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Le décor de cette recherche est une pièce remplie d’ordinateurs. Des écrans bordent les murs et couvrent les tables. En face de la porte d’entrée, deux grandes fenêtres ouvrent sur le parc de la Hauteur, la chapelle Saint-Louis, les lumières de la ville. Les arbres donnent à voir le travail des saisons, le ciel, celui de la nuit tombante. Les patients désormais vêtus de pyjamas sont installés dans leurs chambres, et on peut distinguer, sur certains écrans, des silhouettes éveillées en train de s’affairer. Les infirmières de nuit se mettent en place à leur poste. Alors, une petite société de soignantes noctambules s’anime.

La « salle d’acquisition » est un lieu central du service des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Géographiquement, elle est située à l’intersection des deux couloirs cliniques et du couloir de recherche; dans l’organisation du travail, elle constitue un centre névralgique par lequel transitent tous les enregistrements des patients. Chaque jour, entre quinze et vingt personnes viennent réaliser des examens diurnes et nocturnes afin de faire diagnostiquer ou suivre l’évolution de pathologies courantes (apnée du sommeil et autres affections respiratoires, troubles du rythme circadien), plus rares (narcolepsie, somnambulisme, cauchemars répétés…), ou liées à des maladies neurologiques (Parkinson, démence, scléroses…). Des médecins neurologues, psychiatres et pneumologues, ainsi que des neuropsychologues et physiologistes, exercent au quotidien dans ce Centre national de référence des maladies rares. C’est aussi un lieu de recherche en neurosciences fondamentales et d’enseignement.

Ce texte s’appuie sur une enquête ethnographique en cours, menée de novembre 2021 à novembre 2023 au sein du service. Il s’ancre plus particulièrement dans la temporalité nocturne et le travail des équipes de nuit. Les patients arrivent à différentes heures de la journée et sont accueillis puis préparés pour leur examen médical, qui consiste en un enregistrement de données physiologiques pendant le sommeil, appelé la vidéo-polysomnographie. Certains restent seulement en journée, le temps de réaliser des siestes; la plupart séjournent une ou deux nuits dans les vingt chambres du laboratoire. La pose des électrodes est réalisée par toutes les infirmières de jour et de nuit selon l’heure d’arrivée — j’utilise ici le féminin générique car, depuis le début de l’enquête, le personnel paramédical est majoritairement composé de femmes, et l’équipe de nuit est entièrement féminine[1]. Dans la salle d’acquisition, les moniteurs diffusent en direct les vidéos des patients, ainsi que les tracés de leur activité physiologique et leurs ondes cérébrales, capturées par l’électroencéphalogramme (EEG). Au sein de ce poste d’observation du sommeil, les écrans forment des « fenêtres sur le rêve » — une image utilisée par la cheffe du service, la professeure Isabelle Arnulf, pour décrire la manière dont les pathologies du sommeil constituent, dans le laboratoire, des ouvertures d’accès à l’étude du rêve[2]. Les infirmières de nuit se relaient pour mener différentes activités et veiller les patients, matérialisés par les ordinateurs. L’attention des soignantes est tournée vers les écrans, et vers cette communauté locale de dormeurs : de quoi sont faites les nuits de ce laboratoire de sommeil ? Quelles sont les stratégies des travailleuses pour se tenir éveillées ? Quel regard portent-elles sur les multiples manières de s’assoupir et de dormir observées nuit après nuit ?

Nous proposons d’explorer les modalités de cette cohabitation éphémère entre patients et infirmières, médiatisée par l’interface polysomnographique, et guidée par un enjeu thérapeutique : ne pas dormir pour prendre soin du sommeil de l’autre. Chacune a ses rituels pour repousser le sommeil jusqu’au lever du jour. En même temps, elles surveillent et commentent les comportements des dormeurs troublés. Les soignantes de ce service ont leurs propres méthodes de « lecture », de compréhension et de réparation des signes vidéo-polysomnographiques, souvent transmises en situation par une autre infirmière. En suivant leurs récits de vie et leur travail nocturne, nous cherchons à saisir cette circulation locale et genrée des savoirs et savoir-faire, ainsi que les conceptions collectives du sommeil et du soin qui en émergent. La méthode de l’observation participante ethnographique m’a menée à partager les nuits des infirmières et documenter différentes scènes, restituées ici sous la forme d’un récit organisé de manière chronologique. Il ne s’agit pas d’envisager la nuit comme intrinsèquement séparée du jour, mais d’explorer leurs points de rencontre et de dialogue. Les paroles collectées au cours d’entretiens semi-directifs et de discussions informelles racontent une richesse relationnelle permise par l’espace-temps nocturne : dans le service, nous verrons ainsi que « les émotions ‘‘circulent’’ entre les différents sujets, par la parole et par le corps[3] ». La nuit, « vaste entreprise de désorientation[4] », a été conceptualisée comme une « frontière anthropologique[5] » peu explorée, qui demande ses propres outils d’analyse[6] et perturbe le rythme de repos du chercheur. Ce texte dessine donc un glissement méthodologique : quelle forme prend l’enquête lorsque l’ethnographe en mal de sommeil se laisse elle-même aller à la rêverie et la somnolence ?

Figure 1

Amélie Barbier, La salle d’acquisition au crépuscule. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 8 juillet 2022.

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L’ensommeillement de l’ethnographe

S’habituer au rythme de nuit, « c’est comme [parler] une langue étrangère », disait l’une des infirmières. Pour rester à leurs côtés, il m’a fallu développer mes propres stratégies de veille. L’observation participante s’avère difficile quand la vigilance s’échappe, et que l’attention flottante laisse venir les rêveries caractéristiques de la phase hypnagogique de l’endormissement. Les effets de la fatigue pèsent sur les outils ethnographiques : « vers quatre heures du matin, j’ai toujours eu l’impression d’écrire au ralenti, considérablement alourdie par les maux de la nuit[7] », raconte l’ethnologue Anne Vega. Pour apprivoiser mes propres nuits blanches, j’ai essayé certaines techniques des soignantes — aller faire un café, marcher dans les couloirs allumés, sortir prendre l’air… Ces occupations ne me satisfaisaient pas car elles impliquaient de quitter la salle d’acquisition (voir la figure 1). Son atmosphère tamisée complexifie la lutte contre le sommeil, mais elle ouvre en même temps d’autres possibilités : les caractéristiques de cette pièce feutrée en font un lieu propice au vagabondage d’esprit, un espace paradoxal, zone intermédiaire[8] entre les états de conscience, favorable à l’imaginaire.

