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Au bord d’El Paso

Sur la Laguna

Mon esprit flotte

Et mes larmes coulent

Volcan

Interne et externe

Chaos

Je plonge dans ton gouffre

Infini et sans fond

Et je me réveille sur terre

Sur une mer de lave

Tes cailloux de feu

Innombrables

Comme les étoiles

Je contemple à l’air libre

Les entrailles de la mère

– haut le coeur métaphysique –

De cet entre-deux mondes.

Ta bouche

Verte et bleue

Tel un vagin

J’observe de nouvelles frontières

Terrains préservés et engloutis

Qui s’entremêlent et dessinent

Un nouveau paysage.

Ta coulée rouge

Puis noire

Sang fertile

Je ressens la colère et le désarroi

Qu’ont provoqué ta destruction

Mais qui interroge notre résilience

Et notre pouvoir de création.

Désordre

Lâcher prise

Action.

« Chaos », un poème de Caroline Kempeneers lors de ses premiers pas sur la lave après l’éruption du Tajogaite, janvier 2022

Tajogaite, terrain de recherche

Cet article, dont l’écriture est rythmée par des poèmes écrits par des poètes de La Palma, aborde l’éruption du Tajogaite comme un événement fertile pour les études en sciences humaines et sociales sur les volcans. En effet, ce nouveau volcan, terrain de recherche des volcanologues, est aussi un terrain d’exploration en matière de deuils et de résilience. L’éruption du Tajogaite a engendré une série de pertes tangibles, dont l’effondrement de nombreux lieux de vie. Les conséquences de l’éruption ont également provoqué des pertes intangibles pourtant irréversibles : des deuils, qui ne peuvent être évalués en termes de coûts monétaires ou en nombre de vies perdues, ont été répertoriées (effets psychologiques, problèmes de santé, problèmes organisationnels, notamment).

Force est de constater que, deux ans plus tard, l’île se redresse, ce qui permet d’interroger les notions d’imagination, de cocréations et de résilience. Opérant un détour par l’histoire volcanique de La Palma et l’histoire guanche précoloniale, cet article témoigne de l’ambivalence de cette page d’histoire contemporaine palmera : une histoire « fissurée » par l’éruption de 2021, à l’image de la dénomination actuelle du volcan, mais aussi une histoire d’autodétermination dont font preuve les populations locales.

Prélude méthodologique

C’est dans le cadre d’une subvention « Recherche et Création » obtenue auprès de l’Université Catholique de Louvain que les autrices de cet article, écrit à quatre mains, se sont retrouvées à La Palma en janvier 2023. Un travail d’investigation de terrain à mener en commun s’est imposé à elles : le nouveau volcan Tajogaite. Artiste multidisciplinaire, Caroline Kempeneers vit sur l’île par intermittence depuis 2019. Elle a pu observer de près et dans ses différentes phases l’éruption du volcan et ses impacts territoriaux, économiques et sociaux. Sa connaissance plurielle des acteurs de terrain ainsi que son accès aux informations locales relayées par les réseaux sociaux et par la presse ont permis d’ouvrir un large spectre d’investigation et de préparer la collecte de données et le travail ethnographique mené de pair avec l’anthropologue Julie Hermesse. Cette dernière, qui a séjourné régulièrement à La Palma, s’est vue réinvitée à investiguer dans le champ de l’anthropologie des catastrophes, travaillé aux prémices de sa carrière (Hermesse, 2016).

Les données sur lesquelles repose cet article ont été collectées en janvier 2023. D’un point de vue méthodologique, nous avons mobilisé des outils classiques de recherche ethnographique : observation participante et entretiens compréhensifs (Olivier de Sardan, 2008).

Outre des entretiens informels, treize entretiens compréhensifs ont été réalisés avec une diversité d’acteurs volontairement recherchée afin d’appréhender l’éruption depuis des vécus distincts. Majoritairement, ce sont des personnes sinistrées qui ont été rencontrées, mais des habitants lambda ayant été affectés entre autres par les cendres ainsi que des Palmeros ayant joué un rôle clé dans la gestion de la crise : des responsables communaux, une psychologue, une travailleuse sociale, un vétérinaire, un pompier, un curé, des agriculteurs. De nombreuses citations, collectées lors de nos recherches de terrain ponctuent cet article.

Les autrices partagent une conviction commune : celle du bien-fondé d’une démarche de travail transdisciplinaire. Toutes deux se sont nourries d’autres disciplines dans le cadre de travaux antérieurs[1]. Cette approche entre en résonance avec la démarche de Kenneth White, auteur de la théorie pratique dénommée « géopoétique ».

Dans son ouvrage Le plateau de l’albatros, Kenneth White, fondateur de l’Institut international de géopoétique, définit la géopoétique comme « un champ de recherche et de création orienté vers l’exploration du rapport sensible et intelligent à la terre, à l’espace qui environne l’humain; elle tente de faire converger des observations, des réflexions, des intuitions issues de la science, de la philosophie, de la littérature et des arts » (2018, p. 27).

