Abstracts
Résumé
Cet article s’intéresse aux innovations pédagogiques des enseignants des écoles primaires en France pendant l’épidémie de COVID-19 ainsi qu’aux conditions les ayant rendues possibles. Il s’appuie sur une recherche menée auprès de 24 enseignants visant à appréhender l’évolution du travail enseignant pendant la phase de confinement/déconfinement. Sur la base d’entretiens semi-directifs et de budgets-temps, nous montrons que ces innovations ont pu être réalisées grâce à un relâchement de la pression sur les apprentissages, d’un enrôlement fort des parents, la mobilisation de collectifs de travail, une montée en compétences sur les outils numériques.
Mots-clés :
- Pandémie,
- enseignants,
- innovation,
- créativité,
- expérience
Abstract
This article presents the educational innovations of elementary school teachers in France during the COVID-19 pandemic as well as the enabling conditions. A study was conducted to understand how the teaching practices of 24 teachers evolved during the confinement and deconfinement phases. The results of semi-directed interviews and time-use diaries show that these innovative practices were enabled by four conditions: lower pressure to teach and learn, strong parental engagement, the mobilization of work collectives, and upgraded digital skills.
Keywords:
- Pandemic,
- teachers,
- innovation,
- creativity,
- experience
Article body
Introduction
Le travail enseignant a été profondément bousculé par les mesures sanitaires prises à la suite du développement de l’épidémie de COVID-19. Pourtant, malgré le caractère précipité de la mise en oeuvre d’un nouveau fonctionnement avec les élèves et les familles, malgré le cadre très contraint, déstabilisant, privant le travail enseignant de ses ressources habituelles, les acteurs, dans le temps du confinement, ont pu faire l’expérience d’apprentissages et d’élargissement de leur champ de compétences. En effet, les situations de vulnérabilité peuvent être des occasions de développer une créativité importante dans le cadre du travail (Lhuilier, 2015; Amado et al., 2017), d’innover. Dans cet article, en suivant le fil conducteur d’une activité que nous appellerons « Crée-moi un oiseau » en maternelle, nous nous intéresserons aux conditions de l’innovation dans les pratiques pédagogiques des enseignants des écoles maternelles et élémentaires en France.
Présentation de la recherche
Cet article s’appuie sur une recherche en cours portant sur l’évolution du travail enseignant pendant la phase de confinement et de déconfinement en France. Elle s’intéresse à l’expérience que les enseignants ont pu faire de cette période de vulnérabilité, à la transformation des pratiques professionnelles, aux dynamiques collectives qui se sont créées durant cette période.
En réponse à l’appel à textes, nous avons choisi ici d’orienter notre propos plus spécifiquement sur les innovations pédagogiques testées pendant les phases de confinement, les conditions dans lesquelles elles ont pu émerger, mais aussi les obstacles qu’ont pu rencontrer les enseignants dans cette phase qui nécessitait des adaptations.
Le contexte français de confinement
L’organisation de la phase de confinement / déconfinement ayant affecté l’activité enseignante s’est faite en plusieurs phases en France :
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du 16 mars au 10 mai 2020 : fermeture des établissements scolaires et mise en place du travail à distance pour les enseignants et élèves ;
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du 11 mai au 22 juin 2020 : réouverture progressive de la plupart des écoles. Un nombre limité d’élèves par classe a été accueilli, les niveaux de classe ont peu à peu rouvert ;
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du 22 juin au 3 juillet 2020 (date de vacances estivales) : l’école redevient obligatoire pour tous les élèves.
Cadre théorique mobilisé
Cette recherche s’inscrit dans le champ de l’ergonomie, centrée sur l’activité de travail des enseignants. La démarche ergonomique permet de développer une approche systémique de l’activité, resituant cette dernière dans ses différentes dimensions, dans ses contextes organisationnel et institutionnel. Elle permet d’analyser les stratégies de travail et les régulations mises en place par les enseignants pour réaliser leur activité, pour faire face aux contraintes et exigences de leur métier, en fonction des marges de manoeuvre dont ils disposent. Elle accorde également une place importante à la pénibilité « ressentie », qui intègre à la fois le vécu de la sévérité des contraintes de travail (le coût du travail), des éléments liés à la santé, ainsi que ce qui se joue dans l’activité de travail en lien avec les marges de régulations possibles ou impossibles dans le champ du travail comme dans les autres sphères de vie. Elle s’inscrit dans une approche diachronique de la santé (Volkoff et Molinié, 2011) et de l’activité permettant de saisir l’évolution des formes d’engagements dans le travail au vu des modifications qui interviennent du point de vue de la santé et des évènements externes tels que la pandémie pour ce qui nous concerne ici.
