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Introduction

Les petites entreprises familiales qui se développent et qui innovent sont, dans leur genèse, confrontées à deux moments clés[1] : d’abord, la phase de création de l’entreprise, où il s’agit de définir l’offre et de réaliser le positionnement initial de l’entreprise, puis, plus tard, la phase de structuration de l’organisation et de sa gestion (qui intègre la mise en place d’un réel contrôle de gestion dans l’entreprise pour assurer le pilotage de la performance). Lors de la première étape de naissance de l’entreprise, la problématique est liée à l’entrepreneuriat et tournée vers les marchés. Lors de la deuxième étape d’évolution vers la maturité de l’entreprise, la problématique est celle de la formalisation-rationalisation du mode de fonctionnement de la PME. Nous allons ici nous intéresser plus particulièrement à ce second moment déterminant de la vie des PME en croissance : la phase de structuration de la gestion interne[2] et d’introduction du contrôle de gestion.

La spécificité de la PME réside en grande partie dans la nature du traitement de l’information nécessaire à son fonctionnement. Comme Paranque (2004) l’indique : « Une PME est une organisation engagée dans une logique de conviction dont le résultat est chaque fois remis en cause alors que la grande entreprise est une organisation inscrite dans une logique de production de connaissances partagées, c’est-à-dire la production d’informations standardisées susceptibles de permettre des arbitrages sur la base de règles communes. » L’introduction du contrôle de gestion dans l’entreprise familiale moyenne en croissance est donc essentielle car elle concrétise le basculement de celle-ci d’un mode de fonctionnement de PME à celui d’entreprise mature de type standard.

Des travaux existent sur la question des seuils organisationnels en PME, reposant en général sur l’exploitation de bases de données, l’administration de questionnaires ou, plus rarement, des entretiens avec les dirigeants des PME concernées. Pour notre part, pour étudier la structuration de la gestion des entreprises moyennes, nous avons fait le choix d’adopter une posture méthodologique de recherche de terrain par le biais d’une immersion sur la durée dans une entreprise familiale en forte croissance et en nous intéressant surtout aux dispositifs et instruments de gestion[3]. Cette démarche de recherche nous semble la plus adaptée à notre problématique qui nécessite une connaissance fine du contexte organisationnel, des acteurs et de leurs représentations ainsi que des instruments activés.

Nous commencerons par effectuer une synthèse de la littérature sur la question de la structuration de la gestion en PME en présentant les spécificités de l’entreprise familiale moyenne en forte croissance (1.1), la phase d’introduction du contrôle de gestion (1.2) et les caractéristiques de ce contrôle de gestion (1.3). Dans un deuxième temps, le cas de l’entreprise « Alpha Mode »[4] sera étudié. Seront successivement décrits : l’évolution historique et le positionnement stratégique d’Alpha Mode (2.1), ses problèmes de gestion interne (2.2) et l’introduction difficile du contrôle de gestion dans ce contexte (2.3). Dans une dernière partie, on procédera à l’analyse du cas. On tentera d’expliquer les raisons de la non-conformité de cette entreprise au modèle classique d’évolution temporelle de la structuration de gestion (3.1), puis on évoquera l’existence de modes de pilotages locaux comme obstacle psychocognitif à la mise en place d’un contrôle de gestion d’ensemble (3.2).

1. La structuration de la gestion en PME : un état de l’art

1.1. Caractéristiques et spécificités de l’entreprise familiale moyenne en forte croissance

L’étude de la structuration de la gestion interne des entreprises familiales moyennes en forte croissance se situe à l’intersection de plusieurs champs de la littérature scientifique. Tous ces champs se positionnent toutefois dans le cadre de la théorie des ressources, qu’il s’agisse des travaux sur l’entreprise familiale (mettant en évidence l’importance du capital social familial), des travaux sur l’entreprise de petite taille (soulignant la très forte contingence de l’organisation par rapport à sa taille) ou des travaux sur les changements organisationnels liés à la croissance (s’attachant à décrire les métamorphoses des entreprises au fil de leur cycle de vie).

L’entreprise familiale est habituellement définie (Litz, 1995) comme une entreprise dont le pouvoir et la propriété sont concentrés dans les mains d’une famille dont les membres cherchent à maintenir des liens sociaux et des influences au sein de l’organisation. Ce type d’entreprise a trois caractéristiques essentielles (Sharma, Christman et Chua, 1997) : la multiplicité des rôles joués par les membres de la famille, l’influence de l’institution familiale sur la vie de l’entreprise et l’intention de continuité intergénérationnelle. Il semble démontré dans la littérature que la performance des entreprises familiales est supérieure à celle des firmes non familiales (Charreaux, 1991 ; Allouche et Amann, 1995). Dans le cadre de la théorie du capital social, Habbershon et Williams (1999) ont essayé d’expliquer la relation entre la surperformance des entreprises familiales et les liens sociaux structurels existants entre la famille et l’entreprise en faisant référence au concept de familiness, traduit par Arrègle, Durand et Very (2004) par « familiarisme », qui caractérise les ressources uniques que possède une entreprise grâce aux systèmes d’interactions entre la famille et l’entreprise.

