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« Ce qu’il y a de certain, c’est que moi, je ne suis pas marxiste »,
propos de Karl Marx, cités par Frederick Engels dans une lettre à Eduard Bernstein datée du 2 novembre 1882.
Philosophe hongrois, théoricien de la littérature, à la fois spécialiste de la pensée marxienne et simultanément critique virulent du marxisme « réel » des pays de l’ancien bloc soviétique, György Lukács (1885-1971) a profondément marqué la pensée politique, philosophique et sociologique en Europe de l’Est et surtout dans le monde germanique puisque beaucoup de ses livres ont d’abord été rédigés en allemand[1]. Son nom s’écrit et se retranscrit de différentes manières selon les langues et les pays, ce qui complique le repérage de ses écrits et les recherches bibliographiques : György Lukács, Georg Lukács, George Lukacs, Georges Lukacs (en France). Même en France, l’orthographie de son prénom peut varier d’un éditeur à l’autre. D’origine juive, son nom véritable était György Löwinger à sa naissance[2]. Près d’un demi-siècle après sa mort, l’oeuvre de Lukács reste toujours d’actualité dans le monde francophone : plusieurs de ses ouvrages inédits ont été traduits en français au cours de ce 21e siècle[3] et certains de ses classiques sont réédités chez de petits éditeurs parisiens[4]. Cependant, peu de ses livres sont disponibles dans les librairies au Canada. En outre, une monographie importante vient de lui être consacrée, la première aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme. Or, aucune revue canadienne n’avait à ce jour publié d’article ou de recension à propos de ce Pourquoi Lukács ?, de Nicolas Tertulian[5]. Le Laval théologique et philosophique se devait d’y remédier.
Philosophe d’origine roumaine mais établi en France depuis plus de quarante ans, Nicolas Tertulian (1929-2019) a brièvement correspondu avec György Lukács (p. 33), lui consacrant sa thèse de doctorat, soutenue en 1972 à l’Université de Bucarest (p. 34). Mais le présent ouvrage n’est pas sa thèse remaniée, ni une réédition, ni même une traduction ; il s’agit d’une nouvelle étude rétrospective, rédigée directement en français, portant sur la pertinence, la richesse et la diversité de la pensée lukacsienne[6]. Esprit érudit et interdisciplinaire, Lukács intéresse autant les philosophes, les historiens des idées, les sociologues, les politicologues et les théoriciens des études littéraires puisqu’il a lui-même abordé toutes ces disciplines dans ses nombreux livres, dont le lecteur francophone ne connaît aujourd’hui que la pointe de l’iceberg.
Sans aucun préambule, Pourquoi Lukács ? ne contient pas de préface ni d’introduction ou d’avant-propos ; nous entrons immédiatement dans le vif du sujet avec une mise au point marquée et substantielle sur la triste postérité de Marx dans les pays qui étaient sous le joug soviétique au 20e siècle. Le livre de Nicolas Tertulian débute abruptement par cet incipit : « Un chapitre peu étudié de la vie intellectuelle des pays de l’Est dans la période communiste est celui des tensions entre l’idéologie régnante — le marxisme canonisé par la bureaucratie de parti — et le nombre restreint d’intellectuels qui puisaient dans la pensée de Marx le ferment de la résistance contre ce qui leur apparaissait comme une dérive pathologique de sa pensée » (p. 7).
Ce chapitre d’ouverture, peut-être le plus approfondi de tout le livre, rappelle une distinction fondamentale devant être faite entre la philosophie authentique du marxisme telle qu’énoncée par Marx et défendue par Lukács, d’une part, et d’autre part le pseudo-marxisme qui servait d’étiquette et de prétexte aux régimes totalitaires du bloc soviétique, dont la Roumanie sous le régime de Ceausescu était un exemple tristement éloquent (p. 7). Dans l’URSS et ses pays satellites, Lukács dérangeait le système en place parce qu’il rappelait sans cesse les dérives constantes de la bureaucratie communiste qui n’avait absolument rien de marxiste. Dans une formule percutante, Nicolas Tertulian parle « de l’écart abyssal qui séparait les pratiques du régime de l’esprit de la doctrine dont il continuait hypocritement à usurper le nom » (p. 41). C’est pourquoi un authentique théoricien du marxisme comme Lukács était pratiquement ignoré en Roumanie au cours du 20e siècle : « Aucun ouvrage de Lukács traduit en langue roumaine n’a eu droit au moindre compte rendu dans la presse ou les revues éditées par le Parti communiste roumain » (p. 38).