De ce point de vue, nous aborderons l’innovation, « la créativité dans l’activité, comme un processus diachronique se déroulant tout au long de la vie » (Gaudart, 2017, p. 84) et qui peut trouver dans ce temps extraordinaire que constitue cette période de pandémie une occasion de s’exprimer, de se révéler. En effet, les moments de crise constituent à la fois des expériences de rupture, de désorganisation, mais ils peuvent aussi « inaugurer des mouvements de réorganisation alternative » et constituer « des occasions de croissance » (Lhuilier, 2015, p. 109). Nous aborderons ainsi l’expérience comme une ressource qui « dans le présent, fait oeuvre du passé et ouvre un champ des possibles » (Gaudart et Ledoux, 2013, p. 128).
Contexte de collecte des données
Dans le contexte du confinement, il nous a été impossible de réaliser des observations in situ favorisant une approche intégrée de l’activité, méthode pourtant « au coeur de la démarche historique, identitaire et toujours centrale pour l’ergonomie » (Barthe et coll., 2017, p. 543). Il nous a donc fallu imaginer à notre tour des stratégies pour cerner l’activité autrement. C’est la raison pour laquelle nous avons mobilisé deux méthodes :
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la technique des budgets temps, utilisée dans le champ de l’ergonomie, visant à analyser la structure temporelle des activités professionnelles et non professionnelles au cours d’une journée, du lever au coucher (Guilbert et al. 1965). Le principe est le suivant : les enseignants décrivent sur une journée entière les différentes tâches réalisées, indiquent les moyens de communication utilisés avec les élèves, les familles et les collègues, les outils de travail qu’ils mobilisent. Des éléments précis sur l’organisation séquentielle des tâches, sur les stratégies de travail développées, sur la manière dont s’articulent les phases de travail, de gestion de la famille et des activités domestiques ont ainsi été récoltées. La grille de budget temps a été conçue sur la base de trois entretiens préliminaires visant à référencer la diversité des tâches, les outils de travail, les modalités de communication utilisées. À titre d’illustration, nous présentons ci-dessous un budget temps rempli par une enseignante :
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des entretiens semi-directifs (49), menés à différentes périodes de la pandémie, dans la phase de confinement puis de déconfinement progressif jusqu’à la reprise complète des écoles. Les premiers entretiens réalisés pendant le confinement (24) ont été très longs (1 h 30 à 2 h), les budgets-temps servant de support aux échanges avec les enseignants. Nous avons renouvelé les entretiens (25) dans la phase de réouverture des écoles afin d’appréhender les processus d’ajustement et d’appropriation de la situation par les enseignants et les modalités de gestion des difficultés rencontrées : ceux-ci ont duré entre trente minutes et une heure. Un suivi de l’activité des enseignants par entretiens à la rentrée en septembre est programmé, car nous faisons l’hypothèse que cette période de COVID-19 aura des impacts durables sur l’activité enseignante et la scolarité des élèves.
Les entretiens ont tous été enregistrés et retranscrits pour faire l’objet d’une analyse qualitative thématique, sans traitement automatique du discours (recueil toujours en cours).
Caractéristiques des enseignants rencontrés
Sur le principe du volontariat, nous avons interrogé 24 enseignants de différents départements français, de 19 écoles différentes : 6 en maternelle, 18 en élémentaire. Parmi ces enseignants, 7 avaient des charges de direction. Ce choix de couvrir plusieurs écoles nous permet d’explorer la diversité des dispositifs mis en oeuvre dans les écoles dans le contexte de confinement et déconfinement. Il nous a paru important de distinguer les enseignants de maternelle de ceux d’élémentaire, car les modalités d’apprentissage, les modes d’organisation du travail des élèves, y sont bien différents ; ce que nous avons pu vérifier dans les trois entretiens exploratoires que nous avons réalisés.