Les auteurs qui travaillent dans le champ de la PME ont développé, quant à eux, un ensemble de travaux sur la spécificité de l’entreprise de petite taille. Ainsi Julien (1987) a mis en évidence les attributs de la PME : petite taille, centralisation, faible spécialisation, stratégie intuitive et peu formalisée, systèmes d’information interne et externe peu complexes et peu organisés. Torrès (2002) met l’accent sur la notion de proximité, jugée comme centrale dans la PME, que cette proximité soit hiérarchique, fonctionnelle, spatiale ou temporelle. Les entreprises étudiées par les auteurs de ce courant sont indépendantes (donc, il ne s’agit pas de filiales opérationnelles dirigées par des managers salariés qui sont de simples centres de profit contrôlés au sein de groupes plus importants) et les travaux portent sur :

  • - les micro-entreprises (projection d’un homme) ;

  • - les petites entreprises stabilisées sans vocation spécifique à la croissance, de type artisanal par exemple ou relevant du modèle PIC (pérennité-indépendance-croissance) dans la classification de Julien et Marchesnay (1996) ;

  • - les entreprises momentanément petites mais ayant vocation à devenir des entreprises conséquentes, ce qui est le cas des entreprises moyennes en forte croissance ou des PME du modèle CAP (croissance-autonomie-pérennité) dans la classification de Julien et Marchesnay (1996).

Nous allons nous intéresser aux entreprises pour lesquelles la petite taille est un moment dans une dynamique (une étape dans une volonté entrepreneuriale centrée sur le développement capitaliste) plutôt qu’à celles pour lesquelles la petite taille est une nature (une situation recherchée pour elle-même car source d’équilibre satisfaisant et stable). Entre la fin des années 1960 et le début des années 1990, de nombreux travaux ont insisté sur l’importance des séquences successives dans le développement de la PME. Ces conceptions relèvent de la théorie du cycle de vie de la firme et des modèles de métamorphose des PME. Habituellement, on relève un premier stade de développement de la PME où celle-ci est presque exclusivement dirigée par le fondateur-propriétaire. Les modes de gestion sont informels et très personnels : on fonctionne par ajustement mutuel empirique. La croissance de la PME provoque ensuite, à un certain moment, une surcharge de travail du dirigeant-homme à tout faire qui impose un ajustement organisationnel (Steinmetz, 1969 ; Perry, 1987 ; Gasse et Carrier, 1992). Dans un deuxième stade de développement de la PME, des spécialistes sont embauchés et les tâches sont plus formalisées mais le fonctionnement reste toujours très centralisé autour du propriétaire-dirigeant (Duchéneaut, 1997). Si la croissance se poursuit, la PME doit se doter d’un système de pilotage avec des outils de contrôle de gestion, des instruments d’intéressement et de GRH, des dispositifs de reporting, etc. (Basire, 1976 ; Tashakori, 1980 ; Hofer et Charan, 1984 ; Flamholtz, 1986). Après cette transition, elle possède une structure formalisée avec délégation et elle adopte les modes de fonctionnement habituels des grandes entreprises. Toute cette évolution par étapes identifiées n’est toutefois qu’une tendance générale et les idéaux-types de référence peuvent dans la pratique être beaucoup moins purs (Churchill et Lewis, 1983).

1.2. Les seuils organisationnels dans le développement de la PME

L’influence de la taille sur l’organisation et sa gestion interne est connue depuis longtemps : « Plus une organisation est de grande taille, plus sa structure est élaborée : plus les tâches y sont spécialisées, plus ses unités sont différenciées et plus sa composante administrative est développée » (Mintzberg, 1982). Mais cette contingence n’est ni mécanique (d’autres facteurs contextuels agissent bien évidemment), ni linéaire (comme nous venons de le voir). Le même auteur le souligne d’ailleurs : « De nombreux éléments nous indiquent qu’à mesure que les organisations grandissent, elles passent par des périodes de transition structurelle, qui sont des changements de nature plutôt que des changements de degré » (Mintzberg, 1982). On a donc affaire à un processus avec des moments clés.

Greiner (1972) a mis en évidence l’apparition de seuils organisationnels dans le développement de la PME dans un schéma qui est resté célèbre (analyse reprise ensuite notamment par Adizes, 1991, et Godener, 2002). La petite (voire très petite) entreprise est d’abord très largement la projection de son dirigeant-fondateur : les modes de fonctionnement informels et la supervision directe sont essentiels. À un moment donné, dans sa croissance, l’entreprise multiplie les dysfonctionnements internes en raison de l’inadaptation de plus en plus criante entre les problèmes de gestion auxquels elle doit faire face et son type de management intuitif et extrêmement personnalisé. La formalisation des procédures dans l’organisation devient donc indispensable. C’est là le premier seuil dans la vie de la PME : l’étape de la formalisation qui intervient souvent quand l’entreprise doit gérer une cinquantaine de salariés (le nombre de personnes à gérer semblant un critère assez central) mais avec une grande variance liée à l’activité et à une multitude de facteurs de contingence[5].

