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Introduction

Le financement participatif (FP) « consiste pour un porteur de projet – quel que soit son statut (particulier, organisation marchande ou non) – à avoir recours aux services d’une plateforme de crowdfunding – généraliste ou spécialisée – afin de proposer un projet – finalisé ou non – auprès d’une communauté de financeurs en échange éventuel de contreparties préalablement définies » (Onnée et Renault, 2013, p. 55). Ce mode de financement s’inscrit dans le champ plus global de l’externalisation de la foule en ligne : le crowdsourcing (Howe, 2008 ; Brabham, 2013). Or, la typologie d’Howe (2008) met en évidence quatre sous-composantes décrivant les mécanismes d’implication de la foule via le crowdsourcing : crowd- wisdom (bénéficier de la sagesse de la foule), crowd-creation (bénéficier du travail de la foule), crowd-voting (bénéficier de l’avis de la foule) et crowdfunding (bénéficier du financement de la foule) (Boutigny et Renault, 2015). Ces formes d’implication de la « foule » questionnent quant à la nature et la capacité à appréhender les mécanismes de mobilisation d’internautes qui sont en dehors du cercle familial et amical des porteurs de projet (Onnée et Renault, 2014 ; Bouaiss et Maque, 2016). Ces éléments restent néanmoins intuitivement liés : d’une part, le crowdsourcing est à l’origine de nouvelles dynamiques organisationnelles via des pratiques plus ouvertes, collaboratives et participatives ; d’autre part, la « foule » est l’élément moteur d’une dynamique réflective. In fine, le FP constitue selon Renault (2018a) un puissant levier de cocréation.

L’objet de cette contribution est d’identifier les principaux mécanismes pouvant expliquer la capacité à mobiliser les internautes n’ayant pas de liens directs avec le porteur de projet (famille ou amis) : dans la littérature, il est question de troisième cercle de contributeurs. La question de l’appartenance à un territoire est ici privilégiée afin d’expliquer le niveau d’implication de ces donateurs. Cependant, même si l’interaction entre les contributeurs et le projet peut être matérialisée de la sorte, il n’en demeure pas moins que d’autres éléments peuvent justifier la constitution du troisième cercle énoncé par Onnée et Renault (2014). Ainsi, dans cette contribution, avec pour clé de lecture les différents enjeux associés au crowdsourcing (Howe, 2008), nous rappelons les principales approches pouvant justifier le renforcement d’une dynamique relationnelle et participative entre les donateurs et les porteurs de projet.

Les raisons et les intentions des membres de la foule investis dans une démarche de crowdsourcing en général et de FP en particulier interpellent encore de nombreux chercheurs. Ainsi, Renault (2017, p. 53) indique qu’il est parfois discutable de parler de l’intelligence des foules numériques, lesquelles ne seraient, en référence à Ettighoffer (2008), « ni moins dangereuses, ni plus aseptisées, sages, perspicaces, créatives ou intelligentes » que les foules décriées par Le Bon (1895) ou bien encore par Freud (1921). Dès lors, le travail présenté cherchera à contextualiser la nature de ce troisième cercle communautaire via l’étude d’une campagne de don contre don, liée à un projet d’épicerie sans emballage et zéro déchet. Cette étude de cas permettra d’identifier de nouveaux facteurs à l’origine du succès d’une levée de fonds, dans un contexte entrepreneurial local, à forte valeur ajoutée sociétale.

Dans une première partie, nous présentons le FP comme un nouveau mode de financement alternatif au circuit financier traditionnel. Nous revenons sur son origine, ses mécanismes et son ancrage théorique. La dynamique de constitution du troisième cercle de contributeurs est discutée à l’aune des notions de capital social et de capital territorial – amenant à la notion de capital social territorial. Dans une deuxième partie, nous présentons l’analyse du cas : une épicerie, sans emballage et zéro déchet, appelée L’Effet Bocal, située à Poitiers (Nouvelle-Aquitaine, France). L’extrapolation des résultats permet une mise en perspective et un prolongement des éléments constitutifs d’un troisième cercle de contributeurs. Enfin, nous discutons des principaux mécanismes pouvant expliquer la capacité à mobiliser les réseaux d’internautes qui n’ont pas de lien direct avec le porteur de projet (famille ou amis). Ici, la constitution d’un capital social territorial apparaît comme l’un des facteurs de succès d’une coconstruction de projets entrepreneuriaux locaux à fort impact sociétal.

1. La constitution d’une foule d’internautes : fondement, développement et déploiement du financement participatif dans les territoires

1.1. Du financement participatif au crowdsourcing : pourquoi et comment la foule coconstruit ?

Loin du fonctionnement des institutions bancaires classiques, le FP ouvre de nouvelles manières d’appréhender la recherche de financement. Initialement mobilisé pour le soutien à des activités culturelles, le FP contribue au développement de l’entrepreneuriat, notamment au soutien financier lors du premier stade de lancement d’un projet (Agrawal, Catalini et Goldfarb, 2015 ; Cuénoud, 2019). Les porteurs de projet l’ont bien compris et la multiplication des plateformes spécialisées dans le domaine le confirme (Mollick, 2014). Selon Howe (2008), la notion de FP dépasse la simple recherche de financement puisque celui-ci s’inscrit dans la dynamique plus large du crowdsourcing. « Deux éléments caractérisent le crowdsourcing : un appel ouvert et une foule, les deux étant intrinsèquement liés […]. La dimension ouverte est ici fondamentale. » (Burger-Helmchen et Pénin, 2011, p. 255) Le tableau 1 reprend la structuration du crowdsourcing de Howe (2008) avec des éléments de clarification et d’illustration pour chacune de ses composantes (crowd-voting, crowd-creation, crowd-wisdom et crowdfunding).

Tableau 1

Typologie des pratiques de crowdsourcing de Howe (2008)

Typologie des pratiques de crowdsourcing de Howe (2008)
Source : d’après Howe (2008), complété par les auteurs.