Le projet « Crée-moi un oiseau »
Nous avons choisi de partir du projet « Crée-moi un oiseau » de trois enseignantes de maternelle pour rendre compte des stratégies sous-tendant les innovations enseignantes, leur créativité durant la période de confinement, et réfléchir sur les conditions de ces innovations. Au gré des différents points abordés, nous ferons référence à d’autres initiatives, soit mises en oeuvre en maternelle, soit en élémentaire dans d’autres écoles.
Trois semaines après la fermeture de leur école, les enseignantes d’une école maternelle ont décidé de poursuivre un projet collectif démarré en début d’année scolaire sur les oiseaux, requérant pendant la période de confinement une collaboration des parents jusque-là inédite. Il s’agissait d’une activité artistique de création d’un oiseau qui a été le support d’apprentissages dans le domaine du langage oral et écrit. L’ensemble du travail a été valorisé et transmis aux familles sous la forme d’un livre numérique pour chaque classe.
Quinze jours avant les vacances, on a lancé un projet oiseaux, parce qu’on avait beaucoup travaillé sur les oiseaux avec la Ligue pour la Protection des Oiseaux les mois précédents. On a lancé ce petit projet pour les trois classes. On leur a demandé de fabriquer un oiseau avec la technique qu’ils voulaient. [Dans la période de confinement] on leur a envoyé plein de techniques possibles différentes : en dessinant, en faisant du land-art, en faisant ce qu’ils voulaient, du bricolage... Ils devaient nous envoyer une photo de leur oiseau, ils devaient lui trouver un petit nom. [...] Le dernier travail, c’était d’imaginer ce que ferait leur oiseau à la fin du confinement. Pour nous faire un retour, soit ils s’enregistraient en train de raconter ; pour les plus grands, ils l’écrivaient. [...] Avec tout ça, on a fait trois livres, un par classe, des livres virtuels qu’on a mis en circulation. Et les parents, pendant les vacances, ont pu découvrir l’oiseau de chacun avec les petits messages de chacun. […] Les parents ont bien joué le jeu, il y a eu des choses vraiment super !
enseignante de grande section
Ce projet qui s’est inscrit pendant le temps du confinement n’a pu aboutir que par la mise en place de diverses stratégies enseignantes parmi lesquelles nous retiendrons :
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la mobilisation des parents dans la mise au travail des élèves ;
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la transcription en langage ordinaire du langage opératif des enseignantes ;
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le soutien de la motivation des enfants avec le retour et la valorisation du travail grâce aux livres numériques.
Mobilisation des parents dans la mise au travail des élèves
Comprendre comment a pu s’élaborer ce beau projet nécessite d’analyser préalablement le travail scolaire transmis aux élèves en période de confinement et les modalités d’implication des parents dans le processus. Les enseignantes, en concertation, avaient pris l’habitude d’envoyer par courriel et par téléphone via WhatsApp aux parents des « idées du jour », graduant les difficultés en fonction de l’âge des élèves.
On a décidé de leur envoyer tous les jours ce qu’on appelle “les idées du jour”. On leur envoyait des petits liens sur des activités à faire à la maison : ça pouvait être un petit peu de bricolage avec ce qu’on avait à la maison, les rouleaux de papier WC, les pots de yaourt ; ça pouvait être des choses en musique à écouter, des petites histoires en vidéo, des activités extérieures, des petites choses en gym. […] Les enfants nous envoyaient des photos d’eux en train de faire telle activité ou telle autre. […] Tout ça, on le mettait sur le blog
enseignante de grande section
La grande réactivité des enseignantes aux envois des élèves, les félicitations qui s’ensuivaient et la valorisation du travail des élèves sur le blog de l’école ont largement contribué à l’adhésion des enfants et des parents à cette forme de travail à distance. Se sont mises en place des formes de routines parents-maîtresses facilitant l’appropriation du projet « Crée-moi un oiseau » par les parents.
On retrouve ce travail de mobilisation des familles préalable à un projet d’une autre enseignante de maternelle, « l’habillage de la mascotte de la classe » à des tout-petits et des petits.