L’entreprise, que l’on qualifie souvent, à partir de ce stade, de moyenne entreprise (Reyes, 2004), est confrontée, si elle poursuit son développement, à la nécessité d’embaucher des spécialistes, de circonscrire et répartir les fonctions. L’instrumentation de gestion est devenue de plus en plus présente, ce qui nécessite de recourir à des fonctionnels, spécialistes des outils de gestion dédiés. Une fois les tâches attribuées, l’entreprise doit s’assurer de la convergence des comportements, de la cohérence de son action et du suivi de ses performances. Un système global de pilotage doit être mis en place car on ne peut concevoir de délégation des responsabilités sans modalités de reporting ou système d’accountability. On doit donc avoir un contrôle de gestion qui assure la maîtrise de la gestion interne : comptabilité de gestion, budgets, tableaux de bord, etc. C’est alors qu’intervient le deuxième seuil dans la vie de la PME (à la fois décentralisation des responsabilités et structuration de la gestion) quand l’entreprise doit gérer un effectif de l’ordre de 250 salariés mais avec là encore une grande variance dans la taille déclenchant ce changement[6]. À partir de ce niveau de développement, la PME a atteint un stade adulte : les spécificités liées à la taille s’estompent et la PME fait face aux mêmes problématiques que les entreprises classiques[7].

1.3. Les caractéristiques du contrôle de gestion de l’entreprise moyenne

De nombreux auteurs insistent sur l’importance d’étudier la phase d’introduction du contrôle de gestion dans les organisations, par exemple, McMahon et Holmes (1991), Chenhall (2003) ou Luft et Schields (2003). Pourtant, les travaux sur le contrôle de gestion en PME sont peu nombreux. On peut citer les recherches qui se focalisent sur la taille comme facteur de contingence en matière de contrôle de gestion (Bajan-Banaszak, 1993 ; Lavigne, 2002 ; Van Caillie, 2002) et celles qui s’intéressent à d’autres facteurs de contingence comme le profil des dirigeants pour Chapellier (1997), l’espace concurrentiel pour Fernandez, Picory et Rowe (1996) ou la structure de la propriété (Germain, 2006). Dans la plupart des cas, la population étudiée est plutôt constituée de petites entreprises ayant en général moins de 50 salariés et l’enquête s’effectue par questionnaires ou exploitation de bases de données. On peut s’interroger sur la réalité du contrôle de gestion dans beaucoup de ces entreprises de très faible taille : on utilise probablement quelques outils ou méthodes « basiques » de calcul et analyse des coûts ou d’élaboration d’un tableau de bord, mais peut-on parler d’un véritable contrôle de gestion au sens de système d’information et d’animation cohérent ?

Nobre (2001) a réalisé une enquête sur les entreprises moyennes (où un réel contrôle de gestion peut se développer) et sa méthodologie semble plus robuste puisqu’il ne s’agit pas de recueils d’informations à partir d’une base de données ou par le biais de questionnaires mais d’échanges en face à face. Le facteur taille est peu discriminant à l’intérieur de l’échantillon en matière d’outils de calcul et d’analyse des coûts. C’est très différent pour les pratiques de pilotage. L’usage d’outils comme les tableaux de bord, la formalisation d’objectifs, la démarche budgétaire ou le calcul d’écarts est généralisé dans les entreprises de plus de 100 salariés de son échantillon. Il semble que la taille ne soit pas un facteur de contingence pour les outils de comptabilité de gestion mais le soit en matière d’outils de pilotage.

Nobre (2001) termine son travail en revenant sur les limites de sa méthodologie et en prônant l’usage d’approches complémentaires : « Il s’agit d’une démarche exploratoire […] La nature déclaratoire des données, même si elles ont été recueillies de vive voix, doit conduire le chercheur à une grande prudence. Il peut exister un décalage important entre les discours et les pratiques effectives. D’autres modes d’appréhension du réel seront nécessaires pour confirmer les résultats obtenus. » C’est ce que nous avons entrepris en mettant en oeuvre une approche de terrain longitudinale dans une entreprise familiale moyenne en forte croissance afin d’y étudier les modalités de la structuration de sa gestion et les caractéristiques de son contrôle de gestion (la méthodologie est présentée en annexe).

2. Description d’un cas : l’entreprise Alpha Mode

2.1. Évolution historique et positionnement stratégique de l’entreprise

Alpha Mode propose une offre très large de vêtements à la mode et à des prix très attractifs, auxquels viennent s’ajouter des produits de marque. L’entreprise ne fait que de la distribution : elle importe majoritairement de Chine (et en complément d’Italie) et commercialise ses produits par ses propres points de vente en France (ni franchises, ni succursales). L’entreprise a tout d’abord ouvert des magasins dans des centres commerciaux (superficie de 300 m2 maximum) puis s’est tournée vers les zones commerciales avec des magasins plus spacieux (600 m2 en moyenne). La stratégie mise en oeuvre consiste à copier les leaders qui sont implantés dans des zones de chalandise de 100 000 habitants, en se focalisant sur des localités plus petites et isolées avec des zones de chalandise de 10 000 habitants environ. En moyenne, un nouveau magasin est ouvert chaque mois. Pour faciliter le développement des points de vente et trouver des emplacements appropriés, l’entreprise s’allie, de façon informelle et sans lien capitalistique, à une entreprise distribuant des produits complémentaires, l’objectif étant de s’implanter à plusieurs à proximité d’un hypermarché. Parallèlement à l’ouverture de ses propres points de vente, l’entreprise s’appuie sur une stratégie de croissance externe : une dizaine de magasins achetés en 2000, le double en 2003 et une centaine de points de vente supplémentaires en 2006 par l’acquisition d’un concurrent important (cf. tableau 1).