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Lors d’une campagne, la foule ne contribue pas simplement au financement d’un projet, elle envoie également un signal au porteur : la foule croit (ou non) au projet et « veut » que ce dernier voit le jour et qu’il perdure. Belleflamme, Omrani et Peitz (2015) identifient trois raisons d’utiliser le FP : trouver un financement, faire connaître le projet et obtenir des réactions et opinions de la part des pairs et des contributeurs. En fonction du niveau d’engouement, un signal plus ou moins fort est envoyé aux porteurs de projet, mais également aux acteurs institutionnels. En effet, si la foule est prête à financer un projet, on peut estimer qu’elle est également en attente du nouveau service (ou produit) proposé. Pour de nombreux auteurs (Assadi, 2018 ; Calmé, Onnée et Zoukoua, 2016 ; Cuénoud, 2015, 2017, 2019 ; Dardour, 2015 ; Dardour, Abdoune et Bentebbaa, 2018 ; Renault, 2017, 2018a, 2018b ; Renault et Boutigny, 2014), le FP est considéré comme un excellent indicateur de l’ampleur d’une demande future et devrait plus systématiquement servir de signal positif aux créanciers dits traditionnels pour de futurs montages financiers. Une campagne de FP réussie peut alors être gage d’un projet qui sera économiquement viable : « Le financement participatif a été utilisé aux premiers stades de développement. Cela a été significatif lors de création d’écosystèmes de produits complémentaires. » (Mollick, 2014, p. 3) En ce sens, Renault (2018b), rappelle que pour un porteur de projet, être coutumier de l’animation d’une communauté en ligne constitue un atout quant à la réussite de la campagne. Cela constitue en effet un bon présage de la capacité du porteur de projet à diriger efficacement son réseau.

Même si les notions de FP et de crowdsourcing sont largement débattues dans la littérature sur le financement de projets, il n’en demeure pas moins que les éléments constitutifs d’une foule méritent d’être davantage appréhendés. Pour quelle raison des internautes cherchent-ils à s’impliquer dans une dynamique collective et plus spécifiquement auprès de porteurs de projet qui n’appartiennent pas au cercle de leurs proches (famille et amis) ? Ne peut-on pas conjecturer que la notion de capital territorial couplée au capital social du projet puisse également contribuer à cette forme d’élan en faveur de la FP ?

La partie suivante décrit les interactions entre le capital territorial et le capital social comme éléments constitutifs d’une dynamique participative d’internautes (au sens du crowdsourcing de Howe, 2008).

1.2. Du capital social au capital territorial : vers un capital social territorialisé ?

Le capital social peut être envisagé comme une ressource émanant des relations sociales d’un porteur de projet. Bourdieu (1980, p. 2) le définit comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées […] à un groupe comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes, mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles ». Dans la suite de cette étude de cas, nous ne retiendrons pas cette approche qui nous semble réductrice et potentiellement déterministe. En effet, cette approche sous-tend que nous héritions d’un capital social, compte tenu de notre position sur l’échelle sociale, alors que selon notre acception, il se situerait dans les relations avec l’autre. Ainsi, tout individu serait en mesure, au gré de son parcours personnel et/ou professionnel, de créer de nouvelles relations et ainsi de pouvoir, le cas échéant, faire croître son capital social ; le capital social étant un construit de relations et non un héritage social, culturel ou économique.

Cette approche a déjà été abordée dans des travaux portant sur le FP : les recherches de Dardour, Abdoune et Bentebbaa (2018) visent par exemple à évaluer l’impact du capital immatériel (capital social, humain et intellectuel) sur la réussite d’une levée de fonds. Pour Coleman (1990) cité par Perret (2010, p. 107), le capital social est « une ressource incorporée dans les relations interindividuelles, une forme particulière de capital qui rend possible l’action sociale ». Cette définition est similaire à celle proposée par Angeon et Callois (2006, p. 57-58) qui considèrent le capital social comme « une richesse potentielle incorporée dans la structure sociale et qui peut être mobilisée en cas de besoin ». Pour Gagnon, Simard, Tellier et Gagnon (2008), le capital social représente un facilitateur de l’action sociale. Là encore, nous voyons ressurgir l’idée que le capital social est une ressource capable d’engendrer des actions et même, être moteur de l’action. Le capital social sous-tend deux composantes : l’une objective et l’autre subjective. D’une part, la composante objective se réfère aux réseaux de relations entre individus que peuvent être la famille, les amis, les proches… (Dardour, Abdoune et Bentebbaa, 2018). Selon les auteurs, l’existence de réseaux sociaux (formels ou informels) serait une condition de base pour la création de capital social. D’autre part, la composante subjective fait référence à la nature des liens entretenus entre les individus. Selon cette approche, le capital social n’est donc pas seulement fondé sur des relations sociales, mais principalement sur des réseaux sociaux. Pourtant, la constitution d’un capital social n’explique pas toutes les formes d’implication d’une foule autour d’une collecte de FP. Lorsque des projets sont entrepreneuriaux, à forte plus-value sociétale avec un tissu socioéconomique spécifique suivant la localisation de l’activité, le capital social peut compléter la nature de l’appropriation par la foule. C’est en particulier le cas du troisième cercle des contributeurs qui ne font ni partie de la famille ni partie des amis. Si ces contributeurs sans lien direct avec le projet viennent à le financer, ils permettent in fine d’informer les autres parties prenantes (permettant de mieux qualifier la nature du projet). Ainsi, les réseaux sociaux renforcent ces dynamiques de sollicitation puis de diffusion d’une information qualifiée.

Le capital territorial est issu de l’analyse géographique entre les différentes dimensions du développement territorial : valorisation de ressources nouvelles, institution de réseaux de coopération et gouvernance de territoires de projets (Lacquement et Chevalier, 2016). Cette recherche de proximités géographiques tend à se complexifier face à la multitude des facteurs d’attractivités. « Du point de vue des territoires, les compétences-clés ne peuvent plus être la somme des compétences clés des entreprises qu’ils abritent, ni de ressources naturelles disponibles. Elles reposent sur leur capacité à attirer des entreprises et des activités nouvelles, à les maintenir durablement et à “armer” leur compétitivité. » (Mendez et Mercier, 2006, p. 266) Le capital territorial cherche à comprendre les éléments organisationnels d’acteurs de proximité et leur capacité à se fédérer dans un contexte d’innovation socioéconomique marqué par la compétitivité des territoires : capital relationnel ou capital social (Boschet et Rambomilaza, 2010 ; Lin, 1995 ; Mercklé, 2004 ; Muller, 2000 ; Ponthieux, 2006) ; gouvernance locale (Leloup, Moyart et Pecqueur, 2005 ; Duran, 2001 ; Le Gales, 2010 ; Dubois, 2009) ; développement de ressources territoriales (Pecqueur, 2006 ; Gumuchian et Pecqueur, 2007). Cette approche basée sur l’implémentation du capital territorial dans la constitution du capital social a déjà été étudiée. La dimension territoriale repose sur plusieurs « externalités localisées » qui permettent à l’économie locale d’acquérir des avantages comparatifs : « Associé à un système d’activités de production, il forme la dimension économique du système territorial. » (Lacquement et Chevalier, 2016, p. 499)