[…] Le premier montage que l’on a fait – parce qu’il y a des élèves qu’on n’arrivait pas à avoir bien qu’on envoyait des mails, on envoyait les choses par Whatsapp, mais on n’avait pas beaucoup de retours, il y avait 10 à 12 retours sur les 25 ! Donc on s’est dit c’est pas assez. Donc quand on a téléphoné, on a proposé aux gens de télécharger WhatsApp pour ceux qui ne l’avaient pas, et donc on en a eu beaucoup plus. Et après on a fait une première vidéo où l’on a fait un truc un peu ludique en disant : tout le monde nous envoie une grimace, une photo de grimace, on a commencé comme ça. Donc on a commencé, nous les maîtresses, avec notre plus belle grimace : ça les a bien fait rigoler, et du coup on a reçu pas mal de photos de grimaces. Moi pour ma classe, j’en avais 12 ou 13, donc la moitié. J’ai fait un petit montage vidéo avec les photos de grimaces, y compris la mienne bien sûr et tout le personnel de l’école, et puis un petit montage sonore rigolo derrière, une petite vidéo qu’on leur a transmise par WhatsApp. À l’issue de ça, on a reçu plein d’autres grimaces derrière parce que les gens ont dit “mince je ne suis pas sur la vidéo donc je vais envoyer ma grimace aussi”. J’ai refait le montage avec les nouvelles grimaces et à la fin j’en avais 18. On s’est dit “ça, ça marche !” Donc à chaque fois après, on a proposé des activités, de colorier, d’habiller la petite marionnette de notre école, notre mascotte avec un petit tee-shirt à colorier ou un pantalon facile à dessiner et à décorer comme ils voulaient. Les grands avaient des consignes graphiques, les moyens d’autres, et puis nous on décorait comme on voulait, on bricolait des choses dessus et puis après ils envoyaient les photos de ce qu’ils avaient fait. Et j’ai refait un montage sur les habits de la mascotte […].
enseignante de toute petite section et petite section de maternelle
Cette élaboration conjointe avec les familles a demandé un travail d’enrôlement inédit. Cela a nécessité de passer par des subterfuges, se structurant en plusieurs phases : d’abord une accroche avec la proposition d’activités destinées à donner envie aux enfants et à leurs parents de s’engager dans le travail demandé (« idée du jour » ou prendre des photos de grimaces et les échanger) ; puis la proposition d’une activité plus longue et structurée telle que la fabrication d’un oiseau ou l’habillage de la mascotte de la classe qui sert de support aux apprentissages.
Mais nous avons constaté que ce prérequis de la mise au travail des élèves de maternelle était très fragile, compliqué à mettre en place et à maintenir dans la durée, particulièrement avec les familles en difficultés sociales ou éloignées de la langue française. La période de vacances qui est intervenue dans la période de confinement a coupé l’élan qui s’était créé lors des premières semaines, générant beaucoup d’inquiétude du côté enseignant et une nouvelle remise en question des moyens de remobiliser élèves et parents.
Transcription en langage ordinaire du langage opératif des enseignantes
Afin de permettre aux familles de réaliser le travail envoyé, les enseignants ont dû mettre en mots leur référentiel professionnel et le traduire en langage commun. En effet, du fait de leur expérience du métier, certains ont eu tendance dans les premiers messages à utiliser un langage opératif (Falzon, 1991) obscur pour les parents ne partageant pas les connaissances d’arrière-plans nécessaires pour saisir les tenants et aboutissants des activités proposées et les mettre en oeuvre. Ce sont souvent les retours des familles à leurs messages qui leur ont permis de prendre conscience des implicites sous-tendant les consignes.
[…] Il a fallu que je précise davantage certains documents, alors que quand tu as les élèves en classe comme tu expliques à l’oral tu n’as pas besoin de le préciser autant. Il faut détailler tout ce que tu leur demandes, ce que tu fais normalement à l’oral alors que là il faut tout mettre à l’écrit et détailler. Et du coup, ça prend aussi plus de temps de détailler […].
enseignante de CM1
Cette transcription les a contraints à une activité méta-réflexive d’autant plus difficile que les parents étaient d’origines très diverses, certains éloignés de l’école, n’osant pas toujours exprimer leurs difficultés de compréhension. Cela nécessitait d’identifier en amont non seulement les difficultés qui pourraient être rencontrées par les enfants – tâche habituelle d’un enseignant –, mais aussi par les parents. Il a donc fallu mette en place une phase d’acculturation réciproque enseignant-parents facilitant cette élaboration collective nécessaire à la mise au travail des élèves, rendue parfois complexe du fait de la barrière de la langue dans certaines familles.