La recherche transdisciplinaire est donc, pour nous, indissociable de la géopoétique de White. Elle encourage la collaboration entre différentes disciplines dans le but d’explorer la relation entre les humains et leurs environnements naturels. Cette approche vise à développer une compréhension plus holistique du monde en utilisant la poésie comme un moyen d’expression et de recherche et invite à dépasser les limites des méthodologies disciplinaires classiques pour trouver de nouvelles façons de comprendre et d’habiter la terre. Pour White, « il faut sortir du texte littéraire et historique pour retrouver une poésie de plein vent où intelligence (intelligence incarnée) coule comme une rivière » (2018, p. 12). Et l’auteur de citer Whitehead (Adventures of Ideas) : « Les transitions vers une nouvelle fertilité de l’esprit viennent d’une plongée dans les profondeurs de l’intuition ». La géopoétique, c’est la possibilité qu’une anthropologue, une artiste multidisciplinaire et poète, avec leurs visions singulières créent un espace commun d’interrogation, de contemplation et de rencontres à travers les mouvements sismiques du vivant.

Dès lors, la rigueur scientifique de l’une cadre l’esprit rêveur de l’autre et, inversement, l’art anime la constance scientifique. Les autrices s’accordent à dire que dans l’analyse des détails les plus infimes, comme des anecdotes, reposent des visions du monde partagées par des collectifs (Sainsbury, 2011). Ce sont leurs regards sensibles et entrecroisés qui s’offrent dans cet article; une analyse rigoureuse du terrain qui tend à faire entendre le deuil suscité par l’éruption du Tajogaite et les nouvelles perspectives qui s’amorcent sur l’île.

Volcanisme de La Palma et caractéristiques de l’éruption du Tajogaite

Sur les hauteurs du Roque de Los Muchachos (2426 m), La Palma compte l’un des complexes astrophysiques les plus importants au monde. Connue des astrophysiciens pour son ciel sombre et clair presque toute l’année, l’île, avec l’éruption du nouveau volcan Tajogaite, est aujourd’hui devenue terre européenne de prédilection pour les volcanologues et pour la réflexion sur la valorisation patrimoniale de cette nouveauté géologique (Ferrer-Valero et al., 2022).

L’éruption, située dans la commune d’El Paso (plus précisément dans la zone connue comme « Cabeza de vaca », Tête de vache), a débuté le 19 septembre 2021 à 15h10 et s’est terminée le 13 décembre 2021 à 22h20, après 85 jours d’activité ininterrompue[2]. Le communiqué officiel de la fin de l’éruption n’a été donné que quelques jours plus tard, le 25 décembre, jour de Noël, après que la fin du processus éruptif eut été confirmée par les scientifiques. Cette date symbolique permet à certains citoyens d’affirmer que Dieu a écouté leurs prières, comme nous l’a raconté le curé d’El Paso.

L’évolution de l’éruption a largement été relatée à l’échelle nationale et internationale[3] par la presse et par les chaînes de télévision qui permettaient de suivre au jour le jour son étendue et de prendre la mesure des chiffres impressionnants : coulées de lave étalées sur 3,5 km de largeur, 7000 personnes évacuées, 3000 bâtiments engloutis dont 1600 maisons, 78 km de routes coupées, des quartiers entiers recouverts de cendres, présence de gaz nocifs, conséquences sociales dramatiques... Un certain sensationnalisme a été largement critiqué par les habitants de La Palma (Palmeros) accusant les médias de « voyeurisme et de se nourrir du malheur d’autrui[4] ».

La Palma est, avec El Hierro, l’île la plus occidentale de l’archipel volcanique des Canaries. Bien que la question soit encore débattue, la formation des Canaries, qui débuta il y a plus de vingt millions d’années, est probablement liée à la rencontre d’un panache de magma formé dans le manteau terrestre avec la plaque tectonique africaine, laquelle se déplace lentement. La Palma, l’île la plus jeune après El Hierro, est la partie émergée (706 km2) d’un grand volcan-bouclier sous-marin dont la base est située à plusieurs kilomètres de profondeur dans les plaines abyssales environnantes. Le relief actuel de l’île culmine à 2430 mètres et est la résultante d’un stade d’évolution volcano-structural caractérisé par des rythmes de construction rapides, de fréquents renouvellements de surface dus aux épanchements de laves et de projections volcaniques et une grande instabilité se traduisant par de gigantesques glissements de terrain latéraux avec avalanches sous-marines de débris volcaniques. La Palma est marquée au nord par la caldeira de Taburiente, une énorme dépression qui s’ouvre au sud-est sur la mer par un large canyon (El Barranco de las Angustias). Le volcan Taburiente occupe la majeure partie de l’île. Plus au sud, on trouve le Cumbre Vieja, l’autre centre volcanique principal. Celui-ci est plus récent (125 000 ans) et représente une zone de rift bien développée, longue de 20 kilomètres, orientée nord-sud, et ponctuée de cônes de cendres et de fissures le long de sa crête. Les huit éruptions historiques à La Palma ont eu lieu le long de ce rift.

L’activité volcanique de 2021 est classée comme une éruption basaltique de type fissure, dominée par des fontaines et des coulées de lave. L’éruption a ouvert plusieurs évents au fur et à mesure de sa progression, au total six cratères se sont développés le long d’un axe orienté nord-ouest/sud-est dont le cône du cratère principal fait plus de 200 m de hauteur (Amonte et al., 2022). L’éruption a généré un cône de cendres d’une hauteur d’environ 200 mètres ainsi qu’un vaste champ de coulées de lave. Cet édifice constitue le nouveau volcan de La Palma, appelé Tajogaite. La dynamique de la colonne éruptive, relativement accessible aux scientifiques, permet des tester des instruments de mesure généralement peu manipulable en un tel contexte volcanique. Les volcanologues se réjouissent des avancées en termes géophysique, physique ainsi que sur le plan de la santé publique.