Tableau 1

Croissance d’Alpha Mode entre 2000 et 2006

 

2000

2005

2006

Croissance annuelle moyenne entre 2000 et 2005

Croissance en 2006

Magasins

implantations

40

105

188

+ 30 %

+ 80 %

Salariés

nombre

225

550

918

+ 20 %

+ 70 %

Chiffre d’affaires

en millions d’€

25

75

112

+ 40 %

+ 50 %

-> See the list of tables

L’entreprise a donc réalisé en 2006, en une seule croissance externe, un développement analogue (en valeur absolue) à celui qu’elle a connu en interne sur les cinq dernières années[8]. Alpha Mode combine actuellement trois modes de développement : la croissance interne par des investissements propres (immobiliers et de distribution), la croissance externe par l’acquisition de magasins existants et la croissance conjointe par le développement de coopération avec une entreprise aux caractéristiques proches, appartenant au même marché (équipement de la personne) et dont les activités sont complémentaires.

2.2. La nécessité de rationaliser la gestion interne de l’entreprise

Alpha Mode a été créée dans les années 1980. Le noyau de base de l’entreprise est composé de membres appartenant tous à la famille des frères fondateurs. Au fil de la croissance, des responsables administratifs ont été recrutés au siège ainsi que des directeurs régionaux pour superviser les responsables de magasins. Le recrutement se fait en privilégiant la famille, les amis ou les personnes proches de l’entourage familial. Les salariés nouvellement recrutés sont formés par les membres déjà présents et adoptent ainsi les méthodes de travail mises en place par la famille. Même si une structure fonctionnelle et un système d’information formalisé existent sur le papier, dans la réalité, les choses sont beaucoup plus floues.

Dans le champ de la gestion des opérations, l’ensemble des décisions est pris par le président. Le dirigeant n’accepte de déléguer (par exemple, l’achat de petit matériel) qu’à des personnes présentes dans l’entreprise depuis longtemps et proches de la famille, sur lesquelles il exerce un contrôle informel mais réel.

Pour la gestion des ressources humaines, l’appréciation du personnel est intuitive : il n’existe ni fiches de fonction, ni grille salariale et les entretiens individuels annuels n’ont lieu que pour les directeurs régionaux. Ils sont effectués par le dirigeant, le directeur des achats et le directeur des ressources humaines (tous membres de la famille) et les objectifs sont assez limités (augmentation du chiffre d’affaires, diminution de la masse salariale). La communication au sein de l’entreprise est informelle et toutes les informations transitent par le président. Le directeur des ressources humaines occupe essentiellement une fonction de recruteur et de coordinateur direction – personnel.

En ce qui concerne la gestion financière, la supervision interne des activités est très réduite. La gestion des immobilisations et les plans d’affaires sont réalisés par l’expert-comptable (extérieur à l’entreprise) qui veille également à la fiabilité globale des données saisies en comptabilité. La gestion de la trésorerie consiste uniquement au contrôle des échéances des factures et des billets à ordre, mais aucun prévisionnel ni suivi journalier n’est réalisé. Certaines tâches sont effectuées de manière archaïque : rapprochement manuel des encaissements de 200 magasins environ par rapport aux dépôts en banque, saisie des frais de personnel en comptabilité sans intégration automatique, rédaction manuelle des chèques, etc. Les magasins sont classés en trois catégories (bons, mauvais, moyens) uniquement par rapport à leur chiffre d’affaires (certains magasins classés « bons » ont une contribution négative en matière de résultat). Les indicateurs principalement utilisés sont la masse salariale, le taux de démarque inconnue, le chiffre d’affaires, la marge et le taux de marge. L’entreprise ne dispose pas de budget et donc pas de suivi mensuel des dépenses, seul un état semestriel est établi par l’expert-comptable.

À la demande de l’expert-comptable (qui comme dans beaucoup de PME joue un rôle décisif), le dirigeant de l’entreprise décide d’un audit de la société (réalisé entre janvier et mai 2005 par un cabinet de consultants) afin de mettre en évidence les dysfonctionnements dans les processus et de dégager les actions correctrices nécessaires. L’audit préconise de mettre en place des équipes aux postes à responsabilité (responsable informatique + adjoint ; directeur administratif et financier + assistante + chef comptable), de sécuriser le système informatique (charte, mots de passe) et, plus globalement, de repenser et de formaliser toutes les procédures internes. Ces conseils seront partiellement suivis dans un premier temps : des recrutements interviendront, une charte informatique sera élaborée, des réunions de chefs de service seront organisées, etc. Mais les éléments mis en place seront ensuite progressivement abandonnés.