En élémentaire, il a parfois été plus difficile de mettre en mot le cheminement cognitif que devaient suivre les élèves pour arriver à réaliser les exercices. Pour éviter de mettre en difficulté les familles, certains enseignants ont trouvé plus simple de s’enregistrer par vidéo pour présenter de nouveaux apprentissages ou corriger des exercices, évitant du même coup cette phase compliquée d’explicitation des raisonnements qui sous-tend le guidage des enfants.
I : C’était quoi cette vidéo que vous mettiez sur Whatsapp ?
[…] C’était les exercices de maths, principalement. Je faisais une capture d’écran de mon PC et j’enregistrais ma voix pour expliciter, avec les mouvements de la souris. Par exemple, c’était résoudre un problème. Il y avait “papy a neuf poires, il en distribue à chacun de ses enfants, chacun en a trois, combien il y a d’enfants ?” Je faisais le petit schéma et j’explicitais le petit schéma pour arriver au résultat, et je leur transmettais ça. On ne pouvait pas appeler chacun, ça permettait de faire une correction un peu plus vivante que juste sur papier, avec des petites explications, et à disposition de tout le monde plutôt que d’appeler chacun et d’expliquer. […] J’ai basculé sur ce petit mode de vidéo parce que plutôt que de dire aux parents : “vous expliquez comme ci comme ça”, je l’explique par moi-même, et à la rigueur je leur demandais s’ils avaient bien compris la correction, et s’ils avaient des difficultés, soit je revenais sur certains points, soit ils me disaient : “c’est bon, avec la vidéo j’ai compris”, ou alors “j’ai tout compris, j’avais même compris avant la correction, c’était évident” […].
enseignante de CP
Cela a nécessité tout un travail d’auto-formation sur l’usage des outils numériques auquel les enseignants n’étaient pas préparés.
Soutien de la motivation des enfants avec le retour et la valorisation du travail
Lors du projet « Crée-moi un oiseau », les enseignantes ont mis en place un dispositif permettant de soutenir la motivation des enfants et des parents, avec la réalisation d’un livre numérique valorisant le travail des élèves. Une phase préalable a consisté à distiller au compte-gouttes quelques réalisations d’élèves sur le blog de l’école, de façon à donner à voir ce qui était attendu et entretenir l’attente et l’engagement des enfants et de leurs parents sur plusieurs séquences. Ce travail de soutien de la motivation s’est avéré très chronophage tant du point de vue de la maîtrise des supports numériques que du temps consacré au montage des productions d’élèves.
[…] Là, les parents nous envoyaient régulièrement des choses. Je devais à la fois les mettre sur le blog, j’en mettais une toute petite partie sur le blog pour leur montrer un tout petit peu ce que chacun faisait, mais sans trop en dévoiler, et en parallèle, j’ai créé trois livres virtuels, avec la photo de l’oiseau de chacun, la petite phrase, l’enregistrement éventuel qu’il avait mis, les vidéos des ATSEM et des collègues qu’elles m’avaient envoyées. Ça, ça m’a pris quand même pas mal de temps […].
enseignante de grande section
On remarque avec ce verbatim à quel point la question de la disponibilité en temps et des compétences relatives aux outils numériques semble constitutive de l’innovation.
Cela se retrouve en élémentaire également.
[…] On a eu plein de retours de parents nous disant : “Quel boulot vous faites, ça doit vous demander un temps énorme !” On a fait beaucoup de supports, on a fait des bouquins numériques avec leurs productions d’écrits, avec le quoi de neuf, avec leur art visuel, on s’est formées sur padlet pour faire des retours visuels de ce qu’ils avaient fait. Ça les parents, ils ont beaucoup apprécié […].
enseignante de CE2 et directrice d’école
La question de la maîtrise des outils numériques montre que des conditions sont nécessaires pour permettre l’innovation, et c’est ce que nous allons aborder dans la partie suivante.