Nous verrons que les soignantes utilisent, entre autres techniques, les outils filmiques pour veiller aux nuits de leurs patients. Dans cette « antichambre du rêve[9] », les images issues de la vidéo-polysomnographie sont omniprésentes et constituent une archive collective du sommeil en train de s’enregistrer. J’ai cherché à représenter les nuits des infirmières avec ces mêmes outils filmiques — caméra et micro — pour former un autre type d’archive, centré sur le contrechamp de la vidéosurveillance du sommeil. Selon l’anthropologue Françoise Héritier, si l’ethnologie s’est peu intéressée aux techniques du regard, on peut pourtant déterminer une typologie des différents types de regard — « une typologie presque morale, qui vise à caractériser l’individu par sa posture, par sa façon de poser son regard[10] ». C’est aussi « un lieu de rapports de pouvoir », lié à la notion de personne et à la place que l’on occupe dans le monde, car, dans beaucoup de contextes, le regard des femmes n’a pas la même liberté que celui des hommes[11]. Les techniques du regard, mais aussi de l’écoute, qui circulent et s’ancrent dans les nuits de ce laboratoire, sont différentes de celles du jour; alors que je tentais de les capter, ma caméra est devenue ma stratégie de veille. Filmer, photographier et réaliser des enregistrements sonores a modifié mes propres techniques du regard, et donc ma place dans le monde de la nuit. Certaines illustrations incluses ici sont issues de vidéos tournées dans la salle d’acquisition, qui ont ensuite été regardées et commentées par les soignantes, et ont mené à des échanges révélateurs de réalités sociales. Devant les images de leur travail, elles ont évoqué les imaginaires de l’univers infirmier et des travailleurs de nuit. Elles ont fait état de perceptions erronées de leurs pratiques, ont raconté le sens de mouvements et positions du corps, ou d’une réaction restée sans explication sur le moment. Nous avons également imaginé et photographié ensemble des remises en scène de situations rencontrées (voir la figure 2) — le rejeu de gestes de travail a permis de clarifier certaines techniques du regard et de l’écoute individuelles et collectives, analysées dans la suite de ce texte. Cette démarche s’inscrit plus largement dans un projet de film documentaire sur les nuits de ce laboratoire de sommeil. En terrain nocturne, au bord de l’endormissement, l’ethnographie a ainsi pu prendre une forme plus libre : la pratique artistique m’a permis de développer mon attention aux signes visuels et sonores qui m’entouraient, d’éveiller ma perception et de m’engager dans l’enquête en tant que dormeuse troublée. Car la nuit amène d’autres modes de pensée[12] : « parler au bord du sommeil, [c’est] accepter la perte de contrôle[13] ». Dans cette recherche, j’envisage donc l’ensommeillement comme un état qui favorise des registres de dialogue singuliers, sincères et ouverts aux imaginaires partagés, et transforme le statut de l’ethnographe sur le terrain.

Figure 2

Amélie Barbier, Mise en scène d’une situation qui avait eu lieu quelques heures plus tôt. Les infirmières se penchent sur l’image d’un patient et échangent entre elles sur leur manière de regarder les signes affichés à l’écran : « il a fait des événements la nuit dernière, ça doit être ça [en montrant une zone] », « pour moi je vois des apnées », « tu veux pas mettre le son, comme ça si sa machine coupe on entend tout de suite ? ». La mise en scène a amené une réflexion collective sur leurs positions et leurs façons de dialoguer autour de certaines pathologies. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 19 juillet 2022.

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Nuits de laboratoire

L’histoire française de la profession infirmière est intimement liée à celle de la Salpêtrière : la première école publique et laïque d’infirmières ouvre en 1878 au sein de l’hôpital[14]. À cette époque, le sommeil constitue une source d’intérêt médical dans l’institution, car certains phénomènes de sommeil sont alors associés à l’hypnose et l’hystérie, étudiées par le neurologue Jean-Martin Charcot[15]. Au début du 20e siècle émerge une conception du sommeil en tant qu’objet scientifique et clinique de laboratoire : aux États-Unis, des recherches sont menées sur la physiologie des dormeurs, jusqu’à l’identification de différents stades[16]. En France, le neurobiologiste Michel Jouvet réalise en 1959 les premiers enregistrements du sommeil de nuit à visée diagnostique[17]. Un centre spécialisé est créé en 1971, au sein du service de neurologie de la Pitié-Salpêtrière, par la neuropsychiatre Lucile Garma. La publication d’une classification des troubles du sommeil en 1979, puis la reconnaissance de l’insomnie et de l’apnée du sommeil comme véritables enjeux de santé publique[18], amènent la légitimation progressive de la médecine du sommeil. Le service exploré dans cette enquête a été fondé en 2000. Il se situe au croisement de différentes institutions investies de manière extensive par les anthropologues — l’histoire des ethnographies de laboratoire, comme celle des hôpitaux, est riche et foisonnante. Pourtant, seules quelques études ethnographiques de courte durée ont été menées en laboratoire de sommeil[19]. L’immersion dans le temps long permet de saisir les multiples dimensions qui forment le quotidien de ces espaces de soin et de recherche.