Dans près de trente chapitres, Nicolas Tertulian adopte une double approche analytique et comparative. D’un chapitre à l’autre, il fonctionne par oppositions, mettant systématiquement en contexte les écrits de Lukács au fil des débats et des différents combats auxquels il s’est livré durant six décennies. Selon ce principe méthodologique du binôme, il sera successivement question de Lukács et Simmel (p. 105 et suiv.), de Lukács et les théoriciens de l’École de Francfort (p. 161 et suiv.), de Lukács et Sartre (p. 84, 297 et suiv.) et ainsi de suite.
Durant toute sa vie, Lukács était la cible de toutes les attaques, en particulier celles provenant de son propre camp et de ceux qui auraient dû être ses alliés naturels de la première heure : marxistes de tous les acabits, mais aussi bureaucrates au service du pouvoir, sans compter les critiques les plus serviles et les plus incompétents. On l’accusa de presque tous les maux, et principalement d’être un « réactionnaire », c’est-à-dire de s’être positionné pour la tradition et contre les modes ou contre le « progrès » (p. 265). Or, cette attitude nuancée de Lukács en faveur de la grande tradition n’était pas totalement fausse ; dans certains cas, l’auteur d’Histoire et conscience de classe l’adoptait sincèrement sans se soucier de cataloguer telle ou telle position sous l’égide de la modernité ou au contraire de la tradition, comme l’explique clairement Nicolas Tertulian : « Lukács n’avait pas de doutes sur la supériorité de la grande philosophie classique (il pensait avant tout à la spéculation hégélienne) et de la grande littérature classique (Goethe était son paradigme) sur les modernes […] » (ibid.). Lukács avait d’ailleurs consacré une monographie à Goethe ; traduite en français, celle-ci est malheureusement épuisée depuis plus de soixante ans[7]. Auparavant, parlant subtilement de « besoin tactique » pour en fait se protéger durant des périodes de répression (p. 292), Lukács a expliqué qu’il a souvent dû faire face à des critiques unanimes retournées contre lui et qu’il a quelquefois été contraint de produire des autocritiques, à son corps défendant, au plus fort de « l’autocratie stalinienne », à partir de 1930 (ibid.). Les pages les plus intéressantes de Pourquoi Lukács ? sont probablement celles qui rectifient des jugements antérieurs portés envers Lukács pour en montrer les mésinterprétations, les travestissements et les malentendus. Nicolas Tertulian explique que la vie quotidienne de Lukács était constamment empoisonnée par la bureaucratie stalinienne, par les apparatchiks d’État et par les antisémites (p. 40). Sa pensée a souvent été censurée, déformée, instrumentalisée, réduite, travestie, récupérée ou carrément ignorée.
Dans son argumentation puisant à de nombreuses sources, Nicolas Tertulian ne replonge pas uniquement dans des études datant des siècles précédents ; il mentionne plusieurs publications relativement récentes — comme le livre du philosophe Pierre Rusch sur Lukács, paru en 2013, et issu de sa thèse de doctorat[8] — qui peuvent nous aider à situer la réception des oeuvres de Lukács en France (p. 262). Les notes en bas de page de Pourquoi Lukács ? sont particulièrement bénéfiques : ainsi, on mentionne l’existence de traductions inédites comme cet article méconnu de Lukács sur Georg Büchner, paru en 2008 dans la revue Europe (cité par Nicolas Tertulian, p. 262, n. 20).
Au dernier chapitre, intitulé « L’auteur d’un des derniers systèmes philosophiques », Nicolas Tertulian conclut sur un bilan positif quant à l’apport lukácsien, qui s’est élaboré dès sa jeunesse, sous les encouragements prémonitoires d’un Max Weber qui devinait déjà un penseur polyvalent, capable de publier des études approfondies dans plusieurs disciplines, ce qu’il ne manqua pas de souligner : « On peut dire que Lukács a confirmé les pressentiments de Weber, en les dépassant même largement, car il est arrivé à édifier une grande construction spéculative, fondée sur les prémisses de Marx, qui inclut non seulement un traité d’esthétique, mais aussi une ontologie de l’être social situé dans la prolongation d’une ontologie de la nature, ainsi que les linéaments d’une éthique » (p. 354). La conception lukácsienne de l’histoire est ainsi résumée : « Il [Lukács] refuse donc aussi bien l’idée que l’on pourrait fixer un commencement de l’histoire que celle selon laquelle Marx aurait envisagé un arrêt de l’histoire […] » (p. 355).