Tajogaite, « La montagne fissurée ». Destruction de biens et fissures pour les âmes

Siento la tierra trembar :

es un dragon malherido,

cuyo tétrico bramido,

como si intentara hablar,

logra que el fuego,

al brotar de su insondable garganta,

como una fiesta que espanta,

ponga la noche a brillar[5]

« Copla al volcan de La Palma », poème de Manuel Diaz Martinez dans Abrazos de Benahoare, 2021, p. 69

Culture guanche et légende de Guayota

On ne peut aborder l’île de La Palma sans parler de la culture guanche. Cette culture marque encore profondément l’identité canarienne actuelle (Estévez González, 2011). À tel point que les Palmeros, après un référendum citoyen, décidèrent d’attribuer, huit mois après la fin de l’éruption, un nom guanche au nouveau volcan de La Palma : Tajogaite. Le volcan ainsi baptisé, suite à la proposition de l’Institut de volcanologie des Canaries (Involcan), signifie « montagne fissurée » en Guanche (Rodríguez de Rivera, 2021). L’origine du peuple guanche des Canaries remonte entre 200 et 100 ans avant Jésus-Christ[6]. Il s’agirait de berbères amazighs qui, lassés des conquêtes romaines repoussant les peuples vers le nord de l’Afrique, décidèrent de s’installer dans les îles Canaries et y restèrent jusqu’à l’invasion espagnole des îles (Forssman, 2017). Il n’existe pas de traces écrites de la langue guanche, mais certains mots du vocabulaire usuel et des légendes ont été transmis par les descendants des colons.

Ainsi la légende de Guayota, qui veut dire « démon » en guanche, évoque métaphoriquement un lien entre les volcans et l’enfer : le volcan comme lieu symbolique des enfers et du feu. Les Guanches n’avaient pas de conception de « bien » ou de « mal », mais plutôt de lumière et d’obscurité. L’âme pour eux était immortelle et ils momifiaient leurs morts (Lira, 2021). La légende de Guayota raconte que ce démon avait dérobé la lumière au dieu Magec. Heureusement Achaman combattit ce dernier, l’enferma dans le volcan Teide de Ténérife et la lumière revint. Cette légende témoigne des multiples éruptions volcaniques qu’a vécu le peuple guanche aux Canaries, de leur respect et de leur crainte des volcans. De nombreuses offrandes au volcan et à Guayota ont été retrouvées dans les tubes de laves volcaniques du Teide, ce qui a été interprété comme une tentative d’obtenir sa clémence (Eustaquio Villalba, 2003).

Tajogaite, dragon dévastateur

Durant l’éruption, le volcan a été nommé provisoirement « Volcan de Cumbre Vieja » (Sommet Vieux). Des Palmeros nous ont toutefois relaté que le volcan était également dénommé « El innombrable », soit l’innommable en français.

Cette personnification du volcan est apparue au début de l’éruption du Tajogaite en 2021, comme en témoigne une habitante, au quatrième jour de l’éruption, sur RTVC : « Le volcan m’a tout pris. Je ne veux plus le voir. Je lui tourne le dos. Je me refuse à le regarder. » Fissure acérée dans le coeur de cette femme, trop en colère pour vouloir regarder de face celui qui rugit et qui gronde de jour comme de nuit.

Diana est une jeune quadragénaire. Le volcan a enseveli sa maison ainsi que celles de tout son clan familial, construites par son père. Lors de nos entretiens, elle raconte combien « il était courant d’entendre dans l’espace public des insultes adressées au volcan, que ce soit dans les rues d’El Paso ou de Los Llanos lors des débuts de l’éruption ». Interrogé à ce sujet, le curé d’El paso, qualifie le volcan de dragon insatiable : « chaque jour, [il] mangeait de plus en plus. Nous allions de surprises en surprises. Parfois il s’arrêtait et nous croyions qu’il avait terminé et puis “boum” il repartait, avalant des surfaces que nous pensions sauvées comme le cimetière de Las Manchas ou l’église de Todoque. Il revenait là où on ne l’attendait pas. » Ce même curé nous rappelle que l’éruption du Tajogaite est la plus violente de celles survenues aux 20e et 21e siècle sur l’île de La Palma :

Le San Juan en 1949 [non loin du Tajogaite] dans la région de Todoque avait dévasté 33 maisons mais avait épargné le centre du village. De là serait née l’image de la Vierge de Fatima qui a protégé la vallée. L’éruption du Teneguia en 1971 à Fuencaliente [dans le sud de l’île] avait détruit cinq habitations et a été vécue comme un magnifique spectacle, car les habitants allaient tranquillement profiter de sa vue à couper le souffle.

Le bilan annoncé du Tajogaite s’avère plus conséquent : non seulement il s’agit d’une éruption longue dans le temps, mais elle a également provoqué des dégâts considérables et des pertes tangibles attribuables à son étendue (1200 hectares) et à l’épaisseur de sa lave pouvant par endroit atteindre 62 mètres (Lira, 2022).