2.3. Un processus de mise en oeuvre chaotique et incomplet du contrôle de gestion

À la suite de l’audit, un directeur administratif et financier (DAF) est recruté en septembre 2005, chargé de superviser le service comptabilité, de créer un système de pilotage et de conseiller la direction, en collaboration avec l’expert-comptable. Au coeur de son travail, il a comme mission de mettre en oeuvre un véritable contrôle de gestion. Les dirigeants souhaitent instaurer ce contrôle de gestion (recommandation de l’audit qui vient d’être effectué) en utilisant l’expérience antérieure du directeur administratif et financier acquise dans le monde industriel. Deux mois après le recrutement du directeur administratif et financier, le service est renforcé par l’arrivée d’une assistante DAF[9]. Elle devrait aider le DAF à développer les outils de pilotage (tableaux de bord, budgets). Mais la démarche n’avance que timidement et le directeur administratif et financier n’est pas convaincu qu’il s’agisse d’une méthode adaptée au contexte de l’entreprise. Il y a un enlisement patent et un échec implicite de cette approche « volontariste et par en haut », de mise en place d’un système complet de contrôle de gestion.

Une deuxième modalité de mise en oeuvre du contrôle de gestion est développée alors, par le biais de la traçabilité des procédures. Cette démarche vise à formaliser et coordonner le fonctionnement des différents services, dans une approche de type précertification qualité, initiée à partir du service logistique en s’appuyant sur l’expérience antérieure du DAF et de son assistante. Mais, sept mois après son arrivée, en désaccord avec le mode de fonctionnement de l’entreprise, le DAF démissionne et confie à son assistante : « Sans outils de gestion, ils courent à la catastrophe. » Les difficultés qu’a posées la mise en oeuvre de la démarche qualité sont réelles : manque d’adhésion de la direction et du personnel (le directeur informatique : « Dans une entreprise familiale, il est difficile de faire appliquer les mêmes procédures à la direction comme à tous les employés »), manque de temps (l’assistante du dirigeant, à propos de la mise en place de procédures nouvelles : « Je ne vais pas tout lire à chaque fois. Je n’ai pas que ça à faire ») ou encore résistance au changement (une assistante ressources humaines : « À quoi ça sert de mettre un mot de passe ? Comme si quelqu’un allait fouiller dans mon ordinateur ! »). La direction décide alors de suspendre cette démarche de précertification malgré la croissance externe qui entraîne le doublement des effectifs de l’entreprise. Il y a donc échec explicite de la deuxième tentative de mise en place du contrôle de gestion, engagée cette fois-ci par une approche « opportuniste et de côté » en se greffant sur une démarche de certification qualité.

Un nouveau DAF est intégré un mois après, en avril 2006. Il provient de l’entreprise qui a été rachetée lors de la croissance externe réalisée en 2006. Une troisième tentative de mise en oeuvre du contrôle de gestion est alors engagée. Il explique aux membres de son service : « Le mode de gestion est archaïque. Il y a plein de choses à mettre en place ici. » Le travail s’oriente sur les points clés du compte de résultat relevant de la gestion interne : les charges liées aux magasins (suivi et analyse des charges immobilières et des consommables) et les charges de personnel (élaboration de fiches fonction et suivi des frais de personnel). Il s’agit de fiabiliser et corriger les données comptables saisies pour « assainir la base de données », de maîtriser les postes clés de charges (ces deux postes représentent les deux tiers des coûts relevant de la gestion propre de l’entreprise, hors achats) et de faire découvrir et comprendre le processus budgétaire aux services (importance de la fiabilité des saisies de factures, vérification analytique, etc.). Trois mois après son arrivée, en juillet 2006, le deuxième directeur administratif et financier démissionne à son tour pour les mêmes raisons que son prédécesseur et n’est pas remplacé. Cette tentative de mise en place du contrôle de gestion, par une approche « progressive et partant de la base », localisée et ayant vocation à s’étendre (au fur et à mesure de la démonstration de sa capacité à maîtriser les différents postes du compte de résultat), est donc à son tour susceptible d’échouer.

3. Analyse du cas et discussion

3.1. Les raisons de la structuration tardive de la gestion chez Alpha Mode

Par-delà ce qui semble indiquer que la formalisation des processus et la délégation des tâches ont été mises en place dans l’entreprise, on se rend compte (quand on s’immerge dans l’organisation sur la durée comme nous l’avons fait) que cela ne passe pas réellement dans les faits. Les procédures formalisées sont rarement présentes et la délégation des responsabilités reste encore très virtuelle (l’organigramme n’est pas respecté). L’entreprise Alpha Mode est donc dans une situation assez atypique au sens où les seuils de formalisation des procédures et de délégation des responsabilités sont décalés par rapport à ce qui est constaté dans la littérature scientifique. Au lieu d’intervenir successivement, vers 50 salariés pour le premier et vers 250 salariés pour le second, ces deux seuils arrivent seulement maintenant de façon simultanée au moment où l’entreprise a déjà presque atteint les 1000 salariés. On est donc très loin de la taille théorique où ces étapes de la structuration de gestion devraient se produire.

Comment expliquer cela ? Nous voyons pour notre part trois raisons qui modulent et infléchissent l’impact mécanique de la taille sur l’organisation :

  • - une stratégie habile et un avantage concurrentiel pleinement utilisé par rapport à la concurrence qui permettent de retarder les contraintes de gestion interne (premier facteur de contingence : le positionnement stratégique) ;

  • - une chaîne de valeur qui n’a pas nécessité un recours important à l’instrumentation de gestion jusqu’à maintenant (deuxième facteur de contingence : la fonction de production et l’organisation en réseau) ;

  • - des racines familiales fondées sur des valeurs autodidactes et une grande distance par rapport à l’intellectualisation des pratiques et la rationalité managériale (troisième facteur de contingence : le profil des dirigeants)[10].