Ces « externalités localisées » seront amplifiées par la qualité des relations de proximité entretenue par le capital social. Ainsi, Lacquement et Chevalier (2016, p. 499) relèvent que « les relations entre les agents développent des représentations et des pratiques qui se réfèrent à un système de valeurs partagées au fondement des identités locales ». Cette imbrication de facteurs territoriaux – à l’origine d’externalités localisées amplifiées par le capital social d’acteurs et d’individus – explique la particularité des dynamiques socioéconomiques de proximité. La nature des partenariats individuels et/ou collectifs, des coopérations interorganisationnelles, des projets portés à plusieurs dans le temps, des démarches de coconstruction, etc., s’expliquent souvent par la nature d’un « capital social territorialisé ». Les travaux de l’économie géographique confortent le cadre d’analyse proposé ici : la territorialisation du capital social permet d’expliquer des comportements d’appropriation sans pour autant y détecter de « lien social direct » (comme des liens familiaux ou amicaux). Le crowdsourcing s’appuie sur des dimensions du capital social et du capital territorial qu’apportent des porteurs de projet : l’implication au-delà du financement d’un projet conforte un sentiment d’appropriation.

Lorsque le capital social préexiste (le FP qualifie ces contributeurs de 1er et de 2e cercle), l’activation du réseau social est compréhensible. Lorsqu’il convient d’élargir la collecte à un troisième cercle de contributeurs, le capital territorial est l’une des dimensions qui peut être sollicitée ; tout du moins, lorsque le territoire possède des « externalités localisées » facilement mobilisables par ces mêmes porteurs de projet. Lacquement et Chevalier (2016, p. 495) décrivent une méthodologie de qualification d’un capital social territorialisé : il s’agit de « territorialiser le capital social, en identifiant les acteurs impliqués (habitants, groupe productif, groupe institutionnel), puis en qualifiant les liens établis entre eux selon la nature des relations interpersonnelles (bonding “vivre ensemble”, linking “produire ensemble”, bridging “organiser ensemble”, pour reprendre la terminologie de Robert D. Putnam (Putnam, 1993) ». La sollicitation d’individus mobilisables, en dehors du cercle familial et amical, afin de financer des projets entrepreneuriaux, devient plausible lors d’une démarche de crowdsourcing territorialisée.

En somme, les relations sociales servent à construire des réseaux sociaux où le capital social et le capital territorial peuvent être intrinsèquement dépendants de l’existence de tels réseaux. Ainsi, il apparaît que l’existence d’un réseau social sans mobiliser son capital social ou son capital territorial est possible. Cependant, l’existence de capital social et de capital territorial repose forcément sur celle préalable d’un réseau social. L’ensemble de ces apports théoriques nous conduit à nous placer dans une vision dite « utilitariste » (Mercklé, 2004). Ainsi, il apparaît que si la valeur du capital social et du capital territorial d’un individu – appelé capital social territorial – est loin de dépendre uniquement du volume de ressources et du nombre de relations, il dépend en réalité des caractéristiques structurales du réseau formé – des relations directes et indirectes qu’il entretient avec chacun. Lors d’une collecte de FP, le cadre d’analyse du capital social territorial apparaît pertinent. La contribution d’internautes auprès d’un projet entrepreneurial local à forte valeur ajoutée mérite ici d’être étudiée.

1.3. La mécanique du financement participatif lors de la sollicitation d’un capital social territorial

La littérature académique et managériale considère usuellement trois cercles de contributeurs potentiels (Agrawal, Catalini et Goldfarb, 2015 ; Hemer, 2011) : le premier correspond aux très proches – la famille, les amis et les fans ; le deuxième est constitué des connaissances du premier (les amis d’amis, les anciens collègues, les membres d’une association, etc.) ; quant au dernier cercle, il correspond aux personnes extérieures mobilisables par les deux premiers (Agrawal, Catalini et Goldfarb, 2015 ; Hemer, 2011 ; Onnée et Renault, 2014). Ainsi, la famille et les amis[2] du porteur de projet constituent le vecteur essentiel de réussite d’une levée de fonds. Lors du lancement d’une campagne de FP, le porteur de projet cherche en premier lieu à mobiliser ses premier et deuxième cercles. Ces individus sont en effet souvent les plus faciles à motiver du fait de leur niveau de proximité affective avec le porteur de projet. Comme le rappellent Hampton et Wellman (2003, p. 278) « les communautés sont constituées de liens de parenté, de lieu de travail, d’amitié, de groupe d’intérêt et de voisinage très lointains qui s’enchaînent pour former des réseaux offrant sociabilité, aide, soutien et contrôle social ». Par conséquent, le rôle de ces premiers contributeurs est à prendre très au sérieux. Ils seront un gage de confiance et viendront pallier l’asymétrie d’information inhérente à de telles levées de fonds (Belleflamme, Omrani et Peitz, 2015). Il apparaît en outre que les contributeurs des premier et deuxième cercles, compte tenu de leur proximité avec le porteur de projet, disposent d’informations complémentaires sur la viabilité économique du projet, le déroulement de la campagne, son niveau de préparation, etc. Ceux-ci sont aussi en capacité d’influencer la participation ou non de financeurs plus éloignés et donc, globalement, d’impacter le niveau de réussite d’une campagne de levée de fonds en élargissant le réseau social du porteur de projet (Lambert et Schwienbacher, 2010).