Car « la nuit, l’hôpital est tout autre[20] », explique l’infirmière de nuit et chercheuse Anne Perraut-Solivères. Si l’on s’attarde dans les couloirs du service des pathologies du sommeil, on peut voir, dans un mouvement d’inversion progressif, les bureaux se vider et les chambres se remplir. Les médecins, les chercheurs, le personnel administratif et paramédical quittent en général les lieux entre 18 et 20 h. Peu à peu, les lumières changent, les ambiances sonores se transforment, « l’organisation hiérarchique se fait floue[21] ». On ne parle plus de couloirs « de recherche » ou « clinique », mais d’ailes du « levant » et du « couchant » : c’est le nom donné par les infirmières aux deux parties du couloir clinique, qui comptent chacune dix chambres, et constitueront leur territoire pendant douze heures. Ces nouveaux repères correspondent à l’orientation géographique du service, car les deux extrémités du couloir clinique se terminent par de grandes fenêtres qui diffusent, respectivement, la lumière du soleil couchant et levant. Ces espaces transitoires seront arpentés à différents moments, mais le centre de la géographie infirmière, le coeur de la nuit, c’est la salle d’acquisition. Ce lieu collectif est le quartier général du travail nocturne, le théâtre de discussions avec « le sommeil de l’institution comme toile de fond[22] ». On y apprend la manière dont chacune des neuf infirmières, réparties en équipes de trois par nuit, est arrivée dans ce service « peu conventionnel » : certaines ont dû quitter d’autres services à la suite de problèmes de santé[23], et ont opté pour « le sommeil » parce que le travail comporte moins d’urgences et permet de prendre le temps d’échanger avec les patients. D’autres avaient une curiosité pour les pathologies et les techniques d’enregistrement du sommeil, une affinité avec l’informatique. L’une des infirmières, qui avait pratiqué hors de l’institution hospitalière pendant plusieurs années, ne se voyait pas revenir dans un service « pur » : « là c’est atypique, c’est l’hôpital mais c’est quand même pas l’hôpital… ». Pourquoi ce laboratoire de sommeil est-il considéré comme « hors normes » par ses soignantes ?

Politiques de la lumière : dormeuses diurnes, équipières nocturnes

L’activité actuelle des infirmières semble différente de ce qu’elles ont connu auparavant. Si « le contenu de travail des personnels soignants de nuit a longtemps été sous-estimé et résumé à la surveillance des patients endormis[24] », l’objet de travail principal de cette équipe est bien le sommeil des malades. Cela marque une rupture avec le rapport au repos dans les autres services, car « ici la priorité c’est de laisser dormir », raconte Justine[25], infirmière de nuit depuis 2015, « au sommeil » depuis moins d’un an. Comme les autres, elle se sent parfois dévalorisée dans son métier, car l’image de la « veilleuse » inactive est tenace : « on me dit “bon dodo alors”, je dis que je ne vais pas dormir ». Cette invisibilité se diffuse jusque dans les lieux de vie des infirmières : pour les voisins, « tu es tous les jours chez toi, […] tu travailles jamais. Si, ça ne se voit pas ! ».

La problématique de la visibilité peut être rencontrée par tous les travailleurs de nuit. En France, le nombre de femmes exerçant entre 21 h et 6 h est en constante augmentation, avec une grande majorité d’emplois dans les activités de service et de soin[26]. Ces horaires supposent une adaptation drastique du sommeil : dormeuses diurnes, les infirmières terminent le travail un peu après 7 h et se couchent en général entre 8 et 9 h. Si certaines parviennent à dormir jusqu’à 16 h environ, la majorité se repose entre quatre et six heures, d’un seul bloc ou par périodes de deux à trois heures — un sommeil fragmenté par un environnement pleinement éveillé. Cris d’enfants, bruits de motos et voitures, chaleurs caniculaires… Les sources de perturbation sont nombreuses et empêchent une récupération de qualité. Ce sommeil polyphasique engendre une fatigue résiduelle qui affaiblit l’énergie et rend difficile n’importe quelle tâche. Même lors des jours de repos, la reprise d’un rythme « normal » est un véritable défi. Dans un carnet de sommeil réalisé pour mon enquête, l’une des soignantes relève parfois ses siestes préparatoires, réalisées de 14 à 16 h avant les nuits de travail. Malgré ces tentatives d’adaptation du cycle veille-sommeil, les infirmières rapportent des insomnies, des troubles de la vigilance ou une dette de sommeil, comme 40 à 80 pour cent des travailleurs de nuit en France[27].

En fin d’après-midi, elles quittent leur propre sommeil perturbé pour venir se plonger dans celui des autres. Afin de mieux comprendre le travail de ces infirmières et ses nombreuses ramifications, la surveillance du sommeil doit ici être envisagée comme une pratique centrale dans l’organisation du service, qui nécessite des compétences particulières. Les responsabilités sont multiples dans ce territoire nocturne sans cadres ni médecins; l’interne de garde de l’hôpital peut être appelé, mais les problèmes rencontrés par « le sommeil » passent en général après les urgences des autres services. L’indépendance permise par le travail de nuit, très appréciée des infirmières, suppose aussi de gérer au quotidien des situations imprévues sans pouvoir joindre immédiatement un référent clinique ou technique. Pendant deux nuits de suite[28], une équipe de trois soignantes investit ainsi le service et se répartit les tâches, prend en charge les événements avant « la relève ». Alma, arrivée en 2019, compare leur condition à celle de l’équipage d’un sous-marin. La métaphore maritime se retrouve chez Perraut-Solivères : « seul maître à bord, l’infirmière est la garante de la sécurité dans un monde où tous les autres sont supposés dormir et se reposent totalement sur elle. Le bateau est sous son entière responsabilité tant pour ce qui concerne ses “passagers” que pour l’ensemble des incidents techniques qui peuvent survenir la nuit[29]. » Mais ici, une particularité prédomine : au lieu du modèle solitaire du travail de nuit hospitalier, rythmé par les alarmes et sonnettes des patients, l’équipe du sommeil s’ancre dans un lieu collectif et partagé — la salle d’acquisition.

Quand les écrans s’allument, elle devient une véritable salle des machines qui contrôle le fonctionnement du service, et permet de mener la barque jusqu’au petit matin. Dans cet espace commun, chaque détail compte. Les groupes constitués sont le résultat d’une longue réflexion collective et de tentatives de cohabitation parfois infructueuses. Des éléments qui « font partie du décor » le jour deviennent la nuit source d’alliances ou de tensions : l’éclairage, le son, la parole cristallisent tout un historique de relations. Il y a les adeptes du silence, et celles qui chassent le sommeil avec des conversations et des plaisanteries. La lumière constitue un point focal : si les grandes fenêtres de la salle forment un repère dans l’alternance entre le jour et la nuit, les ordinateurs étaient auparavant la seule source d’éclairage de la salle après minuit. L’arrivée d’une nouvelle infirmière a mené à des changements d’équipes, car elle avait besoin d’une lumière plus forte pour tenir la nuit. La majorité des soignantes préférant éteindre afin de réguler le rythme nycthéméral ou soulager les yeux (notamment avant de reprendre le volant), l’achat de lampes individuelles a été proposé comme solution à cette situation. Pour trouver une stabilité dans la lutte contre le sommeil, tout est à négocier. L’image du sous-marin exprime l’atmosphère feutrée de la salle commune, comparée à un « nid » ou un « petit cocon » dans lequel les infirmières partagent de nombreux moments; elle représente aussi l’entente pacifique et la solidarité nécessaires à ce temps de cohabitation à huis clos. Alors, dans cet univers reconstruit selon les nouvelles normes de la nuit, une veille attentive peut émerger — moins rythmée par le bruit des sonnettes des patients que par les vagues de leurs tracés.