L’entreprise Alpha Mode se développe dans un secteur sinistré en France. La production française ne fait que décroître et les principaux acteurs du secteur ont quasiment tous la même histoire. Il s’agit d’entreprises fabriquant des vêtements qui, confrontées à la concurrence des pays émergents à plus faible coût, ont organisé progressivement et pas à pas le repli vers l’aval de la filière (la distribution) en sous-traitant de plus en plus les activités intermédiaires de l’amont. Cela s’est d’abord fait par étapes, puis il y a eu un désengagement de toute activité de production sauf pour le haut de gamme. Les dirigeants devaient donc consacrer une partie de leurs efforts à gérer le déclin productif pour qu’il s’effectue dans les moins mauvaises conditions. À l’inverse, les dirigeants d’Alpha Mode, comme un nombre très réduit d’autres acteurs du secteur, ont suivi une trajectoire totalement différente. Vendeurs forains de vêtements sur les marchés et dotés d’un flair remarquable pour sentir les besoins de la clientèle à revenus modestes qui représente une partie conséquente de la demande globale, ils ont été capables de trouver des sources d’approvisionnement à bas coûts, d’abord en Italie, puis en Chine. Ils n’ont pas eu à gérer la production ni à s’occuper de restructurations. Ils ont immédiatement positionné leur entreprise au coeur d’un des rares maillons rentables de la filière : l’importation et la distribution, dans des zones de chalandise et pour des types de clientèles négligées, de produits de mode à bas prix. Leur positionnement stratégique était très porteur et leur permettait d’entrer dans un créneau du marché avec une flexibilité totale et sans coûts hérités du passé à assumer. Cela a représenté pendant plusieurs années un avantage compétitif majeur dans leur secteur (Alpha Mode est actuellement le numéro trois en France dans ce secteur).

Le deuxième élément qui explique comment l’entreprise a pu se développer avec succès jusqu’à aujourd’hui, malgré une gestion interne aussi embryonnaire, réside dans la nature de leur métier. La valeur ajoutée par l’entreprise elle-même dans la chaîne de valeur globale qu’elle pilote est assez réduite. La force de l’entreprise réside dans les choix de positionnement et la connaissance des marchés avals (désirs de la clientèle modeste des petites villes françaises) et des marchés amonts (capacité à se procurer à l’étranger et à sécuriser des approvisionnements de qualité acceptable et à coût bas) avec une grande flexibilité (aucun investissement dédié ne les empêche de modifier leurs produits ou leurs sources d’approvisionnement) et à moindre coût (copie systématique des catalogues des leaders sur les marchés sans développer de frais fixes de conception des nouveaux produits). Les processus internes d’accroissement de la valeur sont très réduits. L’entreprise est focalisée sur le maintien de coûts bas et la diminution des frais fixes (il n’y a aucune production, juste des achats, de la logistique et de la promotion-distribution). L’activité est simple et fondée sur des mécanismes de type marché. On a affaire à une entreprise légère, noeud de contrats et de transactions externes plus qu’acteur de processus internes complexes. Les fonctions support sont réduites au maximum. Par ailleurs, si les effectifs sont importants actuellement (500 personnes en 2005, 1 000 en 2006), il faut bien voir que l’organigramme est par nature très plat et les problèmes de coordination-spécialisation sont limités. L’entreprise gérait 100 magasins en 2005 avec 500 salariés avant le rachat d’un concurrent et en gère maintenant 200 avec 1 000 salariés. Cela veut dire qu’une part majoritaire du personnel est dans les petites équipes des magasins, à accomplir des tâches identiques dans une activité en réseau, avec une hiérarchie très limitée : deux à trois personnes par magasin travaillant sous la direction d’un responsable de magasin lui-même relevant d’un directeur régional qui rend compte directement au dirigeant d’Alpha Mode et, en parallèle, au directeur des ressources humaines (beau-frère du dirigeant)[11]. On voit que la formalisation et la délégation peuvent intervenir tardivement dans une organisation en réseau de ce type (avec des entités similaires dupliquées) où, par nature, l’organigramme est très écrasé, la spécialisation limitée et l’instrumentation de gestion extrêmement réduite[12].