La notion de proximité est l’un des éléments de contextualisation d’une foule lors d’une collecte de FP. Cette notion peut d’ailleurs faire écho à celle de capital social (Adam-Ledunois, Baudasse et Renault, 2010). Or, le lien entre les proximités et le capital social est abordé partiellement dans la littérature sur le FP. Pourtant, ce lien pourrait être susceptible d’expliquer la mobilisation du dernier cercle de contributeurs : quel est le rôle du troisième cercle de contributeurs dans la coconstruction d’un projet entrepreneurial local à forte valeur ajoutée ? Pourquoi et comment s’intègrent-ils à une dynamique de foule ? La sollicitation d’un capital social territorial peut être l’une des explications. La proximité géographique, dans son acceptation la plus large, contextualiserait cette mobilisation que prône le crowdsourcing (Howe, 2008). Compte tenu de la situation d’asymétrie d’information latente, il apparaît que les financeurs du troisième cercle conditionnent leur participation à l’état d’avancement de la levée de fonds, à la dynamique de la campagne – niveau de réalisation des objectifs intermédiaires – et à la capacité du porteur de projet à mobiliser ses premier et deuxième cercles. Ensuite, le capital territorial peut conforter la nature des relations interpersonnelles induite par les spécificités socioéconomiques locales (bonding, linking et bridging de Putnam, 1993).

Par ailleurs, et ce a priori de manière contre-intuitive, certains auteurs (Forsé, 2001 ; Granovetter, 1973) affirment qu’un individu disposera d’un capital social et d’un capital territorial plus importants si son réseau comporte plus de liens faibles – sous-entendu que de liens forts. Ce résultat s’explique par le fait que des liens faibles – à l’inverse des liens forts – sont ouverts vers des groupes extérieurs discontinus qui décuplent les possibilités d’accès aux ressources – dans le cadre d’une levée de fonds, notamment. Burt (1992, 2004) confirme cette idée en développant la notion de trous structurels. Selon l’auteur, des liens faibles permettent au porteur de projet de bénéficier d’un réseau plus ouvert comportant des « trous » structurels, susceptibles d’amplifier la taille de son réseau, et donc la valeur du capital social : un trou structurel étant défini comme la séparation entre deux contacts non redondants. Burt donne par ailleurs une définition du capital social qui illustre bien l’importance de cette notion : « Le lien entre les bonnes idées et les trous structurels est essentiel dans la constitution d’un capital social. » (Burt, 2004, p. 351)

En synthèse, le capital social territorial, au travers de la mobilisation de réseaux sociaux, peut occuper une place importante dans le FP de projets entrepreneuriaux locaux. Il est nécessaire pour le porteur de projet de bien analyser son réseau social en amont, afin de conforter la mobilisation de ses premier et deuxième cercles de contributeurs (on parle ici de capital social). Il s’agira également de définir une stratégie de coconstruction du projet afin de faire circuler l’information à l’extérieur de ces deux groupes. La proximité géographique, dans le sens où elle est un construit social, légitimera l’espace de relations avec d’autres internautes. Dans cette démarche de sollicitation du troisième cercle de contributeurs, la constitution d’un capital territorial devient l’une des clés de succès de la campagne de collecte de FP. C’est donc autour des notions de réseaux sociaux, de capital social et de capital social territorial que nous allons centrer notre étude afin de mieux définir en quoi ils sont essentiels pour comprendre les mécanismes inhérents au FP dans l’interaction et la mobilisation d’un troisième cercle de contributeurs.

2. L’Effet Bocal : une épicerie sans emballage à l’origine d’une dynamique de proximités

Alors que la littérature décrit assez clairement la nature des interactions directes entre un porteur de projet et une campagne de FP, il semble qu’en ce qui concerne les interactions indirectes (le troisième cercle), les connaissances soient plus diffuses. Afin de contribuer à une meilleure appréciation de ces mécanismes, il convient d’étudier un terrain reflétant ces formes d’interactions. Ici, c’est un projet entrepreneurial local à forte valeur ajoutée qui est étudié. La constitution d’un capital social territorialisé, stimulé par des démarches de proximités géographiques comme construit social, mérite d’être analysée avec finesse. Ainsi, l’objet de cette étude de cas est de déceler les principaux mécanismes (entre le réseau social, le capital social et le capital social territorial), pouvant expliquer la capacité d’individus, en dehors du cercle familial et du cercle amical, à financer des projets entrepreneuriaux via une démarche de crowdsourcing territorial.

2.1. Méthodologie

Du point de vue méthodologique, il a semblé pertinent d’aborder le sujet sous l’angle de la méthode des cas. Cette méthode donne l’opportunité d’analyser finement les interactions socioéconomiques pouvant expliquer la constitution des cercles communautaires lors d’une campagne de FP. Le cas étudié concerne une épicerie sans emballage qui a financé son installation à Poitiers (Nouvelle-Aquitaine, France), grâce à une campagne de don contre don, menée lors du 1er semestre 2017. Ce type de projet attire de plus en plus de consommateurs français, dans un contexte de fort engagement en faveur de la réduction des déchets. L’étude de cas présentée repose sur une démarche exploratoire (Koenig, 1993 ; Marshall et Rossman, 1995) et permet la réalisation d’une monographie descriptive concernant le processus de FP de cette épicerie. Par cette étude de cas, nous cherchons à comprendre comment et pourquoi le troisième cercle communautaire (Onnée et Renault, 2014) a pu se constituer. Notre réflexion se veut plus large qu’une simple analyse descriptive de l’origine des financements participatifs. In fine, c’est bien les sous-composantes du crowdsourcing qu’il conviendra d’identifier et de croiser avec l’acte du « don » et, ainsi, comprendre toute la « mécanique » intrinsèque expliquant la constitution de ce troisième cercle, dit cercle « grand public » ou cercle communautaire élargi.