L’interface polysomnographique

Les écrans de la salle d’acquisition diffusent une myriade d’informations incompréhensibles pour le néophyte. L’examen vidéo-polysomnographique est représenté par une interface transmise en direct dans un logiciel dédié; les mesures y prennent différentes formes. On peut d’abord remarquer une vidéo en noir et blanc à l’esthétique de vidéosurveillance. Cette image en forte plongée est issue des caméras infrarouges installées dans un coin de chaque chambre; elle permet aux médecins et chercheurs d’observer les caractéristiques de différentes pathologies, notamment les parasomnies, qui se caractérisent par des comportements pendant le sommeil (les patients bougent, parlent, expriment des émotions). Elle leur sert aussi à corréler les données électrophysiologiques, centrées sur des éléments précis, avec des images du corps entier du patient. Le tracé EEG, composé des ondes captées par les électrodes fixées sur le crâne des patients, se situe en général dans la partie supérieure de l’écran (voir la figure 3). Dans la partie inférieure, d’autres tracés de différentes couleurs représentent les mesures des muscles du visage, du rythme cardiaque et respiratoire, du taux de saturation en oxygène, etc. De multiples commandes en haut du logiciel viennent compléter ce tableau. D’abord captés par un boîtier amplificateur branché aux électrodes et relié à l’ordinateur de la chambre, les tracés sont enregistrés en salle d’acquisition jusqu’au matin. Ces enregistrements sont ensuite transmis aux médecins et chercheurs en « salle de lecture ». L’enjeu d’une bonne acquisition, avec des tracés de qualité, est donc central : ces outils sont des techniques d’inscription, au sens de Bruno Latour[30], qui rendent le sommeil visible avec des procédés d’écriture et d’imagerie normés selon les critères de la médecine du sommeil[31]. Le fonctionnement du service dépend de ces inscriptions, car cliniciens et chercheurs en neurosciences étudient cette matière pour poser des diagnostics, analyser des hypothèses, et publier des résultats sur les fonctions et mécanismes du sommeil et du rêve.

Figure 3

Amélie Barbier, Les tracés sont composés de différents types d’ondes qui permettent d’identifier les stades de sommeil. On peut voir ici les ondes delta du sommeil lent profond. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 1er avril 2022.

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La technique de l’électroencéphalographie se développe à la fin du 19e siècle, et les premiers EEG sont enregistrés chez l’humain par le neurologue et psychiatre Hans Berger en 1924. Hermann Fischgold, chef du service d’électroradiologie de la Pitié de 1949 à 1969, réalise les premiers EEG en France[32]. Les enregistrements polygraphiques du sommeil se développent par la suite dans les milieux cliniques et de recherche. Au fil de l’enquête, les tracés sont apparus comme un véritable langage du sommeil plus ou moins maîtrisé par les différents membres du service. Dans cette répartition locale des savoirs, les médecins et chercheurs sont les spécialistes de la « lecture », tandis que les infirmières établissent une distinction entre celles qui ont passé le Diplôme inter-universitaire du sommeil, et celles qui, comme les aides-soignantes et le personnel administratif, ne savent pas lire les tracés[33]. Il peut dès lors sembler paradoxal de parler de lecture pour décrire les pratiques des infirmières. Pourtant, le terme lire reste adéquat afin d’exprimer les processus d’observation, d’interprétation et de correction auxquels se livrent ces soignantes. Déchiffrer les signes polysomnographiques constitue le coeur de leurs pratiques. « De jour, on n’a pas le temps d’être devant les tracés. On est juste techniciennes […]. Mais de nuit, t’apprends à reconnaître certaines choses. […] La nuit ça a du sens », expliquait Hélène, au service depuis cinq ans. Au premier abord, le travail nocturne peut sembler plus technique et moins social que celui de jour : l’infirmière et le patient, reliés à leurs ordinateurs, sont séparés spatialement. Pourtant Hélène les différencie justement sur ce critère de technicité, et associe la nuit à l’émergence d’un sens particulier. « L’invisibilité de la réalité nocturne pour un non-initié[34] » demande d’explorer plus en détail le déroulement des nuits de travail de ces soignantes, et leurs manières de produire du sens et des connaissances à partir des tracés (voir la figure 4). Car à travers l’interface polysomnographique circulent aussi les « affects mobilisés par l’art de soigner[35] ».

Figure 4

Amélie Barbier, Une infirmière devant les tracés. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 8 septembre 2022.

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Fragments de scènes nocturnes

Les scènes documentées au cours de l’enquête sont ici agencées selon des plages horaires chronologiques qui rendent compte de l’architecture générale des nuits dans le service. Il faut cependant noter que ces repères peuvent fortement varier au quotidien, en fonction des événements qui marquent l’environnement du laboratoire, des patients « passagers » de la nuit, et de chaque infirmière. Nous nous attachons ici à les accompagner tant dans leurs tâches professionnelles que dans ce qu’elles appellent leurs « à-côtés », les temps hors cadre qui peuplent leurs nuits.