Les trois mille bâtisses (dont 1600 maisons) détruites, les terrains agricoles et les villages entiers effacés du paysage[7], ont entraîné pertes d’emplois et mise à l’arrêt puis réduction du tourisme, lequel rapporte près de 50 % du PIB de l’île (les autres 50 % du PIB sont le fruit de la culture des bananes) et qui est donc nécessaire pour faire vivre l’île et ses habitants.

Durant l’éruption, trois messes furent célébrées, nous raconte le curé d’El Paso : une à La Virgen del Pino, une autre à Las Nieves et une troisième à Las Angustias; toutes avec comme objet de demander de l’aide de la Vierge pour supporter et braver les épreuves infligées par le volcan. Il faut croire que les habitants furent partiellement écoutés puisqu’une seule perte humaine a été comptée : celle d’un homme qui, revenu à sa maison proche de la zone d’exclusion du volcan pour la dégager des cendres, ne revint pas avec le groupe de personnes ayant obtenu les autorisations ce jour-là. Inquiète, sa famille en informa les autorités. Les insulaires racontent que l’homme serait mort des gaz dégagés ce jour-là par le volcan.

Outre les pertes tangibles, une série de deuils et de pertes intangibles (qui ne peuvent être évalués en termes de coûts monétaires ou en nombre de vies perdues) ont été répertoriés, parmi lesquelles les effets psychologiques, les problèmes de santé, les problèmes organisationnels…

Les « afectados del volcan[8] », les affectés du volcan, sont en réalité l’île entière, car les traces et les cicatrices tant matérielles que psychologiques ont été nombreuses. Les séismes ont provoqué des infiltrations dans les toits et les murs de vieilles bâtisses dans la région de Mazo où les tremblements de terre étaient les plus forts (la chambre magmatique se trouvant du côté Est). Les 200 millions de mètres cubes de cendres ont provoqué des effondrements de bâtiments et une fatigue générale chez tous les habitants de l’île car, chaque jour, il fallait les balayer (Lira, 2022). Les 78 kilomètres de routes coupées (Lira, 2022) ont également isolé certaines zones géographiques de l’île provoquant des fermetures de magasins, une désertion partielle des habitants et la perte du voisinage connu : « Nous sommes comme des oiseaux ayant perdu leur nid » témoigne Rob, un habitant de Todoque. Manu, un habitant d’El Paso ajoute ceci : « Ce volcan nous aura eu à l’usure; son odeur, son bruit, ses cendres… Impossible de dormir. Sans compter que tout le monde connait au moins une personne à qui le volcan a tout pris. »

Nos informateurs ont fait état de cas de suicides qui, selon eux, seraient liés aux dommages causés par le volcan[9]. Des séquelles psychologiques sont aussi à déplorer, notamment chez ceux qui ont tout perdu : pour l’un « rien ne remplacera jamais son lopin de terre magique, cultivé avec amour », commente Laura, une psychologue. Pour une autre, comme en témoigne Diana : « [S]ouvent je me réveille en pensant que je suis dans mon lit. Il me faut dix secondes pour réaliser que j’ai tout perdu. » Un troisième, Rob, se culpabilise de cette situation de perte totale que doit affronter ses proches : « En tant que père, tu veux protéger ta famille mais le volcan, je n’ai pas pu l’arrêter. »

Cette inquiétude familiale concernant le futur des enfants nous a été plusieurs fois relatée. Notons qu’à La Palma, il est habituel de vivre en clan. Originaire de l’île, Vary explique que les parents consacrent souvent une grande partie de leur temps à construire des habitations sur leur terrain pour le futur de leurs enfants. Ce sont donc parfois des familles entières sur plusieurs générations qui ont tout perdu. Dès lors, les possibilités de relogement ont été de véritables casse-têtes; situation qui a conduit certains sinistrés à être relogés à plus d’une dizaine dans un même appartement, comme l’indique le maire d’El Paso. L’accueil spontané et généreux par certaines familles de proches cousins sinistrés s’est avéré compliqué sur le temps long et dans la reconquête de la « normalité » d’une vie stable.

Pour Diana, tenir le coup face à cette situation et développer une forme de résilience, c’est se résigner à accepter son impuissance face au volcan, face à la mort :

Tu peux te demander : Pourquoi ça m’arrive à moi? Pourquoi à nous? Ainsi même est la nature, tu ne peux rien faire contre elle. Tu ne peux pas changer les choses, ce qui est passé est passé. C’est la même chose quand quelqu’un meurt : tu ne peux rien y faire. Accepter et continuer à donner le meilleur de toi-même, malgré ton deuil.

Gestion de crise par les autorités. Prévention, évacuation et indemnisation en question[10]

Entro en la tierna historia de mi isla, en la hondura del silencio, del origen que desgarra

emanaciones, tumbas de carne viviente.

Y me pregunto:

que avios llevarme? como proteger mi casa del furor de la mortaja? quiero capturar la inocencia de mis hijos,

el olor del bizcochon en la cocina, las ultimas confidencias.