Dans une démarche exploratoire, De La Ville (2000) détermine trois possibilités d’études idiographiques : perspective positive (le cas permet d’apprécier le pouvoir explicatif de différentes théories), perspective compréhensive (le cas sert de révélateur des préoccupations stratégiques réelles des acteurs sur le terrain) et perspective générative (le cas sert de base pour élaborer un cadre théorique qui le dépasse). Au regard de la démarche d’investigation retenue, une démarche idiographique exploratoire à perspective positive semble la plus appropriée. En effet, le cas étudié, L’Effet Bocal, permet d’apprécier le pouvoir explicatif des travaux théorique d’Howe (2008) sur le crowdsourcing sous l’angle d’un cas réel. Selon Yin (1994), l’étude de cas est une enquête empirique qui étudie un phénomène contemporain dans son contexte. Ce type d’observation implique d’être en « immersion totale dans son terrain, pour tenter d’en saisir toutes les subtilités, au risque de manquer de recul et perdre en objectivité » (Soulé, 2007, p. 128).

La concordance de données multiples via l’investigation au sein d’un terrain limité (comme une étude de cas unique) facilite indéniablement l’accès à des informations nécessaires à la compréhension de faits empiriques. Ainsi, nous avons opté pour un dispositif de collecte de données multiples basé sur le codage de verbatim. De nature primaire et secondaire, les données sont issues d’analyses documentaires externes (les publications dans les médias locaux, les posts sur le compte Facebook de l’épicerie, les contenus du blogue du projet, les échanges avec les internautes sur l’interface de la plateforme où a été réalisée la collecte), de documentations internes remises avec l’accord des porteuses de projet (comptes rendus de réunions avec des partenaires financiers, plan de développement économique de l’activité de l’épicerie, ouvrage de suivi des actions avant, pendant et après la campagne de FP), d’entretiens semi-directifs (principalement de contributeurs issus des trois cercles), de focus groupes avec les deux créatrices et quelques-uns de leurs clients ainsi que de l’analyse détaillée des données de la collecte réalisée sur la plateforme de crowdfunding www.jadopteunprojet.com. Précisons qu’un travail de requalification de ces données a été réalisé en concertation avec les deux créatrices du projet d’épicerie (notamment dans la constitution des cercles communautaires d’après la nature des liens avec les contributeurs).

La revue de littérature ayant permis de qualifier les thématiques relatives à la constitution d’un troisième cercle, celles-ci ont reposées sur les sous-ensembles du crowdsourcing de Howe (2008) (crowd-voting, crowd-creation, crowd-wisdom et crowdfunding). Ces sous- ensembles ont alors été abondés par des codages reflétant la constitution d’un capital social territorial « stimulé » par des proximités géographiques. Les parties suivantes viennent illustrer les résultats obtenus dans l’explicitation d’un troisième cercle communautaire autour d’un projet entrepreneurial local à forte plus-value sociétale.

2.2. Éléments contextuels de l’étude de cas

L’ouverture de l’épicerie sans emballage L’Effet Bocal a donné lieu à une campagne de FP de don avec contrepartie au premier semestre 2017 sur la plateforme de financement participatif www.jadopteunprojet.com située en Nouvelle-Aquitaine (France). Soutenue par 208 contributeurs, cette campagne de FP a permis la collecte de 11 141 euros sur un objectif initial de 8 000 euros. Ainsi, le 20 mai 2017, Maryse Baloge et Mathilde Renaud ont ouvert leur commerce à forte caractéristique sociétale, dans la ville de Poitiers (Nouvelle-Aquitaine, France). La description du projet est faite dans l’encadré 1. Cette démarche locale a été renforcée lors de la collecte par la nature des contreparties offertes : des produits locaux que l’on pouvait aller chercher dans la future épicerie (pour 20 euros « une dose de lessive maison à l’efficacité prouvée ! ») ; la participation à des ateliers lors d’événements collectifs (pour 75 euros « un chèque Atelier “Initiation à l’art japonais du furoshiki” ») ; voire même la possibilité d’aller chercher des produits directement dans le magasin (pour 200 euros « un bocal “surprise” à choisir parmi une jolie sélection en magasin »).

2.3. Présentation des principaux résultats

2.3.1. Cartographies des contributeurs

Lors de la préparation d’une campagne de FP, l’étude des contacts du porteur de projet et l’identification des principaux individus relais sont essentielles. En effet, notre revue de la littérature souligne que les contributeurs initiaux, en particulier ceux appartenant aux premier et deuxième cercles, consolident la campagne, lui procurent les fondations nécessaires à sa réussite. C’est également par leur biais que les porteurs de projet se doteront, dans une certaine mesure, des capacités nécessaires à mobiliser le troisième cercle de contributeurs. Ainsi, les premiers contributeurs viennent pallier les asymétries d’informations qui peuvent exister entre chacun des cercles.

Lors de l’étude du cas L’Effet Bocal, un travail de requalification des 208 contributeurs a été effectué afin d’identifier les donateurs des premier, deuxième et troisième cercles. La classification des 208 contributeurs a été réalisée lors d’entretiens avec les deux porteuses de projet qui ont pu qualifier la nature du lien social les unissant avec chacun d’entre eux (famille, amis, amis d’amis, réseau professionnel actuel, ancien réseau professionnel ou absence de lien social). Notons que le troisième cercle est constitué des contributeurs n’ayant aucun lien social avec les entrepreneuses.

Au terme de la classification, il a été décidé de ne pas différencier le premier cercle du deuxième cercle dans la représentation cartographique. En effet, géographiquement, il n’a pas été observé de différenciation dans l’ancrage territorial de ces deux cercles respectifs. S’agissant du troisième cercle, l’ancrage territorial est en revanche prégnant : il a ainsi été observé une proximité géographique des contributeurs appartenant au troisième cercle autour de la ville de Poitiers où est localisé le projet entrepreneurial. Le croisement des résultats de cette classification avec l’outil Google My Maps livre de nombreux enseignements cartographiques (Cartographies 1 et 2).

Cartographie 1

Effet Bocal : contributions des cercles 1 et 2[3]

Effet Bocal : contributions des cercles 1 et 23
Source : inspiré de Le Béchec, Dejean, Alloing et Meric (2017).

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Détail de la représentation cartographique 1

Détail de la représentation cartographique 1

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Les premiers résultats (Cartographie 1) mettent en évidence l’existence de zones contributives bien définies. Par zones contributives, nous entendons des espaces au sens géographique du terme, sur lesquels l’intensité contributive est plus importante. Ainsi, nous pouvons circonscrire deux zones : autour de Paris (Île-de-France, France) ; autour de Poitiers (Nouvelle-Aquitaine, France).