Le troisième élément qui intervient est le poids important de la famille et ses valeurs propres issues de son histoire récente : un succès entrepreneurial et économique indéniable dans un secteur sinistré (le textile) ; une réussite sans aide institutionnelle et dans la plus grande discrétion ; une imbrication totale de la famille élargie et de l’entreprise (la maison du dirigeant est située à 20 mètres du siège social de l’entreprise au coeur d’un village isolé). Dans la famille des fondateurs, qui est totalement impliquée dans la vie de l’entreprise, aucun membre n’a suivi une formation supérieure en gestion. La dimension rationnelle et les aspects techniques de la gestion sont assez étrangers à la culture familiale (qui valorise l’intuition, la prise de risque, l’audace et la souplesse caractéristiques des bons vendeurs), ce qui n’incite pas à les intérioriser et à les faire passer dans la réalité. Les dirigeants, poussés par leur environnement d’affaires (l’expert-comptable, la banque de la famille et de l’entreprise, l’autre firme partenaire de l’entreprise qui développe ses magasins en synergie avec Alpha Mode, etc.), cèdent à un isomorphisme nécessaire dans l’apparente rationalisation de leur gestion interne (formalisation des processus internes, délégation des responsabilités, développement de l’instrumentation de gestion) mais cela relève d’un mimétisme organisationnel de surface qui ne modifie que très partiellement et très lentement les comportements réels in situ. On peut ici s’interroger sur la particularité de la famille dirigeante par rapport à d’autres familles fondatrices de PME en forte croissance. Il s’agit d’une famille d’immigrés, autodidactes, dotés d’un capital social très limité et installés dans un village isolé d’une région en crise économique. Cela est à l’origine de la grande réticence à recruter et à faire confiance à des professionnels extérieurs, à développer des instruments de gestion et des procédures qui remettraient en cause leur légitimité et leur pouvoir dans l’entreprise. Nous sommes donc dans un cas où confiance et contrôle s’opposent, contrairement à la complémentarité que certains auteurs perçoivent à ce sujet, par exemple Guibert et Dupuy (1995) à propos des modalités de pilotage de la performance ou encore Briand (2004) dans le cadre de la théorie de la structuration de Giddens (1987).

Ces trois facteurs, concourant tous à retarder la rationalisation de la gestion interne de l’entreprise, expliqueraient le décalage constaté avec les prédictions de la littérature. Ce résultat nous semble compléter les travaux de Davila (2005), qui insiste sur l’importance des ressources humaines pour expliquer la mise en place de systèmes de contrôle de gestion dans les PME en croissance, ou ceux de Moores et Yuen (2001), qui prennent en compte le cycle de vie de la firme pour expliquer les configurations de contrôle de gestion mises en oeuvre. Après avoir étudié le moment de la structuration de la gestion, nous allons nous intéresser aux modes de gestion pour voir comment, en l’absence d’un système de pilotage global, des microrégulations informelles assurent le bon fonctionnement de l’entreprise.

3.2. Les modes de pilotage locaux s’opposent au système de contrôle de gestion global

On sait que les théories classiques du contrôle peuvent être regroupées en deux grands ensembles : d’une part, les conceptions plutôt centrées « contrôle », qui insistent sur la convergence des buts et sur l’amélioration de la qualité de la prise de décision à l’intérieur de l’entreprise (approches contractualistes s’appuyant notamment sur la théorie de l’agence), et, d’autre part, les conceptions plutôt centrées « pilotage », qui insistent sur les comportements des acteurs et les phénomènes d’apprentissage organisationnel (approches conventionnalistes ou knowledge based view). On peut discuter de la nature du contrôle de gestion existant et stabilisé (est-il réactif ou proactif au sens de Simmons [1990] ?) mais, quand il s’agit de la mise en place du contrôle de gestion dans une entité qui en est dépourvu et dont les acteurs les plus significatifs ne possèdent pas de culture de gestion standard, alors on ne peut raisonner qu’en termes de changement organisationnel avec comme notion centrale le concept d’apprentissage (Kogut et Zander, 1996 ; Grant, 1996 ; Brown et Duguid, 2001). En effet, on n’a pas alors affaire à l’apprentissage d’acteurs individuels par le biais du contrôle de gestion (la socialisation bien connue des managers) mais il s’agit d’un apprentissage collectif fondateur qui permet la constitution du cadre de référence et de structuration (la conception du système de pilotage)[13].

On recherche la rationalisation du mode de fonctionnement (mise en place d’un système global et cohérent de gestion) en prenant en compte les contraintes sociopolitiques (place centrale de la famille dans l’entreprise) avec, au coeur du processus, l’aspect psychocognitif qui est crucial dans le cheminement. Or, cette démarche endogène de mise en place d’un mode de pilotage collectif (global et partagé) de l’entreprise s’avère extrêmement difficile. Cela s’explique probablement par l’existence de modes de gestion encore efficaces (pour le moment) à un niveau « infra », celui des fonctions.

Alpha Mode est composée en effet de plusieurs pôles assez indépendants avec des logiques de fonctionnement très différentes :

  • - Le service « achats-marketing » (6 personnes) est dirigé par un membre de la famille qui supervise aussi, en liaison avec le p.-d.g., l’entreprise et les nouvelles implantations, auquel on peut donc adjoindre le service « travaux et développement » (10 personnes) qui s’occupe des investissements et des ouvertures et fermetures de magasins et le service « stocks » (5 personnes) dirigé également par un membre de la famille. Cet ensemble, qui fonctionne sous l’impulsion directe de la famille, est au coeur des compétences foncières de l’entreprise et régi par un mode de fonctionnement clanique.

  • - La « distribution » (800 personnes) correspond à la gestion du réseau des points de vente : un directeur national, six directeurs régionaux gérant entre 20 et 30 magasins (avec quelques assistants assurant les remplacements dans les magasins et ayant vocation à devenir eux-mêmes responsables de magasins), un responsable par magasin animant une équipe de cinq personnes maximum, y compris la première vendeuse (adjointe du responsable de magasin) et les apprentis. Dans cette organisation très plate et en réseau, le contrôle de gestion est très réduit, focalisé sur quelques points clés et indicateurs essentiels (C.A., taux de démarque inconnue, masse salariale, etc.).