Beso la colcha de seda que mama habia tejido con guirnaldas

como construir un nuevo cielo y una nueva tierra?[11]

« No estamos a salvo en la tierra », un poème de Rosario Valcarcel dans Abrazos a benahoare, 2021, p. 87

Située aux abords de la coulée de lave, El Paso fut la municipalité géographiquement la plus accessible des villages ravagés et politiquement la plus active pour les sinistrés. Les efforts fournis dans la coordination de la gestion locale de la crise par le maire d’El Paso, soutenus par l’aide cruciale de nombreux acteurs (pompiers, organisations internationales de gestion de crise, fonctionnaires, psychologues et vétérinaires bénévoles…) de La Palma et des autres îles des Canaries ainsi que de la péninsule, ont été salués par ses concitoyens.

Malgré une gestion de crise locale remarquée qui a permis d’éviter des pertes humaines et animales conséquentes[12], les commentaires des acteurs rencontrés sur la gestion par les niveaux nationaux avant, pendant et après la crise restent teintés d’ambivalence. Comme le soulignent les anthropologues Revet et Langumier (2013), l’événement catastrophique remet généralement en question les modes de gouvernance (prévention, atténuation et réparation). Dans le cas du Tajogaite, l’évacuation, séquencée en différentes phases, reste un incompris. Si certains s’estiment chanceux d’avoir pu sauver un maximum de meubles et de biens, d’autres regrettent que l’alerte d’évacuation dictée par le décret d’état d’urgence ait été communiquée tardivement par le gouvernement canarien. Ainsi commente amèrement un sinistré : « les autorités le savaient que l’alerte allait passer au rouge! Si nous en avions été informés avec une meilleure anticipation, nous aurions pu nous préparer davantage et sauver davantage de biens ». L’incompréhension générée par ce que certains ont qualifié de gestion inadéquate de l’évacuation ainsi que la gestion chaotique de la crise qui s’ensuivit en matière de dédommagements incitèrent des Palmeros à régulièrement manifester[13].

Après avoir dû quitter leur domicile pour résider en zone sûre et avant que la lave, dans sa progression, engloutisse les demeures, les habitants dont les maisons menaçaient d’être anéanties étaient autorisés, sous la supervision des pompiers, à récupérer des biens au cours d’un laps de temps chronométré et selon un horaire défini de manière hebdomadaire. Dans les zones affectées par les gaz et les cendres mais non menacées par la lave, les personnes évacuées étaient autorisées (sous réserve d’une demande préalable) à aller dégager régulièrement les cendres des toits pour éviter que ceux-ci ne s’écroulent sous leur poids. À Puerto Naos par exemple, des habitants racontent que, à défaut d’une communication diffusée avec clarté par les autorités municipales, c’est un comité d’habitants qui, via un groupe WhatsApp, transmettait les informations au sujet des possibles visites sur les lieux de la municipalité menacés par les gaz.

Les moments de sursis, avant l’inéluctable anéantissement des biens matériels et immobiliers par la lave, et les temps de l’après catastrophe, nous ont été racontés par les victimes comme des étapes de sidération empreintes d’élans de grande solidarité (dons, relogement par des proches, aides bénévoles…) mais aussi de désordres administratifs.

À la confusion des sinistrés, – leur implantation territoriale étant rayée de la carte de l’île (logement, voisinage, paysage…) – s’ajouta celle des pouvoirs publics en matière de relogement sur le long terme (et non plus dans l’urgence) et de dédommagement des victimes directes (ayant perdu un logement) et indirectes (dont le logement a été affecté par les cendres). Au-delà des dédommagements qu’ont reçus les personnes ayant contracté une assurance, les personnes administrativement inscrites comme « afectadosdel volcan » ont été plongées de longs mois dans l’attente des compensations promises par le gouvernement canarien et espagnol. Le flou artistique sur le calcul des indemnités s’est conjugué avec une temporalité incertaine sur les versements aux victimes effectués par salves non justifiées. Conjointement à l’attente des compensations financières, la pression immobilière à proximité des zones affectées ne cessait d’augmenter; qu’il s’agisse des coûts de location, de l’achat d’un bien immobilier ou d’un terrain bâtissable. Aux confusions administratives s’ajoutèrent des incohérences politiques dans l’accompagnement du trauma des sinistrés, nous explique une psychologue. Pour fournir un soutien psychologique, des initiatives ont rapidement été mises en place tant par les municipalités que par des instances de gestion de crise (Croix rouge, Caritas International…). Mais les options proposées étaient dispersées et éphémères, déplore la psychologue, qui défend la nécessité d’accompagner sur le moyen et le long terme les personnes traumatisées.

Vivre en terre volcanique. Confrontation entre expérience des risques et expertise

Elige:

mar o volcan

nadar o llorar.

