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La figure du chancelier Mercurino Arborio di Gattinara fut au coeur des polémiques sur la nature de l’Empire de Charles Quint. Chez les historiens les plus récents, on tend à admettre que l’influence de Gattinara sur le jeune Charles fut limitée [1]. Il apparaît alors moins comme un « grand homme » qu’un homme d’État parmi d’autres. Manuel Rivero a relevé les similarités des trajectoires de Gattinara et Seyssel [2]. Aussi n’est-ce sans doute pas un hasard si la dernière étude parue sur Gattinara vient d’une spécialiste de Seyssel [3]. Pour Rebecca Ard Boone, celui-ci ne cherchait pas à construire un État idéal, mais à procurer au roi de France les moyens de conquérir et de conserver de nouveaux domaines. Son analyse de la trajectoire de Gattinara propose une réflexion sur un thème complémentaire, articulée autour de la notion « d’humanisme prédateur », l’apport de l’humanisme aux appareils de pouvoir de la Haute Renaissance.
Le livre de Boone se présente en deux parties : une étude de soixante-douze pages réparties en cinq chapitres et la traduction anglaise de l’autobiographie du chancelier (p. 75-136), écrite l’année de sa mort (1530). Si cette traduction est la bienvenue, nous regrettons en revanche qu’elle ne s’accompagne pas de la publication du texte original en latin, ou au moins d’annotations signalant les traductions délicates. Ces choix auraient accru l’intérêt du livre comme outil de travail historien.
Après un premier chapitre rappelant la biographie du chancelier, le deuxième chapitre analyse les enjeux entourant la publication du texte le plus connu de Gattinara après son autobiographie, l’Oratio Supplicatoria, texte dans lequel il relate un rêve dans lequel il aurait vu l’Empereur faire triompher le christianisme dans le monde et lui apporter la paix. Ce texte est à la fois une tentative pour se faire remarquer du jeune souverain et un travail de propagande impériale. L’élément prophétique s’inscrit dans le contexte de l’élection impériale, puis du renforcement progressif du pouvoir de l’Empereur.
Le troisième chapitre s’intéresse aux interventions de Gattinara dans les affaires américaines, notamment à ses liens avec Bartolomé de las Casas. Pour Boone, l’appui offert par Gattinara aux prêtres « indianistes » favorisait le pouvoir impérial au détriment de celui des conquistadors. Gattinara s’efforçait de renforcer le pouvoir royal et l’ordre social pour faire de l’Amérique une source de revenus stable pour la politique impériale.
Le quatrième chapitre examine trois ouvrages de la propagande impériale dans le contexte de l’affrontement de Charles Quint, du Pape Clément VII et des forces luthériennes. Le Pro Divo Carolo, la tentative de réédition du De Monarchia de Dante et le Dialogue des choses survenues à Rome, d’Alfonso de Valdés. Ces ouvrages présentaient le projet d’une réunification des chrétiens sous la gouverne de l’Empereur, de la réforme d’une Église corrompue, d’une reconquête de la Terre Sainte et du commencement du Millenium de paix.
Le cinquième chapitre aborde le rôle de Gattinara dans les négociations du traité de Madrid, tout particulièrement à travers les écrits de son compatriote Francesco Guicciardini, pour qui Gattinara, partisan de l’alliance italienne, et son rival Lannoy, partisan de l’alliance française, représentaient la confrontation de l’humanisme à l’éthique chevaleresque.
Ces différents chapitres suivent deux fils conducteurs. Le premier est l’habileté diplomatique de Gattinara, aiguisée par la pratique du droit et de la dialectique. Le second est la construction, pièce à pièce, de différents éléments de l’idéologie impériale, décrivant progressivement le monarque comme « le soleil dans un univers néoplatonicien » (p. 70). Cette représentation impériale détruit toute possibilité de dialectique entre deux points de vue, telle que Gattinara la pratiquait. Ainsi « l’humanisme prédateur » esquissé par Boone portait-il en lui les germes de sa propre destruction. C’est là une thèse forte dont on peut mesurer les implications. Depuis Frances Yates, nous savons que l’élaboration d’une idéologie impériale sous Charles Quint a influencé les imageries par lesquelles les monarchies françaises et anglaises se représentaient [4]. La proposition de Boone permettrait d’entrevoir comment le pont s’est fait entre l’idée impériale et celle de la monarchie absolue, où le souverain n’a de comptes à rendre à personne [5]. Ces hypothèses seraient à vérifier par des recherches plus amples. Mais la force de la thèse est précisément de permettre d’imaginer ce programme de recherche.
Appendices
Notes
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[1]
Rivero Rodriguez Manuel, Gattinara, Carlos V y el sueño del Imperio, Madrid, Silex, 2005, p. 11-12.
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[2]
Ibid., p. 60-62.
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[3]
Elle-même avait déjà souligné les similarités entre les deux trajectoires : Boone Rebecca Ard, War, Domination, and the Monarchy of France. Claude de Seyssel and the Language of Politics in the Renaissance, Leiden—Boston, Brill, 2007, p. 35.
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[4]
Yates Frances A., Astrée : le symbolisme impérial au XVIe siècle, Paris, Belin, coll. « Littérature et politique », 1989, 427 p.
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[5]
Jouanna Arlette, Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté., Paris, Gallimard, 2013, 436 p.