Des conditions qui permettent l’innovation
Trois conditions essentielles nous semblent avoir permis ces innovations :
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se distancier des enjeux d’apprentissage et d’avancée du programme scolaire,
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travailler collectivement,
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disposer de compétences relatives aux outils numériques.
Se distancier des enjeux de poursuite des apprentissages pour innover
Le message des inspections en France était clair sur une chose : il n’était pas question de poursuivre les apprentissages à distance, mais d’entretenir les acquis des élèves. Toutefois, il était plus flou sur ce qu’il fallait réellement faire. C’est justement cette souplesse dans les exigences d’apprentissage qui a permis aux enseignants d’innover dans leur travail.
[…] Il faut peut-être aussi se dire que c’est une marge et qu’il faut l’investir pour essayer des trucs qu’on n’aurait jamais osé essayer. Dans un sens, c’est bizarre, on ne risque pas grand-chose parce que ce qu’on attend de nous au niveau scolaire n’est pas très clair, donc c’est peut-être le moment de se lâcher. C’est ce qui me fait tenir ! […].
enseignante de CE2 et directrice d’école
C’est aussi prendre le temps d’essayer des méthodes de mise au travail des élèves issues de courants pédagogiques innovants (Freinet par exemple) que les exigences du travail au quotidien ne permettent pas d’investir.
[…] Je me suis laissé faire des choses que je ne prenais pas le temps de faire en classe. Par exemple, j’ai fait des balades mathématiques, ça c’est un truc qui découle des pédagogies Freinet. Une balade math, c’est vous allez vous balader et vous mettez des lunettes de mathématicien et vous ne voyez que des maths. Donc là, je regarde derrière vous, je ne vois pas des livres, mais plein de droites parallèles ; je ne vois pas une étagère, mais des angles droits, je vois peut-être des fractions parce que je me dis qu’il y a dix étagères qui ont la même taille, donc peut-être qu’une étagère c’est un dixième, et vous arrivez un peu à ce genre de considérations. Et c’est ce genre de choses qu’en pédagogie Freinet on parle beaucoup, mais que l’on ne prend pas le temps de faire parce qu’on a les programmes et tout ça. Donc là, j’ai pris le temps de le faire et on s’est régalés, quoi ! On s’est régalés ! On s’est baladé dans les appartements. Et puis on a vu des horloges, on a vu des balances ; donc ils ont pesé des trucs en se filmant en disant “ça, ça fait un kg”, enfin bref ! On a fait des maths un peu autrement. C’est des petites choses, ça prend un peu du temps, mais c’est très porteur au niveau des apprentissages parce qu’ils l’ont vraiment vécu, donc il se passe quelque chose de vrai si vous voulez. Il y a un rapport au savoir qui devient un peu authentique […].
Enseignant de CM1 – CM2
Prendre le temps de tester des méthodes d’acquisitions de connaissances dans un cadre extraordinaire permet de pouvoir ensuite les remobiliser au sein de l’école. Finalement, le confinement, et surtout la latitude laissée aux enseignants pour organiser leur travail à distance avec les élèves, leur a offert un espace de liberté pédagogique que certains ont su saisir pour tenter des choses, sachant qu’il n’y avait pas d’enjeu de réussite derrière.
Innover collectivement
Le projet « Crée-moi un oiseau » est révélateur du travail collectif qui s’est mis en place dans l’école, mais surtout du collectif de travail fort, structuré bien en amont du confinement. C’est en effet une école où les enseignantes ont l’habitude de travailler ensemble, d’échanger, de mutualiser leurs préparations, de mener des projets communs. Devant les prescriptions très floues du ministère, les enseignantes se sont organisées rapidement. Comme le soulignent Caroly et Clot (2004, p. 47), « le travail collectif, couplé au collectif de travail, est plus efficace pour faire face aux perturbations de l’activité, qu’un travail collectif sans collectif de travail » ; l’efficacité désignant ici à la fois l’atteinte des buts et les ressources mobilisées. Ce travail collectif a permis aux enseignantes, à la fois de s’approprier collectivement les prescriptions floues des inspecteurs en limitant ainsi le poids de l’incertitude et les tensions liées à l’interprétation des règles ; de mettre en commun des connaissances ; et de développer des modes d’organisation de l’action.