O tan solo aceptar

nuestra islena

realidad.

de vivir en un barco anclado

con un motor de fuego interno

que alimenta y quema isla

sin aviso, ni secuencia de tiempo[14]

« Incertidumbre insular », un poème de Ignacio Romero dans Abrazos a Benhoare, 2021, p. 49

Au-delà de la genèse d’un nouveau volcan, les coulées de lave poursuivirent leur écoulement jusqu’à la mer, épargnant les vies mises en sécurité mais dévastant constructions humaines (habitations, entreprises, routes, ports…) et cultures. L’éruption du Tajogaite est de ces événements exceptionnels et spectaculaires qui font basculer la vie des sinistrés (Bensa et Fassin, 2007). Par la rupture qu’elle crée, la catastrophe pose la question du sens, souligne Hermesse dans ses recherches menées après le passage de l’ouragan Stan au Guatemala (2016). Au-delà de sa manifestation dans la matérialité, ce qui fait problème dans l’événement catastrophique, c’est son intelligibilité, car il ébranle les sociétés affectées ainsi que, in fine, l’existence humaine (Hermesse et al., 2023). Pour Morin (1982), l’événement est ce qui apparaît et ce qui disparaît au sein de la stabilité du monde phénoménal. S’il se définit par rapport au temps, il se définit également par rapport à une norme. Il est l’a-normal, « c’est-à-dire l’exceptionnel et/ou le déviant, et, lorsque la norme s’identifie avec la détermination ou la probabilité, l’aléatoire ou l’improbable » (Morin, 1982, p. 148).

Comme c’est le cas dans d’autres sites ailleurs sur la planète (Augendre, 2008; Bankoff, 2020; Bird et Gísladóttir, 2018; Donovan, 2010; Gaillard et al., 2005), vivre sur une île volcanique n’est pas exempt d’une confrontation aux risques d’éruptions. Ceux-ci ne sont dès lors pas considérés comme « a-normaux », expliquent les Palmeros. Lors de l’éruption du Tajogaite, on a pu constater non seulement les incohérences et les erreurs dans les programmes des professionnels de l’intervention d’urgence, mais aussi les attitudes préventives paradoxales des Palmeros. « Los Palmeros, somos tierra, somos volcanes[15] », scandent les insulaires. « Pourtant, nous explique Manu, l’effet surprise du volcan a démontré que nous vivions comme si le risque n’était pas là. » « Nous connaissions la couleur rouge vif de la carte de gestion du risque de la zone », explique Rob, un Belge qui a perdu sa maison et les logements construits pour l’accueil des touristes « et pourtant tu es toujours persuadé que “ça n’arrive qu’aux autres”, ou que “ça n’arrivera jamais.” » Des aînés rencontrés lors de nos enquêtes de terrain racontent volontiers que l’éruption du Tajogaite n’était pas leur première expérience. Venu jeter un oeil sur le baraquement de 36 maisons préfabriquées bâties à El Paso comme logements provisoires pour des sinistrés, Jesús nous explique qu’il savait que l’éruption du Tajogaite était imminente car il avait reconnu les signes dans sa chair. Sa propre grand-mère a été affectée par l’éruption du San Juan (une éruption de 47 jours en 1949) et lui en avait raconté les détails. Soixantenaire, il se rappelle également l’éruption du Teneguia (du 26 octobre au 28 novembre 1971). « Il n’y a pas de notion de danger à La Palma, commente-t-il. À l’exception de ceux qui ont perdu leurs biens durant ces éruptions ». Armé de son expérience, il ne s’est pas privé de conseiller à sa soeur d’évacuer son domicile, avant même que l’alerte maximale soit déclarée et faisant fi des positionnements des experts. Diana tient des propos plus nuancés que ceux de Jesús : « [M]algré le fait que nous vivons sur une île volcanique, le danger semble toujours loin et les précédentes éruptions avaient été moins fortes. […] Personne n’était réellement préparé au désastre que fut le Tajoigaite et aux risques que nous pouvions encourir en vivant dans cette région. »

Nouveau souffle malgré le soufre. Ambivalence du volcan

El planeta grita, pide ayuda,

cansado y dolorido

ruge hasta sangrar por su boca.

Su mansedumbre

de paso a un furor desconocido.

Arrastra abrasando

los suenos de los aldeanos.

Quiere hacer suyo lo que le pertenece

danando a semejantes y extranos.

basta de tanto dano!

plantamos ambiciones, esperanzas,

vida y un nuevo futuro[16]

« Clamor », un poème d’Andres Felipe dans Abrazos a Benahoare, 2021, p. 21

L’éruption du nouveau-né Tajogaite a suscité toute une série de paradoxes. Le volcan est un symbole mortifère; la beauté époustouflante des éruptions est créatrice d’une fascination qui peut s’avérer dangereuse[17]. L’apparition du volcan a reconfiguré l’île de La Palma. Selon Tony Rey et al., l’éruption du Tajogaite a surpris par sa localisation et sa durée, car l’île n’était pas préparée une telle crise territoriale aussi longue (2023). La lave a détruit 217 hectares de bananeraies − soit 20 % de la production − qui étaient elles-mêmes implantées sur d’anciennes coulées de lave; elle a aussi affecté 300 bananeraies qui ne purent pas être arrosées car enclavées par la lave (Emma, 2022). Mais, comme le rappellent les agriculteurs interrogés, la lave potentialise la fertilité de ces terres, ce qui rapportera des bénéfices dans le futur. La lave, encore, a détruit des plages, mais comme le signalent récemment les investigateurs de l’Université de Las Palmas de Grande Canaries (ULPGC), la superficie de l’île s’est vue augmentée de 48 hectares[18]. L’émergence du nouveau volcan a donc éveillé des sentiments ambivalents auprès des Palmeros. Les commerçants de Santa Cruz de La Palma rappellent que c’est le volcan qui, après la COVID-19, a fait fuir les touristes de l’île[19]. Mais c’est aussi lui qui attire maintenant des touristes curieux et des férus de volcanologie, générant ainsi des emplois inédits : guides nature pour accompagner les groupes de touristes à proximité du Tajogaite dans un périmètre sécurisé ou encore, gardiens du nouveau site naturel[20]. Tajogaite rime avec fertilité agricole (« un engrais de première classe », commente l’agriculteur Fran), terreau neuf pour des activités scientifiques et déploiement de créativité artistique sur l’île volcanique : sculptures aux devantures de maisons, construction d’une kerterre (petite maison à base de chaux, d’eau et de cendres remplaçant le sable), concours de poésies évocatrices du volcan, projet d’un musée au pied du volcan pour retracer son histoire, projet de cohousing, édition d’un ouvrage réunissant des dessins d’artistes locaux et internationaux, pièce de théâtre…