Lors des entretiens semi-directifs, les créatrices de L’Effet Bocal, Maryse Baloge et Mathilde Renaud, ont confirmé l’existence de liens personnels (familiaux et/ou amicaux) dans ces sous-ensembles territoriaux. Ici, ces deux cercles s’inscrivent bien dans le capital social qui a été décrit précédemment dans la revue de littérature (famille et amis).

Cartographie 2

Effet Bocal : contributeurs du cercle 3[4]

Effet Bocal : contributeurs du cercle 34
Source : inspiré de Le Béchec et al. (2017).

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Détail de la représentation cartographique 2

Détail de la représentation cartographique 2

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La cartographie 2, constituée de donateurs sans lien direct par les porteuses du projet (appelé cercle 3), fait apparaître une forte concentration de donateurs sur la zone de Poitiers (Nouvelle-Aquitaine, France) et sa périphérie proche (département de la Vienne). Un lien territorial entre l’origine géographique des dons – provenant du cercle 3 – et la zone d’installation de la nouvelle épicerie apparaît clairement dans l’étude du cas de L’Effet Bocal. Ce constat nous encourage à conjecturer d’un lien positif entre campagne de FP et notion de territoire, qualifié ici de capital social territorial, où la nature des relations interpersonnelles est induite par les spécificités socioéconomiques locales (bonding, linking et bridging de Putnam, 1993).

Ce sentiment d’appartenance, via le territoire, s’explique par la nature du projet. L’épicerie fait la part belle au circuit court et aux produits locaux. Les entrepreneuses disposent d’une cinquantaine de partenaires régionaux (la zone d’approvisionnement est entre La Rochelle, Poitiers et Niort, Nouvelle-Aquitaine, France). Les créatrices ont une communication à destination du territoire. Elles ont proposé des contreparties à aller chercher à l’épicerie directement (les produits sont disponibles dans les rayons et les ateliers sont réalisés dans le magasin). Cette particularité peut être un élément constitutif supplémentaire, confortant le capital social territorial soulevé par cette étude de cas. L’objet est de corroborer la nature du troisième cercle communautaire avec la revue de littérature (vis-à-vis des facteurs de succès de ce projet d’épicerie). L’identification de ces nouveaux facteurs, à l’origine du succès d’une levée de fonds, peut être expliquée dans un contexte entrepreneurial local, à forte valeur ajoutée sociétale.

2.3.2. L’Effet Bocal : constitution d’un capital social territorialisé

La réalisation d’une collecte de FP repose sur l’élaboration d’une communication efficace, indispensable à la constitution d’une communauté de donateurs. La difficulté de l’exercice réside en la capacité des porteurs du projet à mobiliser un troisième cercle communautaire alors qu’intrinsèquement, ce dernier est relationnellement disjoint des créateurs d’entreprise. Les éléments cartographiques de L’Effet Bocal (Cartographies 1 et 2) soulèvent la notion de capital social territorial. Nous avons décidé d’étudier plus particulièrement les éléments d’interactions ouverts au troisième cercle, en l’occurrence les verbatim issus du blogue animé par Maryse Baloge et Mathilde Renaud[5], afin de mieux comprendre ce phénomène.

Au 1er juillet 2018, on dénombrait 149 publications dans la rubrique « Catégories » réparties sur cinq sous-rubriques : les rdv (117 publications), étapes (11 publications), revues de presse (8 publications), nous connaître (7 publications), coup de pouce (6 publications). Des dires des porteuses du projet, ce blogue a été un élément central de la réussite de la campagne de FP. Les chiffres le confirment puisque les cinq posts les plus consultés depuis l’origine du projet – selon Google My Business – ont tous été postés pendant la période de collecte sur la plateforme jadopteunprojet.com, c’est-à-dire au premier semestre 2017 (Document 1).

Document 1

Les cinq posts les plus consultés du blogue

Les cinq posts les plus consultés du blogue

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L’étude lexicale des termes employés, par Maryse Baloge et Mathilde Renaud, lors de leur campagne de FP, va dans le sens d’une recherche de proximité relationnelle et de partage avec une communauté qui, à l’époque, était encore à construire. Ces extraits de verbatim confortent notre analyse : « Qu’avons-nous fait me demanderez-vous peut-être ? », « Vous voulez connaître toute l’histoire ? », « C’est une histoire de rencontre. » Par ailleurs, lors de la campagne de FP, l’épicerie L’Effet Bocal s’est appuyée sur les réseaux sociaux afin d’amplifier sa communication. Il s’agissait de s’appuyer sur les opportunités du crowdsourcing, pour développer et mobiliser un troisième cercle de contributeurs. Ainsi, la mise en perspective de la proximité géographique a été un facteur dynamisant susceptible de toucher une communauté locale, beaucoup plus large que les simples connaissances des cercles 1 et 2 de Maryse Baloge et Mathilde Renaud. Nous observons que le cercle 3 a ainsi été partie prenante d’une coconstruction du projet entrepreneurial, explicitant la constitution d’un capital social territorial. Le tableau 2 (reprenant la structuration du tableau 1 d’Howe, 2008) met en perspective la relation entre les cercles de contributeurs et la typologie du crowdsourcing (ce tableau a été construit à partir de la retranscription des huit entretiens semi-directifs de contributeurs).

Tableau 2

Restitution des entretiens menés pour l’étude du cas L’Effet Bocal

Restitution des entretiens menés pour l’étude du cas L’Effet Bocal
Source : d’après Howe (2008) complété par les auteurs (issu des entretiens semi-directifs).

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La synthèse des huit entretiens semi-directifs (Tableau 2), menés entre le 1er avril 2018 et le 30 juin 2018, démontre que la capacité des deux créatrices à faire partager et évoluer leur projet d’épicerie alternative, auprès des trois cercles communautaires, a été décisive dans la réussite de ce projet. C’est effectivement cette capacité à fédérer des internautes de composantes différentes – selon l’acception proposée par le crowdsourcing – qui d’une part, explique ce succès et d’autre part, confirme la structuration des trois cercles retenus dans la littérature (Onnée et Renault, 2014). Les entretiens ont également mis en évidence des divergences importantes dans le degré d’implication des composantes du capital social et du capital territorial autour de ce projet entrepreneurial (des verbatim issus des entretiens semi-directifs viennent compléter la structuration de ces trois cercles ici).