[…] Ma directrice m’a dit : “Tiens, il reste quinze jours avant les vacances de Pâques ; est-ce qu’on ne ferait pas un truc un peu fédérateur pour les trois classes, qui nous permettrait de faire une expo à la fin de l’année, pour faire un lien entre ce qui s’est passé entre le confinement et l’école ?” Je lui ai dit : “oui, c’est une bonne idée !” On a cherché sur quel thème, et je sais plus laquelle de nous trois a dit : “si on le faisait sur le thème des oiseaux puisqu’on a travaillé dessus cette année ?” Je lui ai dit : “Je jette quelques idées sur le papier, je t’envoie ça et tu me dis”. Ça lui a convenu, à mon autre collègue aussi […].
enseignante de grande section de maternelle
L’ensemble des entretiens réalisés durant la phase de confinement confirme ces observations : dans les écoles où existait déjà un collectif fort, les enseignants ont rapidement mis à profit les avantages du travail collectif en mutualisant les ressources, ce qui leur a permis de s’épargner du travail et de gagner du temps (répartition des activités, des matières). Si ces collectifs sont souvent internes aux écoles, d’autres peuvent exister à l’extérieur de l’école du fait de groupes de travail organisés dans les circonscriptions. C’est ce que nous avons pu identifier au travers d’un entretien mené avec une autre enseignante de maternelle.
[…] On a des collègues dans les écoles à côté qui ont fait une chaîne YouTube où la maîtresse, elle envoie tous les jours des vidéos avec une histoire pour la classe, avec une activité mathématique, une activité de graphisme, un petit bricolage, un petit truc de sport ; il y a vraiment des initiatives intéressantes. Moi je ne sais pas faire la chaîne YouTube. Il y a cette collègue à côté qui a fait sa chaîne ; elle nous a demandé des idées si on en avait, donc le truc des pâtes (...), ça a bien marché, le truc de la mascotte ça a bien marché, donc elle a repris des idées que tout le monde lui a envoyées dans tout le REP (quand je dis tout le REP c’est douze écoles maternelles). Donc tout le monde lui a envoyé des idées et elle, elle a construit des séquences avec ça et elle a permis à tout le monde de partager ce qu’elle avait fait. C’est-à-dire que nous on a pu donner les coordonnées de sa chaîne YouTube pour son activité “dessiner dans le bac à farine avec le doigt” à nos élèves. C’est génial ! […].
enseignante maternelle toute petite section
Le collectif et le travail collectif sont donc à la base des processus d’innovation, mettant ainsi la focale sur les dynamiques collectives existant avant le confinement.
Disposer de compétences relatives aux outils numériques
Une des conditions majeures de l’innovation pour le travail à distance avec les élèves s’est révélée être la maîtrise des outils numériques, ouvrant un espace de liberté pour travailler à distance avec les élèves (visioconférences, enregistrements vidéo), pour produire des supports de travail différents et facilement transférables, pour valoriser le travail des élèves. C’est le cas de l’enseignante travaillant sur le projet
« Crée-moi un oiseau ».
I : Vous avez des compétences particulières sur les outils numériques ? Ce sont des choses que vous saviez déjà faire avant le confinement ?
[…] Je savais déjà faire. À l’école, c’est souvent que je crée des documents. Oui, je savais déjà faire. Là, j’ai utilisé un nouveau logiciel que je n’avais pas encore utilisé ; j’ai vu ça sur Internet, qui s’appelle E-Book Creator. C’est très très pratique. J’ai choisi d’utiliser ça, mais je savais déjà faire un livre virtuel […].
enseignante de grande section de maternelle
Mais au vu des autres entretiens que nous avons réalisés, peu d’enseignants disposaient de telles compétences avant le confinement. Ceci peut s’expliquer par le fait que les outils numériques sont souvent anciens et rares dans les écoles en France. L’utilisation de l’outil informatique comme support de l’activité à distance a ainsi constitué un réel obstacle pour beaucoup d’enseignants.
I : Est-ce qu’avant cet épisode de confinement, tu utilisais l’interface informatique pour communiquer avec les enfants et les parents, pour envoyer des documents aux élèves ?