En somme, tout le livre de Nicolas Tertulian réussit pleinement à « réhabiliter » la pensée de Lukács, si souvent contestée, incomprise, occultée ou laissée de côté, et ce, même par des sociologues réputés comme Daniel Bell (1919-2011), l’auteur de La fin de l’idéologie (p. 294)[9]. C’est le point fort du présent ouvrage, d’une grande érudition et d’une grande précision. En dépit de son penchant pour les phrases très longues à la Pierre Bourdieu, le style de Nicolas Tertulian est vif, d’une grande clarté, et d’un goût acéré pour la polémique ; il cite souvent — et pour notre plus grand profit — des extraits d’archives et des passages de la correspondance de Lukács non traduite en français. Ces apports et compléments bibliographiques permettent de nuancer les jugements antérieurs sur Lukács à partir d’éléments dont nous ne disposions pas toujours. Le ton de Pourquoi Lukács ? est toujours politisé ; on a l’impression que le mot « idéologique » revient à presque toutes les deux pages. On avait d’ailleurs la même impression en lisant Lukács lui-même, même pour ses livres sur la littérature. On pourrait peut-être reprocher à Nicolas Tertulian de s’écarter quelquefois de son sujet, par exemple dans son chapitre sur les liens entre Gadamer, Bourdieu et Heidegger, où Lukács semblera assez peu présent (p. 225 et suiv.) ; mais il s’agit en fait de la suite et de la conclusion d’un passage précédent dans un autre chapitre, consacré à sa rencontre avec Heidegger pour discuter de critiques injustement dirigées contre Lukács (p. 187 et suiv.). Autre problème, le titre même de ce livre — Pourquoi Lukács ? — est ambigu, trop court et reste assez vague ; un sous-titre plus élaboré aurait apporté plus de précisions quant au contenu. Enfin, on regrette l’absence d’un index, compte tenu du nombre important d’auteurs mentionnés. Plus anecdotique sans pour autant être superflu, le chapitre substantiel sur « l’affaire Naphta » évoque la ressemblance entre un personnage imaginé par Thomas Mann dans son roman La Montagne magique et la personne réelle de Lukács ; mais au-delà d’une ressemblance physique, rien n’unissait vraiment ces deux figures de Naphta et Lukács (p. 65-72 ; en particulier, p. 66). Mais peut-être que ce chapitre aurait pu être placé en annexe.
Tout comme Lukács se voulait être le réhabilitateur de la pensée de Marx, Nicolas Tertulian prouve qu’il pourrait être vu comme le réhabilitateur de Lukács, et c’est un titre rare, même de nos jours. De tous les livres en français consacrés récemment à la pensée de Lukács, ce Pourquoi Lukács ? de Nicolas Tertulian est assurément le plus instructif de ceux qu’il nous a été donné de lire au cours des trente dernières années. Précis, original, exhaustif, riche en citations pertinentes — et provenant parfois de sources rares, il donne un aperçu tangible des difficultés rencontrées par ce grand théoricien du marxisme et la cause vraisemblable ou avérée de ses bifurcations et de ses reniements, surtout entre 1930 et 1956 (p. 292). En outre, ce Pourquoi Lukács ? montre également le conflit irrésoluble pouvant exister entre la réflexion intellectuelle rigoureuse et l’action politique dans un contexte totalitaire et/ou antitotalitaire. Il permet aussi de comprendre cet étonnant paradoxe d’un philosophe marxiste dont les écrits pouvaient être invisibles dans des pays qui pourtant se réclamaient du marxisme. Pourquoi Lukács ? est également un grand livre dans le vaste domaine de l’histoire des idées en Europe au cours du 20e siècle. Pour la récapituler simplement, la réponse à la question contenue dans le titre du livre de Nicolas Tertulian serait que la pensée philosophique de Lukács doit être reconsidérée et relue avec rigueur et bienveillance pour ce qu’elle est véritablement, sans les ornières ni les préjugés de ses détracteurs, sans les contraintes imposées par ses censeurs, et sans les erreurs de ses traducteurs[10]. Il faut reconsidérer Georges Lukacs, et le relire.
Appendices
Notes
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[1]
Il existe une nuance subtile entre les adjectifs « marxien » et « marxiste » ; habituellement, « marxien » fait référence à la pensée philosophique de Karl Marx, tandis que « marxiste » englobe la doctrine politique héritée et parfois dérivée ou extrapolée, plus ou moins fidèlement, d’après les écrits de Marx.