Le premier cercle – en l’occurrence, la famille – est surreprésenté dans le domaine du crowd-voting et du crowd-creation alors que les questions de crowd-wisdom et crowdfunding fédèrent beaucoup moins. Il apparaît de manière explicite que le premier cercle est plus enclin à donner du temps et de l’énergie, que de participer à la campagne de FP ou encore de jouer un rôle de conseil. Le mari de l’une des créatrices avait pu notifier : « Il est difficile de donner des conseils à sa femme. Déjà, parce que l’on n’a pas forcément le recul pour ça (on a suivi le projet depuis le début avec elle). Ensuite, parce que l’on n’aurait pas forcément fait la même chose : on ne peut pas faire le projet à leur place, c’est le leur, alors, il faut savoir les laisser faire ». Par ailleurs, la famille s’est souvent financièrement engagée de manière importante et antérieure à la campagne de FP, ce qui explique en grande partie sa moindre participation financière à la levée de fonds. Un autre membre de la famille avait pu le confirmer : « Le projet de Maryse est un projet de reconversion professionnelle que l’on a soutenu dès le début, même s’il y avait des enjeux financiers forts pour eux et pour la famille. On aurait été là si besoin pour les aider financièrement si l’épicerie n’avait pas marché. »

Dans cette étude de cas, le deuxième cercle a eu une implication médiane entre le premier cercle (fort soutien via le crowd-voting et le crowd-creation) et le troisième cercle (fort soutien via le crowd-wisdom et crowdfunding). Ce deuxième cercle est à l’origine du basculement entre un premier cercle de contributeurs (intrinsèquement lié à un capital social) à un troisième cercle de contributeurs (constitutif d’un capital territorial). Le réseau social à l’origine de l’hybridation entre le capital social et le capital territorial, dans la constitution d’un capital social territorial, semble s’inscrire dans une appropriation de la coconstruction du projet entrepreneurial local qu’offrent les quatre formes de crowdsourcing (comme peut le décrire le tableau 2). L’une des contributrices de ce cercle a pu confirmer le rôle de basculement entre le premier et troisième cercle : « J’ai toujours soutenu leur projet : c’est des nanas qui envoient du bois ! On n’a moins l’opportunité de se voir aujourd’hui, mais il fallait que d’autres personnes puissent les découvrir, comprendre leur sincérité dans ce projet. Des personnes qui habitent à côté et qui partagent ces mêmes valeurs devaient les rencontrer. Alors, j’ai parlé d’elles autour de moi et sur les réseaux sociaux, je n’ai pas arrêté de dire qu’elles étaient merveilleuses et qu’il fallait venir les rencontrer ! »

Le troisième cercle a tenu une place déterminante lorsqu’il s’est agi de contribuer financièrement et de proposer des idées d’évolution du projet d’épicerie ; le lien socioéconomique étant faible, les retours de ce cercle en sont d’autant plus aisés et pertinents : plus de facilité, de liberté et d’objectivité pour donner son avis et des conseils au sujet du concept. Ces formes d’implications, pas uniquement financières, viennent expliquer pour partie les éléments de mobilisation de contributeurs en dehors du réseau social des entrepreneuses. La sollicitation d’individus mobilisables, en dehors du cercle familial et amical, afin de financer des projets entrepreneuriaux, devient plausible lors de la mobilisation en amont des premier et deuxième cercles (effet du réseau social induit), parallèlement à une démarche d’appropriation territoriale qu’offre le crowdsourcing. La plus grosse contribution a été faite par le pharmacien du quartier. Celui-ci ne connaissait pas les créatrices, mais sa démarche conforte la constitution d’un capital social territorial autour du projet d’épicerie : « Le pharmacien qui était sur la même place où devait s’ouvrir l’épicerie a donné 1 000 euros. Pourquoi ? Simplement pour participer à l’attractivité commerciale du quartier. Il n’est pas forcément un défenseur du 100 % local et du zéro déchet, mais pour lui, il faut participer à l’attractivité économique locale si l’on veut avoir des quartiers et des villes qui bougent plus. »

3. Discussion des résultats

L’analyse de notre étude de cas confirme le caractère essentiel des quatre sous-composantes du crowdsourcing (Howe, 2006) dans l’appropriation du troisième cercle de contributeurs. Notre recherche a permis de déceler les principaux mécanismes pouvant expliquer la capacité d’individus, en dehors du cercle familial et du cercle amical, de financer des projets entrepreneuriaux locaux à forte plus-value sociétale. Il apparaît que la structuration du troisième cercle, dans une campagne de FP, est complexe, mais pourtant essentielle pour atteindre les objectifs financiers fixés (Onnée et Renault, 2014). Pour ce faire, les porteurs de projet doivent être en mesure d’animer les différentes dimensions mobilisatrices du mécanisme plus global de crowdsourcing. En effet, les premier et deuxième cercles doivent impulser des dynamiques fortes vis-à-vis du crowd-voting et du crowd-creation, pour permettre à un troisième cercle de se structurer et de lancer la dynamique attendue en termes de crowd-wisdom et de crowdfunding.

Au final, la constitution du troisième cercle repose donc sur une double appropriation : l’ouverture aux quatre sous-ensembles du crowdsourcing dans la coconstruction d’un projet entrepreneurial local et la forte implication des premier et deuxième cercles communautaires pour que le capital social puisse se territorialiser. Notons que l’extrapolation des résultats permet une mise en perspective et un prolongement envisagé dans les éléments constitutifs d’un troisième cercle de contributeurs. Ici, la constitution d’un capital social territorial apparaît comme un des facteurs de succès dans la mobilisation d’une coconstruction de projets entrepreneuriaux locaux à fort impact sociétal. Le crowdsourcing, dans sa capacité à faire adhérer des internautes à la constitution d’une foule, s’appuie sur des dimensions du capital social et du capital territorial qu’apportent des porteurs de projet : l’implication au-delà du financement d’un projet conforte un sentiment d’appropriation. La proximité géographique des contributeurs vient densifier le capital social territorial dans sa dynamique d’appropriation du projet d’épicerie.