[…] Non, pas du tout, pas du tout. C’est-à-dire que les parents, on les voyait régulièrement à l’école, et puis quand on avait besoin de les rencontrer, on passait par le cahier de liaison de la classe pour pouvoir les rencontrer. Donc jamais je n’ai communiqué comme ça avec les parents. Le site e-primo mis à disposition par le rectorat pour communiquer avec les élèves, je ne savais même pas comment l’utiliser ! C’est-à-dire qu’en fait on a eu 2h de formation à toute vitesse un soir, juste avant le confinement, par un animateur spécialisé en informatique. C’est un collègue qui est détaché au rectorat en informatique. Il est venu le soir après la classe et on a eu 2h de formation comme ça à toute vitesse, pour nous montrer rapidement le site. ça c’était le vendredi. Donc le samedi et le dimanche j’ai passé mon week-end à regarder comment le site fonctionnait pour pouvoir envoyer la première semaine le travail aux enfants. Donc j’y ai passé tout mon week-end, à essayer de voir comment je pouvais faire pour leur envoyer des éléments, ce que je pouvais envoyer comme image ou vidéo. Je n’ai jamais fonctionné comme ça, si tu veux, surtout en primaire ! […].
Enseignante d’élémentaire CE2-CM1
C’est donc avec des compétences informatiques très limitées que beaucoup d’enseignants ont abordé le travail à distance, limitant les possibilités d’innover dans la relation pédagogique avec les élèves avec ces outils. Confrontés à des outils informatiques institutionnels qui se trouvaient être dysfonctionnels (ex e-primo), ils se sont souvent retrouvés à bricoler dans l’urgence avec des logiciels trouvés sur Internet ou conseillés par des amis ou collègues, posant le problème de la confidentialité des échanges et de la protection des données personnelles. Les quelques formations proposées par l’Éducation Nationale dans le temps du confinement ne sont souvent intervenues que plusieurs semaines après le début du confinement, une fois que les enseignants avaient déjà mis en place leur activité autour d’autres outils que ceux proposés par l’institution.
Discussion
Dans ce temps très particulier du confinement, nous avons montré qu’innover dans ses pratiques a été possible, d’une part parce que les enseignants ont bénéficié d’une disponibilité en matière de temps inédite dans leur métier favorisant l’expression de leur créativité, et d’autre part du fait de l’absence de prescription. En effet, ils ont eu le temps de se réapproprier le temps, d’organiser autrement leur temps, « d’élaborer un temps à Soi, un temps créatif, qui s’articule dans le penser et le faire » (Gaudart, 2017, p. 82) ; en d’autres termes de produire le temps, leur temps. Cette créativité individuelle, mais surtout collective, leur a donné l’opportunité de tester des méthodes pédagogiques qu’ils n’avaient pas la possibilité d’expérimenter habituellement, faute de temps, pris dans les contraintes institutionnelles et des apprentissages académiques.
L’expérience, à la fois du métier, mais également des outils numériques, a été une ressource essentielle pour faire autrement, « pour faire autrement et s’accorder cette liberté-là » (Gaudart, 2017, p. 85). Elle n’est pas une simple répétition du passé : elle a permis d’envisager de nouvelles façons de produire l’activité pour faire face à une situation inconnue, déstabilisante. Elle témoigne de la vitalité du moment présent, de la qualité du temps, en permettant une circulation subjective dans les catégories du temps (Gaudart, 2013).
Pourtant, s’engager dans ce processus créatif n’a pas été sans incidence sur la santé. Il a fallu d’une part, surmonter les angoisses et la déstabilisation due au contexte de pandémie, et d’autre part, agencer ses temps professionnels et personnels différemment. Ce temps de la créativité a en effet largement débordé le cadrage temporel habituel des enseignants, brouillant l’organisation des sphères de vie. Les nouvelles contraintes de réactivité aux messages des élèves que les enseignants se sont auto-prescrites pour stimuler leur engagement, leur créativité dans les activités proposées, les a amenés à ne plus mettre de limite à leur activité de travail : répondre à vingt-deux heures ou les week-ends pour tenter de faire au mieux dans ce contexte dégradé, voilà ce qui est ressorti des budgets temps. Ce surinvestissement professionnel s’est accompagné d’un sentiment d’épuisement largement partagé.
Appendices
Bibliographie
- Amado, G., Bouilloud, J.-P., Lhuilier, D. et Ulmann, A.-L. (2017). La créativité au travail. Erès.
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