  • - Le service « logistique » (30 personnes) était dirigé par un membre de la famille mais des difficultés sont apparues dans le fonctionnement car le service s’est difficilement adapté à l’augmentation brutale du nombre des magasins à desservir. Un nouveau responsable, extérieur à la famille, devrait formaliser les procédures dans une démarche de type qualité. Le contrôle de gestion du service relève donc plus, à cette étape, de la gestion des opérations (locale et dédiée) que d’une logique financière (globale et partagée).

  • - Au siège, on trouve les activités de back office classiques : « ressources humaines » (six personnes) dirigées un membre de la famille, « informatique » (six personnes) et « comptabilité » (sept personnes) animées par des extérieurs à la famille (le DAF n’a pas été remplacé et personne ne coordonne l’ensemble de ce pôle). Ces services fonctionnels ne sont pas dotés de contrôle de gestion (tourné vers la performance) et restent un peu livrés à eux-mêmes. Par contre, la nécessité d’un contrôle interne (tourné vers la maîtrise des risques) devient de plus en plus évidente même si rien n’est vraiment engagé de façon décisive sur ce terrain.

Des savoirs locaux sont présents dans les différents pôles de l’entreprise mais cela ne débouche pas sur un système unifié, global et cohérent de pilotage de la performance dans toute l’organisation. Cette constatation rejoint les remarques de Lorino (2001) quand il indique qu’il ne faut pas prendre en considération seulement la coordination formalisée de connaissances et représentations partagées (s’incarnant, par exemple, dans un dispositif unifié de contrôle de gestion). Des savoirs disjoints mais complémentaires peuvent produire pendant un certain temps des effets organisationnels globaux sans qu’une coordination formelle et explicite soit indispensable. C’est manifestement ce qui se passe pour le moment chez Alpha Mode. En l’absence de remise en cause majeure exogène, l’entreprise continue de fonctionner ainsi et les dirigeants se satisfont de la gestion clanique qui a fait jusque-là ses preuves dans le domaine de l’achat, du marketing et du développement des magasins.

Conclusion

Une étude de cas a été réalisée, in situ et sur la durée, afin d’étudier la structuration de la gestion en PME. L’introduction du contrôle de gestion a été tentée, dans cette entreprise familiale moyenne en forte croissance, d’abord par une démarche volontariste d’instauration d’un système global de pilotage centralisé, puis en s’appuyant sur une démarche de certification qualité, enfin, en développant des actions ciblées, mais ayant vocation à s’étendre, sur les zones cruciales du fonctionnement de l’entreprise. Tout cela a échoué. Le travail de recherche démontre que le besoin de structuration de la gestion des PME peut apparaître beaucoup plus tardivement qu’on ne le pense habituellement. Les explications de cet état de fait semblent résider principalement dans le positionnement stratégique de l’entreprise, son organisation en réseau et la culture de ses dirigeants.

En l’absence de remise en cause exogène, des modes de régulation locaux divers peuvent cohabiter longtemps au sein de l’entreprise (par exemple, une gestion clanique des achats et du développement, un contrôle de gestion minimaliste des magasins, une gestion logistique focalisée sur les opérations, des fonctions de support se limitant au contrôle interne minimal des risques). La mise en oeuvre d’un système de pilotage global, cohérent et rationnel n’est pas facile à faire accepter par les acteurs internes, pour des raisons sociopolitiques (place de la famille) mais peut-être surtout à cause de facteurs psychocognitifs (attachement à ces modes de pilotage peu formalisés). Les enjeux actuels pour Alpha Mode sont donc l’explicitation des savoirs actuels si performants dans le domaine des achats et du développement commercial (par la codification des connaissances tacites ; cf. Ancori, Bureth et Cohendet, 2000) et surtout l’introduction des nouveaux savoirs et outils du contrôle de gestion nécessaires pour assurer la pérennité de l’entreprise.

À la lumière de cette étude de cas, on peut considérer que la façon dont le contrôle de gestion est mis en place dans l’entreprise moyenne en forte croissance dépend de la volonté des acteurs (facteur subjectif), de la qualité technique des outils (facteur objectif) et des situations de gestion (facteur contextuel). Les acteurs pertinents peuvent avoir une culture de gestion et insister sur la nécessaire rationalisation de la gestion interne ou, au contraire, être des autodidactes qui n’en voient pas la nécessité tant que leur stratégie permet le développement de l’entreprise (cas rencontré chez Alpha Mode). Parmi les outils du contrôle de gestion, certains semblent techniquement plus adaptés que d’autres pour gérer l’entreprise moyenne (par exemple, les calculs des coûts complets par les centres d’analyse plutôt que par la méthode ABC, les tableaux de bord plutôt que les budgets, la mise en place de centres de coûts et de chiffre d’affaires plutôt que des centres d’investissements, etc.). Enfin, les situations de gestion peuvent être très différentes (par exemple, entre entreprises industrielles unitaires, qui dans leur croissance ont assez vite besoin du contrôle de gestion, et entreprises commerciales en réseau, où cela ne s’impose que plus tardivement).