Notre recherche corrobore la revue de littérature quant à la nature du troisième cercle communautaire. En particulier, notre étude de cas met en perspective les facteurs de succès que sont le réseau social, le capital social et le capital social territorial. Le deuxième cercle de contributeurs est à l’origine du basculement entre le premier cercle de contributeurs (intrinsèquement lié à un capital social), à un troisième cercle de contributeurs (constitutif d’un capital territorial). La confiance qu’apportent des parties prenantes proches (mais sans l’être totalement comme peut l’être le premier cercle), aux porteurs de projet, rend à ce titre l’implication du deuxième cercle indispensable. Ce deuxième cercle se considère plus légitime pour communiquer favorablement sur le bien-fondé du projet. Le discours du mari de l’une des créatrices, issu du premier cercle, le confirme. Celui-ci ayant eu du mal à conseiller sa femme autour du projet, il a préféré rester en recul. Alors que les contributeurs du deuxième cercle n’ont pas eu cette réserve-là.

Les observations relevées dans cette étude de cas semblent valider l’idée selon laquelle, depuis plusieurs années, une forme de « glissement » de la notion de territoire est observable (Plociniczak, 2003 ; Piveteau, 2010). Pour certains, la forme de territoire envisagée ne pourrait être qualifiée comme telle, du fait de sa nature discontinue et « sans réelle limite » (Lyon-Caen, 2006). Dans cette contribution, nous ne cherchons pas à amender ce qu’est la notion de territoire, nous souhaitons simplement montrer que l’utilisation d’un outil numérique, en l’occurrence une plateforme de FP, permet certes d’élargir le domaine des possibles, mais dans le même temps, est à l’origine d’une nouvelle forme de découpage territorial. L’affectation territoriale, se basant en partie sur l’attachement des personnes présentes à un lieu déterminé, influence le choix du lieu d’installation (Plociniczak, 2003 ; Reix, 2008). Ainsi, il apparaît que le FP n’est pas à considérer de la même manière que les formes classiques de financement. Les internautes perçoivent dans le FP l’opportunité de soutenir des projets de proximité pour lesquels ils partagent une même vision, des valeurs communes et la possibilité de participer à sa coconstruction (renvoyant aux effets de la proximité géographique).

Nous avons pu décrire que le fonctionnement des réseaux sociaux faisait ressurgir la notion de territoire, un territoire auquel un individu est attaché par la présence, entre autres, de ses relations. Ces réseaux localisés peuvent alors former ce que Plociniczak (2003) appelle un « capital social territorial ». Le capital social territorial du porteur de projet joue un rôle primordial dans une campagne de FP, car il correspond au territoire via lequel il est en mesure de lever des contributions. Il semble que ce ne soit pas le territoire qui définisse le capital social, mais l’inverse. En ce sens, nous pouvons parler d’un territoire formé autour du porteur de projet par la mobilisation de son capital social puis de son capital social territorial. Nous observons également que ce capital social territorial peut être certes lié à des proximités géographiques – lieux de vie du porteur, localisation professionnelle antérieure, lieux de naissance, etc. –, mais également à une proximité cognitive.

Nous pouvons ajouter que le FP marque une réappropriation collective de certaines questions jusqu’alors cantonnées au cercle institutionnel. Même si la part du FP dans l’ensemble des transactions financières reste faible, elle croît d’année en année. Le FP marque, à l’instar de l’économie collaborative, une volonté des internautes d’agir autrement, de faire par eux-mêmes, de créer ou recréer des services, et ce, à leur initiative et en proximité. Cela témoigne sans doute de l’avènement d’une tendance de fond : les pratiques dans l’ensemble des secteurs changent, mutent, évoluent. Les contributeurs semblent chercher aujourd’hui à s’émanciper des fonctionnements en place, y compris en ce qui concerne les questions de développement local. Les circuits courts, l’agriculture biologique, l’économie collaborative, sont autant d’exemples montrant combien la notion de territoire – au sens « espace de vie » – bénéficie à de nouvelles formes d’initiatives locales et citoyennes.

Conclusion

L’objet de ce travail a été d’apporter des éléments de réponse dans la constitution des cercles communautaires des internautes contributeurs dans le cadre d’une campagne de FP. Nous avons pu les qualifier de premier cercle, deuxième cercle et troisième cercle. La compréhension des phénomènes de foule, autour de la coconstruction de projets entrepreneuriaux locaux à forte plus-value sociétale, devient indispensable pour le développement socioéconomique dans les territoires. Que ce soit la volonté de contribuer à un projet ou celle de lancer sa propre activité, le FP concourt au développement local et peut être considéré comme un outil territorial ascendant – partant du terrain. Les notions de capital social et de capital territorial ont permis d’affiner l’analyse autour de la constitution d’un capital social territorialisé, reposant au préalable sur un réseau social existant. Cette approche « utilitariste » a permis d’expliciter l’enchevêtrement et la complémentarité entre les différents cercles de contributeurs dans la réussite d’une campagne de FP via une grille de lecture reposant sur les sous-composants du crowdsourcing (le crowd-voting, le crowd-creation, le crowd-wisdom et le crowdfunding).

À l’appui d’une méthodologie qualitative fondée sur une étude de cas unique, notre recherche a permis la mise en perspective des enjeux inhérents au capital social territorial dans la constitution d’un troisième cercle de contributeurs. Notre recherche a également permis de mettre en évidence le fait que le FP révolutionne le rôle du contributeur dans de nombreux projets. En s’impliquant au-delà du seul financement, le contributeur devient partie prenante de la dynamique entrepreneuriale renforcée par des proximités géographiques. Il semble que nous soyons devant un phénomène de réappropriation par la foule de certains enjeux économiques, comme le développement d’activités de proximité, privilégiant une forme d’intermédiation citoyenne à l’intermédiation bancaire. Il est toutefois important de souligner que les observations tirées de cette étude de cas ne peuvent pas être extrapolées outre mesure et ne permettent pas de conjecturer que ce phénomène de territoire de ressources mobilisables ait du sens pour tous les domaines d’action (il y a ici un caractère idiosyncratique du cas mobilisé). À ce titre, ces travaux mériteraient d’être complétés par un apport qualitatif supplémentaire pour identifier les leviers de motivation des contributeurs portant sur d’autres profils de projets.