Très rapidement l’éruption et ses implications ont mis en évidence la nécessité d’un processus participatif avec une approche communautaire, afin que les citoyens de La Palma et leurs organisations représentatives ainsi que les autres protagonistes (sphère politique, dimension technique et professionnelle, monde de l’entreprise) puissent prendre part à la reconstruction matérielle et la récupération socio-économique de l’île. Dès novembre 2021, le site en ligne « Revivir el valle », projet d’intervention communautaire pour la résilience sociale, a été créé. Mis régulièrement à jour, il développe des actions diverses pour favoriser un canal stable de participation, utile, flexible et polyvalent grâce auquel peuvent se rencontrer, dialoguer et s’apporter mutuellement de l’aide tous les protagonistes impliqués dans le processus de reconstruction. Le projet est aligné sur l’Agenda 2030 des îles Canaries et ses objectifs de développement durable qui appellent à rendre les villes et les établissements humains inclusifs, sûrs, vivables et durables[21]. Cet agenda propre à La Palma suit également les références à la gouvernance centrée sur les personnes et au redressement actif, qui ont été définies par le Conseil économique et social des îles Canaries depuis l’éruption volcanique, et il partage les lignes directrices internationales du cadre de relèvement en cas de catastrophe (DRF), qui appelle à « l’appropriation locale et à une plus grande participation des autorités locales et des organisations communautaires à la planification et à la mise en oeuvre du relèvement[22] ».

Le volcan peut dès lors être vu par les citoyens comme une opportunité de changement et non pas uniquement comme un monstre. Chaque jour, de nouveau pas sont franchis et de nouvelles idées surgissent et se mettent en place à petites et grandes échelles, « poco a poco », comme disent les Palmeros. Le curé d’El Paso exprime cette résilience avec ces mots : « Après le volcan, les gens étaient assez éteints. La descente de la Vierge del Pino célébrée en août 2022, une importante fête célébrée tous les trois ans, fut l’occasion de remettre le pied à l’étrier et de remonter le moral global. » Huit longs mois furent nécessaires pour que l’île retrouve son entrain antérieur et que la lave refroidisse à certains endroits. Le premier grand projet d’envergure fut celui de la construction de la nouvelle route de la côte qui relie le nord au sud de la vallée de los Aridane (une route de 3,7 km pour laquelle 38 millions furent déboursés par le ministère des Transports, de la mobilité et de l’agenda urbain). Il s’agit d’un projet de défi puisque la nouvelle route fut construite sur la coulée de lave encore chaude et qu’il fallait contrôler les gaz toxiques qui y étaient présents. Un projet qui a répondu à la nécessité de pouvoir à nouveau réunir la municipalité de Tazacorte à celle de Puerto Naos et faciliter l’accessibilité aux exploitations agricoles et aux habitations qui s’étaient retrouvées isolées par la coulée de lave. Les habitants au sud de la coulée de lave peuvent dès lors rejoindre Santa Cruz, la capitale de l’île, de manière beaucoup plus pratique puisqu’avant cette nouvelle route ils devaient faire un détour important qui impliquait de contourner presque toute l’île. Après quatorze mois de chantier, la nouvelle route a été ouverte officiellement le 25 mai 2023 (Vega, 2023).

Lentement donc, mais sûrement, La Palma inspire. Début juillet 2023, le programme Global Sustainability Fellows, une initiative internationale, a été conçu et lancé par le New York Sustainability Lab, qui a choisi La Palma pour tenir sa troisième édition. Tous les membres de ce programme, agents participants et enseignants issus de quatorze pays différents, ont interagi pendant trois semaines avec des agents impliqués dans la situation sociale, économique, environnementale et culturelle de La Palma, afin de l’analyser, d’y réfléchir et de proposer des actions et des solutions aux problèmes actuels et futurs de durabilité de La Palma dans la situation post-volcanique. Le choix de La Palma comme « laboratoire » n’est pas seulement dû au panorama résultant de l’éruption volcanique, mais aussi à sa richesse et à son incroyable potentiel. La reconstruction de La Palma peut servir de modèle afin de proposer des solutions aux problèmes auxquels la planète est confrontée au niveau mondial. Ce programme est bien accueilli par le nouveau Président du Cabildo de La Palma, Sergio Rodriguez :

Ce programme prend place à un moment particulièrement difficile pour La Palma, qui doit répondre aux besoins sociaux, économiques et de développement, qui ne sont pas tous liés à l’éruption volcanique, mais aussi à d’autres circonstances qui durent depuis longtemps. Nous devons être en mesure d’inverser cette situation et de créer un scénario de croissance qui tienne compte des problèmes environnementaux. Ce programme nous montrera la voie à suivre en termes de développement, en allant vers un modèle de tourisme durable et différencié. Nous ne devons pas seulement viser à atteindre les objectifs de l’Agenda 2030. Nous devons aller plus loin et être ambitieux, en promouvant des projets qui valorisent les richesses de notre territoire, y compris le secteur primaire. En ce sens, se distinguent des initiatives telles que le Parc scientifique et technologique ou le Centre national de volcanologie, parmi tant d’autres à venir, qui, avec l’Observatoire Roque de los Muchachos, nous placent à l’avant-garde de la science et de l’innovation[23].