19 h, transmissions de crépuscule. Les premières infirmières de nuit arrivent autour de 18 h 30 et s’installent en salle d’acquisition. Lors des transmissions, chaque chambre est passée en revue et différentes informations sont données. « Au 8, Monsieur N… vient pour une parasomnie, il est casqué. Au 9, Madame J… est là pour un bilan de 48 heures, elle est à casquer, elle est très gentille. » C’est le moment où chaque infirmière se voit attribuer environ cinq patients pour la nuit; on raconte les interactions et impressions laissées par ces visiteurs, et on identifie aussi les cas qui vont demander une vigilance particulière, par exemple les personnes non autonomes. C’est un temps d’échanges autour des problèmes techniques — électrodes « en fin de vie », tracés à l’allure inhabituelle, câbles défectueux…

19 h 30, premier tour et casquage. Certaines soignantes préfèrent faire le tour de tous leurs patients — c’est l’occasion de se présenter et demander à quelle heure ils souhaitent dormir —, d’autres commencent directement à les préparer pour la pose des électrodes en salle de casquage. La durée incompressible de cette activité (entre trente minutes et une heure) en fait un temps privilégié de rencontres et d’échanges. L’infirmière explique le dispositif au patient : « Là, je cherche le muscle, là je frotte la peau, c’est pour avoir de beaux tracés… » Le casquage est une technique normée, enseignée en situation par une infirmière expérimentée à une nouvelle selon une cartographie précise du corps et du crâne. Elle comporte ses rituels, son matériel, ses erreurs de débutant à ne pas commettre. En même temps, chacune s’organise à sa manière : pour se repérer dans les électrodes multicolores, les soignantes ont mis en place des codes couleur qui reflètent leurs goûts ou moyens mnémotechniques personnels (voir la figure 5). Certaines équipes essaient d’instaurer un code collectif afin de faciliter les interventions : si une électrode se décolle, il faut aller la changer rapidement pour ne pas perdre trop de données sur le tracé, sans réveiller le patient si possible. Intervenir sur les couleurs organisées par quelqu’un d’autre peut s’avérer un vrai casse-tête. Ces codes traduisent donc à la fois une organisation de travail centrée autour de la qualité du tracé, et une volonté de ne pas déranger le sommeil du patient.

Figure 5

Amélie Barbier, Le code couleur d’une des infirmières : blanc en F3, gris en C3, noir en 01, jaune en A2, orange en EMG1, rouge en EMG2, bleu en E1, vert en E2. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 7 avril 2022.

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21 h 30, lancer les enregistrements, organiser ses écrans. Les patients sont encouragés à s’endormir tôt pour enregistrer de longs tracés. Lors de leur second tour, les infirmières terminent les vérifications des électrodes en chambre, font les derniers recollages, et branchent le dormeur à l’ordinateur. Ce câble matérialise un nouveau type de lien entre eux : il n’est plus possible de sortir du lit sans appeler la soignante. Les patients racontent souvent leurs habitudes de sommeil et leurs inquiétudes à ce moment-là — la préférence pour un type d’oreiller ou une position, les multiples réveils pour boire de l’eau, la crainte de ne pas réussir à dormir avec tous ces fils, le fait de se sentir observé… L’infirmière écoute et rassure, apporte des conseils pour apprivoiser ce nouvel environnement de sommeil. De retour dans la salle d’acquisition, chaque écran incarne désormais un patient. Les soignantes les agencent afin de suivre l’organisation de la pièce en trois parties séparées par les ordinateurs : des territoires individuels se dessinent. Des styles de regard apparaissent — Constance, « au sommeil » depuis quatre ans, range l’interface de tous ses écrans de la même manière. Elle place la vidéo sur le côté droit, en format vertical, et zoome sur le patient, ce qui lui permet de bien voir son image, mais aussi d’avoir des tracés assez grands sur le côté gauche. Alma préfère mettre la vidéo sur la partie haute de l’écran, en format horizontal et miniature, pour se concentrer sur les tracés. Dans le cas de pathologies avec un risque de mouvement ou de chute, comme le somnambulisme, elle agrandit la vidéo et augmente le volume sonore. Il arrive qu’un écran s’élève au-dessus du niveau des autres : cela signale un dormeur qui demande une vigilance particulière, par exemple un patient atteint du syndrome d’Ondine, qui ne peut pas respirer seul sans machine pendant le sommeil. Des soucis techniques se manifestent souvent lors de cette période, et sont retranscrits dans le classeur des problèmes, véritable archive des multiples interrogations informatiques auxquelles font face les soignantes après le coucher du soleil. Dans un groupe WhatsApp réservé à l’équipe de nuit, de nombreux conseils circulent : on préconise de ne pas se fier aux impédances (qui avertissent des mauvais signaux sur l’interface) mais aux tracés, d’éloigner les téléphones des patients de leur boîtier d’enregistrement pour éviter les ondes brouillées…

23 h, négociations et charges administratives. Selon les nuits, le casquage et le branchement des patients peuvent se terminer bien plus tard que prévu. Quand chaque personne est installée dans sa chambre et que les soucis techniques ont été résolus, l’atmosphère se transforme. L’agitation semblable au rythme diurne laisse place à un étirement vers la temporalité nocturne, moins structurée, plus ouverte à d’autres formes d’attention. Les infirmières remplissent des fiches techniques et des fichiers informatiques, notent les premiers relevés horaires des mesures indiquées sur les tracés; en même temps, elles observent les silhouettes parfois encore agitées qui peuplent les écrans. L’ambiance sonore de la pièce témoigne de la présence de ces habitants impalpables. Quelques raclements de gorge, un éternuement, une voix qui parle au téléphone — tout un univers de bruitages s’anime (voir la figure 6). Un vieil air de rock crépite dans les enceintes, c’est une patiente qu’on laisse écouter la radio parce qu’elle l’aide à se relaxer. Ces rituels d’endormissement sont négociés par les dormeurs et commentés par les infirmières qui les comparent à leurs propres comportements : « On s’aperçoit qu’on a des mauvaises habitudes pour s’endormir », racontent Françoise, Nicole et Hélène dans un entretien collectif. « On dit beaucoup de choses au patient que nous-même on ne fait pas », explique Nicole en évoquant l’utilisation d’écrans avant de se coucher — « Oui mais nous, on ne se fait pas hospitaliser pour un trouble du sommeil ! » rétorque Hélène.

Figure 6

Amélie Barbier, Montage d’extraits qui forment le paysage sonore du sommeil dans la salle d’acquisition, avec la soufflerie caractéristique des nombreux ordinateurs. Enregistrement sonore, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, mars–avril 2022.

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Figure 7

Amélie Barbier, Une infirmière fait ses premiers relevés de tracés. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 8 septembre 2022.