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[2]
Toute la famille Löwinger adoptera le patronyme de Lukács à partir de 1890 ; György avait alors cinq ans. Voir la chronologie détaillée établie par le professeur Claude Prévost, dans le recueil de György Lukács, Textes, Paris, Messidor, Éditions sociales (coll. « Essentiel », 31), 1985, p. 371.
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[3]
Dans le vaste corpus de ses ouvrages inédits les plus récents, mentionnons (parmi les titres en français) : Georg Lukács, Le délire raciste, ennemi du progrès humain, Paris, Éditions Critiques, 2019 ; et chez le même éditeur, Id., Nietzsche, Hegel et le fascisme allemand, 2018. En revanche, de nombreux ouvrages traduits en français de Lukács sont épuisés, comme Existentialisme ou marxisme, traduit du hongrois par Endre Kelemen, Paris, Nagel, 1960 [1948].
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[4]
Georg Lukács, La destruction de la raison : Nietzsche, traduit de l’allemand par Aymeric Monville, Paris, Delga, 2006. Ce livre est fréquemment cité dans Pourquoi Lukács ? (voir p. 80-91). En français, le livre de Lukács le plus répandu et le plus facile à trouver demeure La théorie du roman, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1989.
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[5]
Au moment d’aller sous presse, nous apprenions la disparition de l’auteur de ce livre, Nicolas Tertulian. Voir l’article-hommage de Pierre Rusch, « La mort du philosophe Nicolas Tertulian », Le Monde (23 septembre 2019), consulté le 29 mai 2020 : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2019/09/23/la-mort-du-philosophe-nicolas-tertulian_6012701_3382.html.
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[6]
À ne pas confondre avec un livre précédent du même auteur : Georges Lukács. Étapes de sa pensée esthétique. Paris, Le Sycomore, 1980.
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[7]
Georg Lukács, Goethe et son époque, Paris, Nagel, 1949 [1945]. Des versions en allemand et en anglais de ce livre sont encore disponibles alors que la version en français est épuisée.
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[8]
Pierre Rusch, L’oeuvre monde. Essai sur la pensée du dernier Lukács, Paris, Klincksieck, 2013.
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[9]
Daniel Bell, La fin de l’idéologie, traduit de l’américain par Emmanuelle Baillon [The End of Ideology. On the Exhaustion of Political Ideas in the Fifties], Paris, PUF, 1997 [1962, pour la première édition américaine]. À maintes reprises, Fernand Dumont critiquait la thèse défendue par Daniel Bell (sur une hypothétique fin des idéologies) et ce, sans toujours en nommer l’auteur, se bornant à faire allusion à l’idée d’une fin des idéologies, dans son livre Les idéologies, Paris, PUF, 1974.
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[10]
Un article en ligne signale qu’encore de nos jours, certaines des traductions en français des livres de Lukács peuvent être imparfaites, contradictoires, voire trompeuses. En particulier pour la traduction récente du livre La destruction de la raison : Nietzsche, traduit de l’allemand par Aymeric Monville. Sur des erreurs de traduction qui s’avèrent lourdes de conséquences quant au sens du texte, voir cette recension importante et très précise faite par Didier Renaut, qui détecte pertinemment de nombreux contre-sens, des imprécisions, des ambiguïtés et même de graves inexactitudes dans la nouvelle version en français : « Georg Lukács, La destruction de la raison. Remarques sur une nouvelle traduction », dans la revue Actuel Marx en ligne, 30 (4 décembre 2006), https://actuelmarx.parisnanterre.fr/alp0030.htm, consulté le 22 janvier 2019. Mais pour être complètement transparent et afin de ne pas laisser l’impression de vouloir jeter la première pierre au traducteur du livre La destruction de la raison : Nietzsche, qui est sans doute le travail d’un militant sincère et dévoué, ce même Aymeric Monville a par ailleurs publié sur Internet une belle critique du livre Pourquoi Lukács ? de Nicolas Tertulian, intitulée « On peut tout faire avec Lukács, sauf s’asseoir dessus », dans le périodique en ligne Initiative communiste. Journal mensuel du Pôle de Renaissance Communiste en France, https://www.initiative-communiste.fr/articles/culture-debats/on-faire-lukacs-sauf-sasseoir-dessus/, consulté le 23 janvier 2019.