertulian débute abruptement par cet incipit : « Un chapitre peu étudié de la vie intellectuelle des pays de l’Est dans la période communiste est celui des tensions entre l’idéologie régnante — le marxisme canonisé par la bureaucratie de parti — et le nombre restreint d’intellectuels qui puisaient dans la pensée de Marx le ferment de la résistance contre ce qui leur apparaissait comme une dérive pathologique de sa pensée » (p. 7). Ce chapitre d’ouverture, peut-être le plus approfondi de tout le livre, rappelle une distinction fondamentale devant être faite entre la philosophie authentique du marxisme telle qu’énoncée par Marx et défendue par Lukács, d’une part, et d’autre part le pseudo-marxisme qui servait d’étiquette et de prétexte aux régimes totalitaires du bloc soviétique, dont la Roumanie sous le régime de Ceausescu était un exemple tristement éloquent (p. 7). Dans l’URSS et ses pays satellites, Lukács dérangeait le système en place parce qu’il rappelait sans cesse les dérives constantes de la bureaucratie communiste qui n’avait absolument rien de marxiste. Dans une formule percutante, Nicolas Tertulian parle « de l’écart abyssal qui séparait les pratiques du …

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