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Minuit, rassurer les insomniaques. L’équipe mange dans une autre salle entre 23 h et 1 h environ. Cet horaire dépend des phénomènes qui vont venir perturber l’entrée en sommeil des patients : la fin de soirée est un moment hybride qui marque les inégalités du repos. Certaines personnes s’endorment sans obstacle, d’autres n’y parviennent pas, troublées par l’environnement inhabituel et impersonnel du laboratoire, la perte de leurs repères domestiques. Minuit sonne un basculement dans la nuit profonde. Les frustrations deviennent de plus en plus visibles et audibles de part et d’autre de l’écran : « Je cherche comment dormir », dit une jeune fille assise dans son lit, au téléphone avec sa mère. « La pauvre », répond l’infirmière qui la regarde. Les soignantes ont de l’empathie pour leurs patients; en même temps, les mauvaises habitudes de sommeil mettent en péril le bon déroulement de l’examen dont elles sont responsables. « Il va rater son test », déplore Justine en observant un homme qui ne se couche pas et garde les lumières allumées. « J’ai deux patients sur leur téléphone ! s’exclame Constance, je leur avais bien dit pas d’écran. » Les sonnettes résonnent, la lassitude de ceux qui ne trouvent pas le sommeil peut les amener à exprimer frontalement leur colère aux infirmières, seules représentantes nocturnes de l’hôpital.

1 h, au chevet du sommeil : veiller les écrans. Peu à peu, les images disparates s’harmonisent, les vidéos passent toutes au noir et blanc de l’infrarouge. Les infirmières sont postées devant leurs écrans, spectatrices du sommeil qui se dessine dans les reliefs des tracés (voir la figure 7). Derrière cette veille, une observation minutieuse s’opère : « C’est un faux calme, dit Alma, ici, tu peux pas vraiment te poser. On a une vingtaine de tracés à surveiller en plus de la caméra, tout ça fois cinq […]. On peut pas se relâcher. […] Il faut qu’on ait toujours les yeux sur les écrans. » « Je regarde [les tracés] un par un, explique Sarah, qui vient d’arriver dans le service, pour le moment je ne peux pas regarder et voir tout de suite. » La distinction entre ces deux termes exprime l’idée d’un regard novice qui doit se former aux signes pour percevoir d’éventuelles irrégularités. Les infirmières expérimentées peuvent ainsi reconnaître une interface inhabituelle au premier coup d’oeil : chaque équipe est composée d’une « experte » qui aide les autres à identifier des problèmes. « On capte plus rapidement les choses, en dix secondes on regarde les écrans et on se dit c’est bon », explique Constance, experte de son équipe. « C’est par expérience, au fur et à mesure », raconte Héloïse, autre experte, dans le service depuis neuf ans. L’oeil se fait à la nuit, l’oreille aussi. Les « trucs et astuces » pour déjouer les « pièges » sont transmis par l’experte présente ou celles du groupe WhatsApp — par exemple, l’importance d’observer le mouvement de la « réglette » pour éviter de perdre un cycle de sommeil quand les tracés « buggent » et se figent, mais que la caméra continue de tourner (voir la figure 8). Ce corpus de savoirs propre à la nuit s’acquiert et circule en situation.

Figure 8

Amélie Barbier, À gauche, la « réglette » passe sur les ondes du sommeil paradoxal. À droite, un problème technique sur des tracés. Photographies 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 14 octobre 2022.

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Figure 9

Amélie Barbier, Une infirmière observe les tracés d’un patient. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 8 septembre 2022.

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2 h, dialogues à la lueur des tracés. Au creux de la nuit, la discussion forme un premier refuge à l’abri du sommeil qui guette les travailleuses. Les conversations se tissent dans un registre particulier : le plus souvent, chacune est assise dans une partie différente de la pièce et ne regarde pas les autres, mais garde les yeux sur ses écrans (voir la figure 9). Malgré ce format de dialogue peu commun, dans la confidentialité de la salle d’acquisition peut naître une véritable intimité. Le rire est contagieux, le ton familier — on connaît par coeur les familles des collègues à force de récits nocturnes, on attend la prochaine nuit commune pour partager ses confidences et réflexions. Les interventions en chambre, pour régler un problème technique ou soigner un patient, sont également sources de débats et discussions. Vus de l’extérieur, ces échanges pourraient être interprétés comme un signe de déconcentration, un manque de rigueur de la part des infirmières. Il s’agit au contraire d’une manière de garder le sommeil des autres au coeur de leurs préoccupations, sans se laisser envahir par leur propre fatigue.

De 3 à 4 h, stratégies de veille. « C’est le moment difficile », compatit Justine en me voyant balbutier et perdre les questions que j’avais préparées. L’heure à laquelle la température corporelle baisse, la sécrétion de l’hormone de la mélatonine est à son pic, et tous les sens appellent à céder devant l’assoupissement. Dans l’atmosphère ouatée de la salle d’acquisition, les infirmières font face au sommeil qui leur échappe, elles l’observent sous toutes ses coutures. Les heures s’étirent et il devient de plus en plus difficile de se concentrer sur les lignes qui dansent et défilent. On se sent bercé par le ronronnement imperturbable de la ventilation des ordinateurs. Si les discussions animées constituent une adaptation collective au risque de somnolence, d’autres pratiques individuelles transforment le décor et l’ambiance de la pièce : certaines vont chercher des fauteuils prévus pour le personnel de nuit et s’installent dans une posture plus confortable, afin de « tenir toute la nuit » postées devant les écrans sans souffrir du dos ou des jambes. « Là, je bouge pour me stimuler », explique Alma en voyant le balancement répétitif de son pied enregistré sur l’une de mes vidéos. Quand elle sent la fatigue monter, Justine se lève et va chercher un café, s’affaire sur le chemin, range les chariots, trie les papiers. Hélène prend une pause et sort fumer une cigarette, ou installe son matériel de diamond painting devant les écrans (voir la figure 10). Cette activité répétitive et minutieuse lui permet de passer le temps tout en restant concentrée et en gardant l’oeil sur les tracés. Louise regarde parfois des vidéos, toujours courtes, pour rester alerte. « On n’a pas de recette miracle, explique Nicole, quand on sait qu’une collègue a eu une sale journée, […] on aide à assurer la surveillance de ses écrans, faut être solidaire. » Car ces activités parallèles sont ponctuées par des phénomènes bénins ou plus graves, et il est alors important de réagir rapidement : un patient somnambule chute de son lit et se blesse, une électrode saute, quelqu’un fait une terreur nocturne, un taux d’oxygène baisse… Le sommeil a ses propres situations de crise, et l’infirmière les désamorce jusqu’au petit matin.

Figure 10

Amélie Barbier, Le diamond painting d’Hélène. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 1er avril 2022.