L’engouement des politiques pour ce programme, comme en témoigne les dires enthousiastes du Président du Cabildo actuel, interroge toutefois sur les réalités concrètes rencontrées par les Palmeros sur le terrain : nombre d’entre eux n’ont pas encore perçu de dédommagement financier suite au sinistre encouru. Face à la hausse du prix du logement et des terrains, et face à la déstructuration du mode de vie des Palmeros, l’Agenda 2030 permettra-t-il de freiner le phénomène d’exode des habitants de l’île vers la péninsule ou vers d’autres contrées?

Vers un nouveau départ? Affirmation d’une auto-détermination palmera

Hombres valientes

mujeres fuertes

ninos con brio, aunque inocentes

sin resentimiento, solo perdon

sus corazones, amor sin pauza

llenos de vida y de esperanza

todos unidos en un abrazo

cinturon estrecho a la isla bonita

no la abandonan, solo la adoran,

y con orgullo,

pisaran sus propias huellas,

ahora cubiertas de lava,

dedicando un requiem a lo sepultado

y esperanzados

volveran a cantar, odas a la vida.[24]

« Amor y lava », un poème d’Alcira Nieves Saavedra Gonzalez dans Abrazos a Benahoare, 2021, p. 13

La Palma est-elle prête pour un nouveau départ? Politiquement, on observe un point de rupture par rapport aux précédentes décennies, si l’on observe la récente victoire de Coalición Canaria[25] aux élections de mai 2023, plaçant à la tête du Cabildo de La Palma, Sergio Rodríguez, ancien maire d’El Paso, reconnu par les citoyens pour son excellente gestion de l’éruption. Car si La Palma est adorée et proche dans les coeurs (on ne touche pas à la préférée, la dénommée Isla Bonita, reconnue patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco depuis 2002), la péninsule a frémi devant le dragon dévastateur. Mais l’île la plus éloignée géographiquement de la péninsule a parfois l’impression d’être « oubliée » des autorités péninsulaires. En votant Coalición Canaria[26], elle rappelle son identité canarienne et réclame une certaine indépendance. La solidarité entre Canariens est de mise, comme en témoigne l’importante aide déployée par ses îles soeurs voisines durant l’éruption et par les groupes de voisinage d’entraide[27]. Car l’autogestion est sans aucun doute une caractéristique du débrouillard Palmero. La fameuse anecdote du sauvetage des chiens par des Palmeros (l’Equipo A) avant l’intervention d’une firme de Galice, qui a permis une dédramatisation et a fait rire les citoyens malgré un contexte particulièrement lourd et tendu, démontre bien l’autodétermination canarienne[28]. L’Equipo A, qui a laissé sur les lieux du sauvetage une pancarte où on pouvait lire : « Fuerza La Palma. Los perros estan bien. [Signé] A Team (Courage La Palma. Les chiens se portent bien.) », fait un pied de nez à la technologie, au monde de l’expertise et à la main mise péninsulaire. L’événement témoigne d’une grande solidarité entre les Palmeros et d’une grande humanité, avec une très bonne connaissance de leurs terres.

Fier et humble à la fois, le Palmero se fie à ses instincts, aime à rappeler ses origines guanche et porte en haute estime le valeureux roi guerrier Tanausu, réfugié dans la caldera de la vallée de los Aridane, qui fut le dernier roi des Canaries à être capturé lors de l’invasion espagnole en 1493 et qui préféra se suicider sur le bateau du retour plutôt que de plier l’échine devant la couronne espagnole (Concepción, 2005). Aujourd’hui La Palma veut se détacher de son passé colonial et de son système cacique post-colonial. Le volcan lui en donne l’opportunité en l’enterrant métaphoriquement sous ses épaisses couches de lave. Le passé colonial est à la fois ravivé et enterré par la contemporanéité de l’éruption. Il renvoie ainsi à la manière dont Marc-Antoine Berthod qualifie du deuil, c’est-à-dire comme une « intermittence continue » (2015, p. 107). Sur ses cendres, La Palma se raccroche à cette utopie avec force et une douce folie, comme l’indique le projet du citoyen de La Laguna, Ricardo Camacho qui reconstruit sa maison sur la coulée de lave de la Laguna et espère inspirer ses anciens voisins afin de reconstruire « quelque chose de pareil à avant, cependant différent[29] ». C’est dès lors la victoire de la lumière sur l’obscurité qu’il faut, à l’image de la légende de Guayota, de nouveau célébrer. Espérons que l’avenir donnera raison à ceux qui oeuvrent à ce nouveau souffle.