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5 h 30, passer la nuit en revue. Il est temps de noter tous les « événements » de la nuit pour préparer le compte-rendu du matin (voir la figure 11). « Si ce n’est pas écrit, ça n’existe pas » — un adage répété par les infirmières, qui résume bien la trace de leur présence dans l’institution hospitalière. Leur travail est consigné dans des cases, des fiches et dossiers dans lesquels chaque problème de santé et souci technique est détaillé. Aux marges de ces écrits restent de nombreux non-dits, qui racontent pourtant des aspects centraux de leur travail : explication des dispositifs aux patients ou proches préoccupés, négociation des rites de couchage, accompagnement dans les inquiétudes nocturnes, analyse de tous les comportements, qu’ils mènent ou non à une intervention… Le tissu relationnel qui se construit entre le patient et l’infirmière n’apparaît pas dans ces récits normés de la nuit.

6 h, premiers éveils et décasquages. Le rythme se rapproche peu à peu de celui de la journée, la lumière se fait plus marquée, les couloirs sont empruntés par les premiers levés. La clôture des enregistrements signale la fin du lien informatique qui a connecté la soignante et le patient pendant quelques heures. Ils se retrouvent en personne pour l’enlèvement des électrodes, un nouveau temps d’échange toujours impulsé par la même interrogation, qui fait partie du questionnaire clinique : « Comment s’est passée votre nuit ? » Cet échange permet à l’infirmière de rapporter sur la fiche du patient sa perception du sommeil, son ressenti de la nuit — une donnée qui peut aider les médecins à mieux comprendre certains symptômes. La différence entre le sommeil de la maison et celui du laboratoire est au coeur de cette conversation, qu’il s’agisse d’avoir très mal dormi avec tout le dispositif, ou au contraire de s’être parfaitement reposé, sans montrer aux câbles et aux caméras les troubles qui ont amené à consulter. La soignante continue alors de rassurer le patient sur son examen.

7 h, transmissions d’aube. Une première infirmière de jour arrive et demande : « Ça ne vous dérange pas si j’allume ? » La salle d’acquisition, réinvestie par le monde diurne, se métamorphose et devient vite méconnaissable. Les équipes s’y réunissent pour la relève : « Monsieur … a bien dormi, il reste pour une autre nuit, il a eu mal aux jambes et a pris un Doliprane. Madame … a fait des hypopnées, pas d’autre événement. » Cette prose minimaliste suit le fil des fiches de compte-rendu, mais la discussion s’échappe souvent vers des récits plus personnels du vécu des infirmières (des astuces trouvées, des questionnements amenés par une situation, des échanges particuliers avec un patient…). Certains non-écrits sont ainsi partagés oralement. Les transmissions terminées, il est temps d’entamer la difficile route du retour vers la maison et vers un sommeil qui, bientôt, appartiendra aux soignantes.

Figure 11

Amélie Barbier, Une infirmière de nuit écrit ses observations. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 8 septembre 2022.

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Expertes et bricoleuses d’images

L’enquête a permis de voir émerger, parmi les neuf infirmières de nuit du service, une forme d’expertise locale axée sur l’expérience et l’ancienneté. La hiérarchie de la nuit valorise les connaissances acquises « sur le tas », la débrouille et la créativité, les solutions rapides et efficaces. Cette expertise n’est pas reconnue par l’institution hospitalière[36]; en revanche, elle entre très clairement en compte dans l’organisation interne des équipes. Les savoirs particuliers de la nuit, acquis et transmis au fil des années, mènent à des adaptations et bricolages dans le déroulement du travail : l’éloignement de la télécommande pour éviter le brouillage des tracés est par exemple aujourd’hui une étape récurrente du rituel de mise au lit des patients. Notons que le bricolage d’outils et d’images recevables par la communauté scientifique[37] est une pratique collective qui concerne tous les membres du service, en particulier les médecins et les neuroscientifiques. Au sein de ce réseau, le rôle des infirmières ne doit donc pas être réduit à celui d’observatrice : elles-mêmes se considèrent comme des « ouvrières » dont le but est de produire des signaux vidéo-polysomnographiques de la meilleure qualité possible. Elles passent leur temps à bricoler avec les objets, les outils, les décors (lumières, disposition des chambres), mais aussi avec les mots, puisqu’une partie de leur travail consiste à écouter le patient, le rassurer et lui apporter des explications ou conseils — une activité qui les place dans un rôle maternant, accentué par les dynamiques relationnelles à l’oeuvre pendant la nuit. Chaque soir, ce groupe de femmes met au lit et veille des dormeurs troublés dans leur traversée jusqu’au petit matin. L’empathie et la bienveillance sont de mise afin d’assurer, avec de multiples précautions techniques et humaines, que chacun aura fait sa nuit.

Ce bricolage multiforme nous semble tendre vers un enjeu clé : fabriquer de belles images de sommeil. L’emploi d’un adjectif relatif à la beauté, et l’utilisation régulière du terme « beau tracé », cristallisent ainsi les notions de lisibilité, de clarté, d’efficacité — la possibilité d’apporter une réponse aux symptômes du patient sous la forme d’un diagnostic médical. La responsabilité des infirmières dans l’accès à ce diagnostic les mène à entraîner leur regard, ajuster leur « focale » individuelle à l’intérieur d’un système de représentations[38]. Elles cherchent à soigner les tracés selon des critères qui leur deviennent de plus en plus visibles avec l’expérience : une esthétique de l’imagerie du sommeil guide leurs pratiques. Une éthique également, car « on ne peut pas se permettre de laisser un patient avec un enregistrement qui n’est pas interprétable ». Leurs modes de lecture diffèrent de ceux des médecins, car elles sont les surveillantes des données en train de s’écrire — en temps direct, elles axent leur attention sur les causes possibles des signaux troublés, et les façons de les réparer. Nous proposons donc l’idée que la vidéo-polysomnographie, principal objet clinique et scientifique produit par le service, raconte l’histoire hypnique du patient mais aussi la pratique de l’infirmière qui l’a casqué, et de celle qui l’a surveillé toute la nuit[39]. Les différentes techniques de pose des électrodes, le matériel utilisé, la bonne tenue de la colle, vont influencer l’aspect de ces signaux électriques : la forme des tracés dépend du savoir-faire de casquage des infirmières. Chaque intervention pour recoller un élément, rebrancher un dormeur, apporter un soin, s’inscrit ensuite dans l’interface en même temps que l’architecture du sommeil du patient (voir la figure 12). Les vidéos sont d’ailleurs parfois utilisées comme « preuves » par les soignantes lorsque leurs actes sont questionnés — par exemple, si un tracé est illisible à cause d’un mauvais signal, la travailleuse de nuit peut montrer au médecin qu’elle a pourtant bien procédé à un recollage. Ces signes et interactions, considérés comme des « artefacts » autour des données physiologiques, rendent visible le travail de l’infirmière de nuit.

Figure 12

Amélie Barbier, La vidéo-polysomnographie montre une infirmière en train de recoller une électrode pendant la nuit. La patiente se réveille et elles parlent. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 19 octobre 2022.

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Sensorialités et solidarités : « une autre sorte de soin »

Ces images contiennent donc, dans leurs interstices, certains savoir-faire des soignantes, ainsi que des situations sociales propres à leur profession. En revanche, d’autres aspects du travail de nuit y restent invisibles : c’est notamment le cas des dialogues et réflexions partagés par les équipières derrière les écrans, qui les mènent à intervenir en chambre ou sur le logiciel. Nous avons vu et décrit le déploiement de cette solidarité, cette « pensée collective » qui naît de la « veille communautaire » nocturne[40]. Pour les infirmières, les espaces de liberté sociale ouverts par le rythme de nuit sont multiples : les relations au sein de l’équipe, détachées de l’organisation et du foisonnement diurnes, peuvent prendre le temps de la confiance et la connaissance mutuelle. Il en va de même pour les interactions avec les patients. Bien que ceux-ci ne restent dans le service que pour une période très courte, les soignantes apprécient les moments d’échanges plus « tranquilles » que le jour. Enfin, cette liberté se diffuse hors du laboratoire : pour plusieurs d’entre elles, le choix de la nuit s’est fait car il permet de partager plus de temps avec ses proches. Les infirmières ne se sentent pas coupées du monde ni des vies de leurs amis, conjoints ou conjointes, enfants et parents. Leur rythme contraignant, avec de multiples répercussions sur la santé (« j’ai zéro concentration de jour », « ça fait grossir », « je suis insomniaque », « j’ai perdu au niveau de la vue »), offre en même temps une richesse relationnelle dans et hors de l’hôpital. Les conceptions du sommeil dans ce groupe se concentrent donc sur ses aspects vitaux et sociaux, envisagés comme complémentaires : pour les soignantes, les troubles du sommeil constituent une problématique sanitaire majeure dans la société française, encore peu reconnue. A travers leur rôle local de gardiennes du sommeil, elles ont appris à le connaître, le soigner et le valoriser — paradoxalement, en transformant leurs propres nuits pour se confronter à celles des autres.

Figure 13

Amélie Barbier, Deux infirmières observent leurs écrans côte à côte dans les fauteuils prévus pour le personnel de nuit. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 11 avril 2022.

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Les images polysomnographiques n’expriment pas non plus la sensibilité particulière qui éclot dans la pièce où elles sont enregistrées. Le travail « au sommeil » suppose une surveillance constante dans une salle de contrôle collective, ce qui diffère des nuits dans les autres services, rythmées par des alarmes ponctuelles et des espaces de veille souvent solitaires. Pour toutes les infirmières de nuit, « “résister” à la fatigue est une des premières expériences de transgression de la “normalité”, l’ouverture sur des ressources inconnues du corps et de la conscience, l’expérience de leur indissociabilité, le début de l’apprentissage de la “veille” et d’un autre rapport à la pensée[41] ». Mais pour les soignantes du sommeil, cette familiarisation avec les signes de la nuit se fait en collectivité. Aux heures avancées, les « états seconds » provoqués par la fatigue mènent à une expression plus libre des pensées et des émotions, de la part des infirmières comme des patients. L’écran médiatise l’empathie, les troubles des dormeurs affectent celles qui les observent. La surveillance devient alors super-vision : la vue adaptée à la lumière de la salle et des écrans se fait plus sensible, l’ouïe plus fine, « comme si la nuit les sens se démultipliaient[42] ». Les positions adoptées par les soignantes devant les tracés, notamment la posture semi-allongée, sont des techniques du regard et de l’écoute qui favorisent le repos des muscles mais aussi la réceptivité aux stimulations sonores et visuelles des nombreux ordinateurs qui les entourent (voir les figures 13–14).

Cette forme d’attention accrue, cette phénoménologie du sommeil des autres dont elles font l’expérience pendant de longues heures, caractérisent ce qu’elles appellent une « autre sorte de soin » développée la nuit dans le service. « Lire » les tracés apparaît alors comme une activité plurielle qui laisse place aux sensibilités individuelles et collectives, aux connaissances acquises et transmises en situation, à une compréhension des signes du sommeil basée sur l’expérience et l’empathie. À l’aube, avant leur départ, elles sont questionnées par les soignants matinaux : « Est-ce qu’il a fait des apnées ?, est-ce qu’il a fait des parasomnies ?, est-ce qu’il a crié ?, […] t’es un peu l’oeil et l’oreille de la nuit pour le staff du matin. Après, bien sûr, ils vont lire les tracés. Mais le premier truc, c’est ce que nous on aura observé. » Le ressenti de ces témoins de la nuit est transmis oralement et vient compléter les traces inscrites sur le papier et la vidéo-polysomnographie. C’est cette matière aux marges, intangible et inquantifiable, composée d’affects, d’intuitions et de perceptions peu valorisées par l’institution, que nous mettons ici en évidence comme un aspect crucial de leur pratique de soin. Nous avons cherché à mieux la saisir à travers l’immersion ethnographique et la pratique filmique et photographique — la caméra a constitué une forme de mémoire de ces moments favorisés par la « liberté sociale » du temps nocturne et des dialogues ensommeillés. Dans cette salle obscure où se joue tout un cinéma du sommeil, quand les écrans s’allument et que les frontières entre les chambres s’estompent, des êtres séparés spatialement sont mis en présence, et les sensibilités soignantes s’affinent.

Figure 14

Amélie Barbier, Une infirmière de nuit devant un ordinateur en salle d’acquisition. Photographie 16/9, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, 14 octobre